La Couronne de Cuivre

HRP : depuis ici.

C’était un jour radieux. Le verger offrait un festival de couleurs sous les doux rayons du soleil. Verdure luxuriante ordonnée avec une élégance sans pareille, fruits généreux et abondants promesse d’un festin divin, fleurs éclatantes aux parfums sucrés... était-ce là le paradis ? Des papillons voletaient ici et là, parfois seuls, parfois en groupes, touche féérique au tableau déjà si beau. Mais ce dernier n’aurait pas été complet sans le joyeux champ des oiseaux, véritable émerveillement pour les oreilles des enfants allongés.

Ils étaient tous là, dans l’herbe bicolore. Vêtus de leur pyjama, ils se réveillaient doucement, bercé par le spectacle qui les entourait. Plus de nounours, de dessin, de poster ou d’épée en bois... plus rien que le magnifique verger.

Derrière les pommiers, derrière les fraisiers qui empêchait de voir plus loin, s’élevait un son de harpe, apaisé, mélodieux.

Pierre resta quelques instants étendu, les yeux rivés sur le ciel, désorienté. Il se demandait vaguement où il était, si c'était l'été, s'il venait de se réveiller d'une sieste dans l'herbe, dans le jardin d’Étienne...

Mais lorsqu'il se décida à tourner la tête, il lui suffit d'un regard pour comprendre qu'il n'en était rien. D'abord, si le jardin d'Etienne était joli, il n'approchait en rien la splendeur de ces lieux. Ensuite, s'il larrivait à son ami et lui de faire une sieste dehors, ils ne se changeaient certainement pas pour enfiler leurs pyjamas. Et enfin... Il y avait Bellatrix, Benoît et Christophe à ses côtés. Dans la même tenue que lui.

Alors, la mémoire commença à lui revenir, et il se redressa.

-Tout le monde va bien ? s'enquit-il.

L'esprit de Benoît avait été mis en ébullition par l'incompréhension de ce décor aussi enchanteur que déroutant dès son réveil. Comme il aurait été facile en effet de s'abandonner à cette sensation de bien être avec la musique, les senteurs et les centaines de couleurs toutes plus magnifiques les unes que les autres. Entendre la voix familière et rassurante de Pierre lui permit de faire reculer un peu son sentiment de panique à l'idée de se laisser aller. Il répondit d'une voix encore plus aigüe que d'accoutumée et qui marquait son manque d'assurance :

- Moi je vais bien, je crois. Mais où sont passées toutes nos affaires ? Et qui joue de la harpe ? Vous croyez que ça vient du tourne-disque de Monsieur Larouge ?

Il se réveilla alors qu'il avait à peine le souvenir de s'être endormi. Bon, évidemment, quand on dormait, on se souvenait moins bien de ce qu'on faisait, mais tout de même, il n'avait pas l'impression d'avoir dormi une nuit complète, or, il ne se sentait plus fatigué. Pas tout de suite, en tout cas. Par contre, la lumière et le paysage qui l'environnaient lui donna une drôle d'impression. Il compara mentalement cela à un décor de parc d'attraction, et la musique qui sourdait de nulle part rajoutait au tableau cette touche particulière qu'il pensait empruntée à Walt Disney.

Pourtant... qu'est-ce qu'il foutait là ?

Ses camarades étaient présents, également. Le mystère s'épaississait.

"Euh... on est où, à votre avis ?"

Voilà une intervention qui allait faire avancer l'affaire...

Benoît était toujours aussi dérouté mais se redressa sur son séant tout en tentant de voir le maximum de détails qui pourraient révéler un indice sur la raison de leur présence en ce lieu inconnu :

- Cela m'étonnerait que ce soit le jardin du château. Parce que sinon, on le verrait, non ? Mais en même temps, on n'a pas pu nous emmener bien loin sans qu'on s'en rende compte... J'ai l'impression d'avoir à peine posé la tête sur mon oreiller avant de me réveiller ici. Et pourtant je suis en forme et il fait jour... Vous croyez que ce serait pas trop imprudent d'explorer les alentours ? Au moins pour trouver d'où vient la musique ?

