La Couronne de Cuivre

Franchissant la crête où Astrée et ses compagnons étaient perchés, la route rouge descendait en pente douce jusque dans la prairie fleurie où broutaient, ça et là, moutons et vaches brunes. Plus loin, un impressionnant rempart de pierre protégeait un village de taille modeste, une vingtaine de maisons arrangée en arc de cercle, adossées à une imposante falaise. Car tout le fond du plateau était occupé par une muraille de roc, montant vers le ciel telle une barrière infranchissable. On y devinait quelques arbres perchés, quelques aspérités, mais elle était pratiquement verticale, et haute de plusieurs dizaines de toises, peut-être plus : les nuages en cachaient le sommet.
« Bienvenue à Montequine. » annonça Hugo, tandis qu’ils amorçaient leur descente.

Astrée détaillait la falaise, face à elle, d'un air songeur. Elle avait suivi la route, comme on le lui avait dit... mais elle arrivait maintenant au bout et devrait bientôt décider de l'"après". Maedron lui aurait dit qu'après, il fallait juste suivre le hasard et faire confiance au destin. C'était bien vague. Devant elle s'élevait un mur de roche infranchissable, apparemment. Où donc était-elle sensée se rendre, et par où était-elle sensée passer ? La route ne menait-elle qu'au village ? Peut-être y avait-il moyen de contourner cette falaise, en passant par des cols en altitude, mais ce serait certainement un chemin périlleux où sa monture ne pourrait la suivre, du moins sous forme équine. Les légendes parlaient pourtant d'un arbre qui se trouvait dans les sommets... Devait-elle à tout prix poursuivre au-delà du village, chercher un hypothétique passage pour monter encore, en interrogeant les habitants d'ici qui les connaissaient ? Elle ne savait ni jusqu'où elle devait grimper, ni par où. Peut-être, du reste, ne devait-elle pas monter davantage, peut-être devait-elle se rendre ailleurs que dans ces sommets. Mais comment le savoir ?

Elle étouffa un soupir. L'arbre ne se trouvait pas dans un lieu précis qu'on pouvait désigner sur une carte. Le chemin qu'elle suivrait n'avait donc pas tant d'importance. C'était ce qu'elle avait compris des explications de Maedron... Mais c'était tellement contraire à tout sens logique que cela lui paraissait irréel, impossible. Ne pas savoir où elle devait diriger ses pas, ni ce qu'elle devait faire, l'angoissait au fond d'elle. Elle se demanda un instant comment faisaient les adeptes de Tymora pour apprendre à se laisser guider par le hasard.
Pour l'heure, de toute façon, elle n'avait qu'une chose à faire : remercier ses guides et découvrir leur village.
- C'est magnifique ici, fit-elle d'un ton empreint de sincérité, en laissant son regard errer sur la prairie et le village au-delà. Isolé, perdu au milieu de nulle part, loin de tout autre habitation humaine... mais magnifique. Exactement le genre d'endroit qu'elle avait parfois recherché lorsqu'elle avait eu besoin de solitude.

Les quatre Montequins ne purent s'empêcher de sourire à la jeune femme, et ils gagnèrent rapidement la grande étendue herbeuse. Les fleurs y étaient moins nombreuses que dans les alpages qu'avait arpentés Astrée, la faute au bétail probablement, mais l'herbe était grasse et presque lumineuse, saturée d'insectes divers et d'oiseaux en maraude. Les moutons, encore malingres après un hiver à la bergerie, et les vaches brunes les regardèrent passer sans réagir. Comme l'avait dit Hugo, ils étaient entourés de chiens blancs de grande taille, quatre ou cinq pour un seul troupeau, qui, sous des dehors bonhommes, demeuraient vigilants. Astrée reconnut également des silhouettes humaines, qui leur adressèrent de grands signes, tandis qu'ils progressaient sur la route rouge. Jack était remonté à leur hauteur, Isaure gardait la tête, Madeleine chantonnait à mi-voix.
" Contre toute attente, nous avons un semblant d'auberge, dit alors Hugo. Elle ne sert pour ainsi dire presque jamais, peut-être une ou deux fois l'an, mais ça ne veut pas dire qu'elle n'est pas ouverte. J'espère que vous ne vous attendez pas au grand luxe... mais vous ne seriez sans doute pas là si c'était le cas."

