La Couronne de Cuivre

Venant d'ici


C'était... une rue. Étroite. Dans une cité. Mur de pierre à gauche, mur de pierre à droite. Sous leurs pieds, des pavés larges et bien taillés. Le ciel était d'un blanc laiteux. Au loin, dans la perspective, une fière tour de mage témoignait de la richesse économique et culturelle des lieux.

Le silence était inquiétant. Pas de bruits de voix, de forge, de charrette. Rien que le souffle du vent dans les rues vides...

Passée la première déception de ne pas être sortis du rêve, ils comprirent qu'ils n'avaient d'autre choix que d'explorer les lieux.

Ayant fait ce constat, le barde se tourna vers le reste du groupe, tout sourire.
-Écoutez... Si cette ville est aussi vaste qu'on peut le soupçonner, son exploration sera plus rapide si nous nous divisons. Je propose donc que le conseiller Lothringen et vous, mesdames, partiez de ce côté-ci, tandis que le chancelier Mornagest et moi opterons pour ce côté-là.
Son sourire s'élargit encore.
-Évidemment, vous savez que nous ne sommes pas en bons termes. Mais quoi de mieux, pour nous rabibocher, que travailler ensemble et discuter paisiblement ?
Bien sûr, ils refuseraient. Mais en réalité, il n'avait eu aucune intention de les convaincre. Simplement, ce rêve promettant de mettre ses nerfs et sa patience à rude épreuve, il préférait dédramatiser les choses en s'en remettant à son humour coutumier.

Eh, il ne manquait pas d'humour, malgré la situation. N'eut été sa rancœur, Mornagest savait qu'il aurait pu bien s'entendre avec Taliesin. Mais avant cela, il lui faudrait franchir bien des obstacles... cependant, au-delà de l'aspect amical de leur relation idéale, il y avait aussi le côté gênant de la divulgation de sa véritable identité. Du fait qu'il était toujours en vie... à ce sujet, il ne comprenait pas comment il avait gardé son ancienne apparence, comment Taliesin le considérait comme étant toujours chancelier de Melandis, alors qu'il était connu pour mort et enterré depuis plusieurs mois. Bien des mystères à éclaircir.

Mais d'abord, visiter les lieux. Il ne partageait pas l'opinion du barde, peut-être uniquement dictée par l'amertume et la dérision. Il se garda bien de le contredire ouvertement, préférant choisir la voie de la diplomatie.

"Je ne connais pas cet endroit... et rien ne dit qu'il n'y ait pas quelque créature tapie dans l'ombre pour bondir sur nous à la première occasion. Il vaudrait mieux rester groupés si nous voulons avoir toutes les chances de notre côté."

Il réalisa qu'il ignorait tout ou partie des capacités de ses compagnons d'infortune, Lothringen excepté. Il savait que Taliesin pouvait user de magie profane, et qu'il était doué pour le discours et la musique. Quant à Angèle et Chance... mystère. La première paraissait en tous les cas faire preuve de pondération. Chance paraissait plus instable, inquiétante... quelque chose dans son regard le mettait mal à l'aise. Il soupçonna qu'elle n'était pas humaine, ni elfe... ni quelque chose de connu. Mais il préféra ne pas aborder le sujet, futile par ailleurs en de pareilles circonstances.

Tout s'était mis à tanguer dangereusement autour d'elle avant que le décor ne change brusquement. Et comme à chaque nouvelle téléportation, les jambes de Chance se mirent à trembler et elle dut prendre appui sur le mur pour garder son équilibre. Quelle sensation désagréable. Heureusement d'ailleurs que son estomac était vide.

- Je ne reconnais rien, dit-elle faiblement en regardant autour d'elle. Ce silence de mort lui glaçait les sangs. Je suis presque certaine de ne jamais être venue ici. Et vous ?

Taliesin remarqua le manège du Manostien et suivit son regard. Fort logiquement, c'était cette haute construction qui l'intéressait le plus. Et bien, pourquoi pas ? Cela valait mieux que de rester planter là à attendre sans rien faire, non ?

