La Couronne de Cuivre

C’était un hameau en lisière de la vieille forêt. Sous la lumière déclinante d’un jour mourant, il arborait une mine mélancolique. Ici, on vivait dans l’ombre de la guerre, la peur de Melandis. Nombre d’hommes avaient été enrôlés dans les rangs Manostiens si bien que le bourg était amputé de sa force vive. Il attendait, somnolant, des temps meilleurs. Et quand ils arriveraient, alors il s’éveillerait, retrouvant sa joie bucolique qui était habituellement sienne. Mais pour l’instant, ses modestes masures demeuraient silencieuses. A peine un chien aboyait-il dans la cour d’une ferme. A peine quelques villageoises discutaient en se croisant dans les venelles terreuse. La petite place, au centre de laquelle trônait un puits rustique, donnait sur une auberge assez sinistre. En face de l’auberge se dressait le petit temple de Chauntéa. Quelques mômes jouaient, courant les uns après les autres aux abords du temple. Leurs rires insouciants contrastaient avec l’ambiance morose. Autour du village, il y avait les champs. Autour des champs, il n’y avait plus que la campagne et la forêt toute proche. Son orée était sombre dans le soir. Mais le soleil ne s’était pas encore caché, sa chaude lueur gardait encore distante la nuit et ses peur, pour l’instant...

Lumière sanglante quand succombe le soleil … Elle est venue la nuit, de plus loin que la nuit. A pas de loup, de peur, de guerre et de silence. Obscure, belle nuit. Eveil de toutes fantasmagories … Et je me mets en chasse.

Louve s'approcha du village. Elle était sortie de la forêt puis avait coupé à travers champ. Elle avait aperçu le hameau. Petit ilôt paisible épargné par la guerre. Elle avait observé. Le puit, le temple, les quelques rues. Et ces enfants rieurs. Toujours cette insouciance qui leur donnait l'illusion d'être immortels. Alors, certains mouraient, sans même en comprendre le sens. C'était d'un comique navrant.

Aux abords du village, elle se fit discrète, couchée dans les herbes hautes elle attendit l'obscurité.

Petit à petit, les ombres s’étiraient, la lumière fuyait. Le soir devenait crépuscule. Plus de soleil désormais, mais le ciel conservait encore quelques lueurs, fantôme du jour révolu. Louve avait pris position en bordure d’un champ, non loin d’un chemin menant au bourg. En cet endroit, les herbes particulièrement prospères lui fournissaient une cachette de choix. Elle pouvait, de plus, observer à loisir bon nombre de proies potentielles. Les rires juvéniles s’étaient arrêtés. Les petits devaient être rentrés chez eux. Les mouvements se faisaient plus rare, le village s’assoupissait.

Mais voilà qu’une voix se détachait. Masculine, rocailleuse, imbibée et railleuse, elle s’approchait. Elle devait appartenir à cet homme tout juste sorti de l’auberge. Quelqu’un de grand et boiteux, il arrivait au niveau des dernières maisons tout en chantant une chanson paillarde. Là, quelqu’un l’aborda, un vieux en arme qui lui conseillait la prudence sur les routes.

« Rolau n’a peur de personne ! Ni des bandits, ni des Melandiens, ni des saloperies de cette forêt ! De personne, vous m’entendez ?! J’ai roulé ma bosse sur des champs de bataille, moi ! Je sais buter les p’tits cons qui méritent de crever ! Ouais ! C’est comme j’vous dis ! »

Voilà qui mit fin au bref échange. Le boiteux n’était pas commode. Difficile de le distinguer précisément, mais à son côté pendait une épée. Il reprit sa marche en chanson. Bientôt, il allait passer devant Louve. Néanmoins le hameau était très proche, sans doute trop pour tenter quelque chose. De plus, quelqu’un d’autre, à quelques distances derrière le dénommé Rolau, paraissait emprunter le même chemin. Une silhouette plus petite avec un baluchon sur l’épaule. Le vieux qui avait accosté le boiteux chercha aussi à inciter à la prudence cette personne, mais sans plus de résultat. A l’occasion de sa sobre réponse, le petit au baluchon avait révélé une voix très jeune. Ce devait être un vagabond.