- Oh ce sera toujours mieux que de planter ma tente au milieu des pâturages, s'exclama Astrée.
Une auberge, ici, dans ce village minuscule ? C'était une bonne surprise.
- Il vous arrive donc d'avoir quelques visiteurs, en déduit-elle. Ça doit effectivement être rare, mais j'ai constaté que la route est bien entretenue. Plutôt mieux que je ne m'y attendais... Vous commercez un peu avec les gens de la vallée, j'imagine ?
Elle se souvint des mises en garde sur le caractère peu accueillant des gens d'ici. Elle n'avait rien vu de tel jusqu'ici. Un probable a-priori des gens de la vallée... Quoique, Reynald aussi l'avait dit. Mais, ici comme ailleurs, il y en avait sans doute de toute sorte.

" Très rarement, à vrai dire, dit Hugo. Nous avons tout ce qui nous faut dans les hauteurs et aucune raison de descendre... Les gens de la Vallée entretiennent la première moitié de la route, nous entretenons la seconde, chacun selon ses usages, nous nous croisons parfois... rarement. Et l'auberge nous sert effectivement à accueillir de très rares voyageurs... Souvent des gens de Lustac, parfois des fous qui se sont perdus... Sans vouloir vous manquer de respect, bien sûr."
Il assortit ses paroles d'un sourire malicieux. Tandis qu'ils approchaient de Montequine, Astrée put examiner plus attentivement les remparts du village, qui étaient impressionnants compte tenu de sa taille réduite et de sa localisation. Les murailles étaient épaisses et hautes d'au moins cinq toises, constituées de gros moellons de pierre grise, de la même couleur que la montagne. Quatre tours se dressaient sur l'enceinte, et les deux qui flanquaient la porte étaient occupées par des guetteurs. De larges douves entouraient le hameau jusqu'à la falaise et à leur approche, un lourd pont-levis s'abaissa, grinçant sur ses chaînes. La herse se releva lentement.
" Vestiges des guerres orques, fit Isaure en suivant le regard d'Astrée. Mais les habitudes restent ancrées. On ne sait jamais."

Astrée songea, à l'approche des murailles, que ce village était une forteresse imprenable. Et il en était ainsi depuis longtemps... Elle comprenait mieux leur envie de le défendre, envers et contre tout, leur refus de s'établir ailleurs. C'était une attitude qui devait être ancrée en eux depuis des générations. A l'abri derrière les murailles, ils avaient vu défiler les siècles, les ennemis, les races plus ou moins hostiles alentours, et eux étaient restés. C'était leur village, leurs montagnes aussi, sans doute, dans l'inconscient collectif. Elle avait encore en tête les paroles de Hugo sur ces envahisseurs qui ne respectaient pas les lieux ni l'équilibre des populations animales y vivant. Les gens d'ici se percevaient peut-être comme les gardiens de ces montagnes et de ce qui y vivait ?
Une petite voix lui souffla qu'en ce cas, ils avaient certainement entendu parler de l'arbre de vie... Certains d'entre eux, au moins. C'était tentant de poser la question, de s'en enquérir. Mais... Maedron lui avait plus ou moins fait comprendre que cela ne servait à rien, Reynald qu'on se moquerait d'elle. Elle réprima un soupir.
Elle sourit à la petite pique de Hugo concernant les fous qui se perdaient dans les parages... Sans doute qu'il y avait eu parmi eux des aventuriers en quête de cet arbre. Elle en faisait donc partie, quelque part, non ? Sauf qu'elle n'était pas perdue.
"Vous avez donc des guetteurs en permanence ?" s'étonna-t-elle en voyant le pont-levis s'abaisser lentement.