Pierre acquiesça.

-Oui, j'ai bien envie d'explorer, moi aussi. Et de voir qui joue de la musique. Parce que je crois pas que ça soit un tourne-disques...

Il fronça ensuite les sourcils, se concentrant pour tenter de réponde à la question qu'ils se posaient tous : où étaient-ils ?

-Je crois qu'on a pas bougé, finit-il par reprendre. Je crois qu'on rêve. Que c'est un rêve dans un autre rêve. Ça vous l'a jamais fait, ça ? Vous faites un cauchemar, pis vous croyez vous réveiller et en fait... C'est encore un cauchemar.

Lui-même avait souvent expérimenté la chose puisque, malheureusement, il était coutumier des mauvais rêves. Mais pour l'heure, il se réjouissait qu'ils aient choisi la chambre de l'angelot. Tout ça ressemblait au paradis, non ? Alors qu'est-ce que cela aurait été s'ils avaient opté pour la chambre du dragon ou du diablotin ?

"Ben euh... non, je fais pas souvent de cauchemars, heureusement. Ça a pas l'air drôle, ce que tu racontes..."

Il regarda encore autour de lui. Vraiment, quel décor décalé... il avait l'impression de revoir un des rares films qu'il avait vu sans se cacher les yeux avec un coussin à cause des trucs effrayants qu'on pouvait souvent y voir. Des décors très colorés, presque comme des dessins animés, des personnages à l'aspect rigolo... mais il n'était pas du tout sûr d'aimer être lui-même dans un film...

"On peut avancer, oui..." fit-il en esquissant quelques pas en direction de la musique, sans vraiment savoir d'où elle provenait.

"Moi, je connais un monstre avec des grandes griffes qui vient dans les rêves des gens et qui les tue. Et après, ils meurent pour de vrai. Je l'aime bien, celui-là."

Bellatrix stoppa net. Voila, elle l'avait dit. Elle n'avait pas pu s'en empêcher. Mais les films d'horreur faisaient partie de sa vie. Grâce à eux, elle avait occupé une bonne partie de ses journées et de ses nuits. Elle avait aussi appris toutes sortes de mots : hémoglobine, carnage, décapité. Et elle trouvait qu'ils sonnaient bien. Même si son institutrice n'était pas de cet avis.

Elle aussi voulait voir qui jouait de la harpe. Même si c'était un monstre, il se débrouillait très bien.

"Attendez-moi.", dit-elle.

Les enfants n’eurent que quelques dizaines de mètres à parcourir avant d’apercevoir le musicien. Derrière les fraisiers, dans lesquels un passage était taillé, il y avait une petite place herbeuse. Au centre de cette place, il y avait une harpe d’or haute comme une grande personne. Voletant autour de la harpe, ses mains agiles dansant sur les cordes, l’angelot exprimait son art. Notes enchanteresses, mélodie apaisante, il jouait aussi bien qu’il évoluait dans les airs. Tout en lui était grâce et légèreté.

Entendant la petite troupe arriver, l’angelot conclut avec maestria son morceau. Puis, il mit pied à terre et se tourna vers les visiteurs. Nul doute possible, il était bien le personnage illustré par la statue de marbre. Même trait, même expression, même impression de pureté, même "tenue". Des cheveux blonds, des yeux d’azur, des ailes immaculées, une auréole flamboyante, il était à l’image du verger, son digne résidant. Il prit la parole de sa voix claire, de son ton joyeux.

