La Couronne de Cuivre

Alors qu'elle se sentait comme précédemment aspirée par le pilier, Chance bascula progressivement dans l'inconscience la plus complète. Et lorsqu'elle reprit connaissance, longtemps plus tard, lui sembla-t-il, ce fut d'une manière très progressive et assez douloureuse. Elle avait mal au crâne, et l'impression que ses paupières étaient collées - aussi lui fallut-il un bon moment avant de songer à nouveau à tenter d'ouvrir les yeux. Pendant ce temps-là, elle tenta de rassembler ses idées et ses sensations. Elle peinait à le faire, comme si elle avait été droguée.

L'endroit semblait calme, et on n'entendait presque aucun son, sinon des bruits de pas lointains. Elle était allongée sur le ventre, et dans un lit. Elle pouvait sentir sur sa peau le contact de draps fins, satin ou soie, qui glissaient sur ses membres nus. Des odeurs particulièrement entêtantes aggravaient sa migraine – des parfums capiteux, du musc, de l'encens, et une autre, organique : peut-être du sperme séché. Elle remua ses membres un à un. Son corps n'était que courbatures. Ses poignets semblaient retenus au-dessus de sa tête par des liens. Une autre circonstance acheva de l'inquiéter : elle ne sentait plus ses cornes, ni sa queue de tieffelin, ni même la double proéminence bien connue de sa poitrine. Et il y en avait une nouvelle à l'entrejambe.

Quelque chose avait du mal se passer au moment de la téléportation, son corps ne s'était pas rematérialisé dans la bonne configuration. C'est du moins l'impression qu'elle avait, une impression qui se vérifia lorsqu'elle sentit que les extrémités les plus importantes de son corps -ou plutôt ce qu'elle considérait comme telles, à savoir ses cornes et sa queue- avaient disparu ; quant à ce qu'elle croyait sentir entre ses jambes, elle préféra ne pas y penser dans l'immédiat. Ce n'était qu'un cauchemar, un affreux cauchemar.

Elle essaya d'ouvrir les yeux mais elle avait l'impression que ses paupières avaient fondu et que la seule façon de les ouvrir à nouveau serait de s'aider d'un couteau. Beurk, ses propres pensées la dégoutèrent. Étonnement, ce n'est ni la migraine qui lui vrillait le crâne, ni la sensation d'avoir abusé d'alcool ou de drogue, ou les deux en même temps, qui l'inquiétèrent le plus : après tout, c'était pour elle une sensation tellement familière. Non, ce qui l'inquiétait vraiment, c'étaient les liens qu'elle sentait autour de ses poignets. Doucement, sans que l'effet de la drogue ne puisse l'atténuer, la panique s'insinua en elle, jusqu'à ce que tout son être lui hurle de s'échapper d'ici. Elle commença à se tortiller comme un ver, tirant et tordant ses poignets jusqu'à se couper la circulation du sang.

Sa propre douleur achevant de la tirer de sa torpeur, Chance battit plusieurs fois lentement des paupières, pour se rendre compte qu'elles n'étaient pas collées, somme toute – seulement lourdes et engourdies, comme le reste de son être. Dans la pièce plongée dans la pénombre, le premier objet qui lui tomba sous les yeux furent ses propres poignets martyrisés. Elle avait conservé sa capacité à bien distinguer les éléments dans les ténèbres, et pas de doute, leur peau était noire, se fondant dans l'obscurité environnante. Ses cheveux longs tombaient sur ses épaules... ils étaient blancs comme la neige de tantôt, formant un curieux contraste sur sa peau.
Les liens qui attachaient ses poignets étaient de larges rubans noirs, et elle comprit que si elle n'avait pas tiré si fort, il lui aurait été assez facile de s'en débarrasser : ils tenaient par de simples nœuds coulants attachés aux montants du lit – en remontant vers ceux-ci, elle aurait pu aisément les desserrer pour se libérer. Elle se hâta de rattraper son erreur, avant de masser ses meurtrissures et de jeter un œil inquiet alentours.

C'était une chambre, donc, plongée dans la pénombre. Elle était vaste, parquetée, dotée d'un mobilier sobre et élégant aux formes élancées, dans le goût elfique. Mais tout était dans les tons sombres – indigo, ocre, brun. Même le feu qui crépitait paisiblement dans la cheminée avait une étrange teinte pourpre qui ne semblait pas naturelle. Des vêtements étaient sagement pliés sur une chaise, près d'une grande psyché. Elle apercevait aussi une double porte close, sur le mur d'en face, et à sa droite, une grande fenêtre en plein cintre qui ouvrait elle aussi sur la nuit.
Autour d'elle, les draps étaient dispersés, comme si elle s'était battue, et largement souillés, comme après une nuit de débauche sexuelle. Pourtant, elle était seule.

C'était... vraiment bizarre. Elle avait non seulement changé de sexe mais aussi de couleur de cheveux... et de peau. En fait, elle ressemblait à... un elfe noir. Quel genre de drogue avait-elle prise -ou lui avait-on fait prendre- pour qu'elle s'imagine être dans la peau d'un elfe noir ? Tu délires. Mais non, elle ne délirait pas, elle avait beau fermer les yeux, les ouvrir, et recommencer l'exercice plusieurs fois de suite, rien ne changeait. Et puis, une question en entraînant une autre, elle commença à se demander quelle place occupaient les représentants de cette race dans le classement des créatures les plus haïes de Féérune. Difficile à dire, mais la tieffeline n'était pas convaincue d'avoir gagné au change.

