La Couronne de Cuivre

HRP : depuis ici.

Pierre sursauta. Son livre venait de glisser de ses mains et de tomber par terre. Le sommeil, insidieux, l’avait pris par surprise au cours de sa lecture. Toutefois, il n’avait dû dormir qu’un très court instant, immédiatement réveillé par la chute du petit ouvrage.

En regardant autour de lui, il constata que la chambre n’avait en rien changée. Il était toujours assis sur le lit où il s’était installé. Il avait toujours sa fidèle épée en bois. Bref, rien à signaler. Ha, si, juste une chose : la porte était entrouverte...

Par la porte entrouverte, Pierre aperçut le couloir-galerie. Celui-ci était plongé dans l’obscurité. Seul un rai de lumière filtrait depuis la chambre du garçon. Il traversait le couloir pour finalement tomber sur le mur d’en face, juste là où se trouvait la statue de l’angelot ou... tout du moins, ce qu’il en restait. Car elle avait été fracassée. Des morceaux de marbre jonchaient le sol. Seul le socle avait été épargné. Les pieds du banbins y demeuraient, un peu grotesques désormais.

Pas un bruit ne troublait le pesant silence du château, à croire que la tourmente au dehors était achevée. Il faisait aussi plus chaud, une tiédeur tout aussi pesante que le silence.

La pénible attente débuta pour Pierre. Porte close, lampe en poche, il savait que tôt ou tard, quelque chose allait se passer. Mais quand ? Et bien, assez vite en fait. Voilà que l’ampoule se mit à grésiller, à vaciller puis, dans un léger "pop" sonore, à se briser. Le garçon sentit quelques petits morceaux de verre lui tomber dessus, mais ce fut sans gravité, aucune. Il eut tôt fait de s’en débarrasser puis de se munir de sa torche électrique. Décidément, il avait été clairvoyant. Toutefois, à présent ce fut sa lampe qui rendit l’âme d’une façon similaire. N’était-il pas dans un cauchemar ? Quoi qu’il en soit, désormais Piotr était dans le noir le plus total.

Ce fut le début d’une nouvelle attente, plus pénible encore que la précédente. Pierre, apuyé sur la porte, entendait son souffle ainsi que son cœur battre. Rien ne pouvait venir du couloir sans qu’il ne le sache. Mais la chambre elle-même était-elle sûre ? Plus le temps passait et plus le garçon en doutait. Non, vraiment, il n’était pas seul ici. Quelqu’un d’autre respirait, il le devinait à présent.

Deux petite lueurs flamboyantes, deux étoiles dans le néant, apparurent. Elles clignèrent, une fois, deux fois, c’était des yeux. Puis, une vraie flamme jaillit, dissipant l’obscurité autant que l’aurait fait un briquet. Elle dansait dans une main ouverte, une main à la peau écarlate, luisante. Elle dévoilait en partie le visage du diablotin. Le monstre souriait. Il se trouvait à l’autre bout de la chambre, entre les deux lits. Il avait à peu près la taille de Piotr.
« Toi, t’es un malin – fit-il d’une voix mielleuse – j’aime les malins ! On va jouer tous les deux ! Dis, tu aimes quoi comme jeu ? »

Il avait senti l'angoisse monter en lui. D'abord lente, insidieuse, puis de plus en plus rapide au fil des manifestations successives du diablotin : le souffle qui avait troublé le silence, les yeux qui avaient percé l'obscurité, la flamme qui l'avait repoussée et révélé la sinistre créature lui faisant face... En la découvrant, plus affreuse encore que ne l'était sa statue, le gamin s'était senti parcouru par un violent frisson tandis que son cœur, plus que jamais, battait la chamade.

Paradoxalement, la manière dont le monstre s'adressa à lui l'aida à retrouver un semblant d'aplomb. Ainsi, il voulait jouer avec lui, comme Monsieur Larouge... Il n'allait donc pas l'attaquer immédiatement. Du moins, s'il entrait dans son jeu et ne déclenchait pas lui-même les hostilités... Pierre repoussa donc l'impulsion tenace qui le poussait à tirer son épée. A la place de ce geste provocateur, il se força à déglutir, à réfléchir. Il savait pertinemment que le diablotin interpréterait à son profit tout ce qu'il pourrait dire. Mais peut-être n'était-il pas impossible de trouver une réponse moins dangereuse que les autres ?

