La Couronne de Cuivre

La cogue « Clarté d’Orient » avait déployé toute sa voile et filait sous le vent mais la lutte était inégale malgré l’expérience de son équipage. En matinée, le capitaine avait réuni les quelques passagers en provenance de Portcalim en Calimshan pour leur annoncer l’imminence de l’attaque. Deux caravelles, légèrement plus petites que leur navire mais plus rapides et plus maniables les avaient pris en chasse. Les poursuivants n’arboraient pas de couleurs mais les candidats n’étaient pas légion dans cette région du monde : des pirates ou, pire encore, des esclavagistes du port mélandien d’Anarelis. Dans un cas comme dans l’autre, si la cogue se faisait rattraper, le combat se ferait sanglant et les passagers seraient réquisitionnés pour repousser l’assaut. Quelques marchands peu habitués au maniement des armes protestèrent mais le ton grave du capitaine eut tôt fait de les mettre face aux réalités : en cas de défaite, les ennemis ne feraient que peu de cas de leurs droits, de leurs biens ni de leurs personnes. A nouveau, l’équipage tenta une manœuvre pour gagner en vitesse tout en se rapprochant de la côte encore bien trop lointaine. Mais toujours les voiles ennemies se faisaient plus proches, comme portées par la cupidité et le goût du sang de leurs victimes. Si ces dernières tenaient au moins jusqu’à la nuit, peut-être y aurait-il un maigre espoir de les semer pendant la nuit…

Surya fronçait les sourcils, les yeux fixés sur les voiles qui se rapprochaient malgré tous les efforts de l'équipage. A moins d'un brusque coup de pouce des dieux de l'océan, le combat semblait inévitable. Soit. Elle y était prête. Du moins autant qu'elle pouvait l'être. Elle vérifia une fois de plus que ses épées courtes glissaient bien dans leurs fourreaux et que ses dagues de jet étaient à leur place, dans ses manches et ses poches.
Elle avait soigneusement mis à l'abri ses instruments de musique -son gagne-pain, ainsi que son petit singe Tempo. Pour une fois, elle avait renoncé à dissimuler son visage sous son capuchon, trop gênant pour combattre, et emprisonné ses cheveux crépus sous un foulard de couleur vive. Sa peau noire attira peu de regards, les marins ayant d'autres chats à fouetter, et les rares passagers étant trop terrorisés par les deux caravelles pour prêter attention à ce qui se passait sur le bateau.

Elle se dit avec un demi-sourire qu'elle arborait la même coiffure que leurs poursuivants, si toutefois il s'agissait bien de pirates et non d'esclavagistes. Les premiers ne lui faisaient pas vraiment peur. En fait, elle avait presque hâte de voir de ses yeux un véritable combat naval, imaginant déjà comment leurs poursuivants allaient arraisonner le navire, bondir par-dessus le bastingage, sabres au clair... toutes choses qu'elle ne connaissait que par les récits et chansons de marins. Cela dit, les récits affirmaient qu'ils ne faisaient pas de quartier, aussi ferait-elle bien d'éprouver tout de même un petit peu de crainte. Mais qui sait, peut-être auraient-ils besoin d'une barde pour chanter leurs exploits, ce qui lui permettrait de négocier sa vie ?
Quant à la seconde hypothèse, des esclavagistes... elle se refusait tout bonnement à l'envisager. Inutile de prendre le risque de ressentir de la peur.

Les navires approchaient dangereusement. Non seulement elle allait voir de ses yeux un combat naval, mais elle serait aux premières loges. Et sans doute contrainte d'y participer. Prudemment, elle s'éloigna le plus possible, en direction de l'avant du bateau. Il serait stupide de mourir maintenant, elle avait tant à faire et à découvrir. Bien campée sur ses deux jambes, elle se tint prête à défendre sa vie. Puis, jetant un coup d’œil au visage décomposé des autres passagers, à l'inquiétude qui se lisait sur celui des membres de l'équipage, elle grimaça. Le meilleur moyen de rester en vie était tout de même de leur donner un peu d'allant et de courage, et ça, c'était dans ses cordes...
Avisant un tonneau de bois et une bidon métallique, elle se mit à tambouriner dessus, sur un rythme lent, régulier, qu'elle accéléra peu à peu, de plus en plus fort, de plus en plus syncopé. Puis elle y ajouta sa voix, grave et puissante, chantant le combat, la gloire des marins qui repoussaient victorieusement l'assaut. Elle inventait les paroles au fur et à mesure, mais elle connaissait son métier : juste quelques phrases, répétées sur un rythme entraînant et optimiste, comme un slogan. Une hymne à la victoire qui ne saurait leur échapper.