Ce dont elle était sûre en revanche, c'est qu'elle n'avait pas l'intention de rester ici, peu importe où était cet « ici ». Elle se hâta d'ôter ses liens qui, maintenant qu'elle les avait vus, étaient redescendus bien bas dans la liste des choses préoccupantes : elle n'aurait aucun mal à s'en défaire et un tas d'autres choses l'inquiétaient bien davantage. Tout son corps était courbaturé ce qui, vu l'état du lit dans lequel elle s'était éveillée, n'était guère étonnant. Mais est-ce que j'ai envie de penser à ça maintenant ? Non.

Avec la grâce d'une enclume, elle essaya de se relever et d'atteindre les vêtements qu'elle avait aperçus sur la chaise ; son état de faiblesse était manifeste, inutile d'attirer une attention dont elle ne voulait pas en se promenant toute nue. Ou tout nu, en l'occurrence.

En se levant pour mettre pied à terre, elle put allonger la liste des mauvaises surprises de deux lignes supplémentaires. La première précisait qu'elle portait un bracelet d'entrave à la cheville droite. Uniquement la droite. Sa fonction se comprenait aisément dès qu'on essayait de marcher : il était fait d'un métal aussi lourd que le plomb, la forçant à boiter un peu, et l'empêchant tout à fait de courir. Elle avait aussi un collier autour du cou, qui portait des inscriptions gravées. Très léger, pour sa part - si léger qu'il ne pouvait être que magique. Impossible de les retirer, l'un et l'autre. Évidemment.

Sur la chaise, les vêtements étaient propres, et lui étaient manifestement destinés, vue leur taille. La tunique de dessus était une robe beige brodée de fils d'or. Un peu trop brodée, un peu trop échancrée, mais il n'y en avait pas d'autre. L’endroit était toujours aussi calme. Elle entendit le bruit d'une discussion lointaine, mais cela ne dura que le temps de quelques échanges, et le silence reprit ses droits, à peine perturbé par les crépitements du foyer.

Elle grimaça lorsqu'elle remarqua les charmants « bijoux » qu'elle portait à la cheville et au cou. Si elle découvrit assez vite la fonction du premier, celle du second restait encore une énigme, mais elle ne doutait pas de percer ce mystère un jour... et que ce serait forcément une déplaisante surprise. Un peu comme ces vêtements en fait, qui lui arrachèrent une autre grimace. Elle n'était pas très au fait de la mode, en particulier celle des elfes noirs, mais elle regretta que son seul choix soit aussi... voyant ? Elle les enfila néanmoins.

Et maintenant ? Elle balaya la pièce du regard une fois de plus. Elle n'avait pas prêté attention à la décoration jusque là, élégante par ailleurs. Mais que faisait-elle dans ce genre d'endroit ? Elle tritura son collier, il lui faisait penser à celui d'un chien. C'était peut-être bien ce qu'elle était. Ou plutôt ce qu'était l'elfe noir dont elle avait pris l'apparence. Ou une sorte d'esclave sexuel. Elle frissonna. Aucun besoin d'ajouter de nouvelles raisons de quitter cet endroit. Elle se dirigea vers la porte, hésitante. Quitter cet endroit. Les choses étaient rarement si simples, mais attendre ici était une option inenvisageable.

La porte ouvrait sur une nouvelle pièce aux dimensions à peine plus modestes, une sorte de vestibule, vide lui aussi, à l'exception d'un banc, d'un coffre, d'une sorte de portemanteau dans un couloir sur la gauche, et d'une plantation complète de végétaux aux couleurs étranges, allant de grandes feuilles semblables aux fougères, d'un vert luminescent dans la pénombre, à des champignons pourpres géants. Le plafond semblait constitué d'une verrière, mais elle ne distinguait rien au-delà.

Cette pièce était dotée de deux issues. L'une par une double porte, sur la gauche, était close. L'autre porte, en face, était entrouverte, et elle pouvait apercevoir une étagère dans son entrebâillement, ainsi que de nouvelles sources lumineuses. Le mur de droite, derrière le "jardin d'hiver", était, comme dans la chambre, légèrement arrondi, lui laissant deviner que le bâtiment était vaste et circulaire, du moins dans cette portion. Derrière la porte de gauche, elle entendit brièvement des tintements de métal.

Jetant des regards inquiets autour d'elle, comme un animal pris en chasse, Chance s'engagea dans le vestibule en boitant légèrement. Elle s'était toujours trouvée trop faible et trop fragile mais, comme pour compenser ses failles, elle était rapide et avait toujours réussi à semer ses poursuivants -presque toujours ; mais que lui restait-il maintenant ? Sa constitution actuelle ne semblait pas non plus faite pour encaisser les coups, et si quelqu'un n'avait pas envie qu'elle quitte cet endroit, il n'aurait qu'à venir la cueillir, elle n'opposerait pas grande résistance.

Son oreille fut tout d'abord attiré par les tintements de métal qui semblaient provenir de la double porte à sa gauche. Bien, c'est exactement là qu'elle n'irait pas. Croiser d'autres personnes lui aurait pourtant permis d'en apprendre davantage sur la situation et peut-être sur les raisons de sa présence ici, mais le peu qu'elle avait vu de cet endroit lui faisait craindre le pire.

D'un pas mal assuré, elle continua sa progression et passa sa tête dans l’entrebâillement de la porte qui lui faisait face.

Bien que se sentant toujours affaiblie, courbaturée et migraineuse, Chance poursuivit son exploration. Le corps qu'elle occupait semblait devoir mettre un peu de temps à récupérer de sa nuit agitée, mais le message le plus urgent qu'il lui envoyait était celui de la faim - quelle heure était-il, du reