La Couronne de Cuivre

Mornagest, venant du Domaine Jermieux

L'immense port de Manost abrite de très nombreux entrepôts, des magasins d'accastillage, d'approvisionnement et de vêtements chauds, ainsi que des auberges de second ordre, plus ou moins miteuses, des tavernes bruyantes et des bordels à destination des marins. Ce véritable dédale est trop peu recommandable pour y envoyer les nouveaux immigrants, que l'on préfère systématiquement orienter vers des quartiers plus calmes. Le port est en effet, et de loin, l'endroit le plus animé de la ville, quelle que soit l'heure, et la garde elle-même s'y fait plus discrète qu'ailleurs, n'intervenant qu'en cas de rixes, ce qui reste assez exceptionnel. On n'y a pas à proprement parler l'impression de risquer sa vie, mais on fait bien de surveiller sa bourse.

Dans sa quête de l'établissement « La Discrète », Mornagest n'eut d'autre choix que de demander sa route à plusieurs reprises. L'endroit semblait bien mériter son nom : la plupart des habitants semblaient ne pas connaître, ou alors, vaguement : « peut-être un bar en front de mer, pas loin du mouillage de l'Eclair, ce grand trois mâts d'Eauprofonde qui repart demain ? »

Il lui fallut plus d'une heure pour réussir à le localiser. La Discrète n'était pas en front de mer, mais deux rues plus loin, au fond d'une impasse ; sa façade, qui se réduisait à une simple ouverture dans le mur surmontée du nom de l'établissement, n'excédait pas l'envergure d'un aigle. On suivait alors une sorte de couloir sous l'immeuble pour aboutir dans une cour pavée cernée de bâtiments. Il y avait là un arbre rabougri ainsi que plusieurs tables où l'on discutait calmement, mais on apercevait aussi le comptoir et des tables d'intérieur derrière des vitres sales. Mornagest entra. Une femme entre deux âges qui astiquait le comptoir leva rapidement le nez vers lui.

« Tiens, une nouvelle tête. Z'avez pas l'air d'un marin pourtant. Qu'est-ce que ce sera ? »

Le guerrier se sentait relativement à l'aise dans ce coin de Manost, sans qu'il sût vraiment pourquoi. Son passé d'amateur de quartiers pauvres et regorgeant de coupes-gorges arpentés par des assassins et des voleurs ressurgissait sans qu'il en eût conscience, et malgré le fait qu'on était loin de l'antre des miséreux de Melandis, le contraste avec le guindé des temples et des maisons cossues du centre de la cité était net.

S'accoudant tranquillement au comptoir, Mornagest répondit à la serveuse, un vague sourire aux lèvres :

"Disons, une bière typique du coin. Je n'ai pas souvent l'occasion de venir ici."

Il observa la salle alentour. Il faisait plus sombre, en grande partie à cause de la taille et de l'état de propreté des fenêtres. Le guerrier distingua une petite dizaine de personnes dans la salle, toutes en conversations tranquilles, sans prêter attention au nouveau venu. Ils semblaient être des habitués des lieux, et portaient des vêtements qu'on aurait pu qualifier d'habitants du port. À tout le moins, rien d'extravagant ou de déplacé dans ce décor populaire.

Pourtant, si les informations fournies par Camélia étaient exactes, c'était ici que Théogal avait rencontré les créanciers de son frère, et probablement, c'était au même endroit qu'il avait dû contracter ses dettes de jeu. Preuve que ce bar-terrasse en fond de cour ne se contentait pas du débit de boisson !

En observant un peu mieux, Mornagest remarqua un rideau qui cachait l'accès à ce qui devait être une salle de tripot, à l'arrière. A cette heure, elle était probablement vide. Il faudrait attendre encore un peu avant que la soirée ne ramène les joueurs... A moins qu'il ne tente de soutirer des informations à la serveuse qui revenait justement vers lui avec une bière blonde bien fraîche.

Le guerrier ignorait si les jeux d'argent étaient autorisés dans la Cité Bénie. Au vu de la volonté de cacher cette taverne des yeux des curieux, il supposa que ce n'était pas le cas, à moins que cette salle particulière ne cachât autre chose, comme un trafic quelconque ou des combats d'esclaves-gladiateurs.