-Heu... J'aime bien les jeux de société, les jeux de cartes, les trucs comme ça... finit-il par lâcher, d'une voix moins assurée qu'il ne l'aurait voulu.

Évidemment, son adversaire devait être un tricheur de la pire espèce. Mais semblables activités étaient moins risquées que jouer au loup ou à cache-cache, non ?

« Les cartes ? Ho oui ! Moi aussi j’aime les jeux de cartes ! »
Disant cela d’un ton joyeux, le diablotin applaudit la réponse du garçon. A chaque fois qu’il tapait dans ses mains, des étincelles ardentes partaient en tout sens. Elles chassèrent un peu plus les ombres, les faisant s’agiter sur leurs brefs passages. Le monstre, en cet instant mieux révélé, était tout aussi dévêtu que ce que montrait sa statue. Après les mots, il partit en un ricanement, mi-méchant, mi-dément qui ne s’attarda guère. Retrouvant vite son calme, cessant d’applaudir, la luminosité redevint ce qu’elle était précédemment.
« Quelle heureuse coïncidence, n’est-ce pas ? »
Sa réplique était de nouveau douce, malicieuse.
« Je connais un jeu de cartes très amusant. Tu va a-do-ré ! Mais il n’y a pas de table ici. Allons jouer dans la salle à manger. Je t’y attends. »
Et hop, il disparu... pour réapparaitre l’instant d’après au même endroit.
« Attention petit malin. Si tu ne viens pas, c’est au loup qu’on va jouer ! »
Il éclata de rire tout en disparaissant pour la seconde fois. Sa voix se fit de plus en plus lointaine, comme si le diablotin s’enfonçait dans un puits. Le silence et l’obscurité était de retour.

En remontant le couloir-galerie, Pierre rencontra d’autres débris de marbre, d’autres statues en miettes. Tous les personnages bienveillants ou pas assez méchants avaient été détruits, comme la fée, le chevalier ou encore le lutin. Les autres avaient été épargnés. Le garçon reconnu, au cours de ses tâtonnements, le corbeau et la sorcière. Quand il arriva au niveau des escaliers, l’obscurité laissa place à une pénombre rougeoyante. Elle venait des fenêtres. Si le château semblait à peu près identique, le parc était méconnaissable. Le Domaine des Divorcés avait vraisemblablement déménagé en Enfer. Plus la moindre verdure, que de la rocaille volcanique. Le ciel n’était plus gris de nuages mais noir de cendre.

Piotr poursuivit, plus facilement désormais. En s’approchant de la salle à manger, il rencontra des chandeliers allumés. Quand enfin il poussa la porte, une chaleur plus prononcée l’accueillit. L’imposante cheminée tournait à plein régime, un vrai brasier crépitant. Le lustre était garni d’une légion de bougies. Et sur la vaste table, deux autres chandeliers. Voilà un éclairage aussi efficace qu’inquiétant.

Le diablotin était assis, non pas sur une chaise, mais sur son dossier en une position décontractée qui en disait long sur son agilité.
« C’est mieux ici, n’est-ce pas petit malin ? Ici, on va pouvoir jouer ! Ho oui, ça va être drôle ! »
Il ricana tout en faisant apparaitre, en une bouffée de flammes, un jeu de cartes. Il se mit à le mélanger avec une dextérité surréaliste.
« Viens, prends place, mets-toi à l’aise, fait comme chez toi ! Hé, hé ! Alors dis-moi, quel enjeu pour ce jeu ? Car tous les jeux doivent avoir un enjeu ! Dis ce que tu veux siiii tu gagnes ! »

Pierre devait l'avouer : le tour que prenaient les choses le déconcertait. Le fait que la demeure soit désormais plantée au beau milieu des enfers ne l'avait guère surpris, certes : après tout, le rêve de l'angelot les avait conduits au paradis. En revanche, il ne s'était pas attendu à ce que son trajet jusqu'à la salle à manger se passe sans la moindre anicroche. Était-il donc possible que le diablotin soit ravi de jouer aux cartes et, par conséquent, qu'il se soit jeté tête la première dans un piège en proposant cette distraction ? Bah, sans doute la créature aurait-elle réagi de même face à toute autre suggestion : elle devait aimer jouer, oui, mais elle entendait surtout obtenir quelque chose... Son âme ? C'était le propre des démons de vouloir les âmes des humains, non ? Et le pire, c'était qu'elle était assurée de remporter la partie, quelle que soit le jeu choisi : quand on possédait des pouvoirs magiques, tricher devenait un vrai jeu d'enfant...

Le gamin fut tenté d'envoyer balader son interlocuteur. Mais ça n'aurait sans doute pas été très malin. Mieux valait continuer à le brosser dans le sens du poil, tout en essayant de gagner du temps...

-Un enjeu ? fit-il, mimant l'étonnement. J'avoue que j'y ai pas pensé : je trouvais juste ça chouette de jouer avec toi. Mais je peux y réfléchir, si tu veux... Tu voulais me demander quelque chose, toi ? Si tu me le dis, ça me donnera peut-être des idées...

Puis, comme si la réponse ne l'inquiétait en rien, il se mit à arpenter la salle à manger, arborant un air admiratif.

-En tout cas, t'as raison, c'est bien mieux de jouer ici ! C'est vraiment sympa, les chandelles et tout... Très classe !

En réalité, il trouvait l'endroit sinistre et beaucoup trop surchauffé à son goût : il commençait d'ailleurs à transpirer alors qu'il n'était entré que depuis quelques instants. Mais peut-être la flatterie fonctionnerait-elle avec le diablotin, comme elle fonctionnait dans la fable "Le Corbeau et le Renard" de Jean de la Fontaine ?

« Hooo ! Mais t’as bon goût ! » s’exclama le diablotin, enthousiaste.
Il jeta le jeu de cartes en l’air et, sitôt après, se téléporta devant Piotr. Apparition et disparition étaient accompagnées par un nuage d’ombre qui se volatilisait dans la seconde. Profitant de l’effet de surprise, le monstre attrapa et tira un peu les joues du garçon, tout en disant :
« Je sens qu’on va bien s’entendre tous les deux ! »
Hé hop, le voilà de retour sur la chaise, juste à temps pour récupérer le jeu de cartes.
« L’enjeu rend le jeu plus amusant, plus intense, tu vois ? Le jeu sans l’enjeu est fade. L’enjeu sans le jeu n’est pas un enjeu. Tu me suis ? Ho, je serais toi, j’enlèverai au moins une couche d’habits. Regarde, tu va fondre ! »
Nouveau rire. Le diablotin, forcément, supportait sans mal la température étouffante.
« Allez, ça m’donne une idée ! P’tit malin, si je gagne, tout ce que tu portes, tu le mets au feu. C’est pour ton bien. Hé, hé ! Ok ? Alors, et toi, tu veux quoi ? Vas-y, dis ce qui te fait plaisir, c’est le moment ! »

Il aurait sans doute estimé s'en tirer à relativement bon compte, s'il n'avait craint que le "tout" en question comprenne son épée : car si brûler ses autres affaires était un sacrifice qu'il pouvait consentir, à la rigueur, perdre son arme était inenvisageable, puisque cela équivaudrait à abandonner tout moyen de défense... Évidemment, il ne devait pas laisser paraître cette pensée, sous peine de conforter le diablotin dans son choix. En revanche, peut-être y avait-il moyen de le faire changer d'avis, en faisant semblant que ce qu'il demandait ne l'embêtait pas le moins du monde...

-Juste brûler ce que je porte ? fit-il, essayant de jouer les incrédules. Moi je veux bien, mais c'est pas un vrai enjeu, ça ! J'aurais presque envie de perdre exprès ! Je veux dire, pour une fois que j'aurai le droit d'abîmer mes affaires sans qu'on me gronde... Pis franchement, vu la chaleur qu'il fait, tu me rends service ! D'ailleurs, je vais pas attendre d'avoir perdu pour enlever des trucs...

Il entreprit aussitôt d'ôter son pull. La manœuvre avait à son avis deux avantages : d'abord, s'il retirait des choses avant que le jeu ne commence - et il comptait bien se débarrasser de son épée -, il ne les porterait plus au moment de sa défaite, ce qui pourrait les exclure de l'enjeu final... Ensuite, il gagnait encore du temps, du temps qu'il pouvait mettre à profit pour réfléchir. Or, il venait d'avoir une idée : s'il ne parvenait pas à faire changer le monstre d'avis, il était peut-être en mesure de le pousser à perdre volontairement la partie...

-Sinon, ce qui me ferait plaisir, reprit-il en déposant son vêtement sur le dossier d'une chaise, c'est que si je gagne, tu me montres les autres sortilèges que tu sais faire. Parce que tes pouvoir magiques, je les trouve super impressionnants ! J'ai adoré le coup de la flamme, tout à l'heure. Et la téléportation, c'est vraiment génial !

« Excellent ! Ex-cel-lent ! »
Le diablotin applaudit les propos de Pierre qui, visiblement, le mettaient au comble de la joie. Puis, encore une fois, il se calma très vite.
« Ho, mais tu sais, mon gain est pour ton bien, je l’ai dit. Faisons ainsi ! Hum, mais à quel jeu de cartes allons-nous jouer ? Il y en a tellement ! N’est-ce pas fabuleux ? Tiens, je sais, aux paires ! Un p’tit malin comme toi doit avoir tout plein de mémoire. Connais-tu les règles ? »
Si non, le démon allait les expliquer tout en répartissant sur la table, face cachée, les cartes en lignes et colonnes. C’était un jeu de 54 cartes. Il en fit 7 lignes de 7 et une de 5, celle du bas. Le jeu consistait à retourner deux cartes. S’il s’agissait d’une paire, par exemple l’as de carreau et celui de cœur, les deux as rouges donc, le joueur la prenait et rejouait. Sinon, il remettait en place les cartes et c’était à l’autre. Le but était bien sûr d’avoir, à la fin, plus de paires que l’adversaire. Il y avait une part de chance mais la mémoire des cartes dévoilées était essentielle pour l’emporter.
« Les deux jokers forment une paire. A toi l’honneur p’tit malin ! »

Pour faire bonne mesure, Pierre avait retiré sa chemise : la chose paraîtrait d'autant plus logique qu'il portait un t-shirt en dessous - il l'avait enfilé pour combattre une lancinante sensation de froid qui n'était plus de mise dans ce cauchemar. Il en avait également profité pour déposer lampe et épée sur la chaise : si sa manœuvre réussissait, ces objets ne finiraient pas dans la cheminée. Enfin, lorsque son adversaire eut terminé d'installer le jeu, il prit place face à lui.

-Si je remporte la partie, tu me montres de la magie, et si je perds, je m'amuse à brûler ce que je porte, lança-t-il en se frottant les mains. Dans les deux cas, je suis gagnant ! Mais je vais quand même jouer sérieusement : je préfère continuer à avoir chaud et voir tes sortilèges que l'inverse !

Il avait dit vrai quand au fait qu'il disputerait la partie avec sérieux. C'était le meilleur moyen de rendre crédible ses déclarations, sans compter que cela ferait sans doute plaisir au diablotin. Néanmoins, en réalité, il ne se faisait guère d'illusions quant à ses chances de succès : il avait l'impression que le monstre tricherait pour le battre. S'il s'en rendait compte, le gamin ne s'offusquerait pas. Au contraire, il le féliciterait pour son habileté et ajouterait qu'il adorerait posséder de tels pouvoirs. La flatterie, encore... Mais pourquoi s'en priver, puisque cela paraissait fonctionner ?

« Oui, oui... tu es toujours gagnant », reprit le diablotin avec un large sourire.
La partie s’engagea et elle paraissait, pour l’instant tout du moins, se dérouler de façon très classique. Piotr en était à trois paires contre deux pour le démon quand celui-ci cessa de commenter le jeu au profit d’un autre sujet.
« Huit de trèfle et valet de pique. Bon, à toi. Tiens, j’y pense... Pierre... crois-tu toujours que tout ceci ne soit qu’un cauchemar ? Un simple cauchemar comme les autres ? C’est ce que tu as dit à tes amis, non ? »
C’était la première fois que le monstre appelait le garçon par son prénom. Son ton, toutefois, était très dégagé.

Le garçon garda un moment le silence. D'abord, parce qu'il ne voulait pas se déconcentrer et oublier la position des cartes - d'ailleurs, il joua son tour avant de songer à répondre. Ensuite, parce qu'il voulait trouver la réplique la plus appropriée. Cela l'ennuyait - l'effrayait, même - d'avoir été espionné ainsi et, s'il se doutait que renvoyer une créature de cauchemar à ce qu'elle était réellement ne s'avérerait pas très diplomate, restait à inventer un mensonge, une explication logique à son changement d'attitude.

-Non je le pense pas vraiment. Et je l'ai jamais vraiment pensé, sauf peut-être au tout début, fit-il, les yeux toujours rivés sur la table de jeu. Les cauchemars, c'est pas comme ça, ça dure pas aussi longtemps. Pis ça paraît pas si réel. Alors... Je sais pas ce que c'est. Mais bon, fallait bien trouver quelque chose qui rassure les autres. Déjà qu'ils étaient tout paniqués, alors si en plus j'en avais rajouté...

