La Couronne de Cuivre

Quête : Brumes

Albérich arriva devant une maison de taille moyenne, charmante et bien tenue, située dans une rue plutôt aisée et tranquille de ce quartier animé. Les volets étaient grands ouverts, les fenêtres dotés de rideaux blancs, et la porte présentait un heurtoir de métal délicatement ciselé.
Il ne fallut guère de temps pour que, l'ancien aubemestre l'ayant actionné, l'huis ne s'entrouvre, révélant une vieille dame bien mise, coquette même, qui l'observa d'un œil suspicieux.
-Messire ? dit-elle, polie. Vous désirez ?

" Madame, excusez-moi de vous déranger à cette heure matinale, mais je suis un ami de Thibault et on m'a indiqué au Temple, qu'il avait l'intention de se rendre chez vous. J'aurais aimé, si c'est possible, le voir. Je me nomme Albérich Megrall, nous sommes des amis de longue date et... je me fais du souci pour lui."

La vieille dame parut hésitante.
-Votre nom ne m'est pas inconnu. Je l'ai entendu souvent, mais... il y a longtemps. Du reste, je vous sais gré de l'attention que vous portez à mon garçon, mais il a clairement expliqué qu'il ne voulait...
-Laisse, maman, dit une voix, derrière elle. Albérich est le bienvenu. C'est le seul, mais... Il l'est.
La vieille dame acquiesça, soudain plus détendue, et fit signe à l'ancien clerc d'entrer. Son ami se tenait dans le vestibule. Pâle, les traits tirés, il avait revêtu des habits civils d'une sobriété étonnante. D'une grance élégance, toutefois. On ne se refait pas...
-Tu n'as pas mis longtemps à me retrouver... fit Thibault, comme la porte se refermait. Mais je ne vais pas m'en plaindre, loin s'en faut.

" Je voulais venir te trouver hier soir, mais on me l'a déconseillé..." murmura Albérich. " Je suis heureux de te voir. Soulagé aussi."
Il fit un pas incertain en direction de son ami.
" Je suis vraiment navré de ce qui s'est passé, Thibault. Je sais que ça n'atténue en rien... tout ce désastre... Mais je suis navré quand même."

Thibaut sourit.
-Peut-être que ça n'aténue pas ce qui s'est produit, mais... C'est tout de même rudement réconfortant de voir qu'il y a au moins quelqu'un sur qui je peux compter, ici. Si tu n'étais pas venu à Erhedun pile ces temps-ci... Les choses se seraient déroulées exactement de la même façon, sauf qu'il n'y aurait eu personne de sincère pour venir me voir. Or, tu es venu à Erhedun. Ça fait toute la différence.
Il lui tapa sur l'épaule.
-Mais ne restons pas dans le vestibule. Le salon, ce sera mieux pour bavarder.
Et de l'entraîner dans la pièce voisine, bien moins ostentatoire que ses appartements au temple de Sunie, mais indéniablement confortable. Et peut-être plus chaleureuse.

Albérich suivit son ami dans la pièce et s’assit, à tout hasard, dans un fauteuil moelleux non loin de l’âtre. Comme il l’avait supposé en apprenant le patronyme de Thibault, la famille de celui-ci semblait plutôt fortunée et moins avare que son propre « père », lequel, en dépit de moyens sûrement comparables, n’aurait jamais dépensé son argent dans le mobilier agréable du petit salon. Le Luménien sourit au Sunite, un peu embarrassé. Thibault semblait donner le change de manière admirable. Etait-ce une façade pour ne pas inquiéter sa mère, en imposer aux visiteurs ou puisait-il son énergie dans une colère bouillonnante, il le saurait sans doute bien assez tôt.
« Je craignais que tu sois déjà parti… » finit-il par dire. « Mais tu as l’air plutôt en forme… compte-tenu des circonstances. »

-Peut-être les apparences sont-elles trompeuses... Mais j'ai appartenu toute ma vie durant à un monde où seules comptaient les apparences, alors... Je serai cependant mal placé pour critiquer : je faisais exactement pareil que les autres.
Il jeta un regard en direction du couloir et d'une pièce au-delà d'où provenait le sifflement d'une bouilloire.
-En réalité, j'aurais été incapable de partir aujourd'hui. Demain, après-demain peut-être. Avant peu, en tout cas, sans quoi, je ne serai plus capable de rien faire. Mais pas aujourd'hui.
Il se pencha vers Albérich.
-Je ne leur ai rien dit, tu sais, murmura-t-il. Sur tes liens avec Aubin et sa possible destination. Ils ont pris tout le reste, absolument tout le reste, mais pas ça... Évidemment, je n'aurais pas pu les en empêcher s'ils avaient vraiment voulu savoir. Mais ils n'ont pas fouillé à fond dans cette direction, et j'ai fait ce que j'ai pu pour leur dissimuler ces fragments de mes souvenirs... J'ai eu de la chance. Mais au moins, j'ai pu tenir parole.

Albérich se sentit encore plus piteux après cette déclaration. Thibault avait vu son intimité violée, avait dû révéler des détails éminemment personnels, dont il n’avait probablement jamais imaginé qu’il devrait rendre compte, et il l’avait fait en public, contraint et forcé, par des individus peu amènes qui n’avaient eu qu’un objectif, lui extirper des aveux. Et à travers ce calvaire, il avait quand même songé à protéger ce qu’Albérich lui avait confié. Le Luménien eut l’impression d’être indigne de l’accueil que le Sunite lui réservait, lui qui l’avait cru coupable sur base de preuves ridicules. Il aurait dû savoir, sentir, que ce qu’ils avaient échangé était authentique. Mais il avait été prompt à la méfiance, comme toujours. De la même manière qu’il avait douté d’Elisa, de Ada, d’Alaric avant elles. Il fallait qu’il combatte ce penchant, même s’il semblait favoriser la survie. Il avait toujours cru en la bonté de l’homme. Il ne pouvait pas laisser les Sharites le changer à ce point.
« Je ne t’en aurais pas voulu si tu le leur avais dit… » fit le Luménien. « Mais je te remercie. »

-Je sais, répondit doucement Thibault. Mais moi, je m'en serais voulu. Enormément voulu. Je crois qu'avoir réussi à tenir la promesse que je t'avais faite... m'aide à tenir le coup. Je suis déjà désolé de tous les tracas que j'ai pu te causer avec cette histoire, si en plus j'en étais venu à t'impliquer, via Aubin, a envoyer la garde fouiner dans ta famille... Non, je n'aurais pas pu supporter de t'infliger ça.

"Pourtant..."
Il pinça les lèvres, hésitant.
" J'y ai réfléchi, et je me demande si ce n'est pas la meilleure chose à faire... d'envoyer la garde, je veux dire. Je ne suis pas certain que ce soit très bon pour toi de partir sur ses traces, je te l'ai déjà dit. Je sais que tu veux des réponses... peut-être plus, je le comprends même si je le crains... Mais je ne suis pas certain que ce sera idéal pour mon père, et le village dans son ensemble, si nous y retournons juste tous les deux. Nous risquons de nous retrouver embourbés dans un conflit personnel, notre parole contre la sienne, et j'ai peur que... nous sommes deux étrangers. Je les ai aidés récemment mais Aubin est le fils du pays... Il a sans doute une myriade d'amis, son père prendra parti pour lui, ils s'offusqueront que je puisse te faire confiance contre lui... J'ai peur qu'on ne nous croit pas, Thibault. Et que nous nous retrouvions démunis face à un village hostile. Je ne sais pas te promettre que j'aurai de l'ascendant. Je n'en sais rien. Je ne sais pas ce qu'Aubin était pour eux. Je me demande si la garde ne serait pas plus efficace... Elle aurait une autorité officielle qu'ils n'oseraient pas remettre en question... et nous serions peut-être mieux accueillis... Comme les victimes d'une crapule. Pas comme des individus qui entendent faire justice en dehors des cadres."

