La Couronne de Cuivre

LE TREIZIEME COUP DE MINUIT Lundi 8 Juillet 2013...

C’était un soleil de plomb qui s’abattait sur Pont l’Espoir. La rivière qui traversait la ville d’est en ouest était comme un trait scintillant vu du ciel. Au sud, le vieux Pont l’Espoir avec ses bâtisses de pierre, ses ruelles, ses mystères et surtout, avec l’école primaire. Au nord, le nouveau Pont l’Espoir avec ses immeubles, ses rues de goudrons, les commerces, l’influence du monde moderne. Entre les deux, le fameux pont, à l’origine du nom de la ville.

Pour l’école, il n’y avait plus à y penser, au moins pour les deux mois à venir. C’était le début des grandes vacances. L’univers de Nedjma Meyer se situait dans le nouveau Pont l’Espoir. Son quartier n’avait pas spécialement de charme, pas spécialement de personnalité. Des façades grises, des constructions sobres qui avaient dû pousser de terre en un clin d’œil. Au moins, il y avait ici le supermarché et le cinéma, ce qui assurait une certaine animation. Et puis, les berges de la rivière n’était pas loin, il était toujours possible de s’y balader. Nedjma, depuis son arrivée, entretenait sa mauvaise réputation. Rares étaient les enfants, dans le coin, à ne pas l’éviter. Avec sa mère, elle occupait un appartement très correct au septième étage d’un de ces bloques de bétons anonymes. Et l’appartement à côté, c’était celui de Théo, l’un des rares amis de la petite africaine.

« Allez, Nedjma, il est super il parait ! » dit le garçon, enthousiaste.

Lui et la jeune fille était dans la cage d’escalier. Théo tenait la liste des films diffusés en ce moment au cinéma. Il voulait voir un dessin-animé dont la seule image mise pour le présenter mettait en évidence la naïveté de son scénario. Non, c’était sûr, cela ne valait pas un bon film d’horreur ! Et, justement, il y en avait un ce soir...

« Alors, qu’est-ce que t’en dis ? »

« Bah, c'est pour les bébés ça. Tu préfèrerais pas un truc qui bouge un peu plus, avec du frisson et tout ? J'ai vu dans ta liste qu'il y avait un film d'épouta... euh, d'horreur ce soir au ciné. Regarde, là. Qu'il soit bon ou mauvais, j'adore l'ambiance. »

Evidemment, le problème majeur, ce n'était pas d'obtenir l'accord de Théo – la perspective de passer une partie de la soirée seul avec elle devrait opérer le miracle, il serait trop content, ce serait presque comme s'ils sortaient ensemble ; presque – mais celui des parents. La maman de Nedjma lui cédait à peu près tous ses caprices, mais elle n'était pas certaine de la réaction de celle de Théo. Il faudrait qu'elle la rencontre, tiens, histoire de se la mettre dans la poche.

« T'es partant ? »

Théo observa le film en question. Il portait le doux nom de "Les dents de l’espace". L’image montrait une femme sexy, visiblement très affolée, en train de courir au clair de lune, alors qu’une monstruosité informe descendait des étoiles. Oui, en effet, c’était moins joyeux qu’une bande de personnages anthropomorphiques, tous plus minions les uns que les autres, lancés dans "La quête du songe perdu". Le garçon hésita un peu, faisant circuler son regard d’un film à l’autre. Mais Nedjma l’avait bien deviné, il n’osa pas dire non.

« Ouais, ça a l’air cool... mais... heu... maman va pas vouloir ! Tu sais bien comme elle est. Elle va dire que c’est pas de mon âge. Elle pense que j’suis encore un bébé ! »

Elle avait beau dos la mère. Sa préférence pour le dessin-animé était visible comme le nez au milieu de la figure. Et il devait presque se réjouir de l’opposition parentale. L’horreur et lui, comment dire, ça faisait deux.

« Mais si tu veux, je vais demander. »

Déjà, il se levait. Ce fut alors qu’on entendit, venant d’en bas, une curieuse activité. Des éclats de voix, des choses qu’on posait, la rumeur de la circulation, signe que la porte de l’immeuble était laissée ouverte...

