[Lieu] Rivenalis

[Galathée]

Entre Melandis et la côte est de Dorrandin, un pont unique traverse la Houleuse. Pour le franchir vous devrez vous acquitter d’une taxe dont le montant varie à la tête du client. Celle-ci sert en partie à l’entretenir, mais aussi à engraisser la bourse des quatre seigneurs masqués de Rivenalis qui, à la manière de leurs homonymes d’Eauprofonde en Féérune, règnent sur leurs ouailles dans le plus strict anonymat. Contrairement à leurs homonymes, par contre, ils n’ont pas vraiment le souci du bien-être de leurs concitoyens qu’ils exploitent joyeusement dans ce petit coupe-gorge minable que nombre de voyageurs traversent en espérant s’y attarder le moins longtemps possible. Tavernes à l'hygiène douteuse et échoppes disparates jalonnent les rues boueuses du bourg, à quelques toises des quais branlants. Un temple de pierre qui change de culte tous les six mois est le seul édifice qui semble susceptible de résister à une crue de la rivière ou à l'effondrement (plus probable) du pont.

***

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 8 : Terre Mélandienne (suite).

Au moment où Kerun et Taliesin arrivèrent enfin au bout du Pont, ils découvrirent un nouveau poste de contrôle. Il semblait tourné vers le village crasseux mais la barrière en était close et il leur faudrait à nouveau parlementer avec des "gardes" pour pouvoir la franchir.
" Misère." souffla Kerun avec un soupir.
Les chevaux accélèrent, désireux d'en finir avec cette pénible traversée au plus tôt. Leurs sabots claquèrent sur la pierre, attirant l'attention des hommes en faction. Ils étaient, comme l'avaient craint les voyageurs, à peine moins sales que leurs homologues de la rive sud.
" On s'arrête. Quarantaine." annonça leur chef en les voyant approcher.

[Taliesin]

Adoptant à nouveau l'attitude d'un voyageur docile ne souhaitant surtout pas s'attirer des ennuis avec les autorités du bourg dans lequel il s'apprêtait à pénétrer, Taliesin stoppa aussitôt sa monture et attendit, silencieux, la suite des événements. Il espérait que les choses tourneraient moins mal qu'à l'autre extrémité du branlant édifice enjambant la Houleuse mais, évidemment, il ne pouvait avoir aucune certitude en la matière. Pour éviter un affrontement, toutefois, il était prêt à endosser derechef son rôle improvisé d'agent spécial en civil : après tout, le bluff avait toujours été sa meilleur arme. Enfin, peut-être n'aurait-il pas besoin d'en arriver là, avec un peu de chance...

[Galathée]

Le garde s'approcha et leur désigna une petite baraque en bois, juste de l'autre côté de la barrière.
" Vous pouvez laisser vos chevaux dehors. Puis vous y allez chacun à votre tour. Comme ça personne peut vous piquer vos trucs, c'est plus simple. Si Dame Béryl estime que vous êtes sains, vous recevrez le brassard vert. Sinon, faudra retourner de l'autre côté et traverser à la nage un peu en amont. Sans le brassard vert, vous êtes assimilés à de la vermine et on peut vous abattre à vue. Je vous conseillerais donc de pas commencer à me faire chier avec vos droits et blablabla et d'aller faire la file chez Béryl. Elle a aussi les poudres pour pas attraper la Feuille Pourrie plus loin, si vous avez un peu d'or à dépenser."

[Taliesin]

Décidément, ça allait de mal en pis : voilà qu'ils devaient tous deux se soumettre à un examen médical, sans possibilité aucune d'esquiver cette problématique procédure. Taliesin se demandait quelle tête ferait la dénommée Béryl lorsqu'elle constaterait qu'il n'était pas un elfe des bois... Parce qu'à moins d'être aveugle, elle le remarquerait forcément. C'est à ce moment qu'on verrait s'il était toujours capable de se fendre de mensonges convaincants...
-Si tu n'y vois pas d'inconvénient, je vais y aller en premier, annonça-t-il à Kerun. Tu pourras surveiller les chevaux durant mon absence ?
Il préférait régler cette histoire au plus vite, quelle qu'en doive être la conclusion. Enfin, comme ils seraient les derniers de la file d'attente, comme l'agent secret devrait entrer après lui... Ils auraient un peu de temps pour aviser, au cas où la situation ait dégénéré, à l'intérieur...