« Bienvenue ! Je suis heureux de vous voir ! Moi, je suis l’angelot, votre guide. Et vous, qui êtes vous ? »

Voilà que le rêve dans le cauchemar où quel que soit le phénomène étrange qu'ils subissaient prenait une nouvelle tournure encore plus déstabilisante. Le fait de se retrouver dans un décor lié à la statue était encore compréhensible et pouvait traduire le besoin des enfants à se réfugier dans un environnement moins inquiétant que le château. Mais voir que la statue qui avait été placée devant la porte de leur chambre était bien plus que cela n'avait pour le coup rien d'apaisant. Sous ses dehors sympathiques, l'ange pouvait n'être autre qu'un monstre les ayant piégé sur son territoire. De plus, cette figure commune à nombre d'histoires sur l'après-mort, revêtait une dimension symbolique qui renforçait la conviction de Benoît qu'il avait péri dans l'accident. Il fut le premier à prendre la parole pour extérioriser une partie de ses réflexions, sans même s'en rendre compte :

- Nous sommes des enfants de Pont L'Espoir. Etes-vous réel ou juste un produit de notre imagination ? De quoi êtes-vous le guide et où sommes-nous ?

HRP : avec l'accord du MJ, je renonce au défaut "timide" qui ne colle plus trop au personnage et le remplace par "je mets les pieds dans le plat" : Benoît répond parfois un peu brusquement en n'hésitant pas à poser des questions un peu dérangeantes dans certaines situations sociales où il perd la maîtrise.

Pierre ne fut pas surpris de découvrir que le joueur de harpe n'était nul autre que l'angelot : il s'y était attendu. En revanche, la rencontre ne manqua pas de l'ébranler quelque peu, car il y avait une très grande différence entre voir la statue d'un être fantastique et voir ledit être en chair, en os... et en plumes.

Toutefois, la question de l'angelot et plus encore la réponse de Benny l'arrachèrent à sa torpeur. Craignant que son copain se soit montré un peu trop direct ou maladroit, il se hâta d'intervenir à son tour :

-Moi, je m'appelle Pierre. Et je suis enchanté de faire votre connaissance.

Bien sûr, aussi réconfortant que paraisse leur interlocuteur, il se pouvait qu'il soit en réalité une créature maléfique. Mais même si c'était le cas, des mots gentil et un sourire ne pouvaient pas faire de mal. Au mieux, ils l'amadoueraient. Au pire, ils l'amèneraient à le prendre pour un gros naïf, et donc à ne plus guère le surveiller...

L'angelot était plutôt mignon et surtout, il jouait divinement de la harpe. Et ça, Bellatrix n'en avait pas vraiment l'habitude. Quand elle avait demandé à jouer d'un instrument son père lui avait mis entre les mains le vieux cor de chasse que son père tenait de son père qui le tenait de son père ... Bref, qu'il avait déniché dans une brocante. Elle s'était battue cinq bonnes minutes pour en tirer deux notes avant de renoncer. Ce qu'elle voulait jouer, c'était du saxo. Tant pis.

Aussi regarda-t-elle le bonhomme ailé avec envie. Mais aussi avec une certaine méfiance. Une bel apparence dans les films d'horreur masquait souvent un cerveau de greluche ou une âme très noire. Dans quelle catégorie était celui-là ? A première vue, il avait l'air plutôt gentil.

"Et moi, je suis Bellatrix. Dites, vous connaissez la maison des divorcés ?"

En temps normal, c'était là que le gentil se changeait en monstre. Elle attendait de voir.

Allons bon, voilà que c'était le petit ange qui jouait de la musique. Mais... comment cela se faisait-il ? Il était à peu près certain de ne pas faire de rêve. Il s'en souvenait rarement, mais c'était toujours quelque chose de diffus, difficile à définir, que ce soit au niveau de l'aspect ou des sensations ressenties durant les rêves. Là, il était sûr de pouvoir se pincer le bras et en ressentir très nettement la douleur caractéristique.

Mais si ce n'était pas un rêve, comment une statue pouvait-elle voler en l'air, parler et jouer de la harpe ? Tout cela l'intriguait, et il aurait bien voulu en savoir plus s'il n'était pas mort de terreur à l'idée d'être... il ne savait où. Tant de questions le faisaient paniquer.

"Je m'appelle Christophe. Où on est ?"