Sans vraiment savoir d'où pouvaient lui venir des suggestions aussi sordides, Mornagest accueillit la pils avec un certain plaisir. Parler pendant tout ce temps lui avait donné soif, il fallait bien le reconnaître, et il s'en rendit compte dès lors qu'il but une première gorgée du liquide couleur de blé, non sans avoir auparavant réglé la serveuse.

Il fait plutôt calme, par ici. J'aurais pensé qu'avec le port, ça regorge de monde..."

Une entrée en matière d'une platitude inégalable, il s'en rendait parfaitement compte, mais il se voyait mal commencer à l'interroger de façon directe. Et... comment aborder la salle de jeux, s'ils étaient réellement prohibés ? Se faire passer pour un amateur potentiel, sans doute...

La serveuse ne se formalisa pas de la remarque.

"Le bar n'est pas vraiment très bien situé par rapport à la clientèle de passage du port ; c'est qu'il y a une sévère concurrence ! Nous avons plutôt des habitués, d'ordinaire. Des gens du quartier, des dockers, des marins dont c'est le port d'attache. Et puis, évidemment, comme pour n'importe quel bar, c'est surtout en soirée que cela s'anime... Au fait, vous êtes tombé ici par hasard ? On nous dit souvent que l'enseigne n'est pas très visible..."

Si elle désignait par là le nom autrefois peint en lettres rouges au-dessus du passage d'entrée, c'était un doux euphémisme. Sans même parler de l'injure des intempéries sur un mauvais pigment, on avait l'impression qu'un enfant analphabète avait péniblement recopié lettre après lettre un modèle qu'il n'avait pas compris, introduisant ici une boucle supplémentaire, là un espace fautif. C'était peut-être ce qu'il s'était passé, d'ailleurs...

Le guerrier sourit, histoire de paraître sympathique.

"C'est le moins qu'on puisse dire. En fait, je cherchais votre établissement... n'eut été le hasard, je pense que j'aurais pu tourner encore un moment sur le port avant de comprendre qu'il n'était pas là !"

Il but une petite gorgée de bière afin de se laisser le temps de formuler sa phrase, et se donner l'audace nécessaire.

"J'ai ouï dire qu'on pouvait dépenser quelques piécettes pour affronter d'autres joueurs à une table... mais vous savez ce que c'est, la rumeur..."

Il se sentait mal à l'aise. Il lui faudrait suivre une formation d'enquêteur, et vite...

L'adrénaline du vol et de sa fuite ne l'avait pas tout à fait quitté, même une fois rendu sur le port, aussi lorsqu'il passa devant l'arche surmontée de l'écriture, il s'arrêta. Il ne se rappelait pas être jamais passé par là mais l'endroit particulièrement encaissé lui sembla valoir le coup d'y jeter un oeil. Il trouva au fond, comme il s'y attendait, un tripot plutôt calme. Brus se détendit en continuant vers l'entrée, ici au moins, aucun garde ne mettrait les pieds et l'endroit serait idéal pour la soirée, restait à prendre une consommation et trouver de quoi s'occuper. Sa première soirée en ville depuis des lustres à ce qu'il lui semblait. Si l'après-midi avait été mouvementée, cette nuit s'annonçait tranquille et il voulait en profiter. Une fois à l'intérieur il repéra vite la serveuse, visiblement en pleine discussion avec un autre homme. Brus s'approcha du comptoir à leur hauteur et s'y accouda en attendant qu'ils finissent leur conversation et que la serveuse vienne le voir. Il jeta un rapide regard autour de lui, puis se mit à écouter machinalement ce qui se disait.

La serveuse semblait habituée à la situation ; elle ne montra pas de surprise quand Mornagest l'interrogea sur les jeux d'argent, et ne s'étonna pas non plus de sa gêne - probablement un jeune homme qui commençait à peine à s'adonner à ce vice, et qui perdrait bientôt ses scrupules... Dommage. Elle lui répondit d'un ton apparemment détaché :

"Comme vous le savez, miser de l'argent est interdit à Manost. Nous avons cependant une salle de jeu que nous mettons à disposition des habitués, ce n'est pas un secret. Ils jouent aux cartes, généralement."

Elle jeta un coup d’œil à la fenêtre, qui s'assombrissait peu à peu.

"La nuit tombe vite... Ils vont progressivement commencer à arriver. Mais il faut qu'ils vous acceptent, vous savez ce que c'est, ils ont l'habitude d'être ensemble et se défient un peu des nouvelles têtes..."