Pont L'Espoir en été, c'était, comment dire... long comme un jour avec rien que des contrôles. On s'ennuyait ferme, les trois quarts des gens partaient en vacances, et on ne pouvait pas dire que les longues rangées d'immeubles du quartier était une vue très distrayante. Aussi les enfants passaient-ils une bonne partie de leur temps libre à espionner les allées et venues des uns et des autres, à échafauder des hypothèses, à lancer des rumeurs. Ça coûte cher, le ciné.

Là, par exemple, on pouvait supposer qu'il y avait une livraison, ou un déménagement. Enfin, quelque chose, de toute manière. Nedjma, oubliant provisoirement l'obstacle invoqué par son ami pour saboter son projet de sortie, s’aplatit aussitôt sur la marche pour regarder dans la cage d'escalier ce qui se passait en contrebas. Après quelques réticences, Théo l'imita.

Nedjma vit tout d’abord deux hommes, genre tas de muscles, monter les marches avec d’imposants cartons en main. En bas, au rez-de-chaussée, il y avait encore pas mal de mouvements, de bruits. On semblait transporter trop de choses pour que ce soit une simple livraison. Alors, il s’agissait d’un déménagement. L’hypothèse était d’autant plus probable qu’un des appartements du 8ème était encore inoccupé. Et les hommes montaient, montaient... déjà ils étaient au 5ème. La jeune fille les entendait discuter de banalités. Théo finit par se redresser. Pas spécialement curieux ou, en tout cas, pas emballé par l’événement trop anodin, il en revint au sujet du cinéma. Une soirée avec Nedjma, cela était forcément une priorité.

« Tu es sûr de ne pas vouloir voir La quête du Songe perdu ? J’en ai entendu plein de bien tu sais ! Ce sera amusant ! »

Bientôt, les déménageurs seraient à l’étage des deux enfants. Théo était tenté de gagner soit son appartement, soit celui de son amie.

Ils n'allaient pas tarder à se faire virer du passage, ou écraser faute d'avoir été aperçus, aussi était-il temps d'opérer une retraite stratégique loin du pallier.

"Tiens, si on allait chez toi ?" répliqua Nedjma en faisant mine de ne pas avoir entendu la dernière remarque de Théo. "ça me permettra de convaincre ta mère, si elle est là..."

Si elle n'y était pas, ils pourraient toujours faire une incursion dans la réserve de glaces de son congélateur. L'heure du goûter approchait.

« Oui oui, elle est là. Bonne chance pour y arriver. »

Dans l’esprit de Théo, un grand dilemme devait s’opérer. La perspective d’une soirée de rêve opposée à un film cauchemardesque. Heureusement que ce n’était pas à lui de décider, l’avantage de n’être qu’un gosse.

Quoi qu’il en soit, le duo déserta le pallier, peu avant l’arrivée des premiers déménageurs. L’appartement du garçon ressemblait beaucoup à celui des Meyer, chose logique puisqu’ils étaient tous construit selon le même model. La personnalisation se limitait à la décoration, ici très sobre. Il n’y avait que dans la chambre de Théo que les posters s’accumulaient, ceux de héros et super-vilains de films d’animation et autres dessins-animés. Sa mère se trouvait dans la cuisine, une liasse de papiers fiscaux devant elle. Son expression était voisine de celle d’un élève face à un exercice passablement compliqué. En entendant les enfants, elle se redressa.

« Bonjour Nedjma. »

Son attitude envers la terreur du coin était forcément mitigée. En tant que voisine, elle faisait des effort, essayait d’être très tolérante, d’autant plus que son fils n’était pas une victime. Mais elle devait sans doute se dire que la fille n’était pas une très bonne relation. Difficile de le déclarer ouvertement, surtout que Fatima allait défendre le fruit de ses entrailles avec acharnement en cas de problème.

« Maman, Nedjma a quelque chose à te demander... »

Théo donna le prospectus du cinéma à son amie et la laissa faire, trop heureux de pouvoir se mettre en retrait.

Pfff. Le courage n'étant décidément pas la qualité première de son ami, il allait falloir agir seule. Nedjma observa sa cible, la maman de Théo, qui semblait se mettre sur la défensive. Nedjma était confiante malgré tout. La partie n'était pas gagnée, le public n'était pas acquis, mais en règle générale, elle parvenait à ses fins quand même. Tout le monde ne la trouvait pas charmante, mais la gamine était du genre têtue. Très têtue. Et proverbialement rancunière. Il arrivait toutes sortes de malheurs imprévus à ceux qui lui barraient le passage. C'était un argument comme un autre.

"Bonjour m'dame. Théo et moi, on avait dans l'idée d'aller au ciné aujourd'hui. Mais le film qu'on veut voir passe en soirée. S'il vous plait... C'est le ciné du quartier ! C'est pas loin, pis la nuit tombe tard en ce moment..."

La mère considéra Nedjma avant de répondre. La demande, en elle-même, était tout à fait raisonnable, d’où le début de la réponse :

« Oui, pourquoi pas. »

Ce fut ensuite que cela se compliqua un peu.

« Qu’est-ce que vous voulez voir ? Ha, mais, Théo m’a parlé d’un dessin-animé, c’est ça ? »

Le dit Théo, assez nerveux, se mit à danser d’un pied sur l’autre, les mains croisées dans le dos. Il semblait porter une soudaine et curieuse attention aux bruits du déménagement parvenant depuis la cage d’escalier.

Nedjma aurait répondu "oui" sans la moindre rougeur si le prospectus du ciné ne se trouvait pas pour l'heure entre ses mains, c'est-à-dire juste sous le nez de la mère de Théo, qui n'aurait qu'à y jeter un oeil pour découvrir le mensonge. Et puis, les dessins animés passaient toujours l'après-midi...
Tant pis, il allait falloir faire autrement. Quand on ment, il ne faut pas se faire prendre, ou ça ne marche plus.

"C'est ce qu'il voulait voir, au début... Mais je préfère les films avec des méchants, des poursuites, de l'action, des monstres !" elle s'emballait au fur et à mesure. Vraiment, elle adorait ça ; elle en avait d'ailleurs déjà vu beaucoup et éclusé la vidéothèque. "J'ai l'habitude, j'aime bien quand ça fait un peu peur. Je sais bien que Théo n'a pas l'habitude, lui, mais je le protégerai !"

ça, c'était pour ne pas l'avoir soutenue, et feindre un intérêt aussi appuyé pour ce qu'il se passait dehors...

« S’il te plait, maman ! Ça va être sympa ! » dit Théo qui, enfin, décidait de prendre partie.

La mère fit la moue, indécise. C’était sûr, elle n’était pas comme Fatima, elle faisait attention à ce que son garçon voyait.

« Montre-moi le film que vous avez choisi ? »

Elle tendit la main vers le prospectus. Elle jugerait en connaissance de cause. Théo, lui, tendit de nouveau l’oreille en direction du déménagement. Ha, pourquoi fallait-il que tout soit toujours si compliqué ? C’était bien La Quête du Songe Perdu ? Nedjma avait vraiment de drôle de goût. C’était peut-être pour ça qu’elle sortait du moule, pour ça et sa gentillesse toute relative...

Coincée, Nedjma n'eut d'autre choix que de donner le prospectus. Il fallait reconnaître qu'avec un titre comme "Les dents de l'espace", on ne pouvait pas s'attendre à autre chose qu'au nanar de l'été. Cela dit Nedjma était bon public. Une musique grinçante, une silhouette dans l'ombre, un cri dans la nuit... et la magie opérait. Elle se ratatinait alors sur son siège, saisie de frissons, à la fois apeurée et comblée de savoir qu'au fond, elle se trouvait bien calée dans son fauteuil et, contrairement à la blonde hurlante et à moitié nue dans la neige qui courait sur l'écran, ne risquait rien. Déjà, elle n'était pas blonde, elle. Vraiment pas.

"En fait on dirait presque un film comique. Si c'est vraiment mauvais, ça ne fait même pas peur ! Et c'est toujours drôle à commenter."

Elle arrivait un peu à court d'arguments. Tout de même, il ne s'agissait que de choisir un film pour occuper le début de soirée, ce n'était pas l'affaire du siècle non plus ! Que craignait-on ? Elle imaginait mal Théo faire des cauchemars à n'en plus finir à cause d'un extra-terrestre qui court après les blondes. Quoique... Elle retint un sourire à cette idée.