Il masquait difficilement ses craintes, et sa voix trahissait son émotion, une fois encore.

L’angelot sembla un peu perplexe. Il se gratta la tête en regardant tour à tour chaque enfant.
« Dites, vous en avez des questions bizarres. Détendez-vous, faites comme chez vous ! On est là pour s’amuser, pour être heureux ! »
Ensuite, il se tourna vers Pierre et lui adressa un sourire radieux.
« Quel jeu te plairait ? Le verger est grand, je peux vous le faire visiter, à moins qu’on fasse un cache-cache ! »

Pierre fut un peu décontenancé par la question de l'angelot et par le fait qu'il ne l'adresse qu'à lui. Se pouvait-il que leur interlocuteur soit ce qu'il semblait être, c'est à dire un enfant ? Un enfant avec des ailes et une auréole, d'accord, mais un enfant tout de même, qui avait juste envie de s'amuser, qui se réjouissait de l'arrivée de nouveaux camarades et qui ne comprenait pas leur malaise ?

-Pour les questions, faut pas nous en vouloir, répondit-il, toujours souriant. C'est très chouette, ici, mais comme on sait pas où on est où comment on y est arrivés, ben... Ça nous fait bizarre. Après, si mes copains sont d'accord et si vous l'êtes vous aussi, j'aimerais bien visiter. Pis pour les jeux... heu... On pourrait en discuter ensuite. Sauf si tout le monde veut jouer maintenant : moi, ça me va très bien aussi.

Bonne idée, tiens, de visiter. Ils trouveraient peut-être la sortie... mais il doutait qu'elle soit affichée en grand avec un panneau lumineux clignotant... bah, ils gagneraient du temps si l'angelot était un monstre horrible assoiffé de sang et dont le but était de les manger tous les quatre.

"Oui, si on visitait un peu ? Y a plein de choses un peu bizarres ici, ça m'intéresse...". Bien qu'il était mort de trouille.

Benoît s'était rendu compte trop tard qu'il avait été malpoli avec l'angelot et que ses questions ne pouvaient en effet que lui paraître étrange. Une fois de plus, il avait laissé son esprit et sa curiosité lui dicter son comportement et non pas les bonnes manières. Il avait donc rougi et s'était satisfait que l'angelot choisisse d'adresser à nouveau la parole à Pierre, bien plus doué pour lier connaissance avec les inconnus. La proposition qui consistait à recueillir davantage d'information sur les lieux lui paraissait très habile d'autant que Pierre n'avait pas non plus rejeté la suggestion de l'étrange être au risque de le fâcher et de le pousser à dévoiler une nature tout autre. Il répondit lui aussi par l'affirmative :

- Oui, c'est une bonne idée ! Le verger a l'air beau, allons les voir de plus près. Vous n'avez pas un peu froid par contre, euh... Comment peut-on vous appeler ? Moi c'est Benoît, j'avais oublié de le mentionner.

L’angelot s’adressa à Benoît avec une innocente spontanéité.
« Froid ? Pourquoi j’aurais froid ? C’est vous qui devez avoir chaud habillés comme ça sous un soleil estival. »
Et il avait raison, c’était indiscutable. L’angelot reprit à l’intention de tous.
« Tutoyez-moi ! Je suis pas une grande personne. Et venez, suivez le guide ! »
Il s’envola, enthousiaste puis, réalisant que ses nouveaux amis ne pouvaient le suivre facilement ainsi, il revint au sol pour marcher.
« Oups, à chaque fois, je me fais avoir. Bon, ben, c’est par là ! »