Le capitaine se tourna vers la barde pour lui adresser un sourire de reconnaissance en voyant que le chant de Surya avait donné une certaine dose de courage à ses hommes. Du courage dont ils allaient avoir très bientôt besoin. Déjà les deux caravelles se déployaient pour approcher la cogue sur ses deux flans. Les marins adverses agissaient avec une certaine coordination qui dénotait leur expérience. Une mauvaise nouvelle n’arrivant jamais seule, la vigie perchée sur le mât central de la Clarté d’Orient, héla le capitaine avec nervosité :

- D’autres voiles à l’horizon. Beaucoup. Ils nous ont piégés : ils vont nous couper la retraite !

Le capitaine esquissa une grimace et donna de nouveaux ordres à ses troupes :

- Bosco. Distribuez les armes ! Nous allons leur faire voir et les forcer à négocier avant que leurs renforts ne soient sur nous.

Le capitaine n’était pas loin de penser que la vigie avait raison mais il ne voyait pas d’autre solution que de maintenir le moral de ses maigres troupes, tout comme l’étrange petite femme noire qui avait payé rubis sur l’ongle son voyage.

Ils étaient cernés. Et le capitaine avait beau faire semblant d'y croire, elle voyait clairement que leurs chances étaient très maigres.
Pour l'heure, sa curiosité l'emportait et, les yeux écarquillés, elle fixait la plus proche des caravelles, tentant de discerner les hommes à son bord. Elle refusa d'un geste les armes qu'on lui tendait, préférant ses propres épées, et accéléra légèrement le rythme de ses percussions, accompagnant de sa voix chaude l'approche inexorable de l'attaque.
Une partie d'elle, faisant preuve d'un détachement quelque peu inconscient, avait hâte que le combat commence. Elle se trouvait au cœur des événements, et allait voir d'une instant à l'autre une attaque de pirate de ses propres yeux. Peut-être pourrait-elle la mettre en vers ? Mais c'étaient toujours les vainqueurs qui chantaient les combats, or elle risquait fort de se trouver du côté des vaincus cette fois-ci. Bien sûr, il était inutile d'inquiéter ses compagnons, aussi se composa-t-elle une mine parfaitement confiance et sereine. En un sens, elle l'était presque : qu'avait-elle à craindre? Ils n'avaient aucune raison particulière de tuer une barde... Elle préférait ignorer qu'ils n'en avaient pas, non plus, de la maintenir en vie.
Elle se dissimula du mieux qu'elle put derrière ses instruments, le plus loin possible du bastingage, bien décidée à chanter jusqu'au moment où l'attaque commencerait. Ensuite... bah, elle défendrait sa vie, mais se garderait d'attaquer elle-même : sait-on jamais, si elle devait ensuite négocier sa vie, mieux valait que les pirates n'aient pas de mort à lui reprocher.

L’équipage et les passagers qui pouvaient se battre de la cogue ne devaient pas représenter plus de trente combattants, soit deux à trois fois moins et bien moins expérimentés que ceux qui menaient l’assaut à bord des deux caravelles. Et c’était encore sans compter sur les autres vaisseaux. A ce compte, le calcul de Surya se tenait : mieux valait négocier avec ceux qui allaient vaincre sans doute possible à moins d’un miracle. La cogue avait repris quelques longueurs d’avance à la faveur d’un changement de cap astucieux du capitaine. Mais cela ne faisait que retarder l’échéance. Un des navires pirates rattrapait déjà son retard et aborderait par bâbord dans quelques minutes à peine. De sa position privilégiée, la barde pouvait voir les soudards dépenaillés qui encombraient son pont et se préparaient avec jubilation à cette perspective. Plus nombreux, mieux armés et plus féroces : même sans avoir jamais assisté à une attaque de pirate, Surya ne pouvait que le comprendre. Absorbée par ses pensées, la voix de la vigie restée dans son nid de pie faillit lui échapper tout comme le sens de ses paroles :
- Ils sont très nombreux mon capitaine. Plusieurs dizaines. Et de gros tonnage.