Histoire de laisser à Mornagest le temps de réfléchir à sa réponse en demi-teinte, elle alla s'occuper de la demi-portion qui, entrée quelques instants plus tôt, semblait attendre qu'elle veuille bien prendre sa commande.

"Que puis-je pour vous, mon garçon ?"

Les cartes ? Mornagest savait jouer à quelques jeux, sans prétendre être un expert. Il avait probablement eu l'occasion, dans sa vie passée, de jouer des parties avec des soldats ou des camarades d'aventure. Ses souvenirs étaient encore très flous, mais il se rappela sans trop de peine les règles de certains jeux parmi les plus populaires dans les Royaumes. Avec un peu de chance, il pourrait parvenir à convaincre les habitués qu'il était capable de se défendre...

Une fois la serveuse débarrassée de sa commande, il acheva la conversation restée en suspens :

"Bien, merci. Je vais tenter de leur montrer ce dont je suis capable, dans ce cas."

Il n'avait plus qu'à patienter en attendant l'arrivée des joueurs, tout en espérant pouvoir s'intégrer au groupe, le temps de quelques parties. Ensuite... une question ou deux, mine de rien, et les langues se délieraient peut-être. Le guerrier se demanda s'ils buvaient de la bière tout en jouant ; l'alcool faciliterait sa tâche, s'il résistait mieux qu'eux.

Le regard de Brus glissa à la ceinture de l'homme pour y chercher une bourse bien garnie lorsque celui-ci déclara qu'il souhaitait jouer. Cependant il se rappela qu'il avait eu suffisamment de tuiles aujourd'hui pour ne pas insister. D'autres parts, et son ventre venait de le lui rappeler, il avait une faim de loup. La serveuse vint ensuite vers lui. L'air viril et mystérieux qu'il avait essayé de se donner en entrant s'effondra lorsque elle l'appela "mon garçon", mais il lui répondit tout de même souriant :

- B'soir m'dame, 'prendrai une pinte, s'vous plaît. Pour damer z'avez quoi? J'bien faim!

Mornagest n'avait plus d'autre choix que d'attendre un peu que les habitués reviennent au bar, sans doute appelés par le crépuscule qui tombait. Il y avait bien peu d'animation, pour le moment, à l'exception de clients qui, ayant achevé leur commande depuis longtemps, poursuivaient leurs discussions personnelles à leurs tables. En attendant la nuit, le guerrier n'avait que trop le temps de s'ennuyer, et de brasser des questions inutiles, comme il savait si bien le faire...

La serveuse continuait de s'affairer, occupée par son nouveau client, un jeune homme blond qui ne semblait pas lui non plus faire partie des habitués. Elle lui rapporta bientôt une pinte de bière, et en profita pour lui énumérer les plats disponibles. Ils étaient assez peu nombreux : soupe au chou, plat de fève, omelette au fromage, lapin en sauce (ce dernier plus cher que les autres.)

Brus retint une moue déçue lorsqu'il entendit la serveuse énumérer les plats disponibles. Réflexion faite, l'auberge sur les quais devaient présenter une carte plus appétissante. Elle était cependant nettement plus exposée et le jeune voleur n'était pas tranquille. Il conclut en commandant une omelette au fromage que c'était sans doute la rançon du succès, et qu'il se procurerait, avec la somme qu'on lui donnerait en échange de la lettre, un nombre incalculable de lapins en sauce. Brus déposa le paiement sur le comptoir et la serveuse se détourna pour s'occuper du plat. Le jeune humain se gratta le menton en se demandant comment il allait occuper sa soirée, maintenant qu'il était bloqué ici. Il ingurgita une gorgée de bière, du reste pas remarquable mais rafraîchissante. Pourquoi ne pas essayer de se joindre aux joueurs? C'était la seule activité digne d'un réel intérêt qui aurait lieu, aussi accosta-t-il l'autre homme au comptoir, qui avait l'air de savoir ce qu'il voulait.

- B'soir m'sieur. J'm'appelle Brus, j'suis navré d'vous importuner, j'vous ai 'tendus parler d'cartes 'vec la fille, j'dois vous r'mercier, c'est rare d'trouver un bouge qu'offre des parties à Manost. Il ponctua sa phrase d'une gorgée de bière. J'suis moi-même joueur savez, et z'avez pour ainsi r'fait ma soirée. Reste à savoir c'que diront les aut'. Z'êtes de Manost vous?