Rolau n'a peur de rien ni de personne, vraiment ? Ce Rolau m'amuse. Peut-être a-t-il besoin d'une bonne leçon. Qu'il puisse connaître le frisson. Cette poussée d'adrédaline. Je crois que je vais jouer un peu. Et peut-être le laisserai-je en vie. Rien que pour entendre sa nouvelle chanson. Rolau a l'estomac noué dès qu'il croise une ombre. Rolau a peur de ce qui pourrait se cacher sous son lit. Rolau ne peut plus se promener tout seul. Encore une fois qu'on chante ma chanson.

Louve observa la petite silhouette qui s'éloignait elle aussi. Elle l'intéressait peu. Seule lui importait la fanfaronnade du dénommé Rolau. Mais elle ne voulait pas l'attaquer tout de suite. Ils étaient trop près du village. Elle avait déjà été l'objet de quelques battues. Elle n'en avait conçu aucune peur, seulement un ennui profond.

Alors, tout doucement, rampant dans les herbes hautes, elle suivit les deux silhouettes qui s'éloignaient des lumières de la civilisation. Place à la chasse ...

Une à une, dans le ciel qui s’assombrissait, les étoiles naissaient. Après le soleil, c’était le crépuscule qui tirait sa révérence. Les dernières lueurs s’évanouissaient, la nuit était toute proche désormais. Rolau marchait, boitillant mais vivace, sa chanson toujours aux lèvres. Il avait dépassé Louve, qui suivait. A son poing grinçait une lanterne. Elle jetait ses éclats flamboyants sur les quelques mètres à la ronde. Au-delà, l’ombre devenait maîtresse. La lune, déjà haute, n’était qu’un mince croissant. Il n’y avait guère que les animaux qui pouvaient se contenter de ses pâles rayons... les animaux ou les lycanthropes...

L’homme, parfaitement ignorant du danger qui le menaçait, s’enfonçait dans la campagne. Déjà le hameau était lointain. Tout juste pouvait-on encore entendre les chiens. Mais, derrière Rolau, il y avait toujours le vagabond. Etait-ce un problème ? Il était bien cent mètres derrière. Il avançait sans lumière.

Je te suis, il te suit. Je me cache. J'avance sans lanterne. Et l'autre sans lumière. Je te suis, il te suit. Je ne suis pas la seule à cheminer sans feu. Mais peut-être suit-il juste la lanterne ? Quel amusement sera pourrait-être ! Les plonger tous les deux dans la nuit. Faire naître l'effroi. Tant de fantasmagories naissent dans le noir …

Louve, toujours rampante s'approcha lentement de Rolau. Elle ne l'attaquerait pas tout de suite. Tout d'abord, il fallait qu'il l'entende. D'abord, qu'il pense à des bruits anodins. Des animaux peut-être. Jusqu'à ce qu'il devine qu'il était une proie. Elle s'approcha un peu plus près, gardant un œil sur la petite silhouette qui les suivait.

Rolau arriva au terme de sa chanson vulgaire. L’ayant déjà reprise par trois fois, il jugea bon de varier. Alors qu’il en cherchait une autre et que donc le silence nocturne revenait, il perçut un bruit proche. Une bestiole sans doute. Quoi de plus normal au milieu de la campagne ? Néanmoins, il tourna la tête, plus par curiosité qu’autre chose. Cet homme transpirait d’assurance, c’en était presque troublant. Soit il était inconscient, soit il avait vraiment trop bu, soit il était doué d’une telle force que rien ni personne ne pouvait l’inquiéter. Il repéra une ombre, celle du petit au baluchon. Ce dernier avait légèrement accéléré le pas si bien qu’il rattrapait peu à peu Rolau.

