La Couronne de Cuivre

Mornagest était étonné par l'efficacité du jeune homme. Il venait sans doute de quitter Lothringen, puis de le retrouver lui en quelques instants, pour ensuite le ramener auprès du conseiller, tout cela en un temps record... la chance le guidait, et il pensa à Tymora avec un sourire mental ; le semi-drow y était peut-être pour quelque chose...

"Ma foi... encore merci ! Entrons, si ces messieurs veulent bien nous laisser passer, évidemment... allons nous annoncer."

Il se dirigea vers les gardes du conseiller et fit signe à l'un d'entre eux qui ne paraissait pas trop occupé à surveiller les allées et venues.

"Bonsoir... je m'appelle Hugues Montfort, le conseiller Lothringen m'a sollicité pour une entrevue. Pourriez-vous me dire s'il peut me recevoir maintenant ?"

Le gaillard avait la carrure qu'il avait lui-même naguère, et il devait maintenant lever les yeux pour le regarder. Curieuse impression, dont il n'était pas certain de pouvoir s'habituer rapidement... mais il faudrait bien qu'il s'y fît, car il ne reprendrait pas son ancienne apparence de sitôt - si jamais il le ferait un jour...

Il se demanda soudain si Brus comptait entrer également. Après tout, il pourrait tout aussi bien sortir un peu après... Mornagest se tourna vers le jeune homme.

"Vous entrez aussi ?"

Satisfait de son effet, Brus avait emboîté le pas à Hugues. Devant l'auberge, il attacha Colère puis écouta Hugues se présenter à la garde. Lorsque celui-ci lui demanda à son tour s'il entrait, Brus hocha vigoureusement la tête.

"Pour sûr! Allons-y. B'soir m'sieur."

Brus salua le garde et attendit qu'il les laisse entrer. Non seulement Brus était impatient de découvrir à quoi ressemblait le quartier général mais il tenait aussi à être là pour présenter la réussite de sa mission au conseiller. Après quoi resterait à régler la question des émoluments et Brus avait dû mal à se décider sur ce qu'il devait ou pouvait demander à Lothringen. Mais tout ceci était secondaire.

Le garde hocha simplement la tête en les invitant à pénétrer dans la bâtisse, leur faisant ainsi comprendre qu'ils étaient attendus. Une fois à l'intérieur, ils trouvèrent la salle commune de l'auberge transformée en quartier général de l'état-major ; des cartes et autres parchemins étaient étirés sur la table d'hôtes, et une poignée d'officiers discutaient avec animation, tout en buvant des consommations que leur servait un personnel de l'établissement peu habitué à ce genre de clientèle mais somme toute plutôt satisfait du changement.

Quelques uns des gardes blancs étaient dressés près des portes et fenêtres, en alerte. L'un d'eux, dans lequel Brus crut reconnaître Haldir, les accueillit en les invitant à monter avec lui à l'étage : le conseiller se reposait dans sa chambre. Quand le garde toqua à la porte et que le semi-drow lui répondit d'entrer, ils le trouvèrent penché sur une bassine, en train de s'essuyer le visage avec une serviette. Il logeait dans une chambre d'auberge des plus basiques, mais qui paraîtrait probablement très confortable aux milliers d'hommes qui allaient dormir à la dure ce soir-là.

Lothringen se retourna aussitôt vers eux, posant la serviette avec une certaine précipitation. Depuis qu'il avait laissé Brus à l'entrée du village, la fièvre en lui n'avait fait que monter. Et si Mornagest n'avait finalement pas suivi l'armée, et faussé compagnie aux tormites à la première occasion ? Et si Brus échouait à le retrouver au milieu de la foule ? Et si le guerrier refusait de le suivre ? Mille scénarios, mille possibles... La vision du jeune homme accompagné du mélandien fit retomber d'un coup toute cette tension, et Lothringen en sourit de soulagement.

« Bonsoir, Hugues. On dirait que Brus n'a finalement pas eu trop de peine à te trouver... Ma lettre a dû te paraître un peu énigmatique ? Je m'expliquerai tout à l'heure... Il me reste encore à récompenser ce jeune homme pour son efficacité, sa journée de route non désirée et son arrière-train sacrifié. Alors, reprit-il en s'adressant à Brus, vous avez réfléchi à ce que vous vouliez ? Par défaut, ce sera de l'or. »

Brus traversa la salle commune le plus lentement du monde tant il était distrait par tout ce qui se passait autour de lui. Discussions, cartes, allées et venues, tout attirait son regard et tout l'aiguillonnait dans telle ou telle direction, bien divergente de celle d'Haldir qui cherchait à les mener à Lothringen. Craignant d'une part d'impatienter le garde blanc et, d'autre part, malgré sa légendaire discrétion, de finir par se faire remarquer des personnes qu'il épiait plus ou moins, le jeune voleur pressa enfin le pas à la suite du paladin. C'était donc cela le quartier général, s'il avait pu, Brus y serait resté des heures durant. Mais il ne s'illusionnait pas pour autant, une fois la mission achevée et la récompense en poche, on ne lui permettrait sûrement pas de rester, il serait de nouveau à la rue, à chercher une chambre pour la nuit - s'il en restait seulement une - et le lendemain il n'aurait qu'à faire le chemin inverse pour Manost, afin d'affronter, peut-être, les foudres d'Elissa.

Le garde poussa la porte et ils trouvèrent le conseiller en pleine toilette. Du moins c'est ce qu'il semblait. Brus ne pouvait pas imaginer d'autres motifs que le nettoyage de la poussière qu'une journée de chevauchée avait laissé sur leurs visages. Lothringen parut d'abord surpris, puis satisfait, le voleur en fut d'autant plus fier. Lorsque le conseiller le sonda sur ses désirs quant à sa récompense et bien qu'il fût tout sauf sûr de la réponse qu'on lui ferait, Brus opta finalement pour ce qui s'était imposé tout naturellement à lui tout au long de cette journée, du voyage et des discussions qui l'avaient ponctué :

"Si vous l'permettez et que vous l'voulez bien, j'aimerais entrer à votre service m'sieur Lothringen. Je sais bien que j'ai pas la carrure pour vot' garde blanche mais comme vous l'avez dit quand nous sommes partis, j'ai aussi quelques avantages sur eux, pas vrai? Et puis même si ce n'était pas la plus insurmontable des missions, je n'me suis pas trop mal débrouillé, n'est-ce pas?" C'était dit. Brus scruta avec une légère anxiété la réaction du conseiller, avant de reprendre : "Si vous n'en voyez pas l'utilité, bien sûr, je suppose que je prendrais l'or. Votre idée de bon pour la forge me plaisait bien, mais tout réfléchi, je crois qu'avec quelques pièces je devrais aussi pouvoir trouver quelques p'tites choses pour m'dame Elissa, ça l'adoucira sûrement un peu. Je lui joue quelques tours parfois... Vous savez la dernière fois, pour ça, elle m'a même mis une... Enfin bref..."