[Galathée]

Mais il n'y avait nulle file d'attente et Taliesin fut immédiatement admis à l'intérieur du baraquement. Un halfelin hirsute lui demande de décliner son identité : nom et ville d'origine, sa profession, puis lui lista une série de symptômes — ceux de la Feuille Pourrie — en lui demandant s'il les avait observés. Taliesin put répondre par la négative à chacune des questions. Le halfelin lui demanda ensuite de passer dans la pièce d'à côté. Il s'y trouvait un lit relativement haut, une toile tendue entre deux murs, un bureau devant lequel attendait une femme d'une cinquantaine d'années, vêtue d'une robe grise austère, l'expression fatiguée. Elle jeta un oeil au barde lorsqu'il entra, poussa un bref soupir et se leva.
" Je suis Dame Béryl, je vais procéder à l'examen réglementaire. Si vous voulez bien vous déshabiller, cela me facilitera le travail. Vous pouvez aller derrière la toile si vous êtes pudibond, mais je vous verrai quand même tout nu, donc... c'est à vous de voir."

[Taliesin]

Taliesin, qui n'était pas pudibond pour deux sous, entreprit aussitôt de se dépouiller. De toute façon, vu l'embarrassante question de la teinture et du maquillage, mieux valait agir crânement, comme s'il était parfaitement détendu. Des signes d'inquiétude n'auraient pu que faire naître des soupçons chez la femme qui se serait à coup sûr demandée s'il n'avait pas quelque chose à cacher. Et il n'avait certainement pas envie qu'elle se méfie d'emblée de lui...

[Galathée]

Une fois qu'il fut nu, elle le regarda de haut en bas et haussa les sourcils de manière théâtrale.
" Je me disais aussi que vous aviez un teint un peu étrange... et une mauvaise odeur, commenta-t-elle. Levez les bras."
Elle examina ses aisselles, puis le pli du genou et la zone des reins. Ses doigts étaient durs et froids, son regard incisif. Elle prit une profonde inspiration à la racine de ses cheveux, lui fit ouvrir la bouche, lui écarquilla les paupières.
" Vous êtes sain. Pour l'heure. Je vais vous prélever un peu de sang, puis vous pourrez partir. Rhabillez-vous et installez-vous là."
Elle lui désigna le lit.

[Taliesin]

Bon, pour l'instant, ça ne se passait pas trop mal. Certes, elle avait tiqué mais sans pour autant réclamer des explications immédiates. Cela viendrait en son temps, sans doute ; toutefois, en se rhabillant, l'elfe se sentait plus calme et, lorsqu'il patienta, ce fut avec, sur le visage, l'expression sereine de qui est satisfait d'avoir été jugé sain. C'était d'ailleurs réellement une bonne nouvelle : après tout, leurs temporaires geôliers auraient pu être contaminés...

[Galathée]

Une fois qu'il fut installé, Dame Béryl revint avec un petit stylet et un bol. Elle garrotta rapidement le bras de Taliesin, puis lui incisa le creux du coude et laissa goutter son sang dans le bol. L'elfe fut surpris de la quantité qu'elle en prit mais au moment où il commençait à sentir sa main s'engourdir, elle desserra le lien et lui plia le bras sur un morceau d'étoffe.
" Tenez-le bien serré, comme ça." fit-elle.
Elle emporta le bol derrière la toile tendue, puis revint.
" Bon. Vous n'avez pas la Feuille Pourrie, mais sachez qu'elle a fauché beaucoup d'elfes ces dernières semaines. Pas tellement des solaires, cela dit. Mais il n'y en a pas beaucoup, de toute façon. Soyez attentif à trois symptômes : les vomissements, les douleurs au tendon de la cheville, et les élancements dans le plexus. Si vous avez cette conjonction, je vous conseille d'aller vous noyer dans la Houleuse avant d'attendre la suite. Les humains sont potentiellement porteurs mais ne développent pas la maladie. Elle s'attrape principalement par l'échange de fluides, je vous déconseille donc d'aller lutiner... mais aussi de vous battre."

[Taliesin]

Quoi ? Pas de questions ? Mais c'était formidable ! Enfin, à bien y réfléchir, ça n'avait rien de très étonnant : la femme devait en voir passer des vertes et des pas mûres et, entre s'étonner des bizarreries de chacun ou en finir au plus vite, elle privilégiait certainement la deuxième option.
-Merci pour vos conseils, je prendrai soin de les suivre, répondit-il. Et pour mettre toutes les chances de mon côté, est-ce que je peux vous demander ce qu'il en est des poudres préventives ? L'officier, au poste de contrôle, m'en a parlé...

