La Couronne de Cuivre

A gauche, une taverne d'où s'échappe une musique lugubre. On a peint en lettres blanches irrégulières, sur une planche noire clouée en travers de la porte : Le Caveau. Les réjouissances se déroulent apparemment au sous-sol, car une lumière verdâtre perle des soupiraux, ponctuée de rires, de soupirs, des murmures de conversations obscures. De temps en temps, des convives drapés de noir ou de pourpre se glissent à l'intérieur. On les voit rarement ressortir... du moins sous forme humaine.
A droite, la boutique des Petites Parties Utiles de la Mère Coupecoupe. Vieille guenaude, sorcière hirsute ou druidesse de l'ombre, personne ne sait, mais elle vend des composants magiques issus de créatures vivantes. Lesquelles hurlent et gémissent, se contorsionnent et se languissent, dans leurs cages et leurs bocaux, de la cave au grenier. Car ce qui est prélevé frais est toujours imbu de davantage de puissance que ce qui a eu le temps de vieillir et se dessécher.
Entre les deux, une porte sombre, au-dessus de laquelle grimace une petite gargouille difforme, et au-delà... un escalier branlant, noir, comme la gueule d'une tarasque embusquée.

***

Quête : Les Squelettes du Placard
Chapitre 12. Les Pots Cassés

Quittant l'esplanade endormie, les trois compères avaient gagné les rues inquiétantes du Noyau Occulte. Cette partie de Mélandis, reflet étrange des taudis, ne semblait jamais vraiment dormir. Il y flottait en permanence comme une brume chargée d'énergie ténue, des odeurs colorées, des sons chatouilleux, des goûts inaudibles, des images nauséabondes. Le monde était distant, étrange, inégal. Les promeneurs paraissaient absents, ou trop proches, trop nombreux, diaboliques, éthérés, somnambules, inexistants, surtout la nuit.
La bonne humeur se racrapotait à l'intérieur des coeurs et n'osait plus broncher.
Taliesin, Iris et Tim marchaient épaule contre épaule, sans l'avoir vraiment voulu. La jeune femme les obligea cependant à attendre quelques secondes à proximité du Musée des Mystères et une quatrième silhouette les rejoignit. C'était Aaron, et il paraissait lui aussi inquiet. Ou alors bizarre. Difficile à dire.
Bientôt, ils se trouvèrent à l'entrée de l'Allée qu'on leur avait renseignée. Deux personnes y devisaient à mi-hauteur, magiciens dans leurs robes amples, et Taliesin perçut les bribes d'une conversation passionnante sur les mérites de l'école d'invocation. La boutique était un peu loin, on devinait l'ombre noire de la maison qui la surplombait. Aucune lumière mais des volets fermés.

Taliesin fit signe à ses compagnons de le suivre et s'engagea dans l'allée d'un pas décidé. Les dieux seuls savaient combien de temps les magiciens discuteraient encore et, de toute façon, en pareil endroit, on évitait généralement de trop se mêler des affaires des autres, tandis que paraître hésitant ou perdu était le meilleur moyen de se faire remarquer.
Il parvint donc devant la fameuse porte, avisa la sculpture qui la surmontait.
-J'imagine que la bague empêche la gargouille de s'animer ou de sonner l'alarme, murmura-t-il.
Il ouvrirait sitôt le bijou passé à son doigt. Même s'il avait fait erreur, même s'il servait pour l'autre porte, cela ne lui coûterait rien.

La porte s'ouvrit sans que rien ne se produise et ils franchirent tous les quatre le seuil, avant de refermer derrière eux. Il faisait noir comme dans un four et Taliesin réalisa à nouveau que sa vision elfique lui faisait défaut.
" Qu'est-ce qu'on fait ? demanda Tim. Je conjure de la lumière ? Ou on tâtonne ?
— Tu peux me tâtonner moi, si tu veux, j'adore ça.
— Aaron !
— Pardon, pardon, c'est plus fort que moi. Le stress, tout ça.
— Non, mais honnêtement... Moi je veux bien qu'on aille sonner à quatre pour demander l'aumône ou vendre des gâteaux aux myrtilles, mais je pensais... qu'il avait des otages, non ?"