Le capitaine, occupé à ses manœuvres désespérées releva la tête et grommela sans grande conviction :

- Bon sang ! Cela ne peut pas être des pirates. Ont-ils haussé des couleurs ?

La vigie prit le temps de mieux observer avant de hurler :

- Ils sont encore trop loin pour les distinguer mais de vois du bleu je crois. Et attendez… des soleils sur leurs voiles. Des caraques selon le profil. - Bon sang ! Timonier, changez de cap ! A contrevent, attention à la caravelle. Droit sur eux !
- Capitaine, certaines bifurquent aussi, en trajectoire d’interception !
- Il faut qu'elles nous rattrapent, c'est notre seule chance.

Pour l'heure, les pirates ne semblaient pas tenir compte des nouveaux venus, tout préoccupé par la traque de leur proie facile. La première caravelle était parvenu à changer de cap pour prendre le sillage du navire marchand après s'être laissé surprendre par la nouvelle manoeuvre évasive.

Surya, concentrée sur son chant de combat mit quelques instants à comprendre ce qui se passait. Le capitaine ordonnait de se rapprocher des navires ennemis... ou du moins, des navires qu'on voyait au loin. Il semblait convaincu que ce n'étaient pas des pirates. Elle enregistra dans un recoin de son cerveau le descriptif de leurs couleurs : bleu avec un soleil... Cela lui évoquait quelque chose...
Elle dut cesser quelques instants de chanter pour mieux se remémorer les informations données par les ménestrels concernant le but de sa mission. Elle devait se rendre sur Dorrandin, puis sur Hélonna. Sur la première île se trouvait deux grandes villes, Manost et Mélandis, la première étant à l'origine Helmite, la seconde sous influence de Cyric. La capitale d'Hélonna, elle, était sous influence Lathandrite. Et l’étendard bleu avec un soleil étaient les couleurs de cette ville. Luménis. Elle s'en souvenait à présent.
Elle laissa échapper un soupir de soulagement. Non, elle ne finirait pas jetée en pâture aux poissons, ni barde pour pirates assoiffés de combat. Elle avait une chance de s'en sortir, et, Tymora aidant, elle allait même pouvoir mener à bien la mission qu'on lui avait confiée. A condition toutefois qu'ils échappent aux pirates beaucoup trop proches...
Tapant de plus belle sur ses percussions, elle reprit de plus belle son chant, mais changeant les paroles, évoquant la vitesse, un navire filant comme le vent loin au-devant de ses poursuivants. Certes, les marins n'avaient plus besoin de cela pour se motiver : maintenant qu'une chance de survie était offerte, ils n'allaient pas la laisser passer ! Mais puisqu'elle avait commencé à chanter, autant poursuivre, juste pour le plaisir de mêler sa voix aux efforts de l'équipage...

Et en effet, la première caravelle était revenue à leur hauteur et déjà les premiers pirates jetaient des grappins que l’équipage peinait à repousser à la mer pour éviter coûte que coûte l’abordage. Faisant fi des vies humaines et manifestant ainsi leurs intentions de ne pas forcément garder tout le monde en vie, une dizaine d’archers de la caravelle firent feu au petit bonheur sur le pont. Les tirs visaient avant tout à déstabiliser les manœuvres d’évasion en perturbant les efforts et la coordination des marins mais un trait blessa un des hommes en train de trancher une corde prise dans les haubans. La flèche elle-même ne l’avait touché que sans gravité mais la lourde chute qu’il fit sur le pont lui arracha des cris de douleur et de détresse : l’homme s’était au minimum cassé un bras et luxé une épaule autant que Surya pouvait en juger.

L’événement déconcentra suffisamment les autres marins pour que deux nouveaux grappins soient arrimés entre les deux navires. Quatre pirates prirent immédiatement pied sur le pont, menaçant de réduire les efforts des marins à néant le temps que le second bateau arrive. Mais la cogue filait encore bon train et deux caraques lourdement armées se firent maintenant nettement visibles sans longue vue.