« Qui va là ? » brailla l’homme en se tournant et en élevant sa lanterne.
« Moi » répondit simplement l’autre.
« Qui ça ? Ha oui, toi... Mais qu’est-ce que tu fous là, l’môme ? »
« Ben, j’vais au prochain village. »
« Comme ça, de nuit ? T’es pas un peu dingue ? »
« Et vous ? »
« Moi, c’est moi. Ok ? J’suis de taille à péter la gueule de ceux qui m’cherchent des noises. »
« De même pour moi. »
« Si tu l’dis... Mais t’as idée du temps qu’il va te falloir ? L’prochain village, c’pas la porte à côté. »
« Pas grave. J’aime marcher. Et vous, vous allez où ? »
« J’habite dans l’coin. Allez, viens. Ma putain de conscience va me casser les couilles s’il t’arrive des bricoles. »

Le vagabond rejoignit Rolau. C’était un garçon maigrichon et assez disgracieux. L’homme, lui, Louve pouvait mieux le voir désormais, avait le visage couvert de cicatrices. Jadis, peut-être avait-il été charismatique, mais aujourd’hui, l’âge et l’alcool avaient fait des ravages. Le duo nouvellement formé se mit à avancer, s’éloignant toujours d’avantage du hameau.

Rolau … Ton assurance me tue. Pourquoi n'as tu pas peur ? Ne sens-tu pas que c'est la mort qui marche sur tes pas ? Ta fin te guette et c'est à peine si tu te retournes. Tu me déçois.

Un deux, Louve vous coupera en deux. Trois, quatre, Louve vous coupera en quatre. Je hais ton arrogance, gamin. Elle te place au même niveau que l'autre. Peut-être ne te toucherais-je pas. Il me faut un témoin. J'aimerais qu'on raconte quelle terrifiante présence règne là. Qu'on se déplace dans le noir armé de torches. Et qu'on hurle de peur en entendant les branches d'arbres cogner contre les carreaux. Mais dormez mes agneaux, dans vos maisons bien closes. Taisez-vous. Pour le moment, vous ne m'intéressez pas.

Louve suivit le curieux duo. Peu à peu, elle commença à se rapprocher. Sans se montrer, elle s'arrangeait pour que sa course soit de moins en moins discrète. Pour qu'ils se sentent suivis. Elle retint un rire espiègle et observa la réaction des deux autres.

Rolau, fidèle à lui-même, n’avait pas tardé à reprendre ses chansons obscènes. Apparemment, la compagnie du garçon ne le dérangeait pas dans cette grossière activité. En même temps, c’était si peu de chose, quelques vulgarités dans un monde de misère. Au moins était-il joyeux. L’enfant, lui, n’avait plus dit un mot. Il se contentait de marcher au côté du boiteux. Mais voilà que, tout d’un coup, il se figea, attirant sur lui l’attention de l’homme.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Ne me dis pas que j’t’ai choqué quand même ! A ton âge, tu dois savoir comment on fait les bébés, hein ? »
« J’ai entendu un bruit. »
« La belle affaire ! Hé, c’est la campagne ici, j’te signale. Des bruits, y’en a partout. »
« Quelqu’un nous suis. »

La conviction du vagabond fit changer d’attitude Rolau. La perplexité apparut sur son visage de vétéran. Il se tourna, élevant sa lanterne, mais ne vit personne.

« T’es sûr ? »
« Sûr. »

Alors le boiteux cria :

« Y’a quelqu’un qui veut jouer au malin ? Venez vous frotter à Rolau ! Il vous attends de pied ferme ! »

Sa main libre alla se porter sur la poignée de son épée. Il était toujours dubitatif, ne sachant pas s’il devait accorder du crédit au gamin. Les petits, c’était impressionnable, surtout de nuit. Le vagabond s’était mis en retrait de deux pas derrière l’homme. La lueur des flamme révéla un éclat métallique entre ses doigts. Il venait de sortir une dague.

Commencez à comprendre. Commencez à prendre la mesure de votre peur, de votre mort. Alors Rolau, ne crains tu toujours rien*? Es-tu toujours bravache*? Toi et ton épée, vous me donnez envie de m'amuser un peu.

Louve prit sa forme hybride. Elle ressemblait à une sorte de grand loup à poils roux, monté sur deux
pattes. Des griffes imposantes venaient rehausser l'angoissant tableau. Elle se cacha encore dans les herbes hautes quelques minutes puis finit par se montrer, à quelques pas d'eux. Pour le moment, elle resta complètement immobile.

« Par Tempus ! » lâcha Rolau.