-Bon, pourquoi ne pas aller tous ensemble vers cette tour ? proposa-t-il en la pointant du doigt. Peut-être le mage qui l'occupait a-t-il disparu comme l'ont fait les autres habitants, du moins à ce qu'il semble. Mais il a pu laisser derrière lui des documents intéressants sur la cité, voire sur les étranges phénomènes dont nous sommes victimes. Et même si ce n'est pas le cas... De là-haut, nous jouirons d'un excellent point de vue sur les environs, ce qui nous aidera à nous repérer et à planifier la suite des opérations.

Il pensait ce qu'il venait de dire. Toutefois, il avait tu sa motivation principale. A savoir : poussez un chancelier mélandien par la fenêtre d'une tour et il fera "splatch" en s'écrasant sur les pavés, sans qu'un conseiller manostien y puisse rien changer.

Magie... encore de la magie. Tout autour de lui, il lui semblait ne ressentir que ça, malgré sa totale ignorance sur l'Art. Jusqu'à l'écœurement... sans doute ce sentiment était-il largement accru par leur situation plus qu'inconfortable, sans parler de la rancune que Taliesin lui portait. Il n'aimait pas cet endroit, et était certain de partager cet avis avec ses compagnons d'infortune. Maigre consolation...

Il s'avança, peu désireux de rester seul dans un univers aussi effrayant. L'inconnu lui faisait souvent cet effet : sentiment de malaise, crainte vis-à-vis de l'avenir proche... pourtant, au but du tunnel créé par ces mauvaises passes, il entrapercevait toujours la lumière, celle d'un futur plus optimiste, dans lequel il était toujours en vie, avec Lothringen, loin de leurs soucis passés, de la guerre, de la mort, des complots... mais ici, c'était encore différent. Ils dépendaient tous de la volonté de quelqu'un, et cela lui pesait. Il avait déjà trop souffert de ce genre de situations où il n'était qu'un pantin manipulé au bout de fils invisibles mais bien présents.

Il se mordit la lèvre en repensant à certains des pires épisodes de son existence.

Le barde, lui, maintint le même rythme encore quelques pas. Un moment oublieux de sa vengeance à venir, il était plongé dans la contemplation de la cité et dans la fouille minutieuse de sa mémoire : il avait voyagé en bien des lieux et, de fait, certains éléments architecturaux lui étaient familiers. Toutefois, l'ensemble qu'ils formaient l'amena progressivement à une conclusion qu'il jugeait presque certaine : à moins qu'il ne souffre d'amnésie partielle, il n'avait jamais mis les pieds ici. Ce n'était donc pas une réminiscence...

Enfin, il remarqua le changement d'allure du Manostien. Jetant un regard par dessus-son épaule, il avisa le retard pris par les deux inconnues et leur attitude pour le moins inquiétante. A bien les regarder, il s'attendait presque à les voir subitement vomir, premier symptôme marquant de la Feuille Pourrie. Pour le coup, ce serait bel et bien un écho du monde réel...

-Il doit y avoir des boutiques dans les environs, dit-il. Les fouiller nous permettrait peut-être de trouver de quoi vous remettre sur pied, mesdames. Vous ne m'avez vraiment pas l'air dans votre assiette, et j'en suis fort marri...

La mer calme, les rues plongées dans un silence opaque, les instruments d'esclavagistes, et un mal mystérieux qui s'emparait des deux dames. Voilà qui faisait beaucoup pour un endroit déjà passablement effrayant... Taliesin avait une idée qui pouvait marcher, à condition de pouvoir trouver un remède déjà préparé... ou de savoir en fabriquer. Ce n'était pas son cas, mais peut-être le barde avait-il suffisamment bourlingué pour connaître quelques plantes médicinales ? À moins que les deux malades n'eussent elles-mêmes quelque savoir en la matière. En tout cas, mieux valait ne pas traîner, car elles semblaient affectées très rapidement.