Les choses s'annonçaient mal. Il fallait absolument qu'ils échappent à ces pirates, c'était leur meilleure chance de survie... et donc la sienne. Et voilà que quatre hommes prenaient pied sur le pont...
Surya ne tergiversa guère. Les marins étaient occupés aux manoeuvres, et il était impératif que celles-ci se poursuivent.
- Coupez les grappins ! cria-t-elle de toute sa voix, espérant que les marins les plus proches aient la présence d'esprit d'agir vite.
Bondissant hors de sa cachette, une dague en main, elle s'approcha suffisamment pour la lancer sur le pirate le plus proche, visant le torse. Puis, sans perdre un instant, elle en saisit une seconde dans sa poche et visa cette fois-ci l'un de ses comparses.

Le pirate visé par Surya s’effondra en émettant un gargouillis fort satisfaisant. Ce faisant, l’attaque associée aux cris de la barde attira une attention malvenue sur elle. Deux des trois pirates perçurent le danger qu’elle représentait et se précipitèrent dans sa direction. Le dernier n’en eut pas l’occasion, terrassé par l’attaque conjuguée des quelques défenseurs non indispensables aux manœuvres. Les marins eurent tout loisir de profiter de ce bref répit pour couper les cordages des grappins mais Surya n’avait pas l’occasion de jubiler : vu la distance qui séparait les deux forbans de sa position, elle avait soit le temps de viser et lancer sa dague pour mettre l’un des deux hors d’état de nuire, soit le temps d’agripper les haubans et de se chercher un abri tout relatif. Mais pas les deux.

Les choses ne tournaient pas vraiment à son avantage. A deux contre une, plus précisément deux marins aux muscles d'acier contre une crevette, elle ne ferait pas le poids - c'était le cas de le dire. Et elle n'avait pas l'intention de mourir tout de suite. Elle choisit donc le salut dans la fuite...
Elle bondit vers les haubans, bien décidée à grimper le plus vite possible hors d'atteinte. Petite et leste, c'était pour elle un jeu d'enfant - elle n'envisagea pas un instant qu'il pût en être de même pour les pirates...
Elle escomptait bien, une fois en sécurité, utiliser à nouveau ses dagues.

Les pirates finirent par comprendre deux choses : la première était que la petite acrobate n’était pas une cible facile à atteindre. La seconde était que leur seule chance de réussite et même de survie était de stopper les manœuvres des marins pour permettre à leurs complices de monter à bord. Les deux hommes se retournèrent alors vers les hommes d’équipage les plus proches avec la ferme intention de faire du dégât. Les marins n’étaient pas prêts à affronter des brigands bien plus habitués aux combats sanglants. Au premier affrontement, un d’entre eux tomba, blessé au ventre et un second abandonna son poste pour battre en retraite. Malheureusement, les haubans, voiles et treuils bloquait l’angle de tir de Surya, à moins qu’elle redescende sur le pont…

D’un coin de l’œil, elle vit que le second navire pirate changeait brutalement de trajectoire et son équipage s’agitait à toute vitesse, mais ce n’était plus l’euphorie du butin proche mais la panique sui semblait maintenant les animer.

L'un des bateaux pirates avait visiblement choisi de fuir l'affrontement. Peut-être que les luméniens se déroutaient pour leur porter secours ? Elle n'avait pas le temps de le vérifier, mais ils étaient leur seule chance de survie, elle le savait. Encore fallait-il qu'ils parviennent à les rejoindre...
Les cordages l'empêchaient d'agir, et la situation tournait mal en bas. Il fallait à tout prix poursuivre les manoeuvres et empêcher d'autres pirates de débarquer. Elle devait agir...
Sans réfléchir davantage, elle se laissa glisser aussi vite que possible au sol, dague en main. Elle jeta son arme de toutes ses forces sur le pirate le plus proche, et se tint prête à affronter le second. Après tout, elle avait encore 3 dagues de jet... et deux épées s'il fallait en venir au combat rapproché, ce qu'elle devait éviter à tout prix: ils étaient beaucoup trop forts.