" Non, ça dépend des périodes... répondit Isaure avec une légère grimace. Avec ce qui traîne aux alentours pour l'instant, c'est nécessaire, malheureusement."
La jeune femme adressa un signe au guetteur de la tour qui les surplombait et ils s'engagèrent sur le pont de bois, les sabots du cheval et de l'âne claquant sur les planches de chêne. Ils passèrent ensuite sous l'arche de pierre massive et débouchèrent sur une petite place de terre battue, où les attendaient un comité d'accueil d'une vingtaine de personnes, hommes, femmes et enfants mélangés, tous ravis de les voir revenir. Ils parurent cependant stupéfaits de découvrir leur invitée, même si personne n'eut de parole ou de geste déplacé. Deux hommes déchargèrent l'âne de ses paniers, une femme l'entraîna à l'écart en lui flattant l'encolure, tandis qu'une autre se saisissait d'une Madeleine hilare et la faisait danser un moment dans l'air avant de la reposer parmi ses camarades. Jack serra une main, une deuxième, échangeant quelques paroles avec des gens de son âge. Isaure sourit à Astrée alors qu'un homme plus âgé, bardé de cuir et l'allure martiale, s'était porté auprès d'Hugo.
" Vous les avez vus ?
— Ils étaient six. Nous en avons eu deux mais il en reste quatre. Dont le mâle.
— Le mâle ? Tu es sûr ?
— Oui."
L'homme vêtu de cuir entraîna alors Hugo à l'écart et ils s'éloignèrent dans une des petites rues qui rayonnait hors de la place. Isaure se tourna vers Astrée.
" Affaires de chasseurs, fit-elle avec un haussement d'épaules. Venez, je vais vous conduire à l'auberge. Et vous présenter à Bertille."

Le retour de la petite troupe semblait un véritable événement. Astrée n'avait pas osé s'enquérir de ce qu'ils faisaient sur la route, accompagnés d'une petite fille et d'un âne, dans un secteur aussi dangereux. Et voilà qu'ils parlaient de bêtes, sans doute, qu'ils avaient chassées. Avec une enfant ? Non, c'était sans doute seulement le hasard qui les avait mis sur leur route et ils avaient tiré pour se défendre... Enfin, vu la façon dont ils l'avaient visée elle-même avant de comprendre qu'elle était humaine, ils avaient sans doute tiré sans attendre d'être en danger.
Elle suivit Isaure en silence, hésitant à laisser transparaître sa curiosité, craignant d'être indiscrète. Elle finit par remarquer.
- Vous étiez très attendus... Vous reveniez de loin ?

" Nous sommes partis il y a deux jours. Pour du ravitaillement." dit la jeune femme, tout en entraînant Astrée dans une rue latérale.
Les maisons de Montequine paraissaient simples et anciennes, toutes taillées sur le même moule, sans fioritures, fonctionnelles : murs épais, fenêtres de petite taille, protégées par des volets ou de la toile légère, histoire de filtrer les indésirables insectes. Astrée vit un chat, quelques poules, un vieux chien endormi, mais il n'y avait pratiquement aucun animal de grande taille et en tout cas, aucun cheval, à part Prince.
" Et aussi du pistage. Tout le monde espère que la région sera rapidement plus sûre... Le printemps nous attire au dehors et il est très frustrant de devoir rester terrés à cause de quelques bandes nuisibles... Mais cela sera bientôt réglé, du moins, je l'espère. En tout cas, jusque là... Tout retour est un événement, surtout quand tout le monde est en bonne santé !"

Surtout quand ils rentrent en bonne santé... Astrée songea aux deux corps qu'elle avait dû enterrer. Leur mort était récente.
- Oui, il doit toujours y avoir la crainte que personne ne revienne...
Était-ce des montequins ? Elle grimaça, hésita un instant, et expliqua :
- J'ai trouvé deux corps hier soir, près d'une bergerie, à demi-enterrés. Peut-être des voyageurs qui se sont fait attaquer. J'espère que... ce n'étaient pas des villageois d'ici...

Isaure sursauta, stupéfaite, et s'immobilisa.
" Des corps ?! fit-elle. Non... Je doute que ce soient des gens d'ici... A priori, nous étions les seuls à devoir sortir... Mais je me renseignerai, dès que je vous ai menée à bon port. Il arrive que des Lustaciens montent par ici, mais c'est rare, et ils sont généralement équipés et prudents... Les gens d'en-bas, par contre, on ne sait jamais s'ils ont la tête sur les épaules... Nous irons voir, en tout cas. Parlez-vous de la bergerie qui se trouve sur la route ?"