Thibault soupira.
-Désolé, Albérich... Mais je ne peux plus faire confiance à ces gens là. Je suis certain qu'Aubin arriverait à les duper comme il les a déjà dupés, ou à leur échapper indéfiniment. D'autant qu'une troupe de gardes, c'est peu discret, quand ça s'approche d'un petit village... En revanche, il y a un point sur lequel je te rejoins totalement.
Il le dévisagea.
-Ce n'est pas une bonne idée que nous y allions toi et moi. Il faut que j'y aille, mais seul. Que je règle cette affaire seul. Toi... Tu ne dois pas t'en mêler. Je sais qu'il s'agit de ta famille, mais ça n'en serait que plus difficile, que plus douloureux pour toi. Tu serais en porte-à-faux vis à vis de ton père... Non, tu ne dois pas t'en mêler. Et me faire confiance quand je te promets que j'agirai de manière à nuire le moins possible à ton père. A lui faire le moins de mal possible.

Albérich écarquilla les yeux de surprise et demeura sans voix pendant une seconde. Il ne s’était pas attendu à ce que Thibault essaie de l’évincer et encore moins à ce qu’il utilise des mots comme « nuire » ou « faire du mal ». Il ne pouvait pas le laisser rallier Combeloup seul. En même temps, il voulait lui faire confiance. Il l’avait suffisamment trahi ces dernières heures.
« Je ne peux pas te laisser y aller seul… » souffla-t-il finalement.
Thibault était un clerc confirmé. Son potentiel de destruction était immense. Et s’il était furieux… si César voulait protéger Aubin… Non, il ne pouvait pas prendre ce risque. Il pouvait être l’ami du Sunite, et pourtant le craindre.
« Je comptais y rentrer de toute façon… si tu y vas seul… Tu ne connaîtras personne… Je peux servir de médiateur… »

-Jouer les intermédiaires ? Allons, Alby, tu l'as dit toi-même : ton père ne livrera pas son fils à des étrangers, ni les villageois l'un des leurs. De plus, cet homme est si retors, manie le mensonge et la duperie avec une telle adresse qu'il pourrait les convaincre de n'importe quoi. Jouer les intermédiaires ne t'attirerait que des ennuis... Et ton père t'en voudrait. Tes amis de là-bas aussi.
Il se renversa dans son fauteuil.
-En revanche... Si tu me donnes l'emplacement précis de la maison, sa description, la configuration des pièces, à l'intérieur... Et bien, il y a des moyens d'enlever quelqu'un sans causer le moindre dommage aux personnes qui habitent avec lui. Sans qu'ils s'en rendent compte, même. A tel point qu'il pourraient soupçonner un simple départ.

" J'aurais l'impression de trahir mon père, si je te livrais toutes ces informations..." souffla Albérich. " Je comprends ta colère, et ton envie de... de je ne sais pas quoi... Je ne sais pas ce que tu as derrière la tête... J'ai peur de ce que tu as derrière la tête. Tu es... curieusement détaché, presque mécanique, ça m'inquiète beaucoup. Je voudrais que tu me dises ce que tu as l'intention de faire d'Aubin, si tu parviens à lui mettre la main dessus."

Thibault grimaça.
-J'ai pris certaines plantes, Albérich. Assez pour ne pas m'effondrer, ou exploser... Et assez peu pour garder les idées claires. Quant à mes projets concernant Aubin...
Il se détourna.
-La plupart d'entre eux ne te plairaient pas. Mais ils ne sont pour l'essentiel que songeries belliqueuses et vengeresses. Le plus probable, si je le retrouve, c'est que je lui démolisse sa gueule d'ange à coups de poing, avant de le sonder comme je l'ai été moi, de lui extirper le moindre de ses secrets... Puis de le ramener ici pour assister à son procès. Le tuer serait lui faire trop d'honneur. Être démasqué en public, être mis devant ses fautes, être humilié... Cela serait une bien meilleure punition.