La mère de Théo observa le film en question. Son regard glissa du titre à l’image, de l’image au synopsis, du synopsis au commentaire, du commentaire à la petite mention "Interdit au moins de 16 ans". Cette mention, à elle seule, suffisait au jugement sans appel de l’adulte.

« Non, vous êtes trop jeunes pour celui-là. Et puis, regarde, il n’a pas du tout l’air génial. Vous ne manquerez rien, tu peux en être sûre. »

Certes, la mère n’y connaissait strictement rien en matière de films d’horreur, mais elle se devait d’être un rien diplomatique. Profitant qu’elle avait le prospectus en main, elle vérifia ce qu’il en était de La Quête du Songe Perdu. Le "Tout public" était déjà de bien meilleur augure.

« Si vous voulez, vous pouvez voir celui-là. Pas un autre. »

La séance débutait à dix-huit heures. Pour l’instant, c’était le moment du gouté. La mère en profita pour proposer :

« Quelqu’un veut manger quelque chose ? Une glace par exemple ? »

Théo se manifesta enfin pour exprimer un oui enthousiaste. Pour lui, le film d’horreur, c’était déjà fichu. Il ne savait pas trop s’il devait s’en plaindre ou pas...

"Trop jeunes" ? Trop jeunes pour grandir, hein ? ça n'avait pas de sens. Nedjma était furieuse, mais ce n'était pas le moment de le montrer. Bah, elle y irait sans Théo, alors. Comme il pourrait se passer d'elle pour regarder son dessin animé dégoulinant de bons sentiments qui lui filait la gerbe rien que d'y penser. Imane serait peut-être tentée ? En attendant, elle pouvait toujours profiter de la glace qu'on lui offrait pour l'amadouer. Elle n'était pas dupe, mais elle aimait bien la glace quand même.

"Va pour la glace", répondit-elle en se hissant sur un tabouret, avec la mine morne et résignée qui convenait à un enfant contrarié mais obéissant. Elle n'avait qu'à prendre modèle sur Théo pour se parfaire dans le rôle.

La mère rendit le prospectus et servit la glace. Il s’agissait d’une barquette de vanille et une autre au chocolat. Avec le petit appareil approprié, elle remplit deux coupelles de boules, une pour Nedjma, une pour Théo. Ceci fait, elle retourna à sa fiscalité. Pour elle, l’affaire était close, inutile d’y revenir. Pour son fils, vaguement déçu, il semblait également considérer que tout avait été dit, tout avait été fait. Sa soirée avec la jeune fille s’engageait mal... mais il se garda bien de tout commentaire.

Personne ne disant plus rien, Nedjma dégusta sa glace sans bouder son plaisir, tout en commençant d'échafauder des plans pour éviter de voir sa soirée pourrie par le refus de la mère de Théo. Le plus urgent était de trouver comment parvenir à ses fins, la phase de vengeance viendrait plus tard. Fondamentalement, elle n'avait pas besoin de Théo pour voir ce film, même si ç'aurait été la solution la plus simple. Mais elle ne souhaitait pas non plus y aller seule. Au cas où le film ferait vraiment peur... même si elle ne l'aurait jamais avoué.

Une fois la coupelle bel et bien vidée, elle sauta du tabouret. Elle n'avait pas vraiment envie de rester plus longtemps, ce silence commençait à devenir un peu lourd et la lâcheté de Théo l'exaspérait un peu aussi. Un autre aurait été assez fin pour annoncer qu'il acceptait, prétendre aller voir le dessin animé, et se tromper d'heure ou de file... Mais elle ne lui faisait pas confiance pour ça, il n'en avait pas le cran.

"Bon, je vais retourner chez moi, ma mère doit se demander où je suis passée..."

Prétexte, évidemment.

HRP : navré pour le retard. Internet m'a fait défaut.