[Galathée]

Dame Béryl pinça les lèvres.
" La seule vraie prévention, c'est d'éviter le contact avec les personnes infectées. Maintenant, si vous savez avoir été en contact avec quelqu'un qui la développe ensuite, ou si vous commencez à avoir un des trois symptômes alors qu'il n'y a aucune raison objective pour... Une visite chez un clerc marche dans certains cas. Mais il en faut un capable de gérer les maladies, ça ne court pas les rues. Ou un paladin, mais nous n'avons pas ces choses aussi loin dans le nord. Certains rebouteux vous parleront de plantes diverses, mais jusqu'ici, le taux de réussite est minable. Mais c'est vrai que sans traitement, la mort est inéluctable. Donc... ce qui semble le plus prometteur est le foie de lièvre séché, avec une pincée de lotus noir. C'est un mélange qui vous met à terre trois jours complets, mais certains, dit-on, s'en sont relevés."
Elle haussa les épaules.
" Je ne vends rien de tout ça, mais dans le quartier elfe, ou plutôt ce qu'il en reste, vous trouverez facilement ce dont vous avez besoin."
Elle l'entraîna vers la sortie.
" Juste une chose. Tant que vous êtes à Rivenalis, vous devez porter ce brassard vert. Vous devez aussi vous présenter tous les deux jours à l'inspection sanitaire qui se trouve près du temple. Si j'étais vous, je ne resterais pas jusque là. Ils sont nettement moins tendres que moi."
Avant d'ouvrir la porte, elle se tourna à nouveau vers lui.
" Et c'est cinq pièces d'argent pour la visite. Plus trois pour ne pas changer la race sur votre formulaire d'entrée. Ça nous fait huit."

[Taliesin]

Le barde, qui avait soigneusement écouté les informations délivrées par la dénommée Béryl, compta aussitôt la somme et la lui remis sans rechigner.
-Voilà, dit-il. Merci encore pour vos conseils.
Il comprenait mieux, à présent, pourquoi on lui avait prélevé du sang : il ferait l'objet d'un examen et les résultats seraient consignés dans son dossier pour servir a son suivi médical, si d'aventure il s'attardait à Rivenalis. Évidemment, Kerun et lui en repartiraient peut-être dans l'heure. Néanmoins, il devait reconnaître qu'il ne se serait pas attendu à un tel sérieux dans une bourgade dont l'apparence, comme celle de ses gardes, était aussi pitoyable.

[Galathée]

Taliesin put donc regagner la rue, muni du précieux morceau d'étoffe vert. Kerun lui fit signe mais ils n'eurent pas vraiment le temps d'échanger quoi que ce soit, car la porte s'ouvrait déjà et l'elfe des bois était admis à l'intérieur. Il parut cependant rasséréné de voir que Taliesin était entier et semblait satisfait de son passage entre les mains de Dame Béryl. Le barde demeura donc à l'entrée de Rivenalis avec ses quatre chevaux. Cela lui donna le temps d'observer les alentours qui, comme il l'avait bien compris, n'avaient rien de très reluisants. Des groupes de marins traînaient dans l'artère principale boueuse, déplaçant des tonneaux et des caisses, échangeant des propos grivois avec des prostituées, tandis que des animaux de bât divers, ânes, chevaux, boeufs mais aussi dromadaires, encombraient le passage et ajoutaient leurs déjections à la bonne odeur de vase charriée par la Houleuse. Les quais s'étendaient vers l'amont du fleuve, mais à plusieurs dizaines de toises du pont, où les turbulences étaient bien trop violentes.

[Taliesin]

Même sans la menace de l'épidémie, même sans la nécessité pour eux de rallier au plus vite la Cité du Chaos, Taliesin n'aurait pas eu envie de s'attarder ici. Rivenalis lui rappelait par trop la misère des bas-quartiers mélandiens et il souffrirait assez quand il y serait parvenu pour ne pas s'infliger un sinistre avant-goût de la chose... Bref, il espérait que Kerun s'en tirerait aussi bien que lui avec Béryl, qu'ils pourraient ensuite obtenir rapidement des informations sur la Liberté et qu'enfin, ils seraient en mesure de reprendre la route avant la nuit tombée. Et au cas où le navire ne serait pas encore passé, il suggérerait à l'agent secret d'aller camper à quelques lieues en amont : la nature serait assurément moins pire que cette bourgade.

