La Couronne de Cuivre

D'ici...

Il fait rouge, chaud et liquide.
Tout mouvement est complexe, ralenti, inutile et on n’y voit presque rien : il fait rouge et sombre, la lumière semble arriver de nulle part, en rayons ténus, troubles, comme traversant des couches et des couches d’un feuillage pourpre.
Il y a des sons extraordinaires, impossibles à identifier, un tambourinement sourd, des grondements rauques, des vibrations lointaines qui sont à la fois bruit, à la fois sensation intime, comme s’ils venaient de l’intérieur.
Et puis il y a quelqu’un qui attend mais qu’on ne peut pas voir. Quelqu’un qui est partout et nulle part. Quelqu’un qui guette l’elfe comme il s’approche doucement, poussé par les courants invisibles, reposants, qui animent le fluide environnant.
« Taliesin. » dit une voix qui explose autour et en son sein.
Une voix de femme, une voix qui lui donne les larmes aux yeux, bien qu’il ne la reconnaisse pas, qu’il sache qu’il ne l’a jamais entendue.
« Taliesin, ce qui doit vivre va mourir. »
Une tristesse indicible l’envahit un instant, pesante, impérieuse, absolue.
Lui succède aussitôt une bouffée d’espoir.
Tout redevient possible.
Son corps est malmené par les émotions d’une entité étrangère, mais il ne peut les repousser et quelque part, elles sont les siennes.
« Mais tu peux être notre champion. Tu as en toi de repousser l’ombre qui gagne. »
Il sent un sourire quelque part.
« Nous avons confiance, depuis toujours. »
La présence s’est éloignée, il sent qu’elle le regarde désormais de l’extérieur, lui ne voit rien d’autre que ce rouge sombre, chaud, tendre.
« Ferme les yeux. »

Le ventre de sa mère. Voilà où il pense se trouver.
La voix de sa mère. Voilà ce qu'il croit écouter.
Aussi étrange que cela puisse paraître.
Il ne saurait dire ce qui est autre, ce qui est lui.
Mais il ne s'interroge pas, tout entier à cet être.
Qui lui parle et qu'il entend, plongé dans l'infini.
D'émotions dissemblables, comme le jour et la nuit.
Il est triste, résigné.
Puis se reprit à espérer.
Et, sagement, il ferme les paupières.
Obéissant ainsi à la voix de sa mère.

A nouveau, nulle part.

A droite, une grande pierre ronde creusée de petits bassins. Dix en cercle, danse multicolore. Blanc, jaune, orange, rouge, mauve, bleu, vert, brun, gris, noir.
A gauche, un fatras d’objets abandonnés, pêle-mêle, dans une caisse en bois. Il y a là un petit couteau à la lame rouillée, une balle de corde, une grande plume d’oiseau, une chaussure usée, une chemise salie. Si on fouille un peu, on remarque une pomme rebondie, une fiole vide, un livre dans une langue étrange. Il y a aussi une assiette. Et puis un miroir terni.

« Choisis ton vecteur et sa teinte. Ouvre ton cœur. Protège et guéris. Soutiens et réussis. Découvre, comprends, instruis. »

Intuitivement, Taliesin comprend qu’il n’y a pas de bonne réponse, que seul son sentiment doit gouverner ses gestes.

A nouveau, il agit sans réfléchir, sans chercher à comprendre, sans hésiter, aussi. Obéissant à la voix, il examine le contenu du coffre puis saisit spontanément la pomme aux généreuses proportions. Il se tourne alors vers la pierre et, en un regard, sa décision est prise - quoi qu'il n'y ait pas vraiment décision mais plutôt impulsion. Il se redresse, il avance, il se penche et immerge le fruit dans le bassin d'où irradie la lumière rouge.
Il est calme. Il ne s'inquiète pas. Il est impatient sans l'être car il sait qu'il va se passer quelque chose sans qu'il ait besoin d'attendre. Quoi ? Il n'en a pas la moindre idée. Une tâche à accomplir, simplement.
Une tâche positive.
Cela lui suffit.