Le couteau lancé avec habileté atteignit l’un des deux pirates restant et se planta dans son dos. Mais les mouvements du navire n’avaient pas permis à Surya de viser soigneusement et l’arme n’avait pas atteint un point vital. L’homme poussa un grognement de douleur et chercha à fuir à l’abri voire à retourner sur la caravelle. Cela laissait un dernier pirate qui ne tarda guère à se trouver débordé par les quelques marins appuyés par la petite barde. Le capitaine avait quitté son poste pour s’emparer d’un sabre et tranchait de nouveaux cordages. En avisant les pirates survivants, il vint prêter main forte à son équipage et accula le pirate indemne contre un mat tandis que l’autre sautait par-dessus bord et ratait de peu d’atterrir sur le pont de la caravelle. Un cri de douleur et de surprise ainsi qu’une éclaboussure firent comprendre à Surya que le pirate emportait une de ses belles dagues dans la mort, un maigre butin pour un tel prix à payer.

Une corne de brume se fit entendre, lançant un défi que les pirates interprétèrent en tentant de manœuvrer pour se dégager du combat. Mais la caraque était maintenant trop proche : à peine la caravelle avait-elle pris quelques mètres sur la cogue que les luméniens prirent le risque de tirer. Trois lances enflammées se fichèrent qui dans les voiles, qui sur le pont du navire et les pirates n’eurent pas l’occasion de tenter de maîtriser l’incendie, fauchés par une nuée de flèches. Les quelques archers pirates tentèrent de répliquer mais ne parvinrent même pas à atteindre le château de proue de la caraque ennemie.

Le second navire pirate ne s’en sortait pas mieux : rattrapé rapidement par la seconde caraque de guerre, la caravelle avait essuyé plusieurs tirs de balistes elle aussi. Un câble relié à un des projectiles fit énormément de dégâts sur le pont du second navire pirate et un craquement sinistre annonça que le mât principal venait de céder sous la tension. Avec expérience, la caraque tourna autour du navire estropié en le bombardant de projectiles.

Surya observait avec intérêt les manoeuvres des navires de guerre luméniens. Le combat était parfaitement inégal, mais cette fois-ci dans le bon sens. Ils gagnaient ! Mais ils l'avaient échappés belle... Et elle avait réussi à ne perdre qu'une seule dague... un gros progrès par rapport à ses mésaventures habituelles !

Elle chercha dans sa mémoire un chant susceptible de convenir en la circonstance, vantant le courage des marins, l'habileté du capitaine, la beauté des navires dansant sur la mer... Elle avait pratiquement fait toute sa carrière loin des côtes, et prit conscience de ses lacunes dans ce domaine. Elle se promit d'écouter plus attentivement les chants spontanés des marins : eux connaissaient sûrement un chant approprié. Mais pour l'heure... elle n'avait plus qu'à inventer !

Alors, reprenant ses tonneaux-percussions, entonna sur un ton joyeux les premières paroles qui lui vinrent à l'esprit :
"C'est un fameux navire, fin comme un oiseau,
hissez haut ! La Clarté d'Orient !
Dix-huit noeuds, quatre cents tonneaux,
Dans le monde, 'ya pas d'meilleurs marins !
Tiens bon la vague et tiens bon le vent,
hissez haut ! O matelots !
Les pirates n'ont pas pu nous prendre,
Vive les luméniens et leurs bateaux !"

De quoi fêter joyeusement la victoire avec les marins survivants...

La caraque qui avait attaqué le bateau pirate le plus proche de la cogue se mit à côté du navire marchand, le dominant de toute sa masse. Pendant qu’on repêchait les pirates et qu’on les mettait aux fers, une échelle de corde fut lancée depuis le pont du navire de guerre et arrimée par les marins de la Clarté d’ Orient, égayés par le chant de victoire improvisé par Surya.

Plusieurs hommes et femmes descendirent du navire luménien : des militaires et des clercs de Lathandre à en juger par leurs uniformes et tenues liturgiques. Deux prêtres se précipitèrent pour examiner les deux marins blessés pendant le combat. Celui atteint à l’épaule souffrait d’une luxation et d’un poignet cassé en plus de la blessure superficielle occasionnée par la flèche. Le second marin était plus gravement atteint : il souffrait d’une blessure bien plus délicate au ventre et avait perdu quantité de sang. Sans s’attarder, les deux clercs entamèrent une incantation chantante et solennelle que l’oreille artistique de Surya sut apprécier :

Clerc --->Soins modérés---> Marin blessé à l’épaule
Clerc--->Soins importants---> Marin blessé au ventre

Alors que les deux marins reprenaient conscience comme par miracle, l’un des officiers qui avait pris pied sur pont s’approcha du capitaine de la Clarté d’Orient. Après quelques saluts d’usage, le luménien s’enquit des dégâts et de la destination de la cogue et de sa capacité à reprendre le voyage vers Manost.