Théo était ainsi. Très peu de courage, surtout quand il s’agissait de braver des interdits. Mais pourtant, il persistait à coller Nedjma. Il y avait fort à parier qu’il allait revenir à la charge dans un petit moment, puis qu’il se dégonflerait, puis qu’il reviendrait, puis qu’il se dégonflerait encore. C’était un cycle sans fin, comme celui des marées. Avec le temps, la fillette avait quand même réussi à le persuader de commettre quelques actes répréhensibles. Il fallait juste savoir s’y prendre, présenter les choses sous un angle rassurant et l’assurer que papa et maman n’allaient rien savoir. En fait, pour le garçon, le problème n’était pas de faire, mais d’être pris. Il lui adressa un piteux « A bientôt », sans doute conscient qu’il n’avait pas assuré sur ce coup là.

Hors de l’appartement, Nedjma apperçut un déménageur charriant une caisse volumineuse mais légère, à en juger par le peu d’efforts qu’il fournissait. L’ascenseur devait également être mis à contribution. En tout cas, il enchaînait les trajets entre le 8ème et le rez-de-chaussée. En haut, une voix de vieille acariâtre mettait en garde :

« Attention avec ça ! C’est fragile ! ... Posez celle-ci par là ! ... Moins fort par tous les sains ! »

Pas besoin d’être devin pour deviner que c’était elle la nouvelle arrivante dans l’immeuble. Nedjma n’avait qu’à monter d’un étage si jamais elle voulait essayer de la voir. Sinon, son appartement était devant elle. Fatima y était présente, elle le savait.

Peu impatiente au fond de rentrer chez elle, Nedjma décida de s'autoriser un ex-cursus de quelques marches. Elle n'avait pas vraiment envie d'entrer en contact avec sa nouvelle voisine et encore moins de lui souhaiter la bienvenue, juste d'apercevoir sa tête pour pouvoir la reconnaître à l'occasion. A en croire sa voix éraillée et impatiente, la nouvelle locataire était du genre sorcière sur le retour, de celles qui se plaindraient des rires d'enfants dans la cage d'escalier et des sonos poussées trop fort...

La supposition de l’africaine semblait ne pas trop s’éloigner de la réalité. Il ne fallut pas longtemps à la fillette pour voir cette nouvelle voisine. Il s’agissait d’une femme grande et mince, à la posture raide et digne, au visage ridé et sévère, à la chevelure grise et en chignon serré, et à la tenue strict et terne. Depuis le palier où attendaient encore quelques caisses ;, on pouvait l’observer en plein exercice de direction tyrannique. Cigarette à la main, elle s’efforçait de tout régler au détail près, non sans une pluie de mises en garde tout juste polie. On pouvait l’imaginer en professeur infernal ou en secrétaire cynique, le genre de personne qui abuse du peu de pouvoir qu’elle possède et dont le plus grand talent est de se faire détester en un temps record. Elle avait aussi un petit quelque chose de la gouvernante anglaise caricaturale de perfectionnisme. Bref, tout indiquait que Nedjma n’allait pas l’apprécier et que cela allait être réciproque. Mais bon, ce n’était là qu’une première impression...

Il fallait reconnaître que cette vieille femme avait un talent certain pour exaspérer les déménageurs qu'elle accablait d'avertissements et de remontrances, mais, peut-être à cause de la manière presque désinvolte dont elle soufflait son tabac quasiment sous leur nez, peut-être à cause de sa maîtrise des techniques de tyrannie domestique, elle fascinait presque Nedjma, qui l'observa quelques secondes encore, avant de se décider à redescendre de deux marches sur le palier du dessous, afin de rentrer chez elle. Elle n'eut qu'à pousser la porte, qui n'était pas fermée, pour se retrouver dans l'abri de son appartement. Le vacarme du déménagement s'effaça tandis qu'elle s'avançait de pièce en pièce à la recherche de Fatima.

"Maman ?"

Madame Mayer était dans le petit salon, devant l’ordinateur. Clic par ci, clic par là, elle parcourait l’Internet mondial à la recherche de recettes de cuisine. La voilà sur un forum digne d’intérêt d’on l’habillage graphique trop cru piquait les yeux. Elle était en train de faire défiler une discussion avec la molette de la souris quand sa fille émergea dans la pièce. Aussitôt, elle cessa son activité, pivota sur sa chaise, un modèle de bureau sur roulettes, et lui répondit.