Il fouilla des yeux les bâtiments alentours. Qu'est-ce qui distinguait une herboristerie d'un autre commerce, sur son aspect extérieur ? L'enseigne, peut-être, mais sinon ?

"Quelqu'un sait-il préparer des remèdes curatifs ?" Se tromper dans une décoction du genre pouvait s'avérer être pire que le mal à soigner.

Mais... c'était d'elle dont ils parlaient ? Chance releva légèrement son capuchon. Avait-elle l'air aussi mal en point ? Pourtant elle se sentait bien, enfin aussi bien que possible vu les circonstances, et elle ne pensait pas que la mauvaise humeur soit une maladie.

- Je... ça va !

Elle n'avait pas besoin de remède, elle avait besoin de drogue. Et quelque chose lui disait qu'elle n'en trouverait pas ici. Non bien sûr, parce que ce n'était pas un rêve, c'était un cauchemar.

Et pour bien leur signifier que tout allait bien, elle accéléra le rythme.

Angèle avait eu du mal à saisir ce dont il était question avant de réaliser que l'on parlait de Chance et d'elle. Elle s'était tournée vers la tieffeline, intriguée. Elle avait conscience de son état général et une vague idée de l'aspect qu'elle pouvait avoir. Mais Chance ...

Elle crût d'abord à une hallucination due à la fatigue et écarquilla les yeux. Non, ce n'était pas possible. Il n'y avait rien quelques secondes auparavant. Elle aurait pu le jurer. Mais alors, comment cela pouvait-il être apparu. Elle ne pouvait pas s'être blessée ?


"Chance, vos mains ..."

Les mains de Chance, de même que ses manches étaient empoissées de sang. Du sang qui commençait presque à sécher mais qui était formellement identifiable. Non, ce n'était pas une illusion car tous, y compris la tieffeline le voyaient ...

Lothringen contempla en silence ces mains ensanglantées. Il avait déjà eu des visions approchantes, dans quelques uns de ses cauchemars, et il lui semblait que Mornagest aussi. En réalité, ils avaient tous du sang sur les mains, et à l'instar de Chance, ce n'était pas le leur. Ils en savaient trop peu sur la jeune femme pour en tirer d'autres conclusions.

Mais l'incident intriguait le semi-drow pour d'autres raisons. Un peu plus tôt, il en était certain, Chance était arrivée dans la clairière les mains propres. Ce qui signifiait que des illusions – ou des traces de la vie réelle ? - les rejoignaient ici. En somme, le rêve était susceptible de se détraquer d'instant en instant, sous l'influence de leur passé, de leur inconscient ou qu'en savait-il... Il serra les lèvres. A la longue, les secrets des uns et des autres risquaient d'être mis à mal, et il était inquiet pour les siens. Les leurs.

« Angèle, n'avez-vous point de sorts de soin ?... »

Il pensait à des sorts de soin pour elle-même, mais aussi, éventuellement, à un sort d'apaisement pour la tieffeline. Ce qu'il se garda bien de dire...

Angèle avait regardé Chance, le coeur au bord des lèvres. Dans son crâne, la migraine avait atteint son paroxysme. Une sarabande noire passa devant ses yeux. Mais elle parvint à concentrer son attention sur la tieffeline. Elle s'avança doucement vers elle, alors qu'elle semblait prise d'une incontrôlable panique. Avec précaution, pour ne pas la brusquer, elle prit sa main et fit appel aux pouvoirs de son dieu pour soigner une éventuelle blessure. Rien. Elle blêmit. Tyr ici n'existait pas. Ou peut-être avait-il estimé qu'elle ne méritait plus ses pouvoirs.

Alors, en désespoir de cause, elle essuya ses mains avec les manches de sa chemise. Elle attrapa l'autre main, la nettoya à son tour. Nulle trace de blessure. Puis, tout doucement, elle essaya de parler à Chance.

"ça va aller. Ce n'est rien. Vous n'êtes pas blessée. ça va aller."

Elle ne savait pas quoi dire d'autre, ni même si la tieffeline l'écoutait. Mais elle continua.