La pomme se fond dans la lumière rouge qui palpite dans la salle soudain plongée dans les ténèbres. Seul le rouge rayonne, tourbillonne, envahit tout jusqu'à ce que Taliesin ne voit plus que du rouge, plus son corps, plus le bassin, et l'endroit qui est un peu nulle part.
La voix étrangère résonne à nouveau en son coeur.
« Tu sauras toujours qui tu es mais ne pourras jamais le dire.
Tu n’oublieras pas ta mission, mais bien son pourquoi.
Jamais, jamais, tu ne peux révéler d’où tu viens ou que tu n’es pas ce que tu es.
Tu te souviendras de tout.
Maintenant, ouvre les yeux. »

Premier gosse : Une affaire d'honneur

Un goût de pomme sur la langue. Délicieux, un peu acide, juteux...
" Espèce de sale petite voleuse !"
Quand Taliesin ouvrit les yeux, ses jambes lui ordonnèrent de détaler. Autour de lui, un marché : échoppes colorées et foule dense, fruits, légumes, poissons, étoffes, objets disparates... Les badauds le protégeaient et l'encerclaient, mais une main s'était refermée sur la sienne et l'entraînait au travers de ce dédale. Un dos, un petit garçon juste devant lui, et puis la course folle pour échapper à leur poursuivant... Les gens tout autour semblaient immenses, mais pas forcément menaçants, pour qui savait gérer ce type d'environnement... Ce qui était, curieusement, le cas de Taliesin à cette minute.

Voleuse ?
Les gens si grands...
Était-il une petite fille ?
Sans doute.
Mais où ? Quand ?
Il n'en savait rien.
Seul le pourquoi était clair.
Protège et guéris. Soutiens et réussis. Découvre, comprends, instruis.
Etait-ce si clair que cela, cependant ?
Peu importe. ce n'était pas le moment d'y réfléchir.
Il lui fallait se cramponner à la main qui étreignait la sienne, courir à toutes jambes, se faufiler parmi la foule du marcher. Échapper, surtout, à celui qui les poursuivait, à celui à qui il - elle ? - avait dérobé la pomme.
Alors il se cramponna, courut, se faufila, son attention focalisée sur la fuite et sur rien d'autre.
Le reste attendrait.

Ils couraient à perdre haleine, se faufilant entre les jambes, sous un étal, devant les sabots d'un âne, derrière la roue d'une charrette. Ils étaient menus, rapides, ils gagnèrent bientôt les limites du marché, puis une ruelle, où ils continuèrent à courir. Le petit garçon n'avait pas lâché sa main, ses cheveux châtains, trop longs, cachaient à peine ses oreilles légèrement pointues. Pieds nus, vêtements sales, un peu déchirés. Pas ceux de la petite fille, cependant. Meilleure qualité. Ils s'immobilisèrent près d'un tonneau et Taliesin réalisa qu'ils lui arrivaient à peine à mi-hauteur. Ils étaient vraiment... très petits. Beaucoup plus petits que des enfants humains... Le gamin se retourna.
" Ouah ! Violette ! T'es trop trop trop forte !" s'exclama-t-il, ravi.
Et il lui planta un gros baiser... heureusement sur le front.
C'était bien un enfant, mais manifestement halfelin.

Taliesin, embarrassé, se sentit rougir et ne sut que répondre.
Récapitulons. Il était dans le corps d'une petite fille, d'une petite halfeline, selon toute vraisemblance, et il répondait au doux nom de Violette. Quant à ce garçon qui paraissait veiller sur lui - sur elle...
Guéric ?
De fait, il y avait une certaine ressemblance. Mais pourquoi se retrouverait-il face à son ami... plus jeune de bien des années ?
Pourquoi ?
Protège et guéris. Soutiens et réussis. Découvre, comprends, instruis.
Avait-il besoin d'une autre réponse ?
Non, sans doute.
Alors Taliesin, ou plutôt Violette, se contenta d'esquisser un sourire qu'il espérait pas trop gêné... et ne pipa mot.

Le gamin glissa son bras sous celui de la petite fille puis l'entraîna vers la sortie de la ruelle. Au-dessus d'eux, une mouette passa en criant et Taliesin perçut l'odeur lointaine de la mer.
" J'imagine qu'on fait mieux de rentrer... Ton père va être furieux, de nouveau, j'espère qu'il t'empêchera pas de sortir comme la dernière fois..."
Le petit garçon lui sourit.
" Mais tu verras, quand on sera grands et qu'on sera mariés, alors il pourra plus rien dire, et je lui montrerai que je suis pas n'importe qui !"
Ils tournèrent au coin d'une rue et Taliesin reconnut soudain le bâtiment qui leur faisait face : c'était le Loyal Paladin, la taverne la plus célèbre de Manost, qu'il connaissait bien.