Astrée regretta un instant de ne pas en avoir parlé plus tôt. Peut-être était-ce important... Elle avait un peu de mal à s'habituer au fait qu'il était exceptionnel, voire anormal, que des visiteurs se trouvent dans les parages, vivants ou morts. Et que par conséquent les montequins s'en souciaient. Ou peut-être se souciaient-ils surtout du danger qui avait tué ces personnes.
- Oui, j'imagine, à moins qu'il y en ait d'autres. Elle se trouvait toute proche de la route, à un petit col. Je dirais que la mort remontait sans doute à quelques jours. Mais je n'ai pas vraiment regardé, j'avoue. J'ai juste essayé de les enterrer un peu mieux. Puisqu'ils avaient déjà été enfouis une première fois, c'est certainement qu'il y avait quelqu'un avec eux, donc cette personne a dû achever sa route, prévenir leurs proches.
Elle n'avait croisé personne, donc il -ou elle- ne se dirigeait pas vers les Étourneaux... Ou alors elle l'avait manqué, lorsqu'elle cherchait du bois peut-être.

" Sans doute, oui, fit Isaure. Je pense que s'il s'était agi des nôtres, nous en aurions été avertis dès notre arrivée... Plusieurs pistes plus accidentées croisent la route rouge, pour qui les cherche et les connait... Il n'est pas impossible qu'un groupe de Lustac ou d'un village des contreforts soit passé par là. Quoi qu'il en soit, nous devrons aller voir."
Elle eut un sourire contraint.
" Mais nous sommes désormais en sécurité..."
Elle s'immobilisa et désigna une petite bâtisse grise, presque sous la falaise. Astrée put constater que de grands filets étaient suspendus à cette dernière, récoltant les rochers qui s'en détachaient sans doute fréquemment.
" C'est l'auberge. Il n'y a pas d'enseigne et je doute qu'Antoine y soit en ce moment, avec le retour, tout ça... mais la porte sera ouverte et vous pourrez y déposer vos affaires. Il n'y a pas d'écurie, par contre, mais votre cheval pourra trouver place dans celle où nous mettons les ânes."

- Merci beaucoup, vraiment, c'est gentil à vous de prendre le temps de me guider. Et Prince sera ravi d'avoir un peu de compagnie, je pense...
Elle s'approcha de l'étalon, lui flatta doucement l'encolure avant de le décharger du poids de ses bagages. Elle espérait qu'il ne se ferait pas remarquer en disparaissant subitement, mais il savait généralement se montrer discret, comme s'il pressentait qu'il n'était pas sage de révéler ses capacités à tout le monde.
Elle chargea son sac sur son épaule et se dirigea vers le bâtiment qu'on lui avait indiqué, au pied des falaises. D'ici, juste en-dessous, elles étaient encore plus impressionnantes.

" Oh, ne vous en faites pas... Si je ne vous guidais pas, je serais en train de panser notre âne ou de décharger la viande, donc, franchement... J'aime autant. Et puis c'est si rare d'avoir des visiteurs... Je ne vais pas bouder mon plaisir !"
Isaure passa devant, ouvrant la porte et donnant de la voix dans le couloir. Personne ne lui répondit, elle haussa les épaules, passa une petite arche sur la droite et invita Astrée à sa suite. Celle-ci déboucha dans une salle à manger à peine plus grande que celle de Florence et Geoffroy, à l'âtre éteint, dans laquelle se trouvaient trois petites tables, seul signe que des groupes différents pouvaient s'y sustenter. La décoration était sommaire pour ne pas dire inexistante, la pièce austère, mais propre et lumineuse.
" Je crois que vous pouvez poser vos affaires... un peu n'importe où. Pour la chambre, il faudra voir avec Antoine. Maintenant, on peut aller aux écuries, ou alors vous attendez qu'il arrive."

Astrée observa un instant la pièce avec un sourire approbateur, et posa son sac contre le mur le plus proche. Elle se demandait si l'auberge avait réellement accueilli un jour trois tablées différentes dans un endroit aussi perdu. Mais peut-être les gens d'ici venaient-ils parfois y partager un verre.
- Je vais d'abord installer Prince, il a bien mérité un peu de repos et va finir par se demander ce que je deviens, si jamais je dois attendre plusieurs heures le retour de votre aubergiste.
La chambre pouvait attendre, bien sûr.
Elle se demanda si elle croiserait Margot, avec qui elle avait partagé son abri l'autre jour. Elle ne l'avait pas vue dans la petite foule qui les avait accueillis. Sans doute était-elle quelque part en cueillette...