"Essayez de respirer. Fermez peut-être les yeux. Mais respirez doucement. S'il vous plaît."

Voilà qui était encore plus étrange. D'où provenait ce sang, si Chance n'était pas blessée ? Était-elle illusionniste ? Ou était-ce un genre de réminiscence de son vécu ? Il avait ressenti un vague mal à l'aise en la regardant, et peut-être que cette jeune femme avait du sang démoniaque dans les veines. Cela pouvait expliquer les deux phénomènes. Néanmoins, il préférait s'abstenir de préjuger d'elle, alors que son comportement seul était un peu étrange. Ne l'étaient-ils pas tous, ici ?

"Je ne suis pas sûr de comprendre... pourquoi nous ? Pourquoi ici ? Et... ah, toutes ces questions m'énervent." Il grimaça, soudain agacé par une situation qui lui échappait complètement. "Nous devrions essayer d'avancer, si vous pensez que la dame peut continuer. Mieux vaut ne pas s'attarder trop longtemps, à mon avis." Essayer de penser concrètement l'aidait à se maîtriser. Et puis... ils n'avaient sans doute rien de mieux à faire.

Voilà qu'aux figures oniriques de Lothringen et de Mornagest venait s'ajouter un nouvel élément connu, et non des moindres : le sang. Et c'est seulement en l'apercevant sur les mains de la dénommée Chance que Taliesin compris que son absence avait constitué l'un des aspects les plus déroutants du rêve. Car ceux qu'il faisait d'ordinaire en débordaient littéralement : des rivières, des fleuves, des mers d'hémoglobine s'écoulaient par les plaies béantes de ses propres victimes ou par celles des compagnons à qui il n'avait pu venir en aide... Oui, l'absence de sang l'avait inconsciemment troublé. Mais puisqu'il venait d'apparaître, le barde commençait à se sentir en terrain connu.

Il ne se posa donc pas de question, ne chercha pas à comprendre : à quoi bon se creuser les méninges ? Sous peu, ce surprenant prologue prendrait fin, serait remplacé par un cauchemar aux allures de plus en plus familières... Et même si ce n'était pas le cas, pourquoi se fatiguer à chercher des réponses ? L'incohérence des songes n'en contenait que rarement...

-Je suis également d'avis de continuer, dit-il, tranquille. A moins bien sûr que vous ne préfériez souffler quelques instants, mesdames. Si des dangers nous guettent, mieux vaut que vous soyez en état de les affronter.

Être assailli par d'hostiles créature n'aurait pas que des côtés négatifs : qui lui disait qu'au cœur de la bataille, une opportunité de se débarrasser du chancelier ne se présenterait pas ? Au pire, il pourrait toujours, pas inadvertance, par une crise subite et imprévisible de maladresse, le pousser entre leurs griffes...

- Vous ne comprenez pas, dit-elle à Angèle alors que celle-ci tentait de la soigner, ce n'est pas mon sang. Pas le mien...

En effet, hormis la peur qui les faisait trembler de nouveau, ses mains étaient intactes. Soudain, sans un sanglot, sans aucun signe avant-coureur, les larmes se mirent à couler le long de ses joues et elle baissa rapidement la tête avant que quiconque ne les remarque, du moins elle l'espérait. Quel spectacle pitoyable !

Elle finit par laisser tomber ses bras le long de son corps. Reprendre la route, c'était la meilleure chose à faire. Et surtout détourner l'attention des autres sur son état. Elle plongea son regard plein de larmes dans celui d'Angèle et ouvrit la bouche sans qu'aucun son n'en sorte. De toute façon que lui aurait-elle demandé ? Son aide ? La seule chose qu'elle pouvait espéré, c'est que la jeune femme remarque qu'elle avait besoin qu'on la laisse en paix quelques instants, le temps pour elle de reprendre une contenance.