[Galathée]

Kerun demeura un peu plus longtemps à l'intérieur que Taliesin et lorsqu'il sortit, il paraissait vaguement ennuyé.
" J'espère que cette mégère tient sa langue, sinon je vais avoir une basse besogne à exécuter cette nuit, ce dont je me passerais volontiers..." grommela l'elfe des bois en prenant son cheval par la bride.
Il pinça les lèvres.
" Je ne vois pas pourquoi la Liberté aurait mouillé dans ce bouge infâme, mais j'imagine qu'on doit pouvoir trouver quelqu'un pour nous renseigner sur les quais... Je mettrais bien ces encombrants canassons dans une écurie quelque part, si j'avais l'espoir de les récupérer ensuite."

[Taliesin]

-C'est pas gagné, ça, sans compter qu'on devrait se trimballer nos bagages. Non, mieux vaut les garder. Au besoin, l'un de nous s'en occupera pendant que l'autre ira poser des questions... Et puis, nous sommes deux matelots désireux de retrouver au plus vite leur navire, alors ça paraîtrait bizarre que nous fassions mine de nous installer. D'ailleurs, je ne sais pas toi, mais j'ai bien l'intention de filer d'ici avant le coucher du soleil.
Il hésita une seconde.
-Quelque chose a cloché, pendant l'inspection ? Enfin, si ça n'est pas indiscret de poser la question...

[Galathée]

" Disons que quand on fait mon métier depuis un certain temps, on n'a plus une peau de pêche, fit le Luménien avec un demi-sourire, tout en entraînant Taliesin vers les quais. De loin, dans le noir, ça passe, mais je n'ai pas l'habitude de me faire palper, non. Et je crains que mes histoires de petit marin de Vys lui aient paru un peu saugrenues, du coup... D'autant qu'elle venait de voir un elfe du soleil avec une tête verte !"
Il soupira.
" Nous n'avons pas intérêt à traîner dans le coin, non. Je suis prêt à parier qu'elle pourra monnayer notre sang et nos secrets assez rapidement."

[Taliesin]

-Alors direction les quais ! fit-il. On interroge quelques personnes à propos de la Vouivre, ce qui ne sera pas très long - on verra vite si on a ou non une chance d'obtenir des informations. Ensuite, quel que soit le résultat de nos démarches, on vide les lieux. Qu'il s'agisse d'attendre le bateau, de le rattraper ou de se résigner à prendre la route jusqu'au terme de notre voyage, j'aime autant ne pas passer la nuit à Rivenalis. Ne serait-ce qu'à cause de cette charmante maladie...
L'instant suivant, il se mettait en branle.

[Galathée]

Les quais étaient couverts de la même vase que le reste de la ville et l'odeur qui s'en dégageait était abominable. Il n'y avait que six bateaux à l'ancre et Taliesin et Kerun purent rapidement s'assurer que la Vouivre n'en faisait pas partie. Ils se résolurent cependant à aller jusqu'à la Capitainerie, où on consignait peut-être les mouvements fluviaux. Le Luménien laissa Taliesin entrer dans la petite bâtisse obscure tandis qu'il restait à surveiller leurs bêtes et leur équipement. L'atmosphère du cabanon était enfumée, contraste frappant avec la puanteur du dehors, et l'elfe, malgré son amour du tabac, ne put que tousser à s'en décrocher les poumons.
" Qu'est-ce que tu veux, vermine d'elfe ? T'approche pas trop près, j'veux pas chopper ta saloperie d'Feuille Pourrie !" lui lança une voix depuis les profondeurs de la baraque.
Les murs étaient invisibles, dissimulés sous un empilement de caisses, barils et autres sacs, formant pratiquement un tunnel autour du barde. Tout au fond se trouvait une table éclairée par deux bougies et un vieillard dissimulé à moitié par la brume de sa pipe.