D’abord surpris, il eut un pas de recul. Mais, l’instant d’après, il sortait son épée. Dès lors, on devina dans sa posture le guerrier qu’il était... ou avait été. Les années avaient volées une bonne partie de sa vigueur. Néanmoins, sa bravoure demeurait intact.

« Viens là, sale bête ! Viens abreuver la lame de Rolau ! »

Il tenait la lanterne comme un bouclier. Il commença à avancer, prêt à en découdre aussi bien que le lui permettrait son ivresse. Malgré la force de l’habitude, il y avait du vague dans sa gestuelle.

Le vagabond, quand à lui, ne sembla ni apeuré, ni même surpris. Un sourire en coin apparut sur son visage émacier. Ce devait bien être la première fois que Louve voyait un gamin réagir ainsi face à elle. C’était tout bonnement le contraire de l’effet voulu. Et voilà que le gosse, vif comme l’éclair, sautait sur Rolau pour lui planter sa dague dans le dos.

« Avec les salutations du Prince de la Lune Noire ! » dit-il, glacial.

Le boiteux écarquilla les yeux. La douleur dû sevrer son esprit car il comprit sur l’instant ce qui venait de se passer.

« Petit salopard ! J’vais te crever toi-aussi ! »

Il fit volte-face et fendit l’air de son épée. Le vagabond, ayant retiré sa dague, se baissa juste à temps. Il se recula en toute hâte, abandonnant au sol son baluchon. Malgré son coup en traitre, Rolau semblait encore apte à se défendre, d’autant plus qu’à présent, la fureur le stimulait. Le cuir épais de ses habits avait dû en partie protéger de la dague.

Quoi*? Mes yeux me bernent-ils*? Le petit bonhomme vient-il de poignarder Rolau*? Avec les compliments de la Lune Noire*? Soudain, ce déchaînement de violence. Sois donc béni petit, quelle que soit ta croyance. Mais qui es-tu donc*? Qu'es-tu*? Tu m'impressionnes. Et tu me surprends. Jamais je n'aurais crû. Est-ce ma vue qui a déchaîné cette pulsion*? Mais baste, plus tard les réflections stériles. Alors mon cher Roleau, comment te sens-tu*? Trahi et acculé, combien de temps vas-tu tenir*? Voyons ce que tu vaux.

Louve s'avança franchement vers Rolau mais ne l'approcha pas tout de suite. Elle se mit à tourner autour de lui, histoire de le fatiguer un peu. Elle était efficace et rapide. Parfois, elle se fendait et l'écorchait d'un petit coup de griffe.

Avant que ne s’approche Louve, Rolau chargea puis attaqua de nouveau le vagabond. Une puissante frappe d’estoc qui aurait peut-être embroché le petit s’il n’avait esquivé. Cette fois, toutefois, l’épée était passée tout prêt. Alcool ou pas, l’homme savait se battre. Un vétéran contre un enfant, le combat était inégal. Mais voilà que le loup-garou entrait en jeu, forçant le boiteux à lui faire face.

« Vous êtes de mèche, c’est ça ? Rolau aura vos têtes ! Elles agrandirons ma collection ! » rugit-il.

Au premier coup de griffe écorchant son bras nerveux, il riposta. Mais déjà Louve était hors de portée. Qu’à cela ne tienne, l’homme avait bien des ressources. Il mit à terre la lanterne afin de se libérer une main. Puis, d’un geste fluide, il sortit de l’intérieur de son manteau élimé une dague de jet qu’il lança sur l’instant. Elle alla se perdre dans un buisson. Louve avait été en mesure d’anticiper la trajectoire.

Pendant ce temps, profitant du répit qui lui était accordé, le vagabond avait pris quelques distances. Il retira ses chaussures hâtivement puis entama une transformation assez immonde. Son corps se couvrit d’une fourrure noire. Son visage s’allongea en un museau de rongeur alors que ses oreilles devenaient pointues. Ses ongles se muèrent en griffes. Ses jambes adoptèrent une morphologie animale et de la base de son dos, de sous ses habits, une queue fine et souple poussa. Cette queue, ainsi que ses mains et ses pieds, étaient glabres, blafards. Tout cela n’avait duré que quelques secondes et voilà désormais le garçon à mi-chemin entre l’humain et le rat. L’instant d’après, il se débarrassait de son pantalon qui devait trop le déranger.