Angèle avait lâché lentement les mains de Chance et elle l'avait regardée. Ses yeux emplis de larmes et les tremblements. Et cet aveu de meurtre. Mais c'est son regard qui la frappa le plus et la glaça : un regard de noyée. Chance dérivait. Autre temps autre lieu. Autre regard. Elle n'avait pas su trouver les mots. Empêcher le départ. Durant l'année écoulée, elle s'était toujours demandée si ses paroles auraient pu la faire rester. Elle avait deviné, pourtant. Elle aurait tout donné pour revenir à cet instant. Elle l'aurait empêché de partir. Faire taire ce pressentiment trop explicite pour être ignoré.

Face à Chance, à sa détresse, elle se sentit paralysée. Effrayée. De glace était son corps et muette sa voix. Figée. Elle essaya de tendre sa main en direction de la jeune femme. Mais ses os étaient de pierre. Elle sentit à son tour les larmes embuer ses yeux. Mais elle ne pleura pas. Elle voulut parler. Réussit simplement à prononcer son nom. Deux syllabes muettes.

Elle toussa. Toujours la même douleur. Une fraction de secondes, du sang coula sur son menton. Elle l'essuya très vite. Heureusement, les regards étaient posés sur Chance. Mais le sien ? Elle ferma les yeux. Une larme roula sur sa joue humide.

"Nous devrions repartir.", dit-elle d'une voix atone.

Mais ses yeux continuaient de fixer ceux de Chance. Peut-être arriverait-elle à l'aider. Du moins jusqu'à ce qu'ils puissent repartir. Ensuite ... Cela n'avait plus d'importance.

Il n'était plus habitué à commander, aussi se laissa-t-il emmener par Angèle lorsqu'elle proposa de poursuivre. De toute manière, Chance ne paraissait guère blessée. Physiquement, du moins... ses blessures mentales semblaient profondes, à en juger par son comportement trouble et sa tristesse aussi soudaine qu'apparemment incompréhensible. Du sang sur les mains... il en avait, lui aussi. Taliesin également. Sans parler de Lothringen... quant à Angèle, c'était probable, malgré son aspect pondéré. Était-ce là leur point commun, la raison de leur présence ici ? Étaient-ils dans un genre de plan parallèle où ils seraient jugés pour les crimes qu'ils avaient commis ? Cela lui rappela désagréablement son passage sur le plan de Fugue, et il frissonna à ce souvenir.

"Allons-y, alors. Laissons dame Chance reprendre ses esprits... elle en a besoin", souffla-t-il, incertain d'avoir été entendu par qui que ce fût.

Il leva les yeux, chercha la tour du regard. Étaient-ils encore loin de l'édifice ? Il détestait un peu plus fort ce lieu chaque seconde.

La paladine... Il l'avait vu, il en était certain, elle avait tenté de recourir à la magie divine pour soigner Chance : et son incantation avait aussi lamentablement échoué que celles des helmites depuis quelques semaines. Elle était tyrite, pourtant... Cela signifiait-il que la magie divine était sans effet ici ? Et qu'en était-il de la magie profane ? La même chose, probablement. Et pourtant il n'avait pas ressenti l'insupportable coupure de la Toile qui avait été son lot lorsque sire Rowan lui avait infligé le collier d'entrave - et pourtant, ces lieux, comme la clairière, étaient imprégnés d'une magie dont il ne parvenait pas à déterminer la nature tant elle différait de tout ce qu'il connaissait. Mais sa puissance était extrême... Cette sensation était d'ailleurs, plus que toute autre, ce qui le persuadait d'être plongé dans un rêve commun et non dans un cauchemar très élaboré préparé par son maître. Il aurait rapidement reconnu la signature magique de Dorson Jaell'ym. Ici... non, c'était différent, et il sentait qu'il avait deviné juste tout à l'heure, dans la clairière : tout avait dû commencer dans le jardin, lors du rituel.

Ils n'avaient d'autre choix que d'avancer vers ce qu'on leur avait préparé. La perspective d'être privé de pouvoirs l'inquiétait, à cause du barde. Sans compter que personne ne les soignerait, apparemment... et qu'il avait atterri dans ce rêve avec ses vêtements ordinaires, mais sans ses haches. Toujours aux aguets, le semi-drow emboîta le pas à la petite troupe. Il commençait à se sentir très vulnérable, au physique comme au moral. Sans magie, sans armes, et obsédé par la peur qu'il n'arrive quelque chose à son compagnon, il n'avait pas le temps de songer à la forme que pourrait prendre la torture mentale. En ce qui le concernait, on avait l'embarras du choix.