Les deux jeunes femmes et le cheval repartirent donc dans les rues de Montequine. Celles-ci était très silencieuses, la plupart des maisons paraissaient vides et les habitants devaient être rassemblés ailleurs. Le soleil déclinait doucement, déjà invisible derrière les murailles, et le ciel se teintait d'ombre. Il ne pleuvrait sans doute pas cette nuit-là, mais l'air se rafraichissait de plus en plus. Au moment où Astrée et Isaure gagnaient le cercle extérieur du hameau, un troupeau de moutons bêlants déferla dans les rues, une cinquantaine de bêtes au total, sans doute celles que la rôdeuse avait vu brouter plus tôt. Les chiens blancs qui les accompagnaient, ainsi que deux bergers, les guidèrent rapidement dans une direction qu'Isaure emprunta également. Les bâtiments qui servaient de logement aux animaux, bêtes de somme, moutons mais vaches également, se trouvaient adossés aux remparts, constructions simples en bois, aux portes grandes ouvertes. Lorsqu'Isaure indiqua l'écurie à Astrée, une jeune femme se porta à leur rencontre.
" Isaure. Je suis heureuse de te voir, dit la nouvelle venue.
— Astrée, je vous présente Clémence. Elle s'occupe des animaux.
— Bienvenue. Vous avez un bien beau cheval. Je suis certaine qu'il se plaira dans nos installations.
— Est-ce que tu sais où sont les autres ?
— Le maire a appelé au conseil, suite à votre retour et... aux nouvelles.
— Ah. Bon. Et bien... Hum."
Elle se tourna vers Astrée.
" Ils en auront sans doute fini lorsque votre monture sera installée. Je vais vous laisser avec Clémence, si vous permettez... On pourrait avoir besoin de moi."
Puis, sur un salut rapide, elle s'esquiva dans les rues, au pas de course.

Astrée la regarda s'éloigner, un brin interloquée. Elle comprenait mieux pourquoi le village paraissait aussi désert. Bien sûr, ses compagnons de route lui avaient paru soucieux, tendus. Mais de là à réunir le conseil... Avaient-ils des nouvelles si graves à rapporter ? Peut-être concernant les races hostiles dont ils lui avaient parlé, les battues nécessaires... Elle se dit qu'Isaure allait sans doute leur annoncer la découverte des corps, autre mauvaise nouvelle. En tout cas, elle semblait vraiment pressée de les rejoindre.
La curiosité la titillait, mais elle n'osait interroger Clémence. Les nouvelles semblaient déjà connues de tous ici, y compris d'elle, mais il était peu probable qu'elle en parle à une étrangère.
- Ne vous inquiétez pas trop de mon cheval, expliqua-t-elle en souriant à la jeune femme, après l'avoir saluée. Il est plutôt autonome, pourvu qu'il ait un peu à boire et à manger... Et je vais m'occuper de l'installer, si vous m'indiquez où.

Clémence lui décocha un sourire un peu désolé, sans doute consciente de l'étrangeté du comportement d'Isaure, mais n'offrit pas davantage d'explications à la rôdeuse. Elle la guida à l'intérieur de l'écurie. Astrée n'y compta que six stalles, dont quatre étaient déjà occupées par deux ânes et deux mules, qui regardèrent l'étalon passer avec la curiosité propre à leur race. La paille était fraîche, le bâtiment sain, et Prince se laissa docilement guider dans un des derniers boxes vides. Il passa ensuite la tête au dessus de la porte, renâcla poliment, offrant l'image parfaite du cheval banal et tranquille qu'il n'était pas du tout. Astrée ne pouvait pas se faire d'illusions : peut-être serait-il sage... peut-être pas du tout. Impossible à prévoir.