Encore une fois, il s'était un peu emballé. Il se tint coi jusqu'à ce que Lothringen prenne la parole.

Le conseiller en resta bouche bée quelques instants, car il ne s'était certainement pas attendu à une telle demande. Puis il commença à peser le pour et le contre. Est-ce qu'il pourrait trouver une utilité à Brus ? Sûrement, après tout, en temps de guerre, le conseiller à la diplomatie tombait une partie de son masque, et n'était plus que ce qu'il avait toujours été : le chef des renseignements. Un roublard débrouillard et discret comme ce garçon pourrait lui rendre des services dont la garde blanche formée à l'éthique rigoriste du Grand Emissaire ne soupçonnait même pas la possibilité, et qui allaient bien au-delà du rôle de messager. D'un autre côté... Lothringen était du genre à se téléporter ici ou là sans crier gare, à dissimuler plus de secrets qu'un grenier de famille, et surtout, il vivait probablement ses dernières semaines en tant que conseiller manostien... Il voulut mettre en garde Brus avant que ce dernier ne prenne une décision hâtive.

« Mmmhh... Oui, je pourrais sans doute vous trouver une utilité. Mais il faut que vous preniez conscience qu'il y aura des questions - nombreuses - à ne pas me poser, et que je ne peux rien vous garantir au-delà de cette campagne. Quelle que soit l'issue de la guerre, le gouvernement que je représente vit très probablement ses derniers mois d'existence. »

Tout en attendant la réponse de Brus, il jeta un regard furtif sur Hugues Montfort, qui restait muet mais dissimulait mal son impatience de pouvoir lui parler seul à seul. Que pouvait-il bien avoir à lui dire ? Depuis son amnésie, le guerrier s'était montré d'un caractère plutôt égal, voire placide...

Surpris par la demande de Brus, Mornagest restait un instant sans réaction, avant de hocher tranquillement la tête. Pour ce qu'il avait pu en voir, le garçon avait des ressources. Il prenait des décisions rapidement, réagissait promptement face à une situation... compliquée, et avait visiblement assez de chance pour le retrouver au sein d'une troupe composée de plusieurs milliers de soldats afin de lui remettre une missive. Pourquoi pas ? Il détonerait sûrement parmi les paladins, mais il trouverait sans aucun doute cela amusant, s'il avait l'occasion de le voir en action.

Il écouta ensuite avec une certaine mélancolie les propos de Lothringen. Son départ était proche... savait-il où aller ensuite ? Le continent risquait d'être touché dans son intégralité par ce stupide conflit, il ne pourrait s'en cacher éternellement. Avait-il dans l'idée de quitter Dorrandin ? Bah... ils auraient l'occasion d'en parler sous peu, à défaut de prendre une décision probablement prématurée.

De la réponse du conseiller, Brus ne retint bien sûr que les premiers mots. Les suivants et les mises en garde qu'ils portaient parvinrent tout juste à ses oreilles, pleines du bourdon chaleureux de la fierté. Cependant il hocha la tête avec sérieux, de l'air le plus martial qu'il put se donner, et qui sur cet enfant des rues devait sûrement paraître un peu comique.

"Bien m'sieur. Vous pouvez comptez sur moi. Je... vous n'serez pas déçu. Merci."

Il ne lui restait plus, désormais, qu'à se retirer. Les regards que les deux autres s'échangeaient, ou du moins ceux que le conseiller adressait à Hugues, ce dernier se trouvant à ses côtés, ne lui avaient pas échappés et traduisaient assez, sans nécessiter de mots, l'importance, s'il était encore besoin de la confirmer, de leur futur entretien. Brus reprit la parole une dernière fois, avant de saluer les deux hommes et d'exécuter les derniers pas qui le séparaient de la porte :

"Bien... je vais y aller. Vous avez des directives particulières?"

« Demandez à Aeron de vous fournir gîte et couvert. Aeron, le grand brun avec une cape blanche, une balafre et une épée à deux mains, qui fait les cent pas dans le couloir. »

Si Brus pouvait les débarrasser ne serait-ce que pour quelques instants de ce va-et-vient agaçant, ce serait toujours ça de pris, songeait le semi-drow tandis que la porte se refermait doucement, les laissant face à face, Hugues et lui, dans le silence. Il en aurait bien profité pour dévisager le guerrier à son aise, mais il était gêné par la pénombre de la nuit tombante. Depuis combien de temps ne s'étaient-ils pas vus ? Ils avaient dû dîner ensemble au Palais, une fois, juste avant son départ pour Lumenis... Il s'était passé tant de choses depuis que Lothringen ne savait par où entamer la conversation. Il trompa son embarras en allumant d'un sortilège de mains ardentes les bougies de son chandelier. Son regard se perdit rêveusement dans les flammes, tandis qu'il se décidait enfin à parler.

« J'ai un peu triché, avec cette lettre... Il n'y avait pas d'urgence à proprement parler. J'avais juste envie de te voir. Et puis, apprendre que tu avais rejoint l'armée, ça m'a remué... Tu ne devrais pas être ici ! Je veux dire, cette cause n'est pas la tienne, personne ne peut te demander ça... »

Lothringen se rappelait très nettement l'état dans lequel il avait retrouvé Mornagest, lors de sa dernière visite à Melandis. Cet état d'épuisement moral et nerveux du dirigeant qui se tue à la tâche... Le guerrier n'avait pas fait semblant d'aimer et d'admirer cette cité contre laquelle il marchait aujourd'hui. Mais allez expliquer cela à un amnésique ?

« Et toi-même, si la mémoire te revient, tu pourrais t'en vouloir de l'avoir fait », conclut-il gauchement.