[Taliesin]

Le barde leva la main, mettant son brassard vert bien en évidence.
-Allons, messire, vous voyez que je suis sain et que vous n'avez donc rien à craindre, répondit-il avec son plus bel accent de Vys. De surcroît, je ne vous importunerai pas longtemps. Pour vous résumer la situation, je suis matelot sur un navire appelé la Vouivre. Nous avons fait halte à Ferhulm et... hum... un camarade et moi nous sommes trop attardés à terre, si bien que notre capitaine, pressé, à largué les amarres sans nous attendre. Nous essayons donc de rattraper le bateau : peut-être n'est-il pas trop tard pour reprendre notre place et toucher le reste de notre salaire. Par conséquent, j'aurais voulu savoir si la Vouivre avait fait halte ici, ou si quelqu'un, simplement, l'avait aperçue filant vers l'ouest.

[Galathée]

Le vieil homme se pencha en avant et Taliesin put apercevoir sa trogne au travers de la fumée. Il avait le visage hérissé de poils drus et une expression d'intense hostilité.
" Tu parles drôlement bien pour un p'tit gars d'Vys, toi, fit-il. Quant à ton bateau, s'est pas arrêté. La dernière fois, z'avaient eu des ennuis, j'crois bien. Sont passés la nuit, vite fait. Je l'avais dans mes registres, ce rafiot. Mais puisque t'es d'leur bord, tu peux p't'être me payer leur amende, non ?"

[Taliesin]

-Hum... A combien s'élève cette amende ? s'enquit-il. Rendre e service au capitaine accroîtrait les chances qu'il nous reprenne à son service. Malheureusement, à a bu... heu... dépensé toute notre paye à Ferhulm. Ceci dit, si la Vouivre est passée il y a seulement un ou deux jours, vous donner nos dernières pièces comme acompte ne poserait aucun problême puisqu'une fois à bord, nous n'aurions plus à nous payer de chambre dans des auberges...

[Galathée]

" Et comment qu'tu comptes la rattraper, ta Vouivre ? A dos d'alligator ? Le vent était pas mauvais, hier, ils doivent déjà être dans les sables !"
Il ricana.
" L'amende était salée, mon grand. Faut dire qu'ils ont mis le feu à la taverne d'la Mère Prudence, alors ça, c'était pas très malin d'leur part, parce qu'on dit qu'elle fait partie des Seigneurs Masqués. Si c'est vrai, j'en sais rien. Je s'rais toi, j'répéterais pas trop que j'connais les gens qui naviguent sur ce rafiot."
Il toussa brusquement dans sa main, puis cracha sur le sol en se raclant la gorge.
" C'la dit, on cherche des matelots sur le Pensif. Si t'es vraiment pressé, tu pourrais la rattraper comme ça. Mais faut avoir du muscle, puis faut supporter les conditions."

[Taliesin]

Alors comme ça, ils avaient bouté le feu à une taverne... Peut-être Greta et Gauthier avaient-ils trouvé ce moyen pour dissimuler l'un de leurs méfaits. Peut-être même avaient-ils agi en accord avec la tenancière. Quoi qu'il en soit, Taliesin ne voulait pas rebondir sur le sujet, pas davantage que sur celui de l'amende. Heureusement, l'homme n'avait pas trop insisté, à propos de cette dernière...
-C'est quel genre de bateau, le Pensif ? demanda-t-il.
Bien sûr, il ne souhaitait en aucun cas s'y engager. Mais en jouant l'intéressé, il ne laisserait pas son interlocuteur soupçonner qu'ils disposaient d'un autre moyen de transport. Sinon, peut-être aurait-il réclamé la cession des chevaux, façon de compenser partiellement l'incendie...

[Galathée]

" C'est une galère de gros tonnage. Tous les rameurs sont pas esclaves, loin de là. Y'a aussi des forçats, puis des gens qui veulent remonter la rivière plus vite, dans ton genre !"
Il éclata de rire, ce qui dégénéra à nouveau en une toux répugnante.
" Là, ils sont à vide... Presque, je crois. Donc elle fuse bien. Et puis le vent, elle s'en fiche. Donc penses-y. T'aurais vite fait de doubler la Vouivre."

[Taliesin]

-Merci pour votre conseil, je vais y réfléchir, dit-il. Je vous souhaite une bonne fin de journée.
Et l'elfe s'apprêta à sortir. Cependant, il le fit sans précipitation, au cas où l'homme veuille revenir sur cette histoire d'amende ou lui réclame un pourboire - dont il se fendrait alors sans rechigner. Autrement, il quitterait les lieux et ferait son rapport à Kerun : puisqu'il n'était pas question de devenir rameurs sur une galère, puisque la Vouivre était sans doute hors de portée à cause des vents favorables, ils seraient bons pour chevaucher jusqu'à Melandis. Le côté positif, c'est que Rivenalis serait bientôt derrière eux, avec sa misère et ses miasmes.