Bien qu'il n'osât pas encore parler, Taliesin - car il était toujours Taliesin, quel que soit le corps qu'occupe pour l'heure son esprit - serra le bras du garçon et le suivit volontiers. Il s'agissait donc bel et bien de Guéric, puisqu'ils étaient à Manost... Il se demandait cependant comment il allait pouvoir l'aider : le passé était écrit, ces événements étaient vieux de plusieurs années, comment changer leurs cours ? Et où était l'esprit de la fillette dont il habitait l'enveloppe charnelle ?
Beaucoup de questions, peu de réponses. Mais cela ne l'inquiétait pas. Ce qui l'inquiétait, en revanche, c'était la manière dont le père de Violette allait la disputer. Il n'avait pas connu pareille situation depuis... Oh, depuis des lustres...

Ils dépassèrent la devanture de l'auberge, prirent une nouvelle rue, une seconde, puis le petit garçon s'immobilisa brusquement.
" Bouse..." souffla-t-il.
Au bout de l'allée se trouvait un groupe d'une demi-douzaine d'enfants humains, sans doute pas beaucoup plus âgés que les halfelins, mais nettement plus grands. L'un d'entre eux, un échalas aux cheveux paille, se tourna dans leur direction.
" Hé, les mecs ! C'est Morpion, z'avez-vu ?
— Hé ouais..."
Le second était plus courtaud, le cheveu noir coupé très court. Il y avait une paire de jumeaux, une fillette aux cheveux emmêlés, un gamin plus jeune, nerveux.
" Il est sorti avec sa p'tite copine, dites-donc...
— Et les minus, faut pas avoir peur comme ça..."
Taliesin sentit la main du petit garçon se raffermir sur la sienne.
" Viens."
Il fit volte-face.
" Et ! Morpion ! Où tu te sauves ?
— Tu vas bécoter ta Punaise dans l'caniveau, ou quoi ?"
Taliesin sentit le gamin se raidir, puis refaire face aux petits humains, qui s'étaient déjà rapprochés.
" Je t'interdis de l'appeler comme ça !"

Sentant que les choses allaient sous peu très mal tourner pour son compagnon, Taliesin lui souffla à l'oreille :
-Les écoute pas, Guéric. Ils disent ça juste parce qu'ils savent que ça t'énerve et parce qu'ils veulent avoir un prétexte pour te taper dessus. Alors faut pas marcher ! Tu sais, moi, je m'en fiche complètement qu'ils m'appellent la punaise. Ce qui compte pour moi, c'est... ce que tu penses, toi.
Il le tira par la main.
-Allez, viens. On va pas s'embêter avec eux, quand même. Souviens-toi : plus c'est grand, plus c'est bête ! Alors montrons leur qui c'est les plus intelligents !

Taliesin sentit le petit halfelin lutter contre sa propre colère, avec grand peine.
" T'as raison, viens."
Ils bifurquèrent rapidement dans la ruelle voisine, puis débouchèrent dans une artère plus large, où la foule, ainsi que la présence de deux paladins helmites, tempérèrent immédiatement les humeurs belliqueuses de leurs poursuivants. Ceux-ci retournèrent dans l'allée en ricanant, tandis que Guéric leur jetait des regards noirs.
" Restez pas là, les mômes." fit l'un des chevaliers, d'une voix sévère.
Le jeune halfelin s'empressa de déguerpir, entraînant Violette derrière lui. Il soupira plusieurs fois, son visage était encore cramoisi, et il donna un grand coup de pied dans un rat crevé qui gisait en travers du chemin.
" Un jour, tu verras, je leur montrerai... Je leur montrerai..."
Il n'ajouta rien car ils étaient arrivés en vue d'une petite boutique à la façade peinte de couleurs vives. La pancarte suspendue au dessus de la porte était décorée de tourtes fumantes.
" A demain, alors... J'espère que tu pourras t'échapper sans trop de difficultés..."

-J'essaierai, promit-il, souriant.
Il dévisagea un instant le halfelin et prit une mine sérieuse.
-Guéric... Faut te ficher de ce que les autres ils pensent de toi. Ceux qui te trouvent pas bien, c'est qu'ils sont bêtes ou qu'ils te connaissent pas assez. Si t'essaie de leur prouver des trucs, ben, ça marchera pas, parce que ça fera des catastrophes et ils t'aimeront encore moins... Pis t'auras des ennuis.
Il lui sourit à nouveau.
-Alors reste comme tu es, d'accord ? Moi je t'aime bien comme ça. Et tout plein d'autres t'aimeront aussi, j'en suis sûre.. Faut juste être patient et surtout rien changer.