Il avait regardé Brus partir avec une certaine impatience, qu'il masquait du mieux qu'il le pouvait. Après tout, il lui devait énormément, et la moindre des choses était bien de lui montrer le respect dû à sa loyauté. Mornagest le salua d'un signe de tête et d'un sourire lorsque le jeune homme s'en fut, les laissant désormais eux seuls.

Lothringen alluma un chandelier, et il retrouva dans cette pièce sobrement meublée un sentiment d'intimité qui lui raviva de vieux et bons souvenirs... pas si vieux que ça, d'ailleurs. Tandis que le semi-drow parlait, il sentit une boule se former dans son ventre : en réalité, il avait peur de lui dire... mais comment songer un instant à ne pas lui révéler cette nouvelle ? il choisit ses mots, et, tremblant presque, il sourit pour tenter de cacher sa nervosité, ou plutôt, son excitation.

"Et si je te disais que je ne le regrette pas, malgré cette mémoire enfouie... et revenue ?"

Le soulagement fut immédiat, la tension retomba en lui, et il sentit ses muscles retrouver leur quiétude, tandis qu'il observait à présent attentivement la réaction de son compagnon. Comme il avait l'air fatigué ! Les soucis s'étaient amoncelés, et il portait pratiquement seul le fardeau du commandement de l'armée, en sus des problèmes religieux et politiques internes à Manost. Lui-même avait dû gérer des crises profondes, et il n'en gardait pas un souvenir très glorieux, ni enviable... ses préoccupations matérielles actuelles en tant que simple soldat lui seyait bien davantage. Mais en cet instant présent, il lui démangeait d'emmener Lothringen au loin, dans un autre pays, là où le calme et la tranquillité n'étaient pas de simples accidents parsemant le chemin des aventuriers à tout moment en quête de sensations fortes.

Le semi-drow se mit à le dévisager à son tour, les oreilles frémissantes. Non qu'il n'ait parfaitement compris ; mais la manière détournée dont le guerrier avait amené son annonce, jointe à son caractère tout à fait inattendu... Tout cela faisait qu'il lui fallait un délai de grâce, ne serait-ce que pour se donner le temps d'embrasser par la pensée ce que cette révélation impliquait. Hélas, l'examen de son compagnon ne l'aidait pas ; le sourire nerveux de Mornagest trahissait une inquiétude et un embarras qui pouvaient avoir mille causes contraires.

Il lui semblait attendre depuis si longtemps ce retour de mémoire qu'il avait fini par se résigner, admettant une fois pour toute que cela pouvait mettre des mois ou des années... Et à présent... si vite... Ainsi le guerrier avait recouvré ses souvenirs, et malgré tout, il persistait à vouloir renier Melandis ? Lothringen n'était pas certain de pouvoir comprendre un revirement aussi radical. Qu'avait-il pu se passer outreplan pour que Mornagest soit à ce point changé ? Et si sa vie antérieure avait si peu d'importance, où donc s'arrêtait la métamorphose ? Qu'en était-il... pour eux ?

« Ce serait trop beau pour être vrai », souffla-t-il. « Sur le moment, je ne te croirais pas. Je voudrais des explications... des preuves. »

Tout en disant ces mots, il s'était lentement rapproché de Mornagest, cherchant à croiser son regard. Il s'attendait presque à le voir reculer d'instinct, gêné de leur trop grande proximité dans la chambre.

La tension avait disparu, mais l'incompréhension, l'incrédulité avaient pris sa place. Comment pourrait-il en blâmer Lothringen ? L'importance de cette nouvelle était fondamentale, pour eux deux... mais aussi pour le conflit à venir. Lorsque le semi-drow l'approcha, il lui sourit plus franchement, et ses propres traits se décrispèrent. Pourquoi réagissait-il ainsi, alors qu'il aurait dû être heureux d'annoncer cela à son compagnon ? Il se morigéna, et saisit les mains de Lothringen.

"Des explications... difficile à dire, j'ignore exactement comment cela s'est produit. Mais c'est bel et bien là", fit-il, en se tapotant le front de l'index. "Mmh... te rappelles-tu notre bain forcé dans ce lac, près de la cabane de cette sorcière à moitié folle ? J'ai dû t'aider à t'en sortir, car tu ne savais pas nager. Peut-être est-ce toujours le cas, d'ailleurs... te souviens-tu de ces moments passés, loin de tous, dans les bois, à parler de nous, de liberté, d'amour ? Tout cela, je m'en souviens comme si c'était hier. Je me souviens... et je sais que je t'aime, Lothringen."

Tandis qu'il parlait, il avait gagné en assurance. Il était fier de ce qu'il disait. Fier d'avoir remporté une victoire face à la mort, non pas du corps, car celle-là lui avait été offerte sur un plateau par Lothringen... mais celle de l'âme, celle qui avait provoqué tant de douleur à son compagnon, qui, le visage tendu, le regard triste, le scrutait sans mot dire, taisant son mal et ravalant son envie de hurler à l'injustice face à l'état pitoyable de ce Mornagest, devenu anonyme, même pour lui-même...

Lothringen lui pressa les mains, tandis qu'un sourire timide se dessinait enfin sur ses lèvres. Il songea fugitivement à leur dernière séparation avant l'assassinat, dans le cimetière de Melandis saturé de lumière. C'était comme si tout ce qui s'était passé dans l'intervalle n'avait été qu'un terrible cauchemar, une atroce parenthèse de plusieurs semaines qui venait de se refermer. L'avait-il réellement vécue ? Ce n'avait plus d'importance. Tout était balayé.

« Je préfère ça. On ne se débarrasse pas de moi si facilement. Sauf dans un lac, bien entendu... »

Ses yeux seuls riaient. N'y tenant plus, il serra Mornagest dans ses bras, tout en soupirant.

« Bon sang, quel soulagement ! J'aurai passé tant d'heures en vain questionnement métaphysique, à me demander s'il valait mieux ou non que tu recouvres la mémoire, et tant d'autres à ne pas savoir s'il me restait assez de ressource pour te reconquérir... Je remercie le sort d'avoir choisi pour nous. »

Il referma quelques instants les yeux, resserrant son étreinte. Ce corps contre le sien faisait une bonne tête de moins que celui du guerrier d'autrefois et son épaisseur était réduite de moitié, mais du point de vue du semi-drow, il y avait tout de même des avantages. Comme de pouvoir murmurer à son oreille sans avoir à se hisser sur la pointe des pieds.