Le diablotin joua, compléta une paire, rejoua et acheva son tour. Trois partout désormais. Le jeu allait aller de plus en plus vite, nombre de cartes ayant déjà été retournées et les deux adversaires ayant tout deux bonne mémoire.
« Il se trouve que je sais tout un tas de trucs utiles, parce-qu’il se trouve que mon rôle ne se limite pas à... disons... distraire ceux qui dorment dans ma chambre. On est plusieurs dans ce cas. A ton avis, qui fait la cuisine, le ménage, le jardinage ? Je t’aime bien. T’es un p’tit malin, un p’tit filou. Ça te dirait de savoir où est... je ne sais pas moi... la pièce immaculée ? »

Cette fois, Pierre répondit instantanément.

-La pièce immaculée ? s'enquit-il d'un ton curieux.

De fait, celui-ci n'était pas feint : il devait s'agir de la salle que le gamin avait entrevue dans ses deux visions et il aurait effectivement beaucoup aimé en savoir davantage à son sujet, comme il aurait aimé en savoir davantage sur les autres remarques de son interlocuteur. Elles laissaient entendre que certaines statues prenaient vie, la nuit sans doute, pour accomplir des tâches domestiques. Il imaginait d'ailleurs, non sans effroi, la sorcière affairée derrière les fourneaux et la Mort taillant les haies avec sa sinistre faux.

Toutefois, ce n'était pas le moment de laisser divaguer son imagination ou de se concentrer exclusivement sur le discours du monstre. Il avait une partie à gagner, et son adversaire cherchait peut-être, justement, à le distraire pour l'en empêcher. Aussi tenta-t-il de remiser ses paroles dans un coin de sa mémoire, d'où il pourrait les tirer plus tard, et de se focaliser sur les cartes. Ce serait plus simple de discuter de tout cela lorsque le jeu serait terminé, sans compter que la conversation constituerait un excellent moyen pour gagner encore un peu de temps.

« Oui oui, la salle immaculée, celle dont tu rêves. Enfin, si j’ai tout bien suivi. »
Le diablotin jouait avec détachement mais non sans efficacité. De son côté, Piotr se concentrait. L’un dans l’autre, la partie fut très disputée et rares furent les erreurs, d’un côté comme de l’autre. Le démon ne semblait vraiment pas tricher. Pas de chance excessive, ni de vraie malchance non plus, pas de mémoire sans faille. Néanmoins, ce fut lui qui l’emporta : 15 contre 12. Lui, qui s’était fait intriguant, retrouva son exubérance.
« Et donc, donc, j’ai gagné ! Gagné ! Ha, ha ! »
Bien sûr, il s’applaudit. Il fit même une petite cabriole qui lui fit quitter sa chaise pour gagner le sol avec une grâce et une légèreté stupéfiante. Ses ailes de chauve-souris devaient l’aider. Le voilà dos à la cheminée. Celle-ci, de model ancien, n’avait pas de vitre. L’âtre était directement accessible. Il fallait même faire attention car les flammes l’aichaient les bords, sortant quelque peu.
« Tu t’ai bien défendu p’tit malin. Mais t’as perdu. Alors, à poil ! »
De la main, il désigna théâtralement le brasier. Il avait le sens du spectacle, c’était sûr.

-Tant pis pour la magie, soupira-t-il avant d'ajouter d'un ton beaucoup plus enthousiaste : Mais au moins, j'arrêterai peut-être de transpirer !

L'idée de se dépouiller de toutes ses affaires et de les livrer aux flammes ne le réjouissaient guère. Cependant, compte tenu du cauchemar dans lequel il était tombé et des pouvoirs de son interlocuteur, la situation aurait pu tourner beaucoup plus mal. Ç'aurait sans doute été le cas, d'ailleurs, s'il avait gagné la partie : le diablotin lui aurait montré ses sortilèges, certes, mais s'en serait peut-être servi à ses dépens...

Pierre se leva donc sans rechigner, se rapprocha de la cheminée et s'agenouilla pour commencer à délacer l'une de ses chaussures. En ne se pressant pas, en retirant un à un ses effets et en les lançant au fur et à mesure dans le feu, il réussirait probablement à atteindre ce qui restait son principal objectif : gagner du temps. Dans cette optique, discuter pouvait également s'avérer intéressant, sans compter qu'au détour d'une phrase, le monstre était susceptible de lâcher une information utile...