Pour le moment, seule Louve avait vue la métamorphose car le vagabond se trouvait hors de portée de la lanterne. Rolau, lui, sortait une autre dague. Cette fois, il se tenait prêt à mieux l’ajuster.

Un garou? Un garou comme moi*? Oh mon semblable, mon frère, ma bête immonde*! Tu es donc magnifique. Que j'aime cette apparence. Ta tromperie et ta bestialité te rendent supérieur. Ensemble,
joignons-nous pour ce sacrifice. Déchaînons notre violence, tuons*!

Louve fut déconcentrée par la métamorphose et Rolau parvint à lui érafler le bras. Blessure qui se referma très vite. Elle esquiva de nouveau, répliqua par un coup de griffe à la cuisse de l'homme, tentant cette fois de toucher une artère. Il fallait qu'il ait peur. Bientôt, il verrait son semblable. Et elle verrait danser, au fond de ses yeux cette ténébreuse lueur, celle de l'angoisse. Puis de la mort.

Non, la blessure de Louve ne se referma pas. Par la force de l’habitude, elle crut le contraire, mais elle dût bien se rendre à l’évidence quand elle sentit l’odeur du sang, son sang. Ce n’était pas grand-chose, une estafilade. A peine son pelage était-il empoissé. Mais aussi infime que soit cette blessure, comment diable une simple petite dague avait pu la lui infliger ? Ce ne fut qu’à cette réflexion qu’elle remarqua l’étrange éclat des armes de Rolau. De l’argent. Cet homme avait une épée et des dagues en argent. Cela faisait de lui un adversaire bien plus dangereux. L’attaque à la jambe se solda par un résultat mitigé. Le loup-garou toucha, mais pas assez profondément. Et déjà, il fallait fuir le tranchant d’une lame meurtrière.

« Sale bête, tu bouges bien ! Mais Rolau en a eu des plus gros et des plus vifs que toi ! Alors, où il est passé ton copain ? »

Au moment même où il disait cela, le rat-garou bondissait hors des buissons. Il l’entendit et, instinctivement, il exécuta un pas de côté. Le vagabond n’arriva pas à le poignarder. Il faillit même être cueillit au vol par l’épée du guerrier. Alors, précipitamment et à quatre pattes, il battit en retraite. Ce fut dans ce mouvement assez désordonné qu’il envoya rouler plus loin la lanterne.

« Saloperie ! » gronda le boiteux.

Heureusement pour lui, la lumière ne s’était pas éteinte. Il s’empressa de la rejoindre.

Comment cela est-il possible*? Je continue de saigner*! Ma blessure ne se referme pas. Rolau, aurais-tu plus de ressources que je ne me l'imaginais*? Cacherais-tu un Hurlegloire dans ta besace*? Je n'aime pas tes armes, tu triches. Est-ce que nous trichons-nous*? Nous sommes venus, tels que nous étions. Tu es un mauvais joueur, Rolau, mais ça ne nous empêchera pas de te tuer.

Si Louve fanfaronnait intérieurement, elle était nerveuse. Comme Hurlegloire, elle buttait sur une difficulté manifeste. Un homme d'expérience et bien équipé. Non, cela n'allait pas. Mais elle avait déjà été mise une fois en échec. Cela n'allait pas recommencer*!

Rolau n'avait visiblement pas la faculté de voir dans le noir. Il dépendait de sa lanterne. Aussi, quand il bondit sur la lumière tenta-t-elle de l'atteindre avant lui, la faire valser d'un bon coup de patte. Tout en demeurant cependant prudente. Un mauvais coup était si vite arrivé.