« Je t'aime aussi mais je te vois trop peu. Après tous ces bouleversements... Comment te sens-tu, Mornagest ? »

Il répondit à l'étreinte avec un soulagement mêlé de quiétude. Le calme était maintenant entièrement revenu en lui, et il savourait ce moment, car il risquait de passer de longues heures, sinon des jours, avant qu'ils ne pussent en faire de même. Les obligations de chacun...

"Maintenant, je vais parfaitement bien. Je n'ai appris qu'il y a une heure que tu étais dans les parages ! La chance nous a souri... sur tous les plans", ajouta-t-il, souriant même si Lothringen ne pouvait pas le voir. Il savait que le ton de sa voix était un indice bien suffisant. "J'étais perdu, tu sais. Je m'en rends compte, maintenant que tout est revenu... tout autour de moi était inconnu, ou presque, et... d'un seul coup, ma tête a reçu un choc énorme... enfin, je te raconterai quand nous aurons le temps." Il serra un peu plus fort le semi-drow, sachant qu'il ne risquait plus autant qu'avant de l'étouffer dans ses bras. Il faisait un piètre guerrier, par rapport à son ancienne existence...

Au bout d'un moment, il murmura : "Et toi ?" Il relâcha son étreinte, observant maintenant le visage de Lothringen. Il paraissait fatigué... on le serait à moins. Mais soulagé, lui aussi. Cette épreuve avait dû être encore bien pire pour lui, sachant pertinemment ce qu'il avait perdu. Pour toujours, peut-être...

Lothringen aurait eu tant d'informations à fournir qu'il lui fallut un moment de réflexion pour faire le tri, et réaliser que Mornagest ne lui avait pas demandé un rapport complet sur la situation politique et militaire.

« Moi, eh bien... disons qu'il était temps d'entendre une bonne nouvelle. Depuis des semaines, je tente de gérer seul et la crise et la guerre, alors que cette charge ne devrait logiquement pas me revenir, et que je n'y suis pas préparé. En outre les circonstances me contraignent à tant de dissimulations et de mensonges que je me demande ce qu'il se passera lorsque la vérité sera révélée au grand jour. »

La fatigue nerveuse aidant, ce sentiment d'imposture n'avait fait que croître en lui ces derniers temps, et sa relation avec l'ancien chancelier de Melandis n'en était pas la cause principale. Il lui semblait être la mauvaise personne, au mauvais endroit, à jouer comme une mauvaise doublure un rôle composé pour un autre...

Dissimulation et mensonge... un peu comme lui, actuellement. Et naguère aussi, lorsqu'il régnait sur Melandis. Mais la question du retour de bâton ne se posait alors pas, il ne craignait personne... alors que maintenant, si sa véritable identité était découverte, il ne ferait pas un pas sans être lynché sur-le-champ.

"Je comprends. Je n'osais pas te demander comment ça se passait, j'imaginais bien l'enfer que tu dois vivre... je t'aiderais bien, mais... je ne sais pas si ma présence te serait davantage un poids qu'une aide." Comment aurait-il pu demeurer auprès du conseiller sans éveiller les soupçons, d'ailleurs ? Impensable... sa garde rapprochée aurait fini par tiquer, immanquablement. Évidemment, il y avait une autre solution.

"En revanche, je peux te donner quelques informations qui pourraient aider pour la suite de la guerre. Elles ne sont plus toutes valables, bien entendu, mais... ça pourrait toujours être utile." Il sourit, l'air désolé. "Excuse-moi. On a peut-être un peu de temps pour parler d'autre chose... je ne sais pas combien de temps je suis censé rester ici avec le conseiller de Manost..." Il regrettait le temps où ils pouvaient se voir sans se soucier d'éveiller les soupçons. D'autant que les deux cités venaient de conclure des accords commerciaux, grâce à eux deux... accords balayés du revers de la main par cet imbécile prétentieux d'empereur à peine pubère. Mornagest ressentit une pointe de colère revenir en lui, mais il la repoussa promptement. Il y avait bien mieux à faire, pour l'heure.

« En fait, je reçois toutes sortes de gens, généralement des espions ou des militaires qui viennent me faire leurs rapports... »

Lothringen parut tout aussi embarrassé que lui. Il n'avait pas forcément prévu que leur entretien se prolonge, mais c'était surtout parce qu'il avait pensé avoir affaire à Hugues Montfort... Et voilà que le guerrier parlait déjà de séparation ! Qui savait combien de jours s'écouleraient avant qu'il n'ait de nouveau un prétexte pour le convoquer ? Or il avait besoin de le revoir, et à plusieurs reprises encore, ne serait-ce que pour pouvoir profiter de la paix que sa présence lui apportait, se confier à lui... ou simplement, fausser compagnie à son masque. Un besoin vital, comme de respirer lorsqu'on est coincé sous une cascade et près de se noyer...

« Je suppose que je peux rester encore une petite heure avec toi sans que cela ne se remarque trop. On te soupçonnera d'avoir travaillé pour moi, voilà tout, comme tant d'autres. Et ensuite, je pourrais... »

Il plissa les paupières. Une légère crispation. La douleur.

« Si tu ne peux pas venir à moi sans te faire remarquer, je pourrai peut-être utiliser la magie pour quitter discrètement ma chambre ou ma tente ? Ce n'est pas très prudent et ce n'est pas à recommencer trop souvent, je m'en doute, mais... Mornagest, je viens à peine de te retrouver, je ne supporterai pas de passer la prochaine heure à ne parler que des deux armées en présence ! Et encore moins si je ne dois pas te revoir pendant le reste de l'expédition... »

Il sourit à nouveau. "Tu as bien raison. Moi non plus..." Néanmoins, il réfléchit un instant à ce que venait de lui dire son compagnon. "Je pourrais peut-être simplement passer pour un espion au rapport... ainsi, cela officialiserait mon statut et me donnerait un alibi plus simple pour te voir..." Il avait tant de choses à dire qu'il ne savait pas vraiment par où commencer. Tant de choses qui s'étaient produites depuis le départ de Lothringen pour Lumenis... et même avant, lorsqu'il se séparèrent à Melandis, pensant naïvement se revoir sains et saufs quelques jours plus tard...