« Je n’aurais pas dû te poser la question… » fit Albérich en se prenant la tête entre les mains.
Aubin était un sale type, mais le Luménien ne voyait pas comment il pourrait sciemment laisser Thibault kidnapper son demi-frère pour lui arranger le portrait. Il ne devait rien au barde, mais César était son père et… la trahison était intolérable. Il ne pourrait jamais se représenter à Combeloup après de tels événements, pas avant des mois, or c’était presque son foyer. César devait déjà gérer Bastien, et ce n’était pas une mince affaire. Il n’avait vraiment pas besoin qu’on lui enlève un fils en plus.
En même temps, justice devait être faite, et Albérich était conscient qu’elle serait faite avec ou sans son accord : le Sunite pouvait faire ce que bon lui semblait, il n’était pas de taille pour l’en empêcher.
L’affliction revint se poser sur ses épaules comme il réalisait quel désastre lui pendait au nez. Il avait l’impression d’errer de catastrophe en catastrophe. Combeloup avait constitué un havre et il allait y dépêcher un clerc fou de rage. Et impossible à raisonner. Contre lequel il ne pouvait rien. Et auquel il fallait qu’il fasse confiance.
« Tu dois me promettre que tu ne feras pas de mal aux autres. A aucun autre. » murmura-t-il finalement d’une voix atone. « Que tu ne tueras pas Aubin. »

-Faire du mal aux autres ?
Thibault avait écarquillé les yeux.
-Albérich, il y a des tas de gens à qui j'ai envie de faire du mal. De faire beaucoup de mal. Mais pas à ton père, qui sera le seul dans la maison, à part Aubin. Et pas non plus aux habitants d'un village qui ne sont pour rien dans ce qui m'arrive. Tu peux en être certain. Pour ton frère...
Il se passa une main un peu tremblante sur le visage.
-Je peux te promettre d'essayer de ne pas le tuer. Je crois que je le hais tellement que la mort me paraîtrait bien trop douce pour lui. Cependant, s'il essaie de fuir, si je ne peux pas le restreindre... Je ne le laisserai pas filer.

" Je ne veux rien savoir. Je sais que tu disposes d'autres moyens pour arrêter un homme et je veux avoir confiance en toi..."
Il secoua la tête, abattu, esquissa un geste des mains et renonça. Il ne retournerait pas à Combeloup et ne resterait pas à Erhedun. Il ne voulait pas contempler ce désastre. Car les choses ne tourneraient pas comme prévu, c'était certain. Mais où aller ? Nulle part où il connaissait des gens, assurément. La poisse semblait le poursuivre comme une ombre. En même temps, il ne disposait pas de compétences suffisantes pour vivre seul dans la nature. Il n'avait pas assez de fonds pour voyager sans trouver du travail quelque part. Il pouvait monter vers le Nord. Vers Haradhar, peut-être plus loin. Mais il ne pensait pas droit.
" Défie-toi de Shar, Thibault." lâcha-t-il finalement. " Elle guette les êtres comme toi. Puissants, fragiles... A un pas de la rupture, prêts à sacrifier leur âme pour goûter à la vengeance, pour s'enivrer de fureur. Tu ferais une recrue merveilleuse pour les rangs de ses adorateurs. Songes-y quand tu seras à deux doigts de commettre l'irréparable. Songe à ce qui sera changé, perdu, perverti."
Il soupira.
" Je n'ai pas de prise sur toi. La passion qui t'anime aujourd'hui est à la mesure de celle qui t'animait hier. Je ne la comprends pas."
Il sourit tristement.
" Passe au Silure lorsque tu seras prêt à partir, et je te dirai ce que tu as besoin de savoir."

-Dis-moi ce qui n'est pas déjà changé, perdu ou perverti... murmura le Sunite, soudain amer.
Il demeura un bon moment les yeux baissés, avant d'enfin se redresser.
-Je ne passerai pas au Silure, Albérich. Je ne veux pas te forcer à trahir ton père. Je me débrouillerai... Et si les choses devaient tourner mal, tu n'aurais ainsi aucune responsabilité.