-Non, et c'est pour cela qu'il ne doit pas percevoir notre approche. Heureusement, il doit ne se douter de rien, et penser que personne hormis les habitants de la maison ne peut y entrer.
Il s'accorda quelques instants de réflexion.
-Je vais nous éclairer grâce à une lueur dansante. Cela ne dure pas très longtemps, mais je pourrai en convoquer plusieurs fois de suite. Nous grimperons les escaliers le plus silencieusement possible et nous nous arrêterons un peu avant le dernier pallier, pour écouter. S'il y a du bruit dans l'appartement, peut-être pourrons nous entrer tous les quatre. Si c'est silencieux... Je m'infiltrerai seul : j'ai encore un sort d'invisibilité en réserve. Un coup de dague bien placé pourrait mettre Arion hors d'état de nuire... Sans le tuer, évidemment.
Il soupira.
-C'est vraiment dommage que la métamorphose n'ait pas déjà pris fin : ce serait beaucoup plus facile... Mais il va falloir faire avec.

" Si tu devais le tuer, personne ne t'en voudrait, je crois, dit Iris, tranquille.
— Cet appartement va être piégé comme la tombe d'un sorcier, murmura Tim. Je ne suis pas tranquille.
— Je peux détecter les pièges, fit Aaron. J'entrerai avec Taliesin. Mais je ne peux pas les désamorcer... Il faudra faire attention.
— Chuuut ! Vous avez entendu ?"
Ils se turent. Rien. Le silence. Quelqu'un qui passe dans la rue au dehors. Les échos très lointains de la musique de la taverne voisine. Un gémissement de l'autre côté du mur, s'échappant de la boutique aux parties. Puis un grincement. Un autre. Silence. Encore un grincement.
Il y avait quelqu'un dans la cage d'escaliers, qui marchait très très très discrètement. Marche après marche. Difficile de savoir s'il montait ou s'il descendait, pour l'heure. Il était en tout cas beaucoup plus haut.

Il se rapprocha de ses compagnons et sa voix se fit souffle presque imperceptible.
-On attend... On écoute... Meloenn a dit que le mage qui vivait en dessous de chez elle n'aimait pas le bruit, alors il s'agit peut-être juste d'un autre habitant des lieux qui rentre chez lui... J'en doute, cependant.
Nouveau soupir.
-Ressortir immédiatement n'est pas envisageable. Causer trop d'agitation non plus, tout comme tuer sans y être obligé. Alors, en cas de rencontre... Je ne sais pas de quels sortilèges vous disposez mais... De mon côté, c'est limité.

Les clercs s'entreregardèrent.
" Je peux générer une zone de silence, mais nous ne nous entendrons plus et nous ne pourrons plus lancer de sortilèges tant que nous n'aurons pas quitté cette zone... Peu utile, je suppose." dit Tim avec un haussement d'épaules.
Iris avait à nouveau posé le doigt sur ses lèvres et ils accueillirent à nouveau le silence. Les craquements s'étaient éloignés. La personne qui se trouvait devant eux montait manifestement vers le haut. Son déplacement se fit de moins en moins perceptible, puis on n'entendit plus rien. Peut-être était-il arrivé à bon port... mais en tout cas, s'il avait ouvert et refermé une porte, il était particulièrement doué pour la discrétion. A moins qu'il ne soit simplement capable de traverser les murs... mais dans ce cas, il n'aurait probablement pas fait craquer les marches.

Troisième soupir.
-Des idées ? s'enquit-il tout doucement. Parce que d'un côté, on ne peut pas rebrousser chemin, tandis que de l'autre, monter alors qu'il y a probablement quelqu'un dans l'escalier est... hum, très risqué. Quant à faire une discrète reconnaissance, ça m'est tout bonnement impossible tant que je suis humain.
Son moment d'euphorie était de l'histoire ancienne. A présent, il ressentait, avec force, le contrecoup des émotions violentes éprouvées au cours des heures précédentes, tandis qu'incertitude et sentiment d'impuissance le rongeaient copieusement. Il se demanda même, un instant, si tout n'était pas déjà perdu, si cet individu fort silencieux n'était pas Arion, sorti de chez lui à cause du retard de Meloenn et les ayant entendus...
Il repoussa l'idée avec violence. Il ne voulait pas imaginer, même un seul instant, que les deux otages soient condamnés.