Le guerrier mit un moment avant de s'habituer à la façon de s'exprimer quelque peu argotique du jeune homme, mais il avait compris l'essentiel de ses propos. À vrai dire, il n'était pas joueur... cela dit, il n'allait pas commettre l'erreur stupide de révéler son identité réelle à ce garçon.

"Hum, non. Je suis arrivé très récemment, en fait. Je débute en tant que joueur... et on m'a renseigné cette adresse."

Il avait terminé sa bière, et sentait que son estomac réclamerait bientôt une autre sorte de nourriture. Bah... il avait largement le temps. Pourquoi ne pas discuter avec le jeune homme ? Il ne paraissait pas bien dangereux.

"Et vous ? Hum, moi, c'est Hugues, sinon", ajouta-t-il avec un sourire.

Brus hocha la tête à la réponse de l'homme et lui rendit son sourire lorsqu'il se présenta. Débuter en tant que joueur et connaître une adresse dans un troquet du port aussi dissimulé semblait contradictoire, surtout pour qui venait de débarquer en ville. Il n'avait cependant rien à gagner à s’immiscer dans les affaires de cet homme, et peut-être même quelques plumes à perdre : on trouvait tout type de personne sur les docks, des gardes, des bourgeois, des matelots, et des moins recommandables. Certaines personnes se vexaient qu'on leur pose des questions, et Brus voulait se montrer tout sauf vexant. Mais l'homme avait plutôt l'air affable, un marin peut-être, ce qui expliquerait son goût pour le jeu et son contact pour l'adresse, donnée par un autre marin de passage, Brus lui posa la question.

- Oh moi j'suis d'ici m'sieur Hugues, d'puis un moment maint'nant. Si z'avez b'soin d'un tuyau, hésitez pas, z'avez l'air sympa. Z'êtes marin alors c'est ça? J'suis venu en bateau moi aussi, savez.

Sympa ? C'était la première fois que quelqu'un lui disait ça. Même Lothringen, qui aurait utilisé un autre terme... et il était certain que le semi-drow aurait plutôt parlé d'attirance ou quelque chose d'approchant.

"Hum... pas exactement. C'est un peu compliqué, en fait. Je viens de loin, ça, c'est sûr."

Il se rendait compte qu'il n'était pas très clair dans ses explications ; en partie parce qu'il ignorait lui-même certaines choses sur son passé récent. Mais il ne savait pas bien comment répondre au garçon, et il s'aperçut qu'il n'avait strictement pas préparé une réponse toute faite pour une question aussi anodine.

"Mais merci pour la proposition. J'aurais peut-être besoin de pistes. Je n'ai pas encore eu l'occasion de connaître la cité, en si peu de temps."

Décidément l'homme était abonné aux réponses évasives mais Brus ne doutait pas qu'il vînt vraiment de loin. Hugues semblait intéressé par ses possibles connaissances, mais l'arrivée opportune de son plat interrompit leur conversation débutante pour répondre aux gargouillements de son ventre. Brus s'empara sans attendre de la fourchette de bois et après avoir découpé un morceau de matière jaune et molle, il l'enfourna. Il ne s'attendait pas à une explosion de saveur et elle ne vint pas, l'adolescent mâchonna un moment avant de déglutir et de se retourner vers le joueur.

- Alors comptez rester un peu hein? Faut r'connaître, 'vec la guerre qui radine d'not' côté, 'pourrez plus aller bien loin. Et 'ci faudra mieux avoir un point d'chute où crécher ou s'planquer, ç'risque de d'vnir un sacré bordel. J'vais vous dire, z'avez d'la veine d'être tombé sur moi! ajouta-t-il d'un doigt docte en reprenant un morceau d'omelette.

"Ah oui ?" fit-il, curieux. Brus paraissait à l'aise dans le milieu, probablement parce qu'il y avait grandi en partie, à tout le moins. Tandis qu'il observait le jeune homme manger, il poursuivit la conversation.

"Vous pensez que la guerre va arriver jusqu'ici ? Je n'ai entendu parler que de combats frontaliers, pour l'heure. Mais les informations sont sans doute lacunaires, il est vrai. Bah, nous verrons. Je n'ai pas peur de me battre."

Il parlait à moitié pour lui-même. De quel côté se rangeait-il ? Il n'avait pas hésité une seconde. Les mélandiens semblaient dans leur tort, et la folie devait sans doute guider ces hommes vers des massacres et pillages... à quelle fin ?