Albérich ne répondit rien. Il avait l'impression d'avoir le choix entre assommer Thibault et l'enfermer dans une cave pendant six mois, et fermer les yeux. Et vu son état général, il avait furieusement envie de fermer les yeux. D'autant que Thibault ne se laisserait pas assommer.
Il était venu à Erhedun sans espoir particulier concernant le Sunite. Il ne put s'empêcher de regretter le moment fatidique où il lui avait écrit. A présent, à cause du barde, ce qui s'était esquissé était mort-né. Même si Thibault survivait à sa croisade vengeresse, ce qui se produirait resterait toujours entre eux. Une faille. Ils ne la combleraient jamais. En même temps, le Sunite avait raison : il ne restait peut-être rien à sauver, d'aucun d'entre eux. Thibault avait troqué l'amour pour la haine, il avait abandonné tout espoir pour succomber au désarroi. Pâles copies de ce qu'ils avaient été.
" Soit."

Le silence s'installa, lourd, pesant, comme tous deux s'abîmaient dans leur pensées. Insensiblement, les tremblements de Thibault s'intensifièrent, et il commença à s'agiter. Peut-être leur mutisme encourageait-il le retour des sombres pensées qui l'animaient... En tout cas, il se hâta de reprendre la parole.
-Avec tout ça, je vais louper Reynald et Artémise. Ils devaient arriver la semaine prochaine, ou la suivante, je ne sais plus bien... Nous avions prévu quelque chose de joyeux, une réunion au cours de laquelle nous aurions évoqué nos bons moments d'autrefois, à tous les quatre... Mais sans doute est-ce mieux que je ne sois pas là. Je me sens incapable de raviver le moindre de mes souvenirs... J'ai l'impression qu'ils ne m'appartiennent plus.
Il se tut. Ferma les yeux.
-Quel gâchis... murmura-t-il.

Albérich ne rebondit pas sur les quelques mots du Sunite. Il n’avait pas l’intention de s’éterniser à Erhedun et certainement pas de tomber sur des vieux amis qui ne manqueraient pas d’apporter de nouveaux ennuis dans leurs bagages. De toute façon, il n’était pas question qu’il reste en arrière à se ronger les sangs, attendant un hypothétique retour de Thibault avec son prisonnier. Il n’avait pas les nerfs pour un tel calvaire. Mais il fallait qu’il prévienne Graham des dangers. Il pouvait le faire après le départ de Thibault mais laisser un Sharite potentiel de son niveau courir les campagnes héloniennes était inadmissible, il fallait que les forces de la Lumière puissent le neutraliser au besoin.
Tu vas encore le trahir.
Il s’est trahi lui-même. Il n’y a rien à sauver, il l’a dit, non ?
Il restait une autre possibilité de prévenir le désastre. Albérich pouvait partir seul pour Combeloup, le jour même, prenant Thibault de court. Il connaissait la route, il pouvait filer jusqu’au village en comptant sur l’énergie de Douce et ses jeunes talents de cavalier. Là, il feindrait de n’être au courant de rien. Evidemment, César aurait raconté à Aubin qu’il était de retour et à Erhedun. Mais rien n’obligeait le Luménien à avoir fréquenté les cercles cléricaux ou artistiques. Ensuite, il lui faudrait trouver un moment seul avec le barde, prétexter une promenade par exemple, et le forcer à avouer. C’était risqué, pour ne pas dire impossible. Albérich n’avait aucun talent pour la lutte et Aubin devait disposer d’une bonne douzaine de sortilèges traîtres et efficaces.
Il soupira, releva les yeux sur Thibault. La vengeance. Pourquoi fallait-il que certains y succombent si aisément ? Ne voyaient-ils pas qu’elle n’arrangeait rien ? Qu’elle ne guérissait rien ? Malgré tout ce qu’il avait subi, Albérich n’avait jamais songé à se venger. La destruction des Sharites était nécessaire pour la préservation de l’île. Et même là, il n’en avait pas fait une croisade.
« Une dernière chose. » fit-il. « Mon père vit avec son petit-fils. Mon neveu. Prends-y garde quand tu t’introduis chez eux. C’est un enfant qui a déjà vécu beaucoup de drames et je ne voudrais pas qu’il souffre encore parce que tu… tu veux régler tes comptes. »
Il se détourna. Peut-être Thibault pouvait-il prendre conscience de l’inanité de sa réaction fiévreuse. Peut-être Mélandis s’écroulerait-elle pendant la nuit.