Louve devança de peu le boiteux. Cette fois, la lanterne valdingua bien plus loin. Si le terrain avait été sec, elle aurait pu mettre le feu aux herbes ou à un buisson. Mais il avait plut abondamment ces temps ci. La flamme, trop malmenée, s’éteignit. Dès lors, il n’y eut plus que l’infime clarté lunaire, suffisante pour les garous, pas pour un humain. Dans l’ombre nocturne, la détermination de Rolau fléchit. La crainte apparut dans ses yeux, mais pas la résignation. Comprenant le critique de sa situation, réalisant qu’il ne pouvait plus se battre en ce lieu qui lui était si défavorable, il s’élança sur le chemin aussi vite que ses jambes pouvaient le porter. Et pour la première fois, il garda le silence. Il se dirigeait vers une forme qui se distinguait, plus loin, sans doute trop loin. Ce devait être sa maison. Le vagabond eut un rire sadique et entama aussitôt la poursuite.

« Tu es à moi Rolau ! J’apporterai ta tête au Prince ! »

Je bois ta peur, ô délicieux nectar*! Je m'en délecte. Alors, mon cher Rolau, comme un enfant privé de lumière. Sans feu ni lieu. Où cours-tu donc ainsi*? Chercher l'abri de ta cahute*? Ne vois-tu pas qu'il est déjà trop tard*? Et toi, mon semblable, qui est donc ton prince*?

Elle éclata à son tour de rire et se lança à la poursuite du malheureux Rolau. Elle ne voulait pas le tuer tout de suite. Déjà se délecter de sa peur. Elle allongea sa foulée de façon à se retrouver derrière lui. Elle avança ses griffes en direction de sa cheville, de façon à trouver le talon d'achille.

Louve fit mouche. Rolau s’effondra, roula dans la terre. S’immobilisant sur le dos, il lança une nouvelle dague de jet. Elle siffla, ne mordit que l’air avant de disparaitre. Grimaçant, il voulut se redresser, pour se battre, se battre jusqu’au bout. Mais voilà que le jeune rat-garou lui plongea dessus. Lui-aussi fit mouche. Mais lui, contrairement au loup, ne voulait pas jouer. De sa courte lame, il égorgea l’homme. Celui-ci s’effondra dans un gargouillis et rendit l’âme peu après. Le silence tomba. Après quelques secondes de passivité où le vagabond observa le cadavre ainsi que sa dague rouge de sang, il se mit à exulter. Il sauta même de joie, au comble de l’excitation.

« Ouais ! Ouais ! Je l’ai eu ! J’ai réussi ! »

Puis, se rappelant qu’il n’était pas seul, il retrouva en partie son calme et se tourna vers Louve.

« Au fait, pourquoi tu m’as aidé ? J’étais sensé faire ça tout seul. C’était les termes de l’épreuve. Le Prince a changé d’idée ? »

Exultation à son paroxysme. Cette odeur de sang. Certains disent que l'amour est grisant. Ce qu'ils appellent «*Petite Mort.*» Mais ils se trompent. C'est la mort d'autrui qui est réjouissante. Alors mon cher Rolau, t'attendais-tu à cette devaine*? Ta chance a tourné, tricheur.

Elle reprit forme humaine et observa le vagabond quelque peu surprise avant de hausser les épaules.

«*T'aider, pour quoi faire*? J'avais juste envie de m'amuser un peu. D'ailleurs, tu permets*?*»

Elle enleva un à un les vêtements de Roleau et se tourna de nouveau vers son confrère.

«*Je ne connais même pas ce dont tu parles. Quel Prince, quelle épreuve*?*»

Elle commença à enlever sa pelisse tout en attendant la réponse de l'autre garou. Après tout, s'il devait ramener la tête de Roleau, rien ne l'empêchait de prendre ses vêtements. Elle se tourna vers son interlocuteur, visiblement intriguée.

Le vagabond ne répondit pas tout de suite. Tout en finissant de retrouver son calme, il dévisagea la rousse. Il la regardait dépouiller le cadavre, indifférent à l’acte en lui-même, juste attentif à ses traits, à son expression. On eut dit qu’il voulait voir en elle. Quand enfin il reprit la parole, il était assez froid.

« Tu ne connais pas le Prince... C’est embêtant. Et ça, tu connais ? »

Il désigna de son doigt griffu le médaillon que venait de dévoiler Louve. Rolau le portait sous sa tunique. L’objet était en argent. La médaille, de belle facture, montrait un croissant de lune percé d’une épée.