L’angelot s’amblait vraiment aux anges de présenter son terrain de jeu. Partout, c’était la même magnificence. Des arbres, des buissons à perte de vue et toujours le même souci d’élégance. La joie de vivre émanait des vives couleurs et des mélodieux chants d’oiseaux. Même le craintif Christophe se sentit peu à peu tout à fait en sécurité.
« Si vous avez faim, faut pas hésiter. Y’a qu’à cueillir, les fruits sont fait pour ça ! Et si vous avez soif, y’a la fontaine là-bas ! Nous voilà dans les champs de fleurs ! Ça sent bon, n’est-ce pas ? »
Massifs et parterres somptueux apparurent derrière une rangée de poiriers. Le jardin était aussi fait pour le spectacle et le plaisir de la promenade. Il donnait envie d’y courir, d’y dormir, de s’y abandonner. Les soucis n’y avaient tout simplement pas leur place.
« Alors, ça vous plais ? Si vous voulez, je peux aussi vous montrer le palais d’or ou le pont arc-en-ciel. C’est juste un peu loin... à pieds. Vers le pont, on peut se baigner, si ça vous dit. Je peux aussi vous faire gouter des fruits un peu rigolos. Vous êtes mes invités, c’est vous les rois ! »

C'était joli, vraiment trop joli. Un peu trop guimauve et rose bonbon pour elle. D'autant plus que dans les longs métrages qu'elle connaissait du bout des doigts, un décor comme celui-ci finissait par devenir soudain très laid et les bonnes choses qu'on était en train de manger se révélaient empoisonnées ou dégoûtantes voire même les deux. Ou les gens qui mangeaient changeaient de façon bizarre.

"A votre place, je mangerais pas.", dit-elle tout doucement pour ne pas que l'ange l'entende.

Ce n'était pas qu'elle avait quelque chose contre lui. Mais elle se méfiait, c'était tout.

L'allusion au fait que l'ange était habitué à recevoir de la visite fit tiquer Benoît. Cela ne pouvait être qu'une parole fortuite ou alors révéler que l'angelot recevait souvent des enfants qui s'était endormis comme eux pour se réveiller dans un nouveau rêve sur mesure.

Cependant, il fallait reconnaître que les lieux invitaient à se détendre et à s'amuser. Benoît était sur le point de cueillir une framboise à l'aspect particulièrement appétissant quand Bellatrix leur fit part de sa mise en garde. La mention d'un palais tout en or comme dans les légendes incas ou d'un pont arc en ciel excita la curiosité du petit. Il répondit donc d'un ton bien plus enthousiaste que précédemment :

- Moi j'aimerais bien que tu nous montres le palais d'or ! Il y a des gens qui y habitent ? Ou alors le pont comme ça on les dérangera pas.

L'esprit de Pierre était un champ de bataille où s'affrontaient deux voies ennemies. La première, froide et rationnelle, lui soufflait que ce décor était trop paradisiaque pour être sûr, que cet angelot était trop gentil pour qu'on se fie à lui ; en conséquences, elle l'incitait à la prudence, à la méfiance. L'autre voix, qui ressemblait davantage à un élan, à un besoin viscéral, opposait à la précédente ses arguments chaleureux ; elle lui murmurait que tout cela était un rêve, un beau rêve comme il en faisait trop rarement ; elle lui murmurait qu'il n'avait donc rien à craindre, l'encourageant au contraire à en profiter tout son saoul, à s'amuser sans retenue. Ne l'avait-il pas mérité, après toutes les choses horribles qu'il avait vécues depuis l'accident de car ? Ne devait-il pas d'autant plus savourer ce songe merveilleux qu'il ne durerait probablement pas ?

Le conflit faisait rage mais, peu à peu, le besoin de succomber au bonheur ambiant prenait l'avantage, étouffait la raison sans toutefois la faire taire complètement. C'est pourquoi il ne protesta pas lorsque Bellatrix leur conseilla de ne rien manger : il se fiait à elle et n'avait pas encore oublié toute prudence. En revanche, quand Benny fit sa proposition, il la soutint sans réserve.

-D'accord pour le palais ou le pont ! s'exclama-t-il avec un entrain manifeste.