-Un gosse ? grimaça Thibalt. Manquait plus que ça...
Il se massa les tempes, de plus en plus fébrile.
-Mais les gosses, ça dort, la nuit, non ? Il n'y a aucune raison qu'on se croise ou qu'il se rende même seulement compte de mon passage...
Il se leva brusquement. Ses tremblements paraissaient de moins en moins maîtrisables.
-Excuse-moi... murmura-t-il. Je crois que je vais aller me reposer un peu... Désolé pour... Enfin bref. Mais n'hésite pas à repasser, si tu en as envie, avant...
Il secoua la tête et s'éloigna d'un pas précipité, croisant sa mère qui apportait, sur un plateau, tasses de thé et petit gâteaux.
-T'inquiète pas, m'man. Je vais juste m'étendre un peu... répondit-il au regard inquiet qu'elle lui lança.
Et de disparaître. Albérich l'entendit gravir des escaliers, un peu plus loin.
Quant à la vieille dame, elle demeura immobile, la mine plus que soucieuse.

Albérich dévisagea la vieille dame sans chercher à lui dissimuler son inquiétude. En même temps, il était normal que Thibault soit sous le choc, mais il était loin de la prostration. Sa propension à bouger, à agir, risquait d'avoir des conséquences dramatiques. Le Luménien songea qu'il pourrait peut-être le droguer à son insu pour l'empêcher de faire n'importe quoi. Mais pour combien de temps ? Et qu'en sortirait-il ? Rien de bon. Le préserver contre son gré. Après, il lui en voudrait à mort, mais c'était peut-être une solution. Pour lui au moins. Restait à voir si sa mère était prête à entrer dans son jeu.
" Etes-vous parvenue, plus que moi, à le raisonner ?"

La vieille dame se tourna vers lui, un peu perdue, comme si elle reprenait tout juste conscience de sa présence.
-Le raisonner ? Ah...
Elle déposa son plateau sur la table puis, après ne hésitation, s'assit dans l'un des fauteuils.
-Vous voulez sans doute parler du petit voyage qu'il veut faire... Pour changer un peu d'air, comme il dit... Et bien, il semble très décidé. Je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée : il ne va pas fort, pas fort du tout. Il est même si fatigué qu'il n'arrive plus à lancer de sorts... Je l'ai vu s'énerver en essayant, peu après son arrivée... Je crois qu'il devrait se reposer un peu ici avant de songer à se promener dans la campagne. Mais... Vous le connaissez : Thibault est têtu comme une mule.

Albérich ne répondit rien. Thibault était coupé de Sunie. Il sentit son cœur se serrer comme il prenait conscience de la douleur qui devait immanquablement régner dans le corps et dans l'âme de son ami. Pourquoi les dieux les abandonnaient-ils si facilement ? Suffisait-il de renier un instant le principe fondateur de sa foi pour que tout s'écroule ? Etait-ce si fragile ? Le Luménien ne pouvait que compatir au trouble de son ami. Mais cette tragédie personnelle signifiait plusieurs choses. D'abord, Thibault serait incapable de mener son infiltration comme il l'entendait. Cela voulait dire que l'aventure serait beaucoup plus risquée, pour toutes les personnes impliquées. César était prompt à se servir d'une arme, Aubin n'aurait sans doute pas l'intention de se laisser faire, et il y avait quelques personnes au village qui auraient vite fait de traquer un amant trompé en quête de vengeance. De la même manière, Thibault, démuni de ce qui faisait sa puissance, ferait sans doute n'importe quoi. Or, s'il n'était pas taillé pour la lutte, Albérich le savait vif comme le serpent. Même privé de sortilèges, il était dangereux. Mais pas plus dangereux que lui, et c'était la seconde chose d'importance. Si Thibault était privé de sa déesse, ils étaient sur un pied d'égalité. A la petite différence que le Luménien vivait sans Lathandre depuis plus de trois mois, désormais, et avait appris à faire sans. Il était moins fiévreux mais plus réfléchi. Donc potentiellement plus efficace. L'un dans l'autre, si Thibault était réduit à l'état de clerc déchu, Albérich pouvait l'empêcher d'agir. Cela ne signifiait pas laisser Aubin s'en tirer à bon compte pour autant.
" Oui, je le connais."
Il tenta d'esquisser un sourire.
" Mais à part en le forçant à garder le lit, je ne vois pas bien comment nous le convaincrions de retarder son départ…"