" J'aimerais bien m'en ficher, tu sais, mais... Chaque fois que je les croise, ils me cherchent des noises... En plus, comme ils savent où j'habite, c'est pas exactement comme si je pouvais les éviter facilement..."
Il haussa les épaules et soupira.
" Mais j'veux surtout pas qu'ils t'ennuient toi. Déjà qu'ton père est pas d'accord qu'on traine ensemble, si un jour tu rentrais... crottée, ou je sais pas... pire... Il te bouclerait à l'intérieur."
Il secoua la tête.
" Je crois que si je trouvais un moyen de leur faire peur, ils nous laisseraient tranquilles."

Ah, voilà un plan qui lui plaisait beaucoup plus qu'un affrontement pur et simple...
-C'est une super idée ! dit-il, le sourire jusqu'aux oreilles. On va réfléchir et trouver un truc qui leur fichera tellement la trouille qu'ils fuiront en hurlant !
Quel dommage qu'il ne puisse pas utiliser ses pouvoirs de barde... Enfin, il pourrait toujours essayer, une fois seul, mais il doutait fort que le résultat soit probant.
-Tu vas voir, on va bien préparer notre coup, et ensuite, ils nous embêteront plus jamais, conclut-il, plein d'assurance. Et en plus, il y aura pas de bagarre ou quoi, alors on se fera même pas disputer !

Le visage de Guéric, d'abord ravi des propos de sa comparse, se fendit subitement d'une grimace.
" En parlant de se faire disputer... souffla-t-il. A demain, Violette..."
Il fit volte-face et s'enfuit.
" VIOLETTE ! VIOLETTE, bon sang, ma fille, c'est pas possible !"
Taliesin se retourna pour voir fondre sur lui un halfelin adulte, en tablier taché, le visage rubicond de colère, qui lui saisit aussitôt le bras et l'entraîna vers la porte de la boutique, désormais ouverte.
" Maudite gamine ! Je t'ai dit d'arrêter de traîner avec cette petite fripouille ! Dans quelle langue faut-il que je te le répète ?!"
Taliesin fut remorqué jusqu'à l'intérieur, une pièce propre qui sentait bon la pâte chaude et la viande aux oignons, un comptoir couvert de tourtes, un four brûlant, puis un rideau que le halfelin écarta et qui menait sur une cuisine. La gamine fut lâchée sur un tabouret tandis qu'une halfeline aux joues rouges et aux cheveux blonds nattés se tournait vers elle.
" Ta fille était encore avec le gamin d'Anton. Je te le dis, Marinette, ce sera le martinet, cette fois.
— Euloge, voyons, tu n'es pas sérieux."

Répondant à une impulsion soudaine, Taliesin sauta de son tabouret et s'avança vers le père de Violette, tête basse, épaules voutées.
-Je le mérite, papa, alors vas-y, souffla-t-il d'une voix misérable. Mais s'il te plait, est-ce que je peux te dire, avant, pourquoi j'aime tellement jouer avec Guéric ? Je suis désolée de désobéir tout le temps, mais... Je le fais pas juste parce que je suis méchante.

Le père de la petite parut tout à fait déconcerté par sa réaction.
" Papa ne va pas te frapper, Violette, murmura alors sa mère, en s'agenouillant près de sa fille.
— Laisse-la parler, Marinette. Je voudrais bien comprendre ce qu'elle trouve à ce vaurien."
Il y eut du mouvement dans la pièce de devant.
" Je vais servir les clients. Mais je vous entends.
— Parle, alors."

Sans rien changer à son attitude, il prit une profonde inspiration.
-Je sais bien que Guéric il a l'air d'une fripouille. Mais je t'assure, papa, qu'il l'est pas, dans le fond. C'est même tout le contraire. Le problème, c'est que... Ben... Il a pas confiance en lui, tu vois ? Ça lui fait mal que les autres ils l'aiment pas, alors il fait des bêtises, parce qu'il pense que c'est comme ça qu'il leur montrera qu'il vaut quelque chose... Mais voilà, ça fait qu'empirer la situation et qu'on l'aime encore moins... Moi, je lui dis qu'il est très bien comme il est, qu'il a pas besoin de prouver des trucs, qu'il suffit qu'il soit normal pour qu'on comprenne que c'est un gentil garçon. Et il m'écoute, tu sais ? Par exemple, là, on est passés devant des enfants humains qui veulent juste lui taper dessus. Il a pas répondu quand ils l'ont traité de morpion, parce qu'il voulait pas que j'ai des ennuis. Il me protège tout le temps, il fait sans arrêt attention à ce qu'il m'arrive rien. Il veille sur moi, quoi. Mais quand ils m'ont traitée de punaise, les enfants humains, ben Guéric il s'est mis en colère, parce qu'il supporte pas qu'on dise du mal de moi... Mais je lui ai parlé, et... Il s'est calmé, et on est rentrés.
Il releva des yeux humides sur le père de Violette.
-Voilà pourquoi j'aime jouer avec lui, papa. Parce que c'est presque un chevalier, Guéric. Et parce que je peux l'aider à ce que tout le monde voit qu'il est gentil. J'aimerais... Qu'on lui laisse une chance.