Ils traversaient à présent une rue commerçante. Des échoppes s'apercevaient de part et d'autre de la large rue pavée. A gauche, de riches étoffes de soie et de brocard trônaient sur les présentoirs... A droite, une armurerie. De magnifiques épées y étaient exposées. Plus loin, un joaillier... De fortes effluves d'épices signalaient d'autres marchands un peu plus loin dans la rue : cette cité était prospère. Au bout de la perspective, on apercevait une vaste place dotée d'une estrade, de poteaux et de chaînes. Certainement le marché aux esclaves.

Bien évidemment, Taliesin n'avait pas manqué de lorgner les épées dont l'acier le narguait autant qu'il lui donnait des idées. Toutefois, il savait que ses compagnons devinaient le cours que suivaient ses pensées. Par conséquent, s'il s'armait, les autres le feraient également, surtout Mornagest dont il avait déjà pu observer les talents martiaux. Il était donc peu probable que l'opération lui soit favorable...

Voilà pourquoi il choisit de changer ses plans du tout au tout.

[color=#FFFFF66]-Tant d'attrayantes marchandises étalées ici sans personne pour les surveiller,[/color] commenta-t-il.[color=#FFFFF66] Cinq voyageurs dépourvus du moindre équipement pourraient-ils rêves mieux ? Non, assurément. Toutefois, lorsqu'un cauchemar vous fait semblable invitation, il vaut mieux ne pas y céder, d'ordinaire. De plus, ces objets faisant partie intégrante du songe, je doute que nous puissions nous fier à eux... Je serais donc d'avis de poursuivre notre route sans toucher à rien.[/color]

Angèle avait regardé le décor autour d'elle. Une ville cauchemardesque. Cette place aux esclaves ne ressemblait à aucune réalité connue. Elle ne connaissait d'entraves que celles de son esprit. Son attachement à l'Ordre, à sa ville, à sa petite routine si familière. Pourquoi donc avait-elle ouvert les yeux ? Il avait fallu que Morgan meure pour qu'elle regarde la réalité en face. Et ne la supporte plus. Elle avait pensé fuir, se mentir, s'affranchir. Mais ses propres limites l'avaient rattrapé et cette vacuité. Ses pensées s'éparpillaient dans cette ville vide. Une cité odieuse qui pratiquait ouvertement l'esclavage. Et elle n'avait plus la force de se sentir révoltée.

Elle regarda Taliesin dont les yeux s'étaient arrêtés sur les armes mais qui proposait de ne rien toucher. Peut-être avait-il abandonné ses idées de meurtre. Cela les aiderait à n'en pas douter. Elle ne se sentait pas en état de défendre qui que ce fut. Ni par les armes, ni par la négociation. Elle avait simplement envie de s'asseoir et de fermer les yeux. Mais il fallait continuer, du moins le temps de trouver la sortie.

"Je pense que vous avez raison, dit-elle à Taliesin, s'armer ne nous apportera sûrement rien de bon ... Peut-être est-ce ce qu'ils attendent."

Mais qui attendait quoi ? Et pourquoi ? Et que faisaient-ils là ? Elle observa Mornagest et Lothringen à la dérobée. Sur leur garde, la mine sombre. Chance s'était détournée de la place aux esclaves et sanglotait. Elle fit un pas vers elle, voulut lui parler, se ravisa. Que pouvait-elle dire ? L'endormir avec des paroles lénifiantes, lui mentir en donnant l'illusion que tout allait bien ? En silence, elle avança sa main, pressa doucement son épaule.

"Nous ferions mieux de repartir."

Pour montrer l'exemple, elle recommença à marcher. Un pas, encore un autre.