La vieille dame acquiesça.
-Oui... Malheureusement, il n'est plus vraiment à un âge où je peux lui dire de rester dans sa chambre. Et même quand il en avait l'âge, c'était déjà assez difficile...
Elle baissa les yeux sur la table, finit par pousser une tasse en direction d'Albérich, et par prendre celle qu'elle avait dû destiner à son fils.
-En même temps, s'il veut juste s'aérer, il n'y a pas beaucoup de risques, non ? Cela pourrait même lui faire du bien de changer d'air, de voir un peu autre chose qu'Erhedun... Ne voudriez-vous pas...
Elle hésita.
-Je ne devrais pas vous demander ça. Vous êtes déjà bien gentil d'être venu le voir, et ça lui aura fait beaucoup de bien, j'en suis certaine. Vous avez aussi, sans doute, vos propres affaires à mener. Mais... J'ai l'impression qu'il n'a plus confiance qu'en vous, et si vous l'accompagniez pour ce petit voyage, ça me rassurerait... Ou si vous pouviez lui trouver quelqu'un... S'il n'est pas seul, il sera moins tenté de s'apaiser en faisant n'importe quoi, en buvant trop, en cherchant la bagarre ou en comptant fleurette à la première damoiselle venue...

" Oh…" fit Albérich.
C'était évidemment la meilleure solution. Il n'avait aucune envie de se joindre à Thibault, aucune envie de l'accompagner dans son périple vengeur, aucune envie d'assister à ce qui se produirait. Mais c'était quand même la meilleure solution. Il pouvait s'interposer et limiter les pots cassés. Il y en aurait. Et il risquait d'être la principale victime collatérale de l'aventure : Thibault lui en voudrait de l'empêcher d'extérioriser sa haine, César lui en voudrait de prendre parti pour un étranger contre son propre frère, Combeloup pourrait lui en vouloir de venir troubler une paix tout juste retrouvée. Si les choses tournaient mal, il ne lui resterait plus rien, ni ami, ni famille, ni refuge. Mais en même temps, il n'avait pas vraiment le choix. Certaines choses devaient être faites et il n'avait pas le cran de se montrer égoïste.
Il sourit à la mère de Thibault.
" Je ne comptais pas rester à Erhedun, de toute façon. Je peux l'accompagner, oui. Je ne crois pas qu'il sera ravi de m'avoir sur les talons, mais je ferai en sorte de le surveiller."
Si elle savait…
" Je crois… que je vais rentrer à mon auberge. Je reviendrai demain pour le voir… et essayer de savoir quand il a l'intention de partir."

La vieille dame se leva.
-Bien sûr... Excusez-moi, je ne voulais pas vous retenir...
Elle lui sourit.
-Ne vous sentez pas obligé de l'accompagner, si vous avez d'autres choses à faire. Mais cela me réconforterait, je dois l'avouer. Et je crois qu'il serait heureux de vous avoir avec lui. Je me souviens mieux de vous, à présent que j'ai pu un peu y penser : petit, il parlait très souvent de vous. De deux ou trois autres, aussi, mais surtout de vous; Il vous aimait beaucoup... C'est une chance que vous soyez ici, maintenant.
Elle lui toucha le bras.
-Merci pour lui.

" De rien. C'est bien naturel." fit-il en recouvrant sa main.
La vieille dame devait le confondre avec Reynald, mais ce n'était pas grave. Il comprenait son inquiétude d'autant qu'il la partageait. Thibault était susceptible de se tuer, de se faire tuer, de tuer. C'était suffisant pour lui imposer un chaperon. Et vu ses progrès en équitation, le Sunite aurait du mal à le semer.
" Savez-vous s'il dispose d'un cheval ? Vous a-t-il parlé de la manière dont il comptait voyager ?" demanda-t-il en se levant.

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