Le père de Violette leva un sourcil.
" Violette. Je suis certaine que ce Guéric est un brave garçon, mais... mais ce n'est pas à toi de t'occuper de lui... Il peut... se débrouiller tout seul. Il n'est pas comme nous... Je t'ai déjà dit que son mère... son père... Ce sont des gens qu'on ne doit pas fréquenter. Ta mère et moi travaillons depuis des années pour que tu puisses profiter d'un minimum de confort...
— Euloge !"
Sa mère était de retour, les poings sur les hanches.
" Ce n'est certainement pas quelque chose que tu peux reprocher à ta fille.
— Je ne veux pas qu'elle perde son temps avec des... gens... qui ne sont pas de son statut.
— Je n'étais pas non plus de ton statut quand tu m'as rencontrée.
— Ce n'est pas la même chose, Marinette. Pas du tout."
La halfeline se tourna vers Taliesin.
" Ma chérie, va te changer puis redescend. Le dîner sera bientôt prêt."

-Tout de suite, maman.
Quittant la cuisine par une autre porte, il atteignit rapidement un escalier qu'il gravit sans hésiter. En revanche, les choses se compliquèrent au premier et il lui fallut ouvrir trois portes avant de trouver la chambre de Violette. C'était une petite pièce peinte de couleurs gaies mais dont le rose était heureusement absent : apparemment, la fillette ne l'appréciait guère. On voyait là un lit, une commode, un bureau et sa chaise et, enfin, un coffre à jouets. Dans un coin trônait une coquette maison de poupée dont les habitants étaient des halfelins miniatures ; ailleurs, soigneusement rangée, c'était une dinette de porcelaine dont pas un élément n'était ébréché.
Taliesin ouvrit la commode et, ayant trouvé une robe d'intérieur, il entreprit de se changer, opération qu'il ne manqua pas de trouver étrange, puisque passer des vêtements féminins n'était pas exactement son habitude. Il se brossa ensuite les cheveux - ça, c'était déjà plus son domaine -, se fit deux petites nattes et paracheva le tout par un court séjour dans la salle d'eau pour se laver les mains et se débarbouiller le visage. Il avait en effet l'intention de jouer les petites filles modèles.
Enfin, quand il se pensa prêt, il entreprit de regagner la cuisine.

Le repas se passa sans incident notable. La famille de Violette était manifestement experte en préparation de tourtes, qu'elle vendait à plusieurs restaurants des environs, et Taliesin reconnut quelques noms qu'il se souvenait avoir lus sur des devantures lors de son propre séjour à Manost. Les parents discutèrent d'une nouvelle recette au crabe et aux asperges, le père se plaignit de l'intendant du Temple de Helm, qui tardait à payer ses factures, la mère grommela contre un maraîcher qui lui avait refilé des courgettes trop aqueuses, puis ils s'échangèrent quelques nouvelles des uns et des autres, la tante Gennova, le cousin Paulus, la mère Monique. Enfin, le dîner toucha à sa fin et Violette fut envoyée se coucher. Elle avait eu à peine le temps de monter que sa mère suivit, dans l'idée de lui lire quelques pages d'un conte halfelin que Taliesin n'avait jamais entendu mais qui dégoulinait de bons sentiments. Un baiser sur le front plus tard, il se retrouva dans le noir.

Il aurait aimé pouvoir dire un mot de Guéric à table. Plus encore, il aurait voulu en discuter avec la mère de Violette, une fois seul avec celle-ci, car elle semblait bien mieux disposée que son mari à l'égard du petit halefelin et peut-être serait-il possible d'en obtenir de l'aide... Mais voilà, l'occasion ne s'était pas présentée et, à présent, il se retrouvait en tête à tête avec ses pensées. Que faire, sinon réfléchir à un moyen de terrifier les enfants qui harcelaient son ami, puis se laisser gagner par le sommeil ? Les enfants avaient besoin de beaucoup dormir à cet âge-là, non ?
Toutefois, avant d'échafauder un plan ou de sombrer dans les limbes, il devait vérifier quelque chose. Aussi se redressa-t-il doucement et tenta-t-il, le plus silencieusement possible, de lancer un sort tout simple, à savoir la manipulation à distance, prenant pour cible une poupée. Il se doutait que ça ne marcherait pas mais... il lui fallait en avoir le cœur net.