Mais les trois clercs n'eurent pas l'opportunité de répondre. Ils entendirent distinctement le bruit d'une porte qui s'ouvre à la volée, un cri de surprise aigu, puis la porte se refermant tout aussitôt. Loin dans les hauteurs.
" Moi je dis qu'on tente le coup." dit Iris, d'un ton déterminé.
Une autre porte s'ouvrit plus bas et ils entendirent un grommellement, puis le son d'un pas traînant, lourd, dans les escaliers, montant, à nouveau.
" Le vieux grincheux va se plaindre, souffla Tim. Arion est un garçon bruyant.
— Laissons-le faire son aller-retour... même si ça prend quatre semaines." ajouta Aaron dans un soupir.
Les marches grinçaient lentement, à mesure de l'ascension du nouveau venu.
" Il ne peut pas se transformer en brume ou en écureuil ?" s'interrogea Iris, de mauvaise humeur.
Ils entendirent à nouveau une porte grincer puis les murmures d'une conversation un peu tendue, mais ils n'en comprirent pas le contenu. La porte se referma et le pas traînant reprit, descendant cette fois. Au bout d'une éternité, une énième porte s'ouvrit, se referma, et le silence revint.
" Lumières, maître barde, on y va !" s'exclama la Tymorane en s'engageant aussitôt dans l'escalier.

Le barde grimaça, faillit lui dire de parler moins fort et d'attendre... mais, finalement, il se contenta d'incanter.

Taliesin --> Lumières dansantes

Une fois apparue une unique lumière semblable à celle d'une lanterne, il s'engagea à la suite d'Iris.
La voix aigüe pouvait être celle d'Hippolyte, qu'Arion contraignait peut-être à des exercices de roublard. Mais, que cette hypothèse soit fondée ou non, le plus important pour l'heure était que le couloir soit désormais désert et qu'il leur fallait donc en profiter, agir sans tarder.
Et puis, s'il y avait du bruit, si le mage ressortait pour se plaindre, surprenait quelque chose qu'il n'aurait pas dû voir... ils le supprimeraient, voilà tout.
Ils n'étaient plus à ça près.

Ils cheminèrent en file indienne, leur pas craquant légèrement sur les marches. Iris tenait la tête, et Taliesin vit qu'elle avait un objet brillant à la main, sans doute une dague, prête à surgir au besoin. Juste derrière lui venait Tim, et Aaron fermait la marche. Ils dépassèrent un premier palier sur lequel donnait une porte ordinaire, fermée, obscure. Ils ne s'attardèrent pas et continuèrent à monter. La porte du second palier était un peu plus généreuse : une odeur de fumée et d'herbes bouillies baignait le petit espace et ils devinèrent une lueur violacée, ténue, en rai sous les planches. Il restait une dernière volée d'escaliers avant d'atteindre le sommet de la bâtisse et le repaire de leur ennemi. Ils décidèrent de ne pas faire leur conciliabule devant l'appartement du mage revêche et gravirent une dizaine de marches pour se trouver dans l'angle de la cage d'escaliers. Iris allait ouvrir la bouche quand la dernière lumière de Taliesin s'effaça dans le noir. Dans les ténèbres, ils perçurent cependant des sanglots étouffés et le son d'une voix furieuse, qui tentait de se maîtriser... sans doute pour ne pas réveiller le voisin.