[Galathée]

L'autre se fendit d'une réponse à peine audible entre deux grommellements. Lorsque le barde sortit, il fut pratiquement cloué sur place par l'odeur infecte de la vase. Les chevaux étaient toujours à leur place, attendant placidement près de la baraque. Un gamin sale qui traînait tout près détala sans demander son reste. De Kerun, par contre, nulle trace. Jusqu'à ce que Taliesin entende des éclats de voix venant d'un peu plus haut sur le fleuve, à hauteur d'un navire ventru à la coque gris cendre. Mais le temps qu'il rassemble les rênes des chevaux et envisage d'aller à la rencontre de son compagnon, il le vit revenir à grands pas. Quand il fut à proximité, Taliesin réalisa qu'il était manifestement embarrassé.
" D'avance, je suis désolé, commença le Luménien. Vraiment désolé. Mais elle dit qu'elle sait cuisiner."

Le barde vit alors que quelqu'un se cachait dans l'ombre de l'agent secret. C'était une petite créature aux yeux clairs et à la peau presque blanche, dont les cheveux gris tombaient sur les épaules en boucles indisciplinées. Elle était sale et à moitié nue. C'était manifestement une elfe, mais d'une race que Taliesin n'était pas certain d'avoir jamais rencontrée. Kerun fouina dans ses fontes et lui lança une tunique qu'elle attrapa maladroitement avant de l'enfiler par dessus ses guenilles. Elle ne devait pas avoir plus de quatre-vingts ans.

[Taliesin]

Le barde tomba des nues. Non seulement Kerun avait laissé leurs chevaux - et leur or ! - sans surveillance mais, de surcroît, voilà qu'il avait sauvé une malheureuse... et entendait l'intégrer à leur groupe. Proprement estomaqué, il s'efforça cependant d'afficher une mine détendue et, lorsqu'il parla, s'adressant à l'adolescente, ce fut d'un ton fort courtois.
-Enchanté de faire votre connaissance, mademoiselle. Verriez-vous un inconvénient à ce que j'échange quelques mots en privé avec mon camarade ? Rassurez-vous, ce ne sera pas long, et nous n'irons pas loin.
Cependant, il jeta un regard explicite à l'agent secret : il tenait à ce qu'ils aient une discussion en privé, et il voulait qu'elle est lieu immédiatement.

[Galathée]

La jeune fille parut un peu alarmée et Kerun esquissa une grimace. Puis il lui adressa quelques mots à voix basse, l'attrapa par la taille et la hissa en selle de l'un de leur chevaux, avant de lui adjoindre Esther. La fouine s'endormit aussitôt sur les genoux de la gamine, qui lui jeta un regard effrayé, répugnant à la toucher. Elle n'avait pas l'air rassurée du tout mais ne bougea pas. Ensuite le Luménien se tourna vers Taliesin et poussa un bref soupir, manifestement très peu fier de lui.
" D'accord, c'était immensément stupide." fit-il.

[Taliesin]

-Pardon d'être direct, mon vieux, mais c'était pire que ça, répondit-il sans ambages. C'était carrément suicidaire. Te rends-tu comptes qu'avec cette petite à nos côtés, on sera contraints de jouer la comédie en permanence, puisqu'on ne pourra pas se fier à elle ? Réalises-tu que tu vas lui infliger un trajet à travers le désert puis un séjour à Melandis, un endroit encore pire que celui-ci ? Et qu'adviendra-t-il si tu t'attaches à elle et si elle meurt de la Feuille Pourrie, dont elle est peut-être déjà infectée ?
Il secoua la tête.
-Dans le fond, je n'arrive pas à t'en vouloir, Kerun. Parce que j'ai connu ça, moi aussi, quand je suis arrivé dans la Cité du Chaos. Je n'ai pas pu rester les bras croisés, j'ai aidé un peu, puis de plus en plus... et tu sais comment ça a terminé. Bien sûr, tu ne vas pas provoquer une rébellion en ayant porté secours à cette gamine. Mais il faut quand même que tu te prépares à ce que tu vas bientôt affronter. A toute cette misère contre laquelle tu ne pourras et ne devras rien faire. Sous peine de courir à ta perte.