S'ils se rendaient près du pont, peut-être cèderait-il à l'envie de piquer une tête pour se rafraichir. Car l'angelot avait raison : il avait chaud et la marche n'arrangerait rien. Si son pyjama d'hiver était parfait pour les classes de neige ou les cauchemars dans lesquels on ressentait en permanence une désagréable sensation de froid, il était beaucoup moins adapté aux rêves lumineux baignés par un flamboyant soleil d'été.

Bellatrix se méfiait mais dans un même temps craignait de paraître morose face à la gaieté ambiante. L'ange risquait de le voir. Peut-être serait-il triste, ou fâché. Pire encore, il pourrait la croire folle et se moquer d'elle. Aussi, quand Benny et Piotr parlèrent du pont, elle mima l'enthousiasme.

"Le pont, mais pour commencer. Après, on pourra voir tout plein d'autres choses."

Dans un coin de sa tête, elle se surprenait à trouver le coin plutôt joli. Ce qui lui inspira un peu plus de méfiance. Elle cueillit une framboise mais au lieu de la manger la regarda de plus près pour voir si elle lui trouvait quelque chose d'étrange.

L’angelot était heureux car ses invités semblaient l’être. Mieux encore, ils voulaient voir d’avantage du paradis. Il y avait dans ses yeux d’azur de l’émerveillement comme si lui-même redécouvrait son royaume.
« Le pont arc-en-ciel, c’est par là ! fit-il en désignant du doigt un point au-delà des massifs fleuris. Et si on faisait la course ? Le premier qui marche sur le pont a gagné ! »
Sur ce, sans vraiment attendre de réponse, il s’élança avec un petit rire léger, invitation à le suivre dans son jeu. Des ailes, une auréole ? Il n’y avait guère que ça pour le distinguer d’un vrai garçon. Il courait sur les chemins herbeux sillonnant un véritable océan de fleurs aux mille couleurs. Les papillons y étaient légion. Les enfants pouvaient suivre leur hôte ou bien chercher une autre route, plus courte. L’angelot courait vite mais pas tant que ça. Tout le monde pouvait gagner ! Gagner quoi ? Avant de le savoir, il fallait jouer !

Le gamin était partagé entre son envie de cavaler aux trousses de l'angelot et sa résolution de demeurer prudent. Toutefois, le temps manquait pour de longues tergiversations : aussi opta-t-il pour une solution intermédiaire.

-J'crois qu'on doit faire la course avec lui, souffla-t-il. Si on le fait pas, il pourrait être vexé, et ça serait pas bon pour nous. Et puis, j'ai pas trop envie qu'on se retrouve tout seuls : c'est notre guide, après tout... Par contre, si on courre, faut faire gaffe à rester ensemble.

Si ses amis ne rejetaient pas sa proposition, il s'élancerait.

Plutôt que de tergiverser, Benoît qui s'était pris au jeu et avait parfaitement conscience de ses lacunes en matière de course, s'élança sans prévenir à la suite de l'angelot. Ce faisant, il chercha tout de même à évaluer si c'était le meilleur chemin vers le point que leur hôte avait désigné. S'il y avait moyen de couper plus court et ainsi gagner de précieuses secondes, il n'allait pas s'en priver. Sauf si ça l'éloignait trop du groupe, évidemment.

- Le dernier arrivé devra se mettre dans la même tenue que l'angelot !

Le gamin avait été porté par son enthousiasme mais il redoubla d'effort quand il comprit qu'il devrait relever son propre défi s'il perdait.

Sorti de sa rêverie lorsque l'angelot se mit à courir, Christophe vit ensuite Benny qui le suivait en lançant un défi à eux trois. Il n'était pas très bon à la course, mais il pourrait sans doute éviter de finir dernier et se retrouver tout nu. Quoiqu'avec la chaleur qu'il faisait ici, il était tenté... malgré la présence des autres, et surtout de Bellatrix.

Piotr suggéra de ne pas se disperser, aussi démarra-t-il sans trop pousser pour que lui et Bellatrix le suivent d'assez près.

"Il devrait pas aller si vite, Benny..."

Avec un peu de malchance, il se ferait manger en premier.