-Alors comme ça, tu peux entendre ce qu'on dit près de toi quand tu es en statue ? demanda-t-il en défaisant un nœud. Et la nuit, tu peux bouger et te promener dans le château ? T'as vraiment plein de pouvoirs supers, dis donc !

« T’as tout compris ! Mais pas que la nuit, tout le temps. En fait, j’suis pas tellement sensé te le dire mais bon, au stade où tu en es, toi et tes potes... »
Il ricana. Puis, nonchalant, il s’avachit sur le rebord de la cheminée.
« Dans la salle aux déguisements, tout au fond, y’a des doubles des statues, en plus léger heureusement. Alors, quand on est plus en place, suffit de les utiliser et vous n’y voyez que du feu. Mais bref. Si tu veux que je t’en dise plus, va falloir... me rendre un p’tit service. Ça te coûtera rien, pas à toi , hé, hé ! »

Estimant qu'il ne pouvait plus continuer à jouer avec ses lacets sans courir le risque de dévoiler son stratagème, Pierre avait fini par ôter sa chaussure. Au moment où le diablotin achevait sa dernière tirade, il s'était redressé et s'apprêtait à la lancer dans la cheminée. Il en profita donc pour suspendre son geste et pour fixer la créature.
-Je peux te rendre un service, moi, alors que j'ai pas un seul pouvoir ? fit-il, mimant l'étonnement. Tu voudrais que je fasse quoi ?
En fait, il n'était pas surpris : depuis que son interlocuteur semblait l'apprécier, il s'attendait à ce qu'il lui demande quelque chose. Et il se doutait que le quelque chose en question serait tout sauf gentil... Le diablotin allait-il suggérer qu'il trahisse l'un de ses amis ?

« Cet emplumé à gueule d’ange m’énerve. Rien qu’à le voir, avec son air niais, ça me donne envie de vomir. Le truc, c’est que j’peux pas aller dans son rêve à la noix. Mais je sais qu’il a une harpe. P’tit malin, tu va aller là-bas et arracher toutes les cordes, et tu va me les ramener ici. J’suis sûr que ce sera un jeu d’enfant pour toi, n’est-ce pas ? »
Le diablotin sembla un instant songeur à la perspective de ce mauvais coup.

Sa chaussure toujours à la main, Pierre fronça les sourcils sous l'effet d'une intense réflexion. Pour une fois, il n'avait pas à jouer la comédie : ce n'était pas une mince affaire de trouver comment répondre au diablotin, de ne pas lui opposer un refus tout en ne s'engageant à rien... Le mieux était sans doute de mêler mensonge et réalité, ce qu'il entreprit de faire.
-C'est vrai que dans le genre niais, l'angelot il bat des records... commença-t-il. Du coup, il m'énerve, et ça me gênerait pas de lui faire un sale coup, au contraire ! Mais ça risque d'être un peu compliqué... Déjà, je sais pas si j'aurai le droit de dormir encore dans sa chambre. Et si je peux, je serai pas tout seul, malheureusement : les autres auront trop peur qu'on se sépare... S'ils me voient en train d'arracher les cordes, ils voudront m'en empêcher. Bon, j'arrivai peut-être à le faire en cachette mais après, revenir ici, ça sera pas du gâteau ! Si je dis aux autres que je veux aller dormir dans ta chambre, ils vont me prendre pour un fou !
Il soupira puis tenta d'imiter l'air songeur du monstre.
-Mais c'est sûr que ça serait rigolo, de faire ça... Tu crois que la statue de l'angelot elle arrêterait de sourire bêtement ?

« Je crois surtout que la statue de l’angelot dans mon rêve peut t’expédier dans le sien. »
Le diablotin se redressa sur son séant, puis s’étira. Il se délassait comme un lézard au soleil. Mais, surtout, il semblait avoir oublié le gage, ayant mieux à penser.
« Bon, après, c’est vrai qu’elle est un peu en miettes. - Il eut un sourire jusqu’aux oreilles. – Mais c’est pas un problème, suffit de recoller les morceaux. Par contre, pour revenir... Je ne sais pas. Chaque rêve est différent. Certains reproduisent le château, donc les statues, donc permettent de circuler vers d’autres rêves. Mais c’est pas le cas de tous. J’ai entendu parler d’un palais d’or chez l’emplumé. Peut-être que là-bas, tu pourras revenir. Au pire, suffit qu’on se retrouve chez Larouge. Alors, ça te va ? »