Méfiance. Ton changement d'humeur subit ne me plaît pas vraiment. Non, je ne connais pas ton prince. Comment cela se pourrait-il*? Cela fait une éternité que je vis seule. Tu es le premier que je rencontre. Et tu me déçois presque. Quel est ce petit protocole*?

«*Non, je ne connais pas. C'est vraiment grave*? Il aurait pu te tuer si je n'avais pas été là. D'ailleurs, son médaillon, ça a un rapport avec le fait que ses épées nous blessent vraiment*? C'est un chasseur de garou ou quoi*?*»

Louve commençait à comprendre. Il y avait manifestement deux factions*: les chasseurs et les chassés. Quel que soit le point de vue duquel on se plaçait. Une petite guerre en somme. Elle était au milieu. Et elle n'aimait pas du tout cela.

A nouveau, le vagabond détailla Louve de ses yeux inquisiteurs. Puis il se détourna et entreprit de s’emparer du médaillon. Dans le même temps, il consentit à donner quelques explications.

« Exact. Rolau était un chasseur de Garous. Et il y en a d’autres, beaucoup d’autres. C’est pour ça que la Lune Noire est née. Elle nous rassemble, nous défend, nous rend fort ! Et le Prince est à sa tête. C’est notre guide. Il n’y a pas de garou plus admirable que lui ! »

Il y eut un éclat dans le regard du rat, peut-être un souvenir particulièrement intense. Puisque le seul habit qui lui restait, à savoir le haut de sa tunique, ne comportait pas de poche, il laissa le médaillon à ses pieds pour l’instant. Il s’empara ensuite de l’épée du guerrier afin de le décapiter.

« Si tu n’avais pas été là, peut-être que les choses se seraient passées autrement. Mais tu n’étais pas sensé m’aider. Parce que c’était mon épreuve, celle qui va me permettre d’entrer à la Lune Noire. Alors on va dire que tu n’étais pas là et que je me suis bien, très bien débrouillé. En échange, je pourrais te filer quelques infos utiles. Par exemple, comment entrer à la Lune Noire. »

Il se redressa, tenant par les cheveux la tête de Rolau gouttant de sang.

« Qu’est-ce que t’en dis ? La Lune Noire peut t’apporter beaucoup. C’est ce qu’il y a de mieux pour nous. »

Alors, il y a des chasseurs de garous. Moi qui me croyais en haut de la chaîne … En même temps, nous chassons les hommes et des hommes nous chassent … C'est de bonne guerre. La Lune noire … Je ne savais pas qu'elle existait non plus. J'hésite. Je suis une solitaire. Je n'aime pas l'esprit de groupe. Mais en même temps, je n'ai jamais été confrontée aux autres. Mêmes aspirations, mêmes griffes, et peut-être mêmes buts. Il y a peut-être moyen de s'amuser un peu …

«*D'accord. Raconte-moi. Qui sont les membres de la Lune Noire*? Quels sont leurs buts*? Qui est à leur tête*? Tu dis qu'ils peuvent beaucoup pour moi, mais concrètement, que veux-tu dire*? Et si je décide de me joindre à vous, comment puis-je intégrer votre meute*?*»

Elle avait parlé d'un ton dégagé dans lequel perçait une pointe de curiosité cependant. Tout en parlant, elle ôta ses vêtements et sa pelisse, en gardant cependant un œil sur le rat et enfila ceux de Rolau. Ils étaient de meilleure facture que les précédents. Et ils lui tiendraient plus chaud.

Le vagabond ne se priva pas d’admirer Louve lorsqu’elle se changea. Aussi jeune qu’il puisse être, son regard n’avait rien d’innocent. Il était en fait assez évidant, à sa façon d’être, à ses mimiques, à ses expressions, qu’il était très loin d’être un modèle de vertu. Le contraire aurait été étonnant.