Il s'appuya doucement sur le meuble de toilette, dévisageant une fois encore Lothringen comme s'il ne l'avait plus vu depuis des années. Il réalisait encore plus évidemment comme cela lui avait manqué.

"Par où commencer ? J'ai peur de t'assommer avec des récits oiseux... et puis, tu as beaucoup de choses à me dire également", dit-il en le fixant dans les yeux. Il ignorait encore nombre de choses quant à la résurrection qu'il avait pu obtenir pour lui-même... il ne doutait pas que Lothringen disposait d'une certaine somme d'or, mais cela ne suffisait pas toujours pour convaincre un prêtre de lancer ce sortilège qui bravait certains interdits. "On peut peut-être procéder dans l'ordre ? Repartir... hum, je ne sais pas si ça te fait tellement envie... repartir du moment où Walar m'a assassiné ?"

Il rougit, conscient du choc que cela pourrait provoquer chez Lothringen. Lui-même avait revécu la scène plusieurs fois depuis qu'il avait retrouvé ses souvenirs, et il n'en ressentait plus qu'une douleur à l'amour-propre. Certes, la mort était un événement particulier, mais la douleur n'avait pas été longue à disparaître, tandis que son âme s'enfuyait tranquillement vers le plan de Fugue. C'était la suite qui avait été le plus éprouvant, ce qui avait opéré en lui ces changements si profonds.

Lothringen baissa la tête. La vision du corps étendu, éventré et baignant dans son sang assombri, abandonné au beau milieu du petit bureau où il avait plusieurs fois retrouvé son compagnon par le passé ; le silence assourdissant autour de lui tandis qu'invisible il se forçait à examiner le corps, relever ce qu'il pouvait d'indices et prélever une mèche de ses cheveux ; le souffle au cœur dans la solitude, et l'impression que le néant allait l'engloutir à son tour... Il n'oublierait jamais.

« Ainsi, c'était bien Walar. Je m'en doutais. Pour quelle raison exactement ? Dis-moi aussi pourquoi tu n'as pas réagi, pourquoi ton épée était encore au fourreau. Cela peut te paraître un détail, mais c'est ce qui m'a fait le plus de mal. Que tu n'aies même pas essayé.... »

Evidemment, Walar n'était pas n'importe quel adversaire, et il l'avait lui-même appris à ses dépens un peu plus tôt, quand Seina et lui avaient osé l'affronter. Même au début du combat, avant que sa déesse ne retire sa faveur au barde, ils avaient été dans une situation délicate, et pourtant, l'enchantement de ses haches avait été conçu tout spécialement pour ce type de combat, et pourtant, Seina n'était rien de moins qu'un champion de Tymora... S'il n'avait pu lui échapper, il aurait cependant vendu sa vie jusqu'au bout, et cela le peinait de penser que Mornagest n'avait même pas levé le petit doigt, comme s'il ne tenait pas vraiment à vivre. En y songeant, Lothringen sentit se réveiller sa haine envers ce vampire. Combien de temps hanterait-il sa vie ? Trop de morts, trop de souffrance n'avaient pas été vengés.

Il prit un air penaud. Comment lui expliquer sans passer pour un lâche ?

"C'était... tu le connais. Lorsqu'il s'est avancé vers moi, il arborait une expression bestiale, celle de l'envie de mort, de sang... ses griffes étaient... le symbole de la vanité d'une quelconque résistance. Qu'aurais-je pu faire face à cette créature ? Il m'a frappé par trois fois. Dès le premier coup... j'ai manqué m'évanouir sous la douleur. Ce fut tellement rapide... même si j'avais eu ensuite la volonté de l'attaquer, je n'aurais pas eu la force."

L'amour-propre. Il aurait dû agir pour cela. Mais aurait-ce changé quoi que ce fût ? Il en doutait sérieusement.

"Il m'a éliminé par vengeance. Mes petites manœuvres le laissaient de marbre jusqu'à ce que j'envisage ce voyage vers Helonna, celui qui devait me voir couler avec mon navire. Il pensait... que j'allais trahir Melandis." Il eut un sourire amer. "Il ne se trompait pas. Mais il était sans doute loin d'imaginer jusqu'où je pouvais aller... jusqu'à souhaiter voir la cité s'effondrer sous sa propre décadence."

Avait-il lui-même soif de vengeance ? Il n'aurait su dire s'il en voulait à Walar seul, ou à l'entièreté de la caste dirigeante de Melandis. Tous mus par des buts obscurs, mauvais jusqu'à la moelle... comme lui, naguère. Il savait jusqu'où pouvait mener le Mal. Bien plus que beaucoup d'autres vivants, en vérité. Et cela lui donnait la nausée...

Lothringen hocha la tête. Une nouvelle fois, Mornagest évoquait sa volonté de changer de camp, et le semi-drow sentait qu'il n'avait pas tous les éléments pour la comprendre. Après tout, Melandis et Walar étaient deux entités bien distinctes. Le vampire n'était même plus au Conseil, et il ne semblait avoir aucune accointance avec l'empereur... Tout cela bien pesé, le guerrier avait prononcé le mot juste : ce qu'il lui avait proposé tout à l'heure, lui fournir des informations sur leurs troupes... c'était de la haute trahison. Lothringen avait beau avoir toujours souhaité lui faire quitter sa charge, jamais il n'aurait osé lui en demander autant. Pourquoi...

Il déglutit avec difficulté, avant de se forcer à reprendre le fil de leur récit.

« La nouvelle est parvenue à Manost très vite, par un message magique. Le lendemain je crois. Je l'ai reçue. Je... Je me suis aussitôt rendu invisible et je me suis téléporté près de ton corps. Il fallait que je voie, que je sois sûr. Tu étais étendu par terre... ils n'avaient rien touché. J'ai pris quelques uns de tes cheveux, sans savoir vraiment quoi faire d'autre. Ensuite je suis sorti de l'Antichambre en me cachant dans les pas des autres, et... et j'ai commencé à me demander à qui je pouvais m'adresser. J'ai fini par porter mon choix sur le grand-prêtre de Tymora, à Cojum... mais il m'a fallu plus de quinze jours pour rejoindre la ville, car je n'ai pas pu utiliser la magie, n'ayant jamais mis les pieds dans la région. »

Il releva son regard vers son compagnon. Il regrettait à présent d'avoir été aussi prudent, et d'avoir mis autant de temps avant de faire pratiquer le rituel de résurrection. En agissant ainsi, il avait manifestement prolongé d'autant le calvaire de Mornagest... Ce dernier paraissait tellement marqué par son passage dans le monde des morts. Mûri, peut-être... Mais ça n'en valait pas le prix.