La rôdeuse prit le temps de panser sa monture, le bouchonnant et l'étrillant soigneusement, en profitant pour le caresser avec douceur. Elle vérifia qu'il avait largement à boire et un peu de paille fraîche, avant de sortir de la stalle.
Elle ne put s'empêcher de sourire en lui caressant une dernière fois le chanfrein. Elle était prête à parier qu'il la rejoindrait tôt ou tard sous forme d'écureuil. Et au fond, elle devait bien s'avouer qu'elle serait ravie de retrouver la compagnie de la boule de poil rousse. Mais si seulement il pouvait avoir la bonne idée d'attendre la nuit, à un moment où nul ne viendrait explorer les stalles et s'étonner de son absence...

Prince sembla recevoir ses instructions silencieuses avec le plus grand sérieux, ses yeux noirs plantés dans les siens, s'ébrouant de temps en temps pour chasser les mouches, toujours omniprésentes. De son côté, Clémence s'occupait des autres animaux, avec diligence et quelques mots apaisants murmurés à mi-voix. Un des bergers vint la trouver pour lui demander son avis sur une brebis qui boitait, elle s'esquiva un moment, puis reparut un peu plus tard et vint s'enquérir d'Astrée.
" Le conseil a pris fin. Si vous le désirez, je peux vous ramener chez Antoine. Il se fait tard, la plupart des Montequins vont passer à table. Mais je pense qu'Isaure aura prévenu Bertille que vous voulez la voir et peut-être viendra-t-elle partager votre repas ?"

Astrée haussa les épaules
- Oh, il n'y a pas vraiment d'urgence. Je peux très bien voir Bertille demain, j'ai le temps.
Elle avait tout son temps... Certes, les montequins s'attendaient sans doute à ce qu'elle redescende dans la vallée dès le lendemain, une fois qu'elle aurait discuté herbes avec Bertille et que celle-ci l'aurait convaincue qu'elle n'avait aucun intérêt à poursuivre plus haut. Mais non, elle ne devait pas préjuger ainsi de ce que dirait Bertille : peut-être, dans la liste de plantes fournie par Isudë, y en avait-il une, parmi les deux ou trois qu'elle ne connaissait pas, qui se trouvait réellement à très haute altitude, et dont elle pourrait lui indiquer l'emplacement. Pour ce qui était de celles qu'elle connaissait, elle en avait déjà trouvé une bonne partie, et les autres ne nécessitaient effectivement pas de monter plus haut.
- Je vais rentrer chez Antoine. Mais vous savez, vous n'êtes pas obligée de m'accompagner, vous avez sûrement d'autre choses à faire... Je retrouverai mon chemin !

" Oh, c'est sur mon chemin." rétorqua la jeune femme en l'accompagnant vers l'extérieur.
Il faisait désormais sombre dans les rues du village, des lampes à huile avaient été allumées ça et là, suspendues à des poutres sur les façades, et Astrée nota qu'il y avait de la lumière dans les quatre tours d'enceinte. Les deux promeneuses croisèrent davantage de Montequins qui les saluèrent amicalement sans pour autant s'arrêter. Astrée lisait toujours la curiosité dans les regards, mais les gens étaient souriants. Tous portaient le même genre de vêtements, très fonctionnels, cuirs et toiles bruns, verts ou gris. Il y avait désormais de l'animation chez Antoine et lorsque Clémence l'y laissa, Astrée se retrouva immédiatement prise en charge par un homme d'une quarantaine d'années, cheveux noirs et yeux rieurs, qui l'accueillit avec le sourire.
" Bienvenue ! Ça fait longtemps que je n'ai pas eu d'invitée ! Venez, entrez ! Le repas n'est pas encore prêt, je le crains... Je rentre tout juste. Mais je vais lancer ça, et vous n'avez qu'à voir avec Bertille en attendant."
Un feu joyeux brûlait dans l'âtre. Assise sur une chaise, une femme d'un certain âge, ridée comme une vieille pomme, lorgnait la flamme avec attention. Elle leva ses yeux clairs lorsqu'Astrée parut.

Astrée se demandait pourquoi les gens d'en bas dépeignaient ceux d'en haut comme peu accueillants. Ils lui apparaissaient plutôt amicaux et souriants. Sans doute leur contact avec des espèces hostiles les rendait-ils un peu condescendants avec ceux qui ne connaissaient pas ces dangers, mais ils ne semblaient pas trop mécontents d'avoir une visiteuse imprévue.
Elle sourit à la vieille femme en entrant. Immédiatement lui revinrent en mémoire les quelques mots de Margot, disant que les herbes, c'étaient des affaires de vieille bique... paroles irrespectueuses qu'elle avait enregistrées à son insu et qui lui revenaient de façon incongrue.
"Bonjour, fit-elle en lui tendant la main. Je suis heureuse de vous rencontrer... Je m'appelle Astrée. Isaure m'a dit que vous étiez l'herboriste du village ?