Selon toute apparence, il avait vu juste...
-Arion doit forcer le gosse à apprendre la discrétion, souffla-t-il. Manifestement, il n'est pas très content du résultat... Bref. Soit on intervient tout de suite, alors qu'il est occupé à le sermonner. Soit on attend, en espérant qu'il le renvoie s'exercer. Cela nous permettrait de le récupérer, et il suffirait ensuite de... prendre sa place : l'un d'entre nous grimperait silencieusement les escaliers, essaierait d'ouvrir la porte sans faire trop de bruit, échouerait... et planterait une dague dans le ventre de notre traître sitôt que celui-ci, furieux, repousserait le battant.

" Il est très tard... Est-il crédible qu'il ressorte encore ?"
Il y eut un sifflement suivit d'un claquement à l'intérieur.
" Il tape dessus, dit Aaron. Moi je ne vais pas pouvoir attendre, même si je vous aime bien.
— Si on le dérangeait, simplement ? Il nous prendra pour le mage d'en-dessous, revenu râler, proposa Tim. A quatre, nous aurons aisément le dessus."

Il vit rouge, serra les poings.
-Allons y. Je refuse que ce salaud fasse davantage de mal à Hippolyte. Alors... Montons discrètement, toquons à la porte et réglons-lui son compte. Ça va faire du bruit, évidemment, et le véritable mage reviendra râler... Il faut donc que nous entrions dès que possible, que nous refermions derrière nous, que nos l'attendions de pied ferme et que nous l'éliminions. On sera un peu plus tranquilles ensuite.
Déjà, il posait la main sur la rampe, prêt à grimper dans les ténèbres. Convoquer une lumière magique lui semblait trop risqué.

" Je glisserai mon pied dans la porte, proposa Iris.
— Je vais faire une zone de silence dès qu'il aura ouvert, ajouta Tim. C'est plus prudent. Je ne pense pas qu'il nous laissera entrer comme ça.
— Bon... Je me mets derrière Taliesin, alors, dit Aaron. Et je ferai... un truc.
— Si tu lances ta détection des pièges, ce serait sympa, en fait.
— Ah oui."
La Tymorane se faufila jusqu'au mur où elle s'adossa, tandis que Tim restait sur la dernière marche de l'escalier. Aaron se mit à incanter, dans l'ombre de Taliesin. Dès qu'il eut terminé, il fit signe à Tim que c'était son tour. Le clerc commença son incantation tandis que Taliesin frappait à la porte. Il entendit un juron grommelé, une porte qui s'ouvre et qui claque, des pas plus proches, et la porte s'ouvrit.
" Qu'est-ce qu'il y a cette fois ?" demanda Arion, furieux, avant d'écarquiller les yeux de surprise en découvrant un inconnu sur son seuil.
Puis ce fut le silence. Taliesin le vit esquisser le geste de refermer la porte, Iris glissa son pied dans l'embrasure et...

...et Taliesin fonça.
Il entendait repousser le battant, bondir sur Arion avant qu'il n'ait pu détaler et le rouer de coups.
Ce n'était pas ainsi qu'il procédait d'ordinaire, n'étant pas exactement un colosse doué pour la bagarre. Mais en la circonstance, son corps était celui d'un humain solide et la colère, trop longtemps réprimée, lui donnait des ailes.
Il n'avait aucune intention de la retenir.
Du moins jusqu'à ce que le traître soit hors d'état de nuir. Car il ne voulait pas le tuer, non : ce serait pour lui une issue bien trop douce... Il fallait qu'ils le capturent.
Mais d'ici là... Cogner. Et tant pis si son poing se ressentait encore de sa rencontre avec le ventre de Gregor de DouceChute.