« Quinze jours pendant lesquels tu as arpenté la Fugue, donc. Je ne voulais pas t'interroger là-dessus juste après ton réveil, mais à présent, si tu veux bien... j'aimerais avoir une chance de te comprendre. »

"Je comprends. La magie ne peut pas tout... de toute manière, je n'ai pas... vraiment pas vu le temps passer, là-bas. Quinze jours ? Cela m'a paru si court... et à la fois, tellement intense. Pas en bien, crois-moi", grimaça-t-il. Il essayait de se représenter les paysages qu'il avait vus, les personnes qu'il avait guidées, pour expliquer cela à Lothringen.

"Je vais un peu résumer ce qui s'est produit là-bas. D'abord parce que c'est plus simple : j'y étais sans y être... ce n'était que mon âme, mon corps n'était qu'une illusion pour me permettre de "marcher". J'aurais pu flotter en l'air, cela n'aurait rien changé. Ensuite, parce que cela avait un caractère très répétitif. Excuse-moi, ce n'est pas très clair..." Il s'interrompit, un peu gêné. Décrire cela était surtout difficile car il fallait y mettre des mots, de l'ordre...

"J'étais un guide. Je recevais les âmes des morts, les crapules, les meurtriers, les violeurs... pire encore. Je les guidais jusqu'à un serviteur de leur divinité, tandis que moi, perdu dans ce néant de cendres et de poussière infini, je restais là, à écouter leur discours... la plupart se vantaient de leurs méfaits. Des choses... même avant, je n'aurais pas imaginé cela possible. Des choses dignes des pires démons des Abysses... j'ai passé tant de temps à écouter cela, j'en ai été malade. Comme si cela m'avait ouvert les yeux face au Mal absolu. Comme si ça m'en avait dégoûté à tout jamais. Et... c'est ce qui s'est produit", fit-il, un rictus un peu tendu sur le visage. Ressasser tout cela le mettait mal à l'aise, mais le soulageait également. Lothringen était le seul à qui il pouvait confier ces choses compte tenu de son lourd passé, et de leur intimité. Le seul qui pouvait comprendre...

"Voilà. Pour faire bref..."

Mornagest devient neutre bon

Le discours de Mornagest était haché, malaisé. Assis sur le bord du lit, Lothringen l'écouta attentivement, sans l'interrompre et sans le relancer, ponctuant d'un long silence la fin de ses phrases. Que pouvait-il faire d'autre ? Il tentait de se représenter ce que ç'avait pu être, mais n'y parvenait pas vraiment - jusqu'à ce que le guerrier évoque la façon dont sa rencontre avec le Mal à l'état pur l'en avait dégoûté. Cela, peut-être... cela lui parlait. Son expérience n'était sans doute pas exactement comparable mais il voulait tenter de défaire un peu cette tension qui flottait dans l'air et sur les traits de son compagnon.

« Je me souviens de l'effroi que j'ai ressenti, enfant, lorsque j'ai découvert ce qu'étaient réellement mes « semblables » les drows. Jamais ma mère n'avait eu le courage de m'en faire le récit... ni même de m'expliquer comment j'avais été conçu. Et lorsqu'il m'a fallu admettre que ce n'étaient pas quelques individus isolés, mais bien une société toute entière qui reposait sur ces principes monstrueux, le choc a été difficilement soutenable... De ce jour, j'ai su que je ne serais jamais l'un d'eux. »

Et à vrai dire, ce choc, Lothringen n'y avait survécu que parce que son maître avait pris soin de l'isoler du reste de l'Ombreterre, le préservant d'un danger tandis qu'il l'exposait à un autre beaucoup plus sournois. Chassant ce mauvais souvenir, Lothringen soutint le regard de Mornagest et força un sourire.

« Et c'est tant mieux, n'est-ce pas ? Merci de m'avoir expliqué ; je n'y reviendrai plus, à moins que tu ne le souhaites. Tout cela, cette séparation, cette souffrance, est derrière nous... Et même si j'aurais payé de ma chair pour que nous ayons pu suivre une autre route, à présent... N'avons-nous pas ce que nous désirions ? Toi, la liberté, la paix, et moi... Ah, tu le sais bien, j'ai toujours rêvé que tu changes. »

"Oui, c'est peut-être ce qui s'est produit pour moi. Je ne sais pas exactement. C'était... je t'en parlerai peut-être une autre fois. Tant à dire... mais qu'est-ce que cela changerait ? Enfin. Je ne sais pas si c'est nécessaire."

Soulagé du poids d'un fardeau qu'il conservait pour lui depuis des semaines, Mornagest sourit à nouveau, de façon plus heureuse, comme s'il tournait la page pour ne plus jamais revenir en arrière. Bien sûr... les souvenirs resteraient, tel un couperet au-dessus de sa tête. Ne plus sombrer, ne plus céder à la tentation du Mal... sans quoi, il en paierait à nouveau les conséquences. D'un autre côté, avait-il besoin de cela ? Au fond de lui, il sentait qu'il souhaitait simplement œuvrer pour réparer ses anciens torts, et non parce qu'il craignait un autre châtiment. Une quête sans fin, mais qui avait un début : le présent.

"Libre, oui. Mais... est-ce que tu as tout ce que tu souhaitais ? Pour ma part, je peux enfin agir comme bon me semble. Tu sembles lié au commandement des troupes... pas que je te le reproche : qui le ferait, sinon ? Mais... les généraux manostiens ne sont pas tous incompétents, tout de même."

Il était même certain du contraire, et c'était sur quoi il portait une partie de son espoir de voir la guerre se conclure à l'avantage de Manost. Ou à tout le moins, un armistice.

Lothringen s'assombrit. Lié au commandement des troupes... Avait-il vraiment le choix ?