-Nous ne pourrons pas vous escorter et la guerre menace sur Dorrandin. Peut-être feriez-vous mieux de faire route vers Luménis ?
- Non, nous avons des impératifs. N’ayez crainte, ça ira. Nous nous sommes simplement laissé surprendre par ceux-là mais mon navire est rapide.

Surya s'était approchée discrètement, curieuse. Ces navires de guerre luméniens n'étaient certainement pas là par hasard. il était fort probable qu'ils se rendent sur le front pour prêter main-forte à leurs alliés manostiens...
Ses informations étaient fort maigres : elle ignorait où se trouvait le front exactement, si Manost était directement menacée ou non. Elle savait juste que les deux cités étaient en guerre, et qu'elle était chargé d'en savoir plus à ce sujet. Les ménestrels s'inquiétaient beaucoup, en particulier, du pouvoir qu'était susceptible de prendre Cyric en cas de victoire mélandienne. Et ils souhaitaient aussi suivre durablement l'évolution de cette partie de Toril.
Son plan initial avait été de se rendre à Manost pour suivre l'affaire de près. Mais si la cité n'était pas directement touchée, si le front était loin, elle risquait de n'avoir que des informations peu fiables : la propagande officielle pour rassurer les populations et les convaincre de la victoire prochaine... Alors que si elle se trouvait directement sur le front, elle serait aux premières loges pour voir ce qui s'y passait réellement ! Oui mais le front était sans doute immense, peut-être ne serait-elle que dans une zone secondaire... et n'aurait-elle pas, là également, juste la propagande militaire leur certifiant que tout allait bien ? Il allait falloir qu'elle se renseigne en amont, qu'elle soit certaine de se trouver réellement dans les endroits clés, qu'elle manoeuvre en ce sens....
Oui mais elle risquerait peut-être sa vie...
Oui... Mais elle aurait aussi l'occasion d'écrire peut-être l'oeuvre épique dont tout barde rêve !

Tant de réflexions s'entrecoupaient dans son esprit qu'elle coupa court. Elle voulait monter au front, peu importe que ce soit raisonnable ou non. Et pour cela le plus simple était de prendre place à bord des navires de guerre. A moins que Manost ne soit déjà assiégée... Il fallait tout d'abord s'en assurer.
- Pardonnez-moi de vous interrompre... mais Manost est-elle déjà directement menacée par le conflit ? La guerre est-elle déjà à ses portes ?

L’officier se tourna, surpris, vers la petite barde qu’il avait à peine remarqué en montant à bord de la cogue. Toutefois, il était assez curieux - et assez bien élevé - pour lui répondre :
- Vous avez l’air bien informée pour une simple passagère en provenance d’un pays lointain. Seriez-vous une diplomate ? Toutefois je dois vous avouer que cette information n’est pas destinée aux civils.

Surya sourit. Il était hors de question qu'elle révèle qu'elle était agent ménestrel. Mais elle avait atteint son but : éveiller la curiosité de l'officier. Malheureusement, cela ne lui donnait pas la réponse à sa question.

Elle répondit avec autant de franchise qu'elle le put.
- Non, je ne suis pas diplomate. Simplement barde. Et cela fait partie de mon métier de me tenir informé de ce qui se passe dans le monde... Mais dans le cas présent, pour tout vous avouer, je suis directement intéressée par la réponse : c'est en effet pour rejoindre le front que je me suis embarquée sur ce navire.

L’officier secoua la tête en signe de dénégation et répondit d’un ton exprimant une pointe de regret :
- Hélas, c’est une opération militaire mais vous pourrez rejoindre Manost sans problème à bord de ce navire. Du moins si la situation ne s’est pas aggravée d’ici là. A priori la cité n’est pas menacée. Nous nous rendons à l’ouest du continent pour arrêter l’invasion mélandienne et que cela reste ainsi.