La vieille femme serra amicalement la main d'Astrée, d'une poigne vigoureuse pour son âge, et hocha la tête, tout en lui désignant une chaise.
" Oh, on m'attribue bien des rôles. Herboriste en est un, assurément, fit-elle en gloussant. Les chasseurs m'ont dit que vous étiez venue jusqu'ici pour ces herbes, justement... Ma chère petite, mais quelle idée ! Les Monts Brumeux ou les Montagnes de Fer auraient fait l'affaire et vous seriez dans des régions moins hostiles... Le nord des Montagnes de Fer, autour d'Asgaroth, est particulier riche en plantes diverses... et la présence des nains rend la zone très sûre."
Elle eut un petit rire.
" Enfin. Vous êtes là. J'imagine qu'il est un peu tard pour infléchir votre parcours. Mais nous pouvons faire en sorte que vous soyez rapidement de retour dans des contrées plus agréables."

Bon, comme attendu, l'herboriste semblait vouloir la pousser à quitter les lieux au plus vite. Elle allait avoir du mal à lui expliquer qu'elle voulait rester un peu, explorer les alentours... d'autant plus de mal qu'elle ne savait pas elle même ce qu'elle en attendait. Tous semblaient considérer comme une hérésie l'idée qu'on puisse rester plus longtemps qu'une nuit...
- Oh, je ne suis pas si pressée de rentrer, vous savez. J'aime les montagnes. Les paysages sont magnifiques par ici... Et c'est vrai que j'aurais pu trouver l'essentiel des herbes que je cherche dans les Montagnes de Fer. Mais justement, j'y habite, et j'ai eu envie de changer un peu, de découvrir de nouveaux territoires... Et puis, je me suis dit aussi que dans ces régions si peu habitées, je pouvais découvrir des nouveaux plants, des simples qui ne sont pas connue dans ma région. Je peux me tromper, bien sûr, mais le seul moyen de le savoir était de venir...
Isudë serait certainement ravie d'une telle trouvaille, même si ce n'était pas le but premier de son voyage.

La vieille Bertille fronça les sourcils, l'air peu convaincue.
" Pour ce que j'en sais, aucune herbe de ce coin n'est franchement unique. Les montagnes se ressemblent. Il est vrai que les Montagnes de Fer jouissent d'un climat un peu différent, moins humide, moins exposé aux vents, mais vous trouverez exactement les mêmes plantes dans les Monts Brumeux. Mais comme je le disais, peu importe. Vous êtes là."
Elle soupira.
" Si vous étiez montée à un autre moment, j'aurais pu vous montrer certaines zones de cueillette particulièrement riches, mais en ce moment, s'y rendre serait extrêmement risqué. D'autant que nous n'avons pas les moyens de vous adjoindre une escorte conséquente. La situation sera peut-être différente dans quelques jours... mais peut-être pas. Si vous me dites ce que vous cherchez, je pourrai peut-être vous aiguiller vers des alpages plus à l'est, moins dangereux, voire vous dépanner avec mes propres simples."

Elle aurait voulu lui dire qu'elle n'avait pas besoin d'escorte et n'avait pas peur. Mais ça n'aurait pas été tout à fait exact, et puis elle serait sans doute passée pour particulièrement inconsciente : la zone semblait vraiment dangereuse et elle n'avait nulle envie de servir de nourriture à un ogre, ou de finir comme les deux corps qu'elle avait trouvés. Elle avait pourtant l'habitude de se débrouiller seule et détestait l'idée que quelqu'un perde son temps à l'escorter... Oui, mais elle n'avait pas l'habitude de cette région, de ses dangers. Et puis d'ordinaire, il faut bien dire qu'elle évitait soigneusement les secteurs dangereux. Elle serait sans doute bien inspirée d'en faire autant cette fois-ci... mais elle avait l'étrange sensation que si elle fuyait le danger elle ne trouverait jamais ce qu'elle était venue chercher. Sans doute à cause de ce qu'on lui avait dit : l'arbre apparaissait quand on avait besoin... Or, s'il était sensé guérir bien des maux, cela signifiait peut-être qu'il apparaissait lorsqu'on était mal en point ? Ou peut-être pas après tout. Ce n'était que son interprétation des paroles de Maedron. Et puis zut, elle n'était tout de même pas inconsciente au point de se jeter dans la gueule d'un lion pour se trouver grièvement blessée et avoir une chance que l'arbre apparaisse. Non, ça aurait été complètement stupide. Elle n'avait pas l'intention de se mettre en danger. Restait donc à espérer que cet arbre apparaisse aussi en d'autres circonstances.