Il repoussa la porte avec violence, dans un silence des plus parfaits, et Arion la prit en plein visage, avant de tomber assis sur ses fesses. Le barde fut sur lui dans la seconde suivante et laissa parler sa colère et sa frustration des derniers jours, sans retenir ses coups. Le voleur tenta de se dégager, de le repousser, glissa une main jusqu'à son visage pour essayer de lui enfoncer deux doigts dans les yeux, mais le barde pesa et lutta et frappa et finalement, il se retrouva avec un corps flasque entre les poings, tandis qu'une main sur son épaule le tirait en arrière. L'absence du moindre bruit rendait la scène un peu irréelle, mais le barde réalisa qu'Arion était inconscient, le visage proprement défoncé, dans une mare de sang qui s'épanouissait sous sa tête. Aaron redressa Taliesin et le poussa vers la seconde porte, tandis qu'Iris prenait leur victime par les épaules et le tirait dans la même direction. Tim entra et referma la porte. Il indiqua la pièce voisine.
Quand ils y pénétrèrent, le son revint. Aaron leur indiqua que la voie était libre. C'était une vaste salle richement meublée, avec des fauteuils moelleux, une table de bois sombre incrustée de pierres précieuses, quelques oeuvres d'art dont une harpe magnifique, un âtre mourant. Devant celui-ci, sur une table basse, un enfant était attaché, ventre contre bois, et fesses nues. Deux lignes sanglantes indiquaient que la petite escouade était arrivée au cours de sa punition.
Iris se mit à incanter pour soigner le voleur tandis que Taliesin avançait dans la pièce. Il réalisa rapidement que le gosse bâillonné et lié n'était pas Hippolyte, comme il l'avait cru, mais bien Baptiste, qui tentait de se contorsionner pour voir qui était entré, sans y parvenir.

L'elfe avait traversé les salles dans une sorte d'état second, ne prêtant guère d'attention à ce qui l'entourait. Il ne comprenait pas comment il avait à ce point pu se laisser emporter, à ce point échouer à retenir ses coups une fois son objectif atteint, alors qu'il en avait pourtant eu la ferme intention...
Mais, en réalité, il ne le comprenait que trop bien.
Les retrouvailles avec Galathée, la recherche des disparus, la nécessité de prendre sur lui durant les opérations de sauvetage, en particulier celle menée un peu plus tôt... Tout cela l'avait temporairement préservé du contre-coup de la trahison, de ce qu'il avait vécu dans la demeure des Aigremont... Or, on ne frôle pas la mort de si près, on n'est pas à ce point plongé dans les affres du désespoir sans que, tôt ou tard, il faille en payer le prix.
Alors oui, qu'il ait craqué était compréhensible. Cependant, savoir qu'il demeurait encore capable de tels accès de violence... Cela le terrifiait.
Toutefois, peur, honte et remords furent bientôt balayés comme fétus de paille.
-Baptiste ?! lâcha-t-il en reconnaissant l'enfant.
Il était proprement stupéfait, abasourdi.
Il savait le garçon en vie. L'avait cru errant dans les rues. N'aurait jamais imaginé que, déjà, Arion et Meloenn aient réussi à le capturer.
Et s'il était là, si c'était à lui que l'ancien agent secret avait infligé ces exercices... Où se trouvait Hippolyte ? Ou se trouvait Perceval, aussi ?
Si les traîtres les avaient tués...
Il frémit, serra à nouveau ses poings ensanglantés.
Puis poussa un profond soupir.
Une chose à la fois.
-Baptiste, c'est Taliesin, annonça-t-il d'une voix maîtrisée à grand peine. Je suis avec des amis...
Il s'approcha.
-Je n'ai pas mon apparence habituelle, mais c'est bien moi. Tu n'as plus rien à craindre, à présent... Je vais te libérer. Mais... Essaie de ne pas faire trop de bruit, d'accord ? Il vaut mieux que le mage d'en-dessous ne remonte pas...

Il lui détacha donc les mains, puis ôta le tissu qui lui barrait les lèvres et la ceinture qui le maintenait le ventre plaqué contre la table. Baptiste sauta sur ses pieds, un peu vacillant.
" Je t'aurais reconnu." dit-il en remontant ses chausses, embarrassé.
Le barde réalisa alors que ses perceptions s'étaient altérées pendant qu'il agissait... Une main passée sur son visage le renseigna sur le fait qu'il avait retrouvé son apparence habituelle. Baptiste l'étreignit brusquement, avec force.
" Je croyais que tu étais mort." murmura-t-il dans l'étoffe de son pourpoint.