Surya grimaça intérieurement. Il allait falloir argumenter, bien sûr...
Elle adressa son plus éblouissant sourire à l'officier.
- Je sais que c'est une opération militaire... et je sais tout ce que cela implique. Je n'en suis pas à ma première guerre, voyez-vous...
Certes, elle s'avançait un peu trop, mais il ne pouvait pas savoir que la seule "guerre" dans laquelle elle avait joué un rôle était juste une escarmouche entre un village et un groupe d'orques venu le piller...
Elle poursuivit, d'un ton confiant comme s'il était absolument inimaginable que sa requête soit rejetée.
- Je suis barde, et l'une des facettes de mon métier est justement de savoir donner du coeur aux soldats qu'on envoie au front. Et cela, croyez-moi, je sais le faire! Vous pouvez d'ailleurs demander aux marins qui nous entourent...Je souhaite donc me joindre à vous, comme barde "officiel" de votre armée.
Il ne restait qu'à espérer qu'ils n'en aient pas déjà un... ou qu'ils estiment avoir besoin d'un autre en renfort.

L’officier écouta cette fois-ci avec plus d’attention mais il finit par secouer la tête, l’air indécis :
- Une barde de talent peut toujours se montrer utile, je ne le remets pas en cause. Et votre offre est très généreuse mais je n’ai pas l’autorité pour prendre la décision de vous autoriser à rejoindre la flotte. Seul l’amiral a ce pouvoir et il est sur un autre navire...

Surya ne se départit pas de son sourire et de son ton confiant.
- Oui, je comprends parfaitement que vous ne puissiez décider... Et bien, il ne me reste plus qu'à me présenter à votre amiral, en ce cas ! Laissez-moi juste une seconde, le temps de récupérer mes instruments laissés dans ma cabine, et je serai prête à vous suivre !
Oh, certes, elle avait légèrement "interprété" les paroles de l'officier, les traduisant en une invitation indirecte. Mais après tout, c'était conforme à ce qu'il avait dit...Il ne pouvait pas ne pas accepter !

L’officier parut gêné mais sans que Surya - ou lui-même – put déterminer si c’était pour s’être laissé piéger par le toupet de la barde ou parce qu’il répugnait à la démentir. Encore un peu plus hésitant mais tout en cherchant à ne pas perdre la face, le capitaine de la caraque répondit aussitôt :
- Notre navire ne pourra pas reprendre la mer avant une heure le temps que les prisonniers soient transférés. Cela vous laisse le temps de trouver un argument imparable pour convaincre l’amiral au moment où je lui transmettrai mon rapport.

Le sourire de Surya s'élargit encore.
- Je serai prête !, fit-elle simplement.
Elle jubilait intérieurement. Elle avait gagné, elle le savait. Une fois sur le navire, ils n'allaient pas faire machine arrière : cela nécessiterait de nouvelles manœuvre, se rapprocher à nouveau du navire de commerce pour qu'elle y retourne... et ils avaient certainement bien mieux à faire que de perdre leur temps ainsi ! Le plus probable était que l'officier qui venait de l'autoriser à le suivre allait être réprimandé pour avoir pris une telle initiative. Elle-même ne risquait pas grand-chose.

Sifflotant un air joyeux, elle descendit à la cale rassembler son paquetage: quelques dagues supplémentaires, son luth, son krar, ses calebasses et autres percussions artisanales, ses effets personnels, et -Aïe!- le singe Tempo qui venait de se rappeler douloureusement à son bon souvenir en la mordant au doigt, et se glissa illico dans sa poche. Comme si elle avait eu l'intention de le laisser là !

Une heure passa sous grande agitation : les soldats maintenaient sous surveillance la trentaine de prisonniers, les marins rangeaient dans les cales des caraques les cargaisons utiles récupérées sur une des deux caravelles et les mages travaillaient à stabiliser leur portail. Brisé et gîtant fortement, le navire avait fini par sombrer après une demi-heure. Enfin il fut temps de les transférer et l’opération se déroula sans incident notable.

Comme promis, l’officier avait permis à Surya de rejoindre son bord après lui avoir adressé un regard de reproche au vu de l’importance de ses bagages.