"Et vous faites quoi, dans la vie ? Vous parcourez les tavernes à la recherche de joueurs ?", demanda-t-il, l'air taquin.

Brus haussa les épaules lorsque l'homme lui demanda si la guerre devait venir jusqu'à Manost :

- Oui, savez, n'est jamais trop prudent. C'pendant, en c'qui m'concerne, l'combat c'pas trop mon truc.

Brus boulotta une nouvelle bouchée de cette délicieuse omelette au fromage. Il sourit à la question de l'homme et répondit sans prendre la peine de déglutir :

- Nan, chuis courchier m'chieur Hugues, dit-il en avalant enfin la pâte visqueuse et salée, et en sortant la lettre qu'il venait justement de dérober pour donner du crédit à son mensonge. Eh, mais! J'oublie les bonnes manières, m'sieur Hugues, voulez un peu d'omelette? Faut vous presser, l'en reste plus beaucoup, c'est qu'ça s'mange sans faim, pour sûr... ajouta-il en sans réelle conviction.

Il grimaça. "Elle n'est pas bonne ?" Il avait remarqué le peu d'entrain que Brus mettait à manger son plat. "J'aurais espéré trouver du poisson frais, dans un établissement près du port."

Il revint sur ce que le jeune homme disait plus tôt. "Qu'est-ce qu'un coursier comme vous pourrait faire en cas de guerre ? De l'espionnage ?"

Il était réellement curieux de savoir à quoi pensait Brus.

absence finie!

Lorsque Hugues l'interrogea sur son omelette, Brus se contenta de lui rendre discrètement sa grimace en évitant de se faire remarquer par la serveuse. Quant au poisson, il lui signifia qu'il aurait été légitime d'avoir des doutes sur sa fraîcheur s'il y en avait eu. Le jeune voleur changea cependant d'attitude quand le mystérieux Hugues l'interrogea sur la teneur de son boulot, il redevint sérieux en essayant de deviner le jeu de son interlocuteur, Elissa l'avait mis en garde contre la présence probable d'espions en ville et la recrudescence de l'activité des sentinelles.

- J'suis coursier, j'passe des messages, le cont'nu m'regarde pas savez. Il s'arrêta pour prendre l'une des dernières bouchées de son omelette, puis reprit d'un ton plus ouvert, après s'être essuyé la bouche d'un revers de manche : Pourquoi? Z'avez b'soin d'un coursier, m'sieur Hugues?

"Ça se pourrait, à l'occasion. D'autant que je ne connais pas encore la cité comme ma poche, et plutôt que de perdre du temps à trouver une rue... où pourrais-je vous contacter, dans ce cas ?"

Il n'avait, pour l'heure, aucun moyen de contacter Lothringen, puisqu'il était sur un autre continent. Mais il aurait peut-être besoin, dès son retour, de lui envoyer des nouvelles d'une façon ou d'une autre. Mornagest n'envisageait pas de se retrouver dans une situation trop préoccupante, mais il se remémora son épisode au sein de la chapelle de Tyr... ses facultés d'espion étaient encore à affiner, pour sûr.

Brus hésita. Il dissimula sa panne d'inspiration mensongère en se concentrant sur son assiette, pour se donner une contenance, comme on dit. Il goba l'avant dernier morceau d'omelette, il n'aurait plus tellement droit à l'erreur s'il ne voulait pas être découvert. Il mâcha rigoureusement, d'une part parce que c'était nécessaire, l'omelette ou ce qu'elle contenait et qui se faisait passer pour avait décidément une texture particulière, d'autre part pour réfléchir. Il avait d'abord pensé à la Vierge d'Argent, mais une herboristerie et un coursier n'allaient pas vraiment ensemble, d'autant plus qu'Elissa les lui couperait pour de bon si elle venait à l'apprendre. D'un autre côté il n'avait aucun autre lieu d'attache. Le mieux serait encore de fixer un rendez-vous dans un lieu neutre.

- Tout dépend d'la discrétion qu'vous souhaitez m'sieur Hugues. Pouvez m'trouver chaque soir dans l'un d'ces bouges du port. Comprenez qu'en journée, question pratique, j'suis jamais au même endroit, sinon j'serais un mauvais coursier hein. Brus indiqua à Hugues le nom de deux établissements où il avait l'habitude de passer, puis il reprit : si souhaitez que'qu'chose d'plus discret ou qu'l'heure vous indispose, posez donc un pli chez Titoeil, savez, au Loyal Paladin, 'vec un lieu et une heure. Et j'vous trouverai.