Une traînée de sang dans la rue suivante. Une personne blessée qu'on avait tirée ou qui avait rampé. La piste se poursuivait jusqu'au coin de la rue. Peut-être était-il encore là ?

Les armes l'avaient tenté, un instant. Il se méfiait de beaucoup de choses, y compris de la volonté de Taliesin de l'attaquer dès que l'occasion s'en ferait sentir. Car... oui, l'elfe n'avait pas l'air d'avoir abandonné son projet. Mornagest resterait vigilant à son encontre...

Leur groupe paraissait bien pâle et pitoyable. Un guerrier-mage qui n'osait lancer de sort de peur de provoquer une catastrophe. Un barde avide de vengeance à son égard, et lui, rongé par le remord, incapable de démontrer sa bonne foi. Une frêle personne à l'aspect étrange tout autant que fébrile. Et une femme qui connaissait Lothringen, dotée de pouvoirs de guérison... une prêtresse, peut-être. En tous les cas, ils n'étaient guère fringuants, et la mésaventure qu'ils vivaient leur sapait le moral aussi sûrement qu'un internement infini dans une sinistre geôle d'un cloaque quelconque.

Angèle reprit l'initiative en continuant de marcher. Elle indiqua presque aussitôt une traînée de sang, au sol. Pas encore séchée, elle se poursuivait plus loin, comme laissée par un blessé en fuite. Qui cela pouvait-il être, dans un endroit si... à part ?

"Prudence. L'embuscade reste possible..."

Il aurait peut-être dû s'armer, finalement. Mais cela aurait ravivé les tensions au sein de leur groupe déjà fragile. Autant se fier à leur ruse... ou à tout le moins, à leur force brute, dans son cas et celui de Lothringen, au moins.

Lothringen n'était pas intervenu à propos des armes. Il aurait plutôt été du parti de s'armer, lui, ne serait-ce que pour se rassurer, car ils ne savaient quels monstres ils pouvaient croiser ici, ni si leur blessure n'était pas bien réelle... Mais il devinait que ç'aurait été relancer la polémique au sein de leur petite équipe disparate. Aussi avait-il renoncé. Après tout, Mornagest et lui étaient forts, s'il le fallait... Et le songe n'avait manifestement pas besoin de ruses pour les tuer, s'il le souhaitait.

Il contempla le spectacle de la mare de sang avec les autres, renonçant à le commenter. Un meurtre en pleine rue. L'opulence. L'esclavage... Une petite sœur féerunienne de Melandis, en bord de mer ? Ou plutôt, une cité imaginaire, simple support des projections issues de leur esprit et extirpées une à une par celui ou ceux qui les tenaient en leur pouvoir ?

Ecoeuré, Lothringen, suivant toujours la flèche de la tour de mage au-dessus des toits, avait poursuivi sa route jusqu'au marché aux esclaves, où il contempla la vaste estrade comme si elle était là pour lui. Des poteaux d'exposition qui valaient bien des piloris. Un fer à marquer le bétail, posé tout près, sur un brasero encore fumant. Des chaînes lourdes, sur le sol, aux anneaux fermés, comme si leurs proies s'étaient volatilisées dans l'instant. Il devinait leur poids, leur odeur de fer, de suée, la façon dont elles frottaient inlassablement les chevilles jusqu'à les mettre en sang. Les souvenirs lui giclaient au visage, et il ne pouvait les partager avec personne.

Ses épaules s'affaissèrent. Il commençait à comprendre.

En face de l'estrade, un grand bâtiment fermait la place. Un escalier monumental conduisait à une colonnade derrière laquelle se devinait une double porte massive en fer forgé. L'architecture évoquait un temple. Une main noire était d'ailleurs peinte sur le fronton. Les portes étaient entrouvertes sur l'obscurité. A ses côtés, Angèle avait eu un mouvement de révulsion, mais, se sentant comme irrésistiblement attirée vers l'intérieur, elle commença à marcher en direction des marches.

"Angèle ? Il vaudrait mieux rester groupés..."

Comme elle n'écoutait pas, il la suivit.