- Vous allez devoir laisser vos affaires sur le pont pendant l’entretien. Ensuite nous aviserons et nous reprendrons notre route, avec ou sans vous en fonction de la décision qui sera prise.

Un mage établit la communication quelques minutes plus tard, stabilisant une image grâce à un sort de divination complexe. Un homme âgé mais à l’aspect robuste et au maintien impeccable apparut bientôt et l’officier commença son rapport :

- Le transfert vient de se terminer sans problème amiral. Le marchand n’a aucune perte à déplorer en dehors de deux marins que nous sommes parvenus à soigner sans difficultés. En outre nous avons récupéré des vivres frais pour deux jours de mer ainsi que quelques marchandises aisément transportable dont nous sommes en train de dresser l’inventaire. En outre, un sujet réclame votre attention, conclut-il en se tournant vers Surya.

Aïe... Ils avaient un mode de communication magique. Et flûte. Elle n'avait pas imaginé les choses ainsi...
Surya grimaça intérieurement en voyant les mages créer la communication, mais s'efforça de n'en rien laisser paraître. Bon, elle s'était réjouie trop vite : elle n'avais pas encore gagné. Du moins juste un combat, pas la guerre. Ce n'était pas un drame, il lui suffisait de se montrer aussi persuasive voire davantage.

La barde s'avança, un sourire assuré aux lèvres, et inclina la tête en signe de salutation.
- Amiral... -l'autre avait bien dit que c'était un amiral? Elle n'était pas sûre de connaître les distinctions affichées...- Je me présente, je suis Surya, barde de mon état, et j'ai l'honneur de vous demander l'autorisation de servir sous vos ordres dans cette guerre contre Mélandis. C'est dans cette optique que je me suis embarquée sur ce navire marchand, et je remercie Tymora de m'avoir permis de vous rencontrer plus tôt que je le prévoyais.

Un allié providentiel débarquant selon des circonstances inattendues avait de quoi éveiller la suspicion du vieux loup de mer rompu à la politique. Mais le conseiller Longuehune décida de laisser une chance à l’étrange petite femme qui s’adressait à lui avec tant d’assurance :

- C’est très louable de votre part d’avoir fait tout ce voyage et si son objet était effectivement de nous rejoindre, il faut reconnaître votre persévérance. Mais nous allons sur une zone de guerre avec tous les dangers que cela implique aussi je ne vous poserai qu’une question : que pouvez-vous apporter à l’armée luménienne et cela en vaut-il les risques ?

Surya s'efforça de garder un ton parfaitement confiant et sincère. Elle savait que le mieux était pour cela de rester le plus proche possible de la vérité.
- Ce que je peux vous apporter ? Mes compétences de barde, bien sûr. Dans un combat un peu difficile, où la victoire semble compromise, un bon barde peut renverser la situation ! Quant aux risques... je n'ai pas peur d'en prendre. Je sais que vous êtes en guerre contre une cité sous l'influence de Cyric. Et j'ai des raisons personnelles de vouloir lutter contre ce genre d'influence. Cela dit, il y a déjà bien longtemps que je projetais de me rendre un jour dans cette partie du monde que je ne connais pas encore. Lorsque j'ai appris que la guerre couvait, je me suis dit que c'était l'occasion où jamais.
Pourvu qu'il accepte, pourvu qu'il accepte...
- j'ai donc décidé de venir offrir mes services comme barde.

Un long silence s’installa après la tirade de Surya et elle était sur le point de penser qu’elle devait ajouter de nouveaux arguments dans la balance lorsque l’amiral et conseiller Longuehune répondit d’une voix solennelle :

- Capitaine, j’ai deux consignes pour vous. Premièrement, je crois ne pas me tromper en affirmant qu’il s’agit de la première victoire de la Fierté d’Antelucas. Elle a bien mérité sa première étoile avec vous à son commandement. Transmettez mes félicitations à votre maître de manœuvre et votre balistère en chef pour leur excellent travail. Vous pouvez déboucher un tonneau pour récompenser vos hommes. Deuxièmement, je vous demande d’ajouter cette jeune personne à votre manifeste d’équipage jusqu’au cap du Vigilant. Elle sera alors autorisée à rejoindre le navire amiral pour que nous fassions connaissance.

La Couronne de Cuivre

[Quête] La guerre des Plaines brûlantes : Surya

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