Brus songea qu'il aurait à mettre Titoeil au courant de sa nouvelle combine.

- L'tarif d'pend 'ssi d'la discrétion, mais c'pas bien cher. Après s'vous voulez faire dans l'instantanné sur une journée, ou plus, c'va vous coûter un peu plus cher qu'une om'lette au fromage, lâcha-t-il en enfournant la dernière bouchée et une gorgée de bière. Bon, on la fait c'te partie d'cartes?

Le Loyal Paladin ? Il connaissait, pour y avoir déjà passé une nuit quelque peu écourtée par les événements. Lothringen lui en avait parlé, et le nom de Titoeil lui disait quelque chose. Le tenancier. Un vieil homme à l'aspect un peu bourru, mais plutôt sympathique, finalement, pour ce qu'il en savait. Brus était donc une connaissance à lui ?

"Ah. Enfin un nom que je connais. Il faut dire que le Loyal Paladin semble être le point central de la cité... si on excepte le temple de Helm, je présume. Eh bien, c'est entendu, je prendrai contact avec vous là-bas. D'autant que mes contacts sont habitués des lieux également. C'est commode, somme toute."

Réfléchissant à l'éventualité de manger un morceau avant d'entamer les parties de cartes, le guerrier songea aux nombreuses mimiques à moitié dégoûtées de Brus lorsqu'il avalait péniblement son omelette, et préféra finalement s'abstenir. Il trouverait toujours de quoi manger... au Loyal, tiens. Après tout, il n'allait pas dormir éternellement chez Corwin Balder.

"Allons-y ! J'espère juste que nous aurons des adversaires dignes de ce nom. À moins que vous ne vouliez jouer à deux pour commencer ?"

Brus hochait la tête en écoutant les commentaires de son nouvel employeur. Tout en finissant sa bière il se demandait bien où cette histoire l'entraînerait, bien que sympathique, Hugues ne s'était pas montré très locace sur lui-même ni sur ses activités. Mais peut-être qu'il se faisait du souci pour rien, cet homme lui fournirait du travail rémunéré et sans doute peu risqué après tout. De toutes façons, il avait sacrément besoin d'argent, un job supplémentaire ne serait pas de trop. Invité surprise de la dernière expédition il n'avait touché aucune prime et voler des pêches à l'étalage ne remplissait pas non plus l'estomac, voire pouvait s'avérer néfaste. La partie de carte, en revanche, pourrait peut-être également renflouer sa bourse.

- C'est vous qu'voyez! Si les aut' sont là, 'tant c'mmencer 'vec eux, s'ils le sont pas, peut toujours s'chauffer un peu. Pour une fois, c'vous qui connaissez, j'vous suis. A quoi vous jouez?

Le guerrier se gratta pensivement la tempe. "Disons qu'on joue une partie pour commencer, ensuite, on tente de se mêler aux autres ? Je préfère me rafraîchir la mémoire... je n'ai pas joué depuis un moment. Je sais jouer au talis, essentiellement..."

Il se rendit soudain compte qu'il se souvenait des règles de plusieurs jeux, alors qu'il n'y avait pas joué depuis... avant son amnésie. Comment cela était-il aussi simple, alors qu'il avait pratiquement tout oublié du reste de son existence passée ? Le destin était parfois cruel.

hrp : je n'ai pas trouvé de descriptifs des jeux de cartes pratiqués dans les Royaumes Oubliés

je suis preneur si tu en as...

Brus approuva du chef. Lui non plus, depuis qu'il avait mis les pieds sur Dorrandin, n'avait pas beaucoup joué. De l'autre côté de l'océan en revanche, c'était une activité répandue. Son oncle, notamment, lui avait appris tous les jeux qu'il connaissait, ainsi que quelques trucs qui n'étaient pas toujours mentionnés dans les règles. Il souriait en repensant à certaines anecdotes de partie, ou à certaines mises, mais il sortit de ses souvenirs pour répondre à Hugues :

- L'talis ç'va pas être bien folichon à deux, mais c'pour du beurre alors... 'près vous, m'sieur Hugues.

"Juste une partie... sans pari. Je ne voudrais pas qu'on se dispute pour une histoire d'argent", acheva-t-il avec un clin d'œil, tout en commençant à battre le paquet de cartes que lui tendait Brus - heureusement, le jeune homme en avait un. Le prétexte des jeux d'argent ne tenait pas vraiment, au vu de l'équipement dont disposait pour ce faire.