Contre toute attente, le sortilège fonctionna... à moitié. Au prix d'un effort intense, d'une concentration terrible et de grincements de petites quenottes, la poupée bascula vers l'avant, nez de chiffon sur genoux de toile. C'était peu spectaculaire, mais c'était quelque chose, sans doute. Taliesin se retrouva cependant avec une sensation d'étau autour du crâne qu'il parvint à atténuer au prix d'un massage des tempes de plusieurs minutes. Peut-être était-ce une question d'âge, peut-être était-ce une question de forme. Toujours est-il qu'il y avait peu de chance qu'il parvienne à invoquer un élémentaire de feu.
Il entendit alors un petit claquement au niveau de la fenêtre. Il ne lui fallut pas longtemps pour identifier ce dont il s'agissait : on lançait des cailloux contre la vitre. Et un étage plus bas, il devina la silhouette de Guéric, debout dans la rue.

Comme ignorer la présence de son ami était impossible, sous peine de le voir insister et ainsi alerter ses parents, comme, par conséquent, réfléchir ou dormir n'était plus d'actualité, il se leva et, essayant de ne faire aucun bruit, ouvrit prudemment la fenêtre et se pencha par-dessus le rebord.
-Guéric ? Qu'est-ce qui se passe ? chuchota-t-il.

Le halfelin ne répondit rien mais entreprit d'escalader la gouttière, avec une certaine agilité, puis se hissa sur l'appui de fenêtre.
" Mon père m'a mis dehors... Je peux rester avec toi ? J'aime pas trop traîner la nuit dans le coin, y'a plein de gens bizarres, tu sais bien... Je partirai avant que le soleil se lève, promis..."
Il grimaça, embarrassé.
" Je sais que c'est pas bien de venir dans la chambre d'une fille avant qu'on soit mariés, mais... je sais pas trop bien où aller d'autre... Tu es ma seule amie."

Il lui sourit dans la pénombre.
-Je suis désolée que ton papa t'ait mis dehors... Et je préfère que tu viennes ici plutôt que tu restes dans la rue. Et puis, je suis rudement contente de te revoir.
Il tendit l'oreille, pour s'assurer qu'aucun bruit ne provenait du reste de la maison.
-Si tu es fatigué, on peut dormir tout de suite. Sinon, on peut discuter de comment on va faire peur aux enfants qui t'ennuient tout le temps... On pourrait même en profiter pour aller chez le pire de tous : la nuit, c'est le mieux pour les trucs effrayants, non ? En plus, il serait pas avec ses copains, et il se croirait en sécurité... Si on s'y prend bien, je suis sûre qu'on lui fichera tellement la trouille qu'il se fera pipi dessus !

Guéric s'assit en tailleur sur le lit de la petite fille, puis grimaça.
" Zut, j'espère que je vais pas faire des taches... Tout est toujours tellement propre chez toi... Moi je laisse de la crasse partout..."
Il soupira.
" Ce serait vraiment chouette si on pouvait filer la frousse à Domi. Mais pour bien faire, faudrait aussi impressionner Carl, parce qu'ils sont un peu en tandem, et si Domi devient peureux, ou quoi, c'est Carl qui va devenir le chef."
Sa petite main chercha celle de Violette et il la serra doucement.
" Tu as une idée ? Faudrait qu'on soit sûrs qu'après, ils voudront pas se venger, ou quoi..."

Loin de chercher à libérer sa main, il serra au contraire plus fort celle du petit garçon.
-J'y ai bien réfléchi et je me dis qu'on pourrait se faire passer pour un fantôme : je grimperais sur tes épaules, on se mettrait un drap dessus, on allumerait une petite bougie... Et on serait pas n'importe quel fantôme, non ! On serait l'envoyé de Helm, qui déteste l'injustice, qui supporte pas qu'au lieu de protéger les plus petits que soi, on leur fasse du mal... Alors on pourrait menacer Domi et Carl de les punir très très fort s'ils changent pas de comportement...

La Couronne de Cuivre

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