Elle fouilla dans son sac, en sortit le parchemin donné par Isudë, le parcourut rapidement et le tendit à l'herboriste, en expliquant :
- J'ai déjà trouvé de l'herbe-au-foie, de la porte-rosée, du raisin d'ours, du chardon-marie. Et bien sûr ces plantes-ci aussi, assez courantes. J'ai même réussi à trouver de la griffe-du-chat et des échinacées... Il me manque de la vulnéraire, je n'ai pas eu la chance d'en voir. Et puis de la langue-de-boeuf et du maître des maléfices, mais... j'avoue que je ne suis pas sûre de savoir les reconnaître, je n'en ai vu qu'une fois, séchés, et les gravures des livres que j'ai consultés sont peu fiables.
Elle ajouta.
- C'est pour une herboriste de Luménis, Isudë, qui m'a demandé de la réapprovisionner. Tout en me chargeant de voir si je ne trouve pas aussi des essences locales plus rares.

" Ah, la vulnéraire, Antoine pourra vous en donner. S'il lui en reste, du moins... Il en tire un petit alcool délicieux.
— Il m'en reste au séchoir, intervint le principal intéressé, en dressant la table derrière les deux femmes. Au moins deux tamis pleins.
— Donc, ça en fait une. Langue-de-boeuf... Ce n'est pas très précis. Il y a au moins quatre plantes qui portent ce nom. Mais si vous êtes venue la chercher en montagne, j'imagine que ça doit être de la Couleuvrée. Cela dit, on la récolte plutôt en automne, dans ce coin-ci. Je ne sais pas si nous trouverons des racines qui en valent la peine... Peut-être les transporter vives ? Mais ça va vous complexifier la redescente.
— C'est peut-être de la bourrache ? proposa l'aubergiste.
— La bourrache pousse n'importe où. Pourquoi venir la chercher ici ?
— C'est sûr.
— Et du maître-des-maléfices... Il doit y en avoir en bordure de la falaise, je crois. Je n'utilise pas souvent cette plante. Je préfère l'herbe aux teigneux. Mais nous en trouverons demain matin."

Astrée écouta avec attention les explications de l'herboriste, s'efforçant de ne pas laisser ses pensées divaguer vers cet arbre impossible à trouver. La vieille femme connaissait apparemment routes les plantes qui lui manquaient, ce qui était plutôt une bonne nouvelle.
- Si vous pouvez m'aider à la reconnaître sans la confondre avec une de ses cousines, je vous en serais très reconnaissante. Et pour ce qui est de la couleuvrée, ce serait bien si j'en ramenais un plan, oui. Isudë pourra la repiquer là-bas, elle a recréé de son mieux les sols typiques de nombreuses régions. En l'emballant bien avec une motte de terre, ce ne sera pas si compliqué à redescendre, d'autant que j'ai une monture...
Elle hésita un instant, avant d'ajouter.
- Elle m'avait parlé d'une amie à elle vivant dans ses montagnes, Dymphea je crois, et je pensais tenter de me mettre en contact avec elle pour avoir son aide. Mais ils ne semblaient pas la connaître, dans la vallée. Et puis finalement, j'ai la chance de vous trouver, vous.
Elle guetta la réaction de son interlocutrice. Le nom de Dymphéa lui évoquerait-il quelque chose ? Elle n'y croyait guère, mais après tout, puisqu'elle était maintenant dans la région où l'amie d'Isudë devait vivre, peut-être aurait-elle une chance.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Montequine

[Quête] Montequine