« Non, bien sûr. Et ne va pas croire que je décide de tout simplement parce que je marche avec l'armée. J'abandonne à nos généraux la logistique et la stratégie : je n'ai aucune compétence en ce domaine. Disons que... je centralise et redistribue les informations. Il y a bien des choses essentielles que je sais et qu'ils n'apprendraient pas sans moi. Ou que je ne leur dis pas, mais qui me conduisent à amender leurs projets. Comme lorsque j'ai hâté le départ des troupes. Sans compter que, comme tu l'as dit... il faut bien que cette armée ait une tête. »

Il soupira. Il n'avait pas encore parlé à Mornagest des soucis qui l'agitaient depuis quelques jours. Il tira d'une poche intérieure de sa veste une lettre soigneusement pliée et repliée qu'il avait manifestement manipulée à plusieurs reprises.

« Tiens, voici le vrai contenu de la dernière lettre de Ravestha, reçue juste avant mon dernier entretien à Lumenis... J'aurais dû la détruire, mais... je n'en ai pas eu le courage. Vois par toi-même. »

► Afficher le texte

Il laissa au guerrier le temps de lire, et quand il pensa que ce dernier avait atteint la fin, il ajouta avec accablement :

« Imagines-tu ce qu'il se produirait si le contenu de cette lettre était rendu public ? Le gouvernement balayé, les helmites en déroute... J'ai menti à tout le monde. A tout le monde... »

Il hocha la tête, tandis qu'il repliait la missive et la rendait à son compagnon. Ravestha avait fui... abandonné par Helm, à cause de sa mort, évidemment. Comment le lui reprocher ? Que pouvait-il faire, l'œuvre de sa vie gisant à ses pieds ? Évidemment, les conséquences étaient très importantes, et pas uniquement pour Manost. Lothringen devenait de fait le seul dirigeant, avec les responsabilités que cela engageait. Difficile dans ce cas de s'éclipser discrètement. Pourtant, si le grand émissaire l'avait fait ?

"Pas à moi, déjà", fit-il, optimiste. "Et je peux t'assurer que j'en aurais fait de même. Comment aurais-tu annoncé une nouvelle pareille ? Tu imagines le choc pour le moral des manostiens ? Lâchés par leur dieu défunt, et ensuite par leur dirigeant spirituel ?" Il hésita un instant avant de poursuivre : "Qu'est-ce qui t'a empêché de suivre son exemple ? Le fait de refuser de laisser les gens à leur sort, ou le sentiment de loyauté que tu devais à la cité ?" Il se rendit compte que sa question était dure... mais l'heure n'était sans doute pas aux cachotteries, surtout pas entre eux. Lui-même avait bien déclarer sa ferme intention de nuire à Melandis... mais il sentait qu'il lui manquait des éléments. Il avait loupé une bonne partie des événements dont Lothringen avait connaissance, et il savait qu'il n'aurait ni le temps ni la nécessité de les apprendre lui-même, cependant, certaines choses lui seraient sans doute essentielles pour comprendre la situation dans laquelle se trouvait son compagnon.

Le semi-drow resta bouche bée quelques instants. Il ne comprenait pas la question. Pourquoi restait-il ? N'était-ce pas une évidence ?

« Mais... les deux. Parce que j'aime cette cité et ses habitants. Parce que ce n'est pas mon genre d'abandonner les gens à leur sort au pire moment, surtout quand je suis responsable d'eux ; je ne pourrais plus me regarder en face si je faisais ce que le Grand Emissaire a fait ! Et parce que les mélandiens feront un carnage d'un civilisation qui mérite de leur survivre... Mornagest, j'ai réussi à obtenir l'alliance des luméniens : qui négociera avec eux, si le gouvernement s'effondre et laisse la place à des luttes de factions ? Et je ne t'ai pas encore parlé des ambitions des tormites ; ils préparaient sans doute un coup d'état à Manost... »

Il se frotta les yeux, se forçant à marquer une pause. Il commençait d'accuser la fatigue de tous ces derniers jours.

« Comme tu le sais, c'est dès l'organisation de ton « extraction » que j'ai parlé de démissionner. Mais les circonstances étaient différentes, Manost était en paix - au fur et à mesure, les problèmes se sont accumulés... Et j'ai donné ma parole aux tymorans, aussi. C'était le prix de ta résurrection... Ils m'ont demandé de rester au pouvoir, je ne sais pour quelle raison. Pour l'instant, je leur ai simplement permis de s'implanter à Manost. Peut-être leur fallait-il un héros de leur foi, peut-être comptent-ils sur moi pour les favoriser lors de la formation d'un gouvernement de transition, après la guerre. Mais honnêtement... même sans cela, je ne serais pas parti. »

Il laissa filer un silence. Il avait lâché tout ce qu'il avait sur le cœur, d'une manière sans doute confuse et désordonnée... Et à présent, il se demandait pourquoi Mornagest lui avait posé cette question. Aurait-il souhaité qu'il se retire, qu'il s'en aille avec lui ? C'était leur premier projet, après tout...

« Tu m'en veux ? »

Il avait écouté attentivement, tout en hochant la tête à intervalles réguliers. Les mêmes raisons qui l'avaient poussé à s'engager dans l'armée, en somme... sauf que ses possibilités étaient moindres que Lothringen : il ne pouvait plus mener, organiser une stratégie, donner des ordres.

"Au contraire. J'ai suivi le même raisonnement lorsque j'ai accepté de rejoindre les rangs des tormites pour prêter main forte à l'armée. Ne pas laisser ces gens à l'abandon... même si ma présence est davantage une goutte dans l'océan qu'autre chose... non, je ne t'en veux absolument pas. J'avais craint... tu as prêté un serment aux tymorans ? J'imaginais pire te liant à Manost, à vrai dire. Et... je n'aurais pas fait le lien entre ma résurrection et ce serment. Je sais que c'est dans la nature des tymorans, mais tu as pris un risque énorme... pour moi."

Il s'interrompit un instant. L'émotion lui serrait la gorge, l'empêchait d'exprimer correctement ses pensées. Bien sûr, il savait que Lothringen s'était dévoué corps et âme pour le retrouver, le faire ressusciter, veiller sur lui tandis qu'il émergeait de l'au-delà, et s'en occuper autant qu'il le pouvait alors qu'il parvenait à peine à se souvenir de son nom. L'épreuve avait été rude, le prix à payer fort... il savait tout cela, mais cela n'atténuait pas l'émotion.