Le barde ferma les yeux, l'étreignit lui aussi.
Quatre. Ils étaient quatre anciens du Comptoir à s'en être tirés, désormais. Peut-être y en aurait-il d'autres...
Mais il ne se projeta pas dans l'avenir.
Il avait bien le droit de profiter de l'instant présent, de ces retrouvailles imprévues.
-Arion et Meloenn avaient tout lieu de croire qu'ils s'étaient débarrassés de moi... répondit-il. Mais il s'est produit quelque chose qu'ils ne pouvaient pas prévoir. Un miracle.
Il sourit.
-Je suis heureux de t'avoir retrouvé, Baptiste.

Le gosse resta encore un moment contre lui, puis le lâcha et recula.
" J'ai de la chance que vous soyez arrivés... Je pensais qu'il ne m'avait pas vu mais..."
Il eut un haussement d'épaules.
" Je ne suis pas très doué."
Iris avait retourné Arion sur le ventre et se servait de sa ceinture pour lui lier les mains dans le dos. Il était toujours inconscient mais son visage était manifestement moins abimé que quelques minutes plus tôt.
" Attache-le bien, disait Tim. Il a sûrement appris à se dépêtrer d'entraves plus complexes, il a eu un excellent professeur.
— Je comptais le garder dans le chou, je dois dire."
Aaron se déplaçait dans la pièce, aux aguets, l'expression froncée. Sans doute continuait-il à chercher des pièges...

Pas mécontent que les traces de son débordement aient été atténuées, espérant que ses alliés ne lui tiendraient pas rigueur de l'incident - et n'y reviendraient pas -, il reporta son attention sur le petit garçon, dont les propos l'avaient intrigué.
-Tu veux dire qu'Arion ne t'avait pas capturé jusqu'ici ? Que tu étais parvenu à la retrouver par tes propres moyens ?
Si c'était le cas, Baptiste était très doué, contrairement à ce qu'il prétendait... Et puisqu'ils l'avaient entendu gravir l'escalier, ce n'était pas une tentative d'évasion qui avait échoué.

" Non, il m'avait pas attrapé... Je m'étais enfui quand ils ont..."
Il se tourna vers Taliesin et pinça les lèvres.
" Tu as vu le Comptoir ? Ce qu'ils ont fait ? Je voulais pouvoir... venir aider les autres. Ils ont attrapé Gurvan et Hippolyte... et peut-être d'autres, je ne sais pas..."
Il baissa les yeux.
" Je me suis enfui. C'était lâche. Alors il fallait que je revienne pour les aider. Mais en fait, si tu n'étais pas arrivé, j'aurais juste fini... comme eux..."

-Hé...
Il posa une main réconfortante sur son épaule.
-Fuir était la seule solution, et c'est ce que Perceval t'avait demandé. Tu ne dois donc rien te reprocher. Rien de rien. Quant au fait que tu aies réussi à localiser leur planque, que tu aies eu le courage de t'y infiltrer, c'est tout bonnement admirable. Tu peux être fier de toi, Baptiste. Vraiment.
Il lui sourit.
-Kerun est en lieu sûr, et nous trouverons ici de quoi le libérer d'un sortilège très puissant que lui avait lancé Arion. D'autre part, nous avons libéré Gurvan : c'est lui qui nous a expliqué ce qui s'est exactement passé, au Comptoir. De ce qu'il nous a dit, nous avons déduit que les traîtres retenaient captifs Hippolyte et Perceval... J'espère qu'ils sont ici.

" J'espère aussi." dit le petit garçon.
Il se tourna vers Taliesin en souriant.
" Et j'ai aussi... heu... sorti Guéric du Comptoir. Il était très blessé et il est toujours très blessé, mais il n'est pas mort, alors peut-être qu'on pourrait vite aller le chercher après, si tu as le temps, parce que... parce que quand même, il est très blessé... et puis l'endroit où j'ai dû le laisser, il est pas si... propre. Et je suis pas complètement certain du garde-malade, non plus..."