« Oui, trésor, qu’est-ce qu’il y a ? »

Nedjma sourit. Elle savait que cela ferait sourire sa mère aussi : un truc efficace.

"Je voulais aller au ciné ce soir avec Théo mais sa mère veut pas parce que c'est un de ces films que j'adore, tu sais, avec des trucs qui font peur. Tu crois que ça marcherait mieux avec Imane ? Tu connais sa mère, alors je me suis dit que tu pourrais l'appeler pour voir... J'ai vraiment envie de voir ce film !"

Et elle lui montra le prospectus.

« Mais bien sûr ! » répondit, en souriant, Fatima.

Elle regarda quand même le film en question. Elle vit tout ce qu’avait vu la mère de Théo et pourtant, de cette même base, elle arriva à une conclusion diamétralement différente.

« Il a l’air très sympa ce film ! »

Sur ce, elle se leva et alla jusqu’au téléphone fixe. Elle décrocha, vérifia dans le calepin le numéro, le composa, attendit, on décrocha à l’autre bout du fil, et voilà la discussion lancée. D’abord, le blabla d’usage, les nouvelles, tout ça. Puis la discussion s’orienta sur un tout autre sujet que le cinéma par la magie du commérage. Ce ne fut qu’au terme de cinq bonnes minutes que Fatima, sur le point de dire au revoir, se rendit compte qu’elle oubliait la raison de son appel et l’évoqua.

« ...ha, au fait, ma fille voulait savoir s’il était possible d’aller voir un film au ciné, ce soir, avec Imane. »

La maman de cette dernière n’y vit point d’objection. Elle demanda à la première concernée, il fallut un peu attendre. Enfin, Fatima tendit le combiné à Nedjma.

« C’est Imane. Elle veut te parler pour que vous vous organisiez. »

Déjà, l’affaire était réglée. Il fallait juste en définir les détails. La meilleure amie de Nedjma habitait dans le vieux Pont-l’Espoir, de l’autre côté de la rivière. Néanmoins, il ne fallait pas plus d’un petit quart d’heure pour que l’une se rende chez l’autre. Leurs lieux de rendez-vous habituels, c’était soit le pont, soit le pied de l’immeuble de Nedjma.

Eh bien voilà, il suffisait de s'adresser aux bonnes personnes ! Nedjma se précipita sur le téléphone.

"Salut Imane ! Tu me sauves, tu sais ? Sans toi j'en aurais été réduite à regarder "La quête du songe perdu" avec ce tocard de Théo..."

Elles éclatèrent de rire chacune au bout de leur combiné. S'ensuivirent cinq à dix minutes de bavardages à peine plus puérils que ceux de leurs mères, où les deux fillettes échangèrent commérages et commentaires plus ou moins malveillants sur leurs quotidiens et leurs entourages respectifs. Cela aurait pu durer encore un petit moment. Moins il y avait de choses à faire, plus il y avait à dire. Mais Nedjma finit par se rappeler la cause de l'appel.

"Alors, au fait, pour ce soir, on peut se donner rendez-vous, par exemple, sur le pont, une demi-heure avant ? Le film est sorti depuis déjà dix jours, ça ne devrait pas s'écraser..."

« Ça marche ! On fait comme ça ! »

Peu après, Imane racrochait et Nedjma était enfin parvenu à ses fins. Oui, c’était une certitude, avec Théo, elle n’en serait pas là. Désormais, il ne restait à la jeune fille plus qu’à tuer le temps avec ses activités quotidiennes jusqu’à se qu’elle doive se rendre au célèbre pont de la ville. Pendant un moment, elle perçut encore les bruits étouffés de l’emménagement. Puis cela se calma. Cette arrivée avait éveillée la curiosité de Fatima. Il ne se passait pas grand-chose dans l’immeuble, ce qui au fond n’était pas une mauvaise chose. Peu de querelles de voisinages, enfin si l’on faisait exception de celles provoquées par Nedjma. Peu de ragots, enfin il était toujours possible d’en trouver. Bref. Fatima était aller regarder par la fenêtre le camion de déménagement s’en aller. Elle avait même hésité à monter voir qui était cette nouvelle voisine. Mais elle avait jugée qu’il était trop tôt pour cela. Et voilà que, tout d’un coup, environs dix minutes à peine avant que la fille ne pense rejoindre sa meilleure amie, quelqu’un frappait à la porte.

« Tu vas voir qui c’est, ma chérie ? » demanda la mère, de nouveau face à son ordinateur.

Nedjma grogna, mais finit par abandonner sa tentative de reproduction de l'affiche du film, qu'elle avait entreprise sur la table du salon. Elle était assez fière de son oeuvre, on voyait bien la peur panique de la femme blonde et la masse informe et sombre derrière elle. Il ne lui restait plus qu'à choisir les couleurs des feutres, criardes sans doute, destinées à souligner l'horreur et la violence de la scène aussi sûrement qu'un grincement de violon.

Mais cette sonnerie intempestive l'obligeait à laisser son dessin inachevé, sans compter qu'elle risquait de la mettre en retard. Elle ouvrit donc avec une certaine impatience, se demandant si ce serait la locataire de l'étage au-dessus. Elle ne lui avait pas semblé du genre à proposer le thé à tous ses nouveaux voisins...

Non, ce n’était pas la nouvelle locataire. C’était juste Théo, visiblement très embarrassé. Les mains dans les poches, il dansait presque d’un pied sur l’autre. Quand la jeune fille ouvrit, il eut un petit soubresaut, preuve de sa nervosité. Puis, il se lança d’une voix plutôt basse. Il voulait un ton de confidence mais il avait juste peur que maman entende.

« Heu... écoute Nedjma... Je, heu, je veux bien le voir ton film. Ouais, ça peut être super ! Faut juste, heu, comment dire ? Trouver une excuse... un autre film à la même heure... tu vois quoi... »

Mentir en d’autres termes, mais il n’avait même pas osé prononcer le mot.

Nedjma ne fit pas de commentaire mais n'en pensa pas moins, se disant qu'il avait fallu quand même à Théo pas mal de temps avant de songer à cette solution toute simple. Comme elle le connaissait, il avait dû passer la dernière heure à ruminer ! Mais c'était une petite victoire, bonne à prendre. Sur lui comme sur sa mère.

"Hum, je dois y aller avec Imane et il ne reste plus beaucoup de temps avant la séance, voyons s'il y a un autre film qui peut faire l'affaire à la même heure..."

Comme elle ne connaissait pas le prospectus par coeur, elle s'y replongea.

La salle de cinéma était à l’image de la ville : petite. Elle ne disposait que de trois salles de projection. A la séance de huit heures, outre le fameux "Les Dents de l’Espace", il y avait "Love Me, My Love", un film à l’eau de rose, et "De la Légèreté du Sublime Sentiment Contemplatif : Expressionnisme Impressionniste des Peintres Coloristes Monochromes de l’Ecole Flamande Post-Classique", une comédie intellectuelle dont rien que le synopsis faisait bailler.

Théo, déjà soulagé de ne pas s’être fait éjecter, attendait la conclusion de la terreur du quartier. Mentir à sa mère, mon dieu, mais qu’était-il en train de proposer ? Il jeta un regard anxieux en direction de la porte de chez lui. Non, il ne pouvait pas se défiler, pas maintenant.

HRP : le titre de la comédie intellectuelle est signé Talie.

Voilà qui ne laissait pas vraiment le choix des armes, il n'y avait que la comédie romantique qui puisse faire l'affaire. Humf, heureusement qu'ils n'allaient pas vraiment voir ça ni tous les deux tous seuls, ça aurait fait jaser.

"Bon, allons lover les love, alors... deux secondes, je prends mes affaires."

Ces dernières se réduisaient à un petit sac à dos doté d'un porte-monnaie. Pas besoin de demander de l'argent à sa mère, son argent de poche couvrait ce genre de frais. Nedjma dit au revoir à Fatima, puis repassa le palier en compagnie de Théo, pour retourner auprès de la mère de ce dernier, toujours occupée dans sa cuisine.

"Hem, m'dame, en fait on a changé d'avis, on voudrait voir le film "Love me, my love", qui passe à la séance de huit heures, avec une amie. Théo peut venir ?"