"Je sais qu'il n'est pas question de cela entre nous, mais je ne pourrai jamais te remercier assez pour ce que tu as fait. Tu m'as offert une seconde chance, tu as patienté pour que je retrouve mes souvenirs... comment pourrais-je t'en vouloir ?"

Il sourit doucement, préférant rebondir sur cette dernière phrase que de répondre au reste.

« N'en veut-on pas toujours à ceux qu'on aime ? Parce qu'ils ne sont pas là, parce qu'ils n'ont pas compris. Parce que l'on espérait davantage, ou autre chose, et qu'ils ne l'ont pas vu. Parce qu'une partie de leur vie, de leurs intérêts, de leurs pensées nous échappe, et qu'on en crève... Je n'ai jamais dit que ce devaient être de bonnes raisons. »

Néanmoins, il était rassuré de la réponse de son compagnon, qui semblait comprendre ses motivations. Au moins aurait-il son soutien durant cette campagne : il était si seul ces derniers temps. Le semi-drow releva la tête, ramenant sa pensée sur leur échange précédent.

« Je ne sais pas vraiment au juste à quoi je me suis engagé envers l'Eglise de Tymora, mais il me semble évident que je ne suis pas au bout de ma dette. C'était un risque à prendre... Et plutôt moindre que celui que j'aurais couru en m'adressant ailleurs, je crois. »

Evidemment, le danger ne viendrait pas forcément de là. Le seul fait d'être le dernier au pouvoir alors que l'on était en guerre, que Ravestha avait fui et que le régime s'effondrait l'exposait à toutes sortes de périls dont Lothringen préférait ne pas dresser une liste trop précise.

« Brus m'a raconté que tu avais manqué te faire tuer dans les bas-fonds du port, peu avant le départ des troupes, et que tu n'avais dû la survie qu'à son secours. Si tu veux vraiment me remercier, fais attention à toi. »

"Oui, je pourrais trouver plein de mauvaises raisons de t'en vouloir... mais je gage que tu préfères savoir qu'il n'en est rien !", répondit-il, d'humeur plus joyeuse. "Tu as sans doute bien choisi, avec les tymorans. J'aurais tendance à moins faire confiance aux prêtres de Tyr ou de Torm, en ce moment... ça s'agite, et des actes inconsidérés pourraient se produire n'importe quand. Tu parlais d'un coup d'état de la part des tormites. Ça ne me surprend pas, malheureusement. Pour les avoir côtoyé pendant quelques jours, la tension qu'il régnait chez eux était palpable... sans parler du grand secret qui entourait chaque mission, même la plus quelconque."

Il repartait sur un sujet plus politique, et préférait ne pas trop s'y attarder pour l'instant. Il pourrait bien apprendre les détails un peu plus tard. Aussi, lorsque Lothringen mentionna Brus, il fut heureux de parler d'autre chose... d'autant que cela avait de l'importance.

"Oui..." rougit-il. "J'ai toujours été un peu fougueux, on dirait que ça n'a pas changé. J'ai péché par manque de prudence. On ne m'y reprendra plus. Dès que je devrai aborder un type louche, ce sera l'arme au poing. Cela dit... même si ça peut paraître étrange, je suis content que cela me soit arrivé. D'abord parce que c'est une leçon... et aussi, parce que je me suis retrouvé dans un état de semi-inconscience. J'avais l'impression de ne plus toucher le sol, d'être ailleurs... je ne sais pas combien de temps je suis resté sur les pavés de Manost, mais pendant ce moment, mon esprit a flotté quelque part... et a récupéré tous mes souvenirs enfouis. Il me semble que c'est arrivé à cause d'une situation similaire que j'ai vécue à Melandis, il y a longtemps de cela. Je me vidais de mon sang. A croire que c'est une habitude, chez moi..."

Un vrai discours, lui qui, naguère, peinait à aligner plus de deux phrases. Il retrouva le sourire en ajoutant : "Je suis bavard... dis-moi si je t'assomme !"

Le semi-drow avait écouté avec attention ce récit où il apparaissait que c'était l'attaque dont il avait été victime au port qui aurait fait remonter à la surface les souvenirs de Mornagest. Après tout, ce n'était pas impossible ; choc pour choc, et ce ne devaient pas être les souvenirs de blessures et d’agression qui manquaient au guerrier. Il avait toujours eu un talent certain pour les situations catastrophiques... La dernière question fit sourire Lothringen à son tour.

« Ah, tu plaisantes. Je me souviens d'un temps pas si lointain où je t'arrachais les mots l'un après l'autre, pendant que tu considérais avec fascination le rebord de tes manches. Tu parais... libéré, vraiment, et cela fait plaisir à voir. Je t'écouterais volontiers parler pendant des heures... Mon seul regret étant que nous n'ayons pas des heures devant nous pour conter le détail de nos mésaventures. Je serais pourtant curieux de les connaître. Pour manquer te faire assassiner dans une cité aussi policée que Manost, tu n'as pas dû y aller de main morte... »

Mais son esprit était déjà parti sur une autre idée, songeant à l'heure prochaine de leur séparation. Il se leva soudain, pour aller se placer près de son interlocuteur, dont le visage tremblait un peu sous la lueur incertaine des chandelles. Il scrutait ses traits, à la fois familiers et étrangers, qui s'étaient substitués depuis plusieurs semaines à ceux qu'il connaissait si bien. Des traits plus fins, plus creusés, une pilosité plus sombre, une impression d'ensemble plus âgée, sans doute... Ce visage, ils l'avaient choisi ensemble, il était plutôt harmonieux et on ne pouvait rien lui reprocher... sinon d'être celui d'un autre. Depuis tout à l'heure Lothringen avait une sensation étrange, qui le mettait un peu mal à l'aise, comme de tromper son compagnon avec son double.

« J'essaie de m'habituer, expliqua-t-il. Il va me falloir un peu de temps encore pour ne plus voir ton autre visage quand je penserai à toi. C'est dommage, en un sens... Celui-ci sourit plus volontiers. Hmmm... M'autorises-tu à le trouver beau ?» demanda-t-il d'un air joueur, tout en lui caressant la joue du bout des doigts. Derrière le jeu, une vraie question...

La Couronne de Cuivre

Quête : Le Poing Levé - Auberge du Merle Rouge (Medann)

Quête : Le Poing Levé - Auberge du Merle Rouge (Medann)