Taliesin en resta bouche bée.
-Tu as sauvé... Guéric ?
Il sentit ses yeux s'embuer et, spontanément, il serra le gosse contre lui.
-Désolé... dit-il, embarrassé, en le relâchant. Mais j'étais persuadé que... que Meloenn l'avait tué.
Il se racla la gorge, expira lentement.
-Je te revaudrai ça, Baptiste.
Puis il se tut, trop sonné pour ajouter quoi que ce soit.
Guéric, en vie... C'était un nouveau miracle.
Et ça lui faisait un bien fou.

Baptiste parut embarrassé par l'émotion du barde. Il glissa la main dans la sienne.
" Je suis retourné au Comptoir, parce que... je me disais peut-être que... que Lena et Sedanius reviendraient... C'est à ce moment-là que j'ai trouvé Guéric... Je pense que Meloenn... ou Arion, je ne sais pas... Je pense qu'ils croyaient qu'ils l'avaient tué... mais comme il était pas tout à fait mort... et puis il pèse pas très lourd, alors... Au début, j'ai juste voulu... attendre, tu sais... et puis j'ai compris qu'ils reviendraient pas."
Il poussa un léger soupir et serra la main du barde.
" Pas de pièges ! dit Aaron. On avance..."
Le clerc ouvrit la porte, révélant un couloir plongé dans les ténèbres. Tim, derrière son épaule, incanta aussitôt, et la lumière révéla cinq portes.
" Allez sauver vos amis, murmura Iris. Je vais rester avec mon invité."

Il acquiesça et, sans lâcher sa main, se dirigea vers le couloir. Il n'ouvrirait les portes qu'une fois assuré qu'elles n'étaient pas piégées et jetteraient le premier un œil sur les pièces se trouvant au-delà, afin de préserver l'enfant d'un éventuel spectacle horrible.
-Tu as très bien fait de partir. Je suis allé au Comptoir le lendemain des événements et... une autre entreprise de verrerie était en train de tout déménager : Arion et Meloenne leur avaient tout vendu... Pour cela comme pour le reste, tu as été parfait.
Il était sincère : la débrouillardise du gosse le laissait presque sans voix.

" C'était le hasard, murmura le petit garçon. Je n'avais nulle part où aller..."
Aaron les précéda dans le couloir. La première porte donnait sur une cuisine bien achalandée, où on avait cuisiné plus tôt : de bonnes odeurs s'en échappaient et le ventre de Baptiste couina. Il demeura cependant cramponné à Taliesin, sans se soucier de rien. La porte en face s'ouvrait sur une salle d'eau.
" Rien n'est piégé, vous pouvez fouiller." dit le clerc de Sunie en entrant dans la pièce suivante, une vaste chambre où flottait le parfum caractéristique de Meloenn.
Il eut un haut le coeur, mais comme il y avait une porte au fond, il s'y dirigea, Tim sur les talons. Taliesin entendit alors des gémissements étouffés plus loin dans le couloir. Si la quatrième porte donnait sur une autre chambre, plus spartiate, la dernière donnait sur un petit cagibi qui dégageait un remugle infâme. Hippolyte s'y trouvait, enchaîné par la cheville et à moitié nu. Quand la porte s'ouvrit, il se réfugia dans le coin de la pièce, incapable d'identifier la silhouette qui se dessinait en contrejour devant lui.

L'elfe ferma un instant les yeux, remercia Lathandre, Tymora et tous les autres dieux qui avaient rendu possible ce nouveau sauvetage.
-N'aies pas peur, Hippolyte, dit-il d'un ton très doux. C'est Taliesin, et Baptiste est avec moi.
Il se déplaça de manière à ce que le petit garçon puisse les reconnaître.
-On va trouver la clef pour te libérer... reprit-il, jetant un regard aux clercs. Quant à Arion et Meloenn, ce sont nos prisonniers. Tu n'as plus rien à craindre d'eux.
Les trois enfants vivants. Guéric vivant. Kerun bientôt sur pied...
Il avait bien du mal à ne pas fondre en larmes.

La Couronne de Cuivre

[Quête] Une porte dans l'Allée des Noirs Esprits