Le guerrier distribua les cartes. Une dizaine d'atouts... mais pas les plus élevés. Hum, cela risquait d'être compliqué. Il ouvrit la partie en lançant un roi de cœur, le seul dont il disposait.

Brus se trouvait plutôt verni sur cette première partie, lui manquaient les bouts. Il lâcha un deux sur le roi et attendit que son adversaire rejoue. Tout en jouant il regardait d'un oeil distrait le reste de la salle. La population avait imperceptiblement variée, c'étaient de nouvelles têtes mais les gens restaient les mêmes. La luminosité avait diminué avec la fin du jour et était maintenant portée par de vaillantes mais rares lanternes. De leur côté la partie continuait. Au bout d'une vingtaine de plis Brus, conformément à son jeu, semblait en avoir fait une bonne majorité, bien que le petit lui ait échappé sur une fausse coupe. L'issue ne paraissait plus devoir changé d'ici à ce qu'ils abattent leurs dernières cartes, il ne restait dans les mains du jeune voleur qu'un cavalier et un valet parmi des cartes sans valeur. Brus avait en réalité l'esprit dévoré par sa curiosité de la réelle identité ou des activités de son récent employeur qu'il l'avait concentré sur le jeu. Cependant il se retenait de l'interroger de nouveau, il n'était pas toujours bon de se montrer trop curieux.

hrp : c'est bon pour moi!

Il n'avait plus joué depuis un moment, il fallait croire. Quelques grossières erreurs firent directement pencher l'avantage vers Brus, qui put se contenter d'assurer les points sans prendre trop de risques. Bah... il n'était pas vraiment là pour jouer, et cette partie ne comptait pour aucun argent. Autant en profiter pour reprendre les bonnes habitudes de jeu. Déjà, ne plus supposer que l'adversaire possédait de toutes les couleurs.

Une fois la manche achevée, "Hugues" complimenta Brus.

"Ma foi, vous avez une certaine assurance. Bien joué !"

Il s'était rendu compte que le jeune homme réfléchissait à autre chose qu'au jeu, lors qu'ils jouaient, et que l'issue la partie ne semblait plus faire aucun doute. À quoi pouvait-il penser ?

hrp : bon pour moi également, sauf si Dhast désire me cuisiner encore un peu

Il fut interrompu au beau milieu de ses réflexions par une mimique expressive de la serveuse qui se penchait vers eux par-dessus le comptoir.

« Hé, psss... Si vous désirez toujours rejoindre la compagnie... quelques joueurs sont arrivés ».

Elle accompagna sa remarque d'un signe de tête vers l'arrière-salle. Tandis que Brus et « Hugues » discutaient, la nuit était tout à fait tombée et la clientèle s'était insensiblement modifiée. Les oisifs de l'après-midi étaient rentrés dîner en un lieu plus gastronomique, quelques piliers de comptoir avaient commencé de consommer des alcools plus forts que de la simple bière, le volume était progressivement monté, et une bonne partie de l'animation s'était déportée de la salle principale vers la salle de jeu. Quand ils soulevèrent le rideau pour y pénétrer, ils trouvèrent trois ou quatre tables éclairées à la chandelle, où l'on jouait aux cartes, une bouteille ou une chope à portée. Il ne faisait guère de doute que l'on devait jouer de l'argent, vu l'air très sérieux de certains, mais rien de tel n'était étalé sur les tapis. De simples jetons figuraient les mises...

Deux des tables jouaient déjà. A la troisième, trois hommes discutaient tout en paraissant attendre des habitués en retard pour compléter leur table. Difficile de déterminer à quel milieu ils appartenaient. Le grand sec aux joues creuses semblait jouer le rôle de meneur, ou de chef. Flottant dans une ample chemise à pans larges qui lui donnait un air de gentilhomme d'infortune, il jouait avec le paquet de cartes comme s'il était le propriétaire des lieux, tout en plaisantant avec un jeune homme blond de taille moyenne, une cicatrice en travers de l’œil. Quant au troisième, le moustachu, avec sa tunique de grosse toile délavée, ce devait être un marin pressé de dépenser sa paie... Il paraissait moins à son aise ici que les deux autres.

Les conversations s'interrompirent à l'arrivée des deux intrus.

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