A nouveau, Pierre s'abîma dans ses pensées. Réfléchir lui devenait de plus en plus difficile : depuis ce qui lui semblait être une éternité, il devait peser le moindre de ses mots et de ses actes, jouer en permanence la comédie et rester constamment sur ses gardes, le tout dans une ambiance inquiétante et face à un monstre retors bien plus malin que lui. Bref, cela faisait beaucoup pour un garçon de huit ans, et il avait hâte que cela se termine, d'autant plus hâte qu'il se demandait combien de temps encore il pourrait jouer à ce petit jeu sans commettre d'erreur... Mais le diablotin ne lui offrait-il pas une échappatoire, justement ? S'il suivait son plan, il se retrouverait bientôt dans le jardin paradisiaque, loin des enfers, de cette version sinistre du château, de cette cheminée qui le faisait transpirer à grosses gouttes... Oui, la perspective était tentante. Terriblement tentante. Cependant, accepter l'offre, ne serait-ce pas faire ce qu'il craignait tant, c'est-à-dire se jeter tête baissée dans un piège ?

Car c'était un piège, assurément : de ce qu'il en savait, on ne sortait jamais gagnant d'un pacte avec un démon. S'il s'engageait sur cette voie périlleuse, il risquait fort de le regretter amèrement. Sauf s'il parvenait, par miracle, à ne faire aucune promesse... Mais était-ce si impossible que cela ? Il s'en était plutôt bien sorti jusqu'ici, réussissant à s'attirer la sympathie apparente de la créature et à lui faire oublier - au moins temporairement - cette histoire de sacrifice de vêtements, ce qui le soulageait indéniablement... Alors, peut-être suffirait-il d'un dernier effort pour que sa situation s'améliore encore ?.

-J'ai quelques questions... finit-il par répondre. Parce qu'on a plus de chance de réussir si on prépare bien son plan... Est-ce que l'angelot il sera dans son rêve ? Et il se passera quoi si je me réveille pendant que j'y suis toujours ? Je sais pas, je me dis que ça pourrait être un problème que je sois réveillé alors que je suis pas dans le rêve qui va avec la chambre où je dors... Et si je peux pas revenir tout de suite ici, il y a un endroit dans le château où on peut se retrouver facilement sans que les autres ils me voient ?

Il avait encore gagné du temps. Avec un peu de chance, dans un instant, monsieur Larouge toquerait à la porte et mettrait un terme au cauchemar. Malheureusement, il avait la désagréable impression que cela ne se produirait pas.

« Bien sûr que l’autre couillon sera dans son rêve ! Il peut pas en sortir. On sort pas quand on sert à rien, hé, hé ! »
Le diablotin se rallongea, bras derrière la tête.
« Et c’est pas grave si tu es réveillé dans l’autre rêve. T’es dans ma chambre, tu y restes. Ce qui serait grave, ce serait que tu ne me rapportes pas les cordes. Disons que... je le prendrais mal, tu vois ? Mais si tu y arrive, on sera des amis. Inutile de me chercher chez Larouge. C’est moi qui te trouverai. Alors, p’tit malin, marché conclut ? »

-Je sais pas comment ça va tourner, alors je suis pas sûr que j'y arriverai du premier coup. Ou que j'y arriverai tout court, dit-il après avoir gardé quelques instants le silence. Mais je vais essayer de te rapporter les cordes. Parce que j'aimerais bien qu'on soit amis. Et parce que ça serait rigolo de voir l'angelot faire la tronche parce qu'il peut plus jouer de la harpe !

C'était la meilleure réponse qu'il avait trouvée. En dehors des motivations exprimées, purement mensongère, le reste était la stricte vérité. Oui, il n'était pas certain de pouvoir accomplir cette mission. Mais oui, il essayerait bel et bien de le faire. S'il existait un moyens de pousser le diablotin à croire qu'il souhaitait sincèrement être son allié, s'il était possible de lui soutirer d'utiles informations, pourquoi s'en priver ? Certes, il n'agirait pas comme son interlocuteur l'entendait : il tenterait plutôt de convaincre l'angelot... Quoi qu'il en soit, s'il réussissait, le résultat serait le même. Et s'il échouait, il n'aurait pas rompu de promesse.