« Ce n’est pas à moi de te dire tout ça. Je ne suis pas encore entré dans la meute. Par contre, je peux t’indiquer où trouver tes réponses. »

Le rat récupéra la bourse de Rolau. Puis, il s’arrangea pour pouvoir transporter la tête, la bourse, le médaillon et sa dague alors qu’il ne disposait que de ses deux mains. Ainsi chargé, il reprit :

« Rolau venait d’un hameau. Pour t’y rendre, tu n’as qu’à suivre le chemin. A proximité de ce hameau, il y a une maison en pierre, plutôt belle je trouve. Celui qui habite là est de la Lune Noire. Dis-lui que tu viens de la part de Zig. Dis-lui que tu m’as vue tuer Rolau et qu’après, tu as dépouillé le cadavre. Ça expliquera pourquoi tu portes son odeur et ses habits. »

Zig fit mine de partir. Néanmoins, il pausa une question avant de le faire vraiment :

« Au fait, c’est quoi ton nom ? »

J'aime sentir ton regard posé sur moi. Je me sens belle, invulnérable. Ta concupiscence ne me trouble pas si elle m'apporte un ascendant sur toi.

Louve sourit et prit un peu plus de temps pour s'habiller que d'habitude, écoutant le rat lui faire la conversation. Ce qu'il lui disait l'intriguait. Pourquoi pas après tout. Mais ce pouvait être aussi un guet-apens. Donc prudence. Il s'appelait donc Zig. Un surnom plutôt qu'un prénom. Une sorte d'onomatopée. Son prénom ne valait pas mieux.

«*Je m'appelle Louve.*», finit-elle par dire.

« Louve... répéta Zig. Et bien, Louve, peut-être à plus tard. »

Sur ce, et non sans un dernier regard appuyé, le rat-garou tourna les talons. Il partit, d’un pas leste, dans la direction qu’il venait d’indiquer à la rousse, celle du bourg. Il devait vouloir retrouver ses affaires qu’il avait laissé là où l’affrontement avait débuté.

La nuit retrouvait tout son calme. Elle couvrait de son obscurité le meurtre qui s’était déroulé.

Oh, nuit. Obscure nuit. Absence de lumière. Et belle lune. Astre maudit. Oeil du ciel borgne. Masque blafard. Belle exilée. Ou absence de nuit. Par les chemins j'irai, à l'aveuglette. Par les chemins je te couperai la tête …

Louve jubilait presque. Elle avait répondu par un clin d'oeil au regard appuyé de Zig, amusée par sa concupiscence. Qu'elle lui fasse croire qu'elle l'intéressait et elle aurait un ascendant sur lui. Du moins, si elle était emmenée à le voir. Elle s'assit dans l'herbe et posa la main sur sa blessure. Elle était étendue mais heureusement peu profonde. Rolau, sans l'effet de surprise aurait pu avoir le dessus. Elle se releva furibonde et cracha sur le corps. Puis, comme toute ces émotions l'avaient secouée, elle s'agenouilla sur le cadavre et lui attaqua le mollet à grand coups de dents. Il était encore chaud. Elle se régala. Comme elle avait encore faim, elle s'attaqua à sa cuisse. Puis, repue, elle s'allongea dans l'herbe pour se reposer un peu.

Dans les cieux, la lune poursuivait sa course silencieuse. La nuit avançait, paisible ou traitresse selon les points de vue. Quelques nuages s’amoncelaient, mais ce n’était là qu’une ébauche de mauvais temps, tout juste bonne à masquer quelques étoiles. Zig avait disparu depuis un bon moment quand Louve fut tirée de son repos par un bruit sur le chemin. Un cheval, une carriole... Deux lanternes commençaient à percer l’obscurité. Le cadavre de Rolau, pour l’instant, reposait encore sur la route...

Cette nuit, je suis d'humeur badine. Je suis repue. J'ai tué. Je me sentirais presque philanthrope pour ce monde, vaste monde qui me tend les bras. Oh, je cabotine. Non, je lupine. Je lutine. Je m'amuse. Peut-être pourrais-je rire encore un peu. Une idée …

Louve ne tira pas le cadavre dans les herbes hautes. Non, elle le tira de façon à ce qu'il soit sur la route, comme pour barrer le chemin. Une façon d'accueillir les voyageurs du soir. Mais quelque peu refroidie d'apprendre qu'elle avait des prédateurs, elle ne se montra pas. Au contraire, elle se coucha dans l'herbe non loin et attendit, guettant la réaction des nouveaux arrivants.

La Couronne de Cuivre

[Quête] La Lune Noire

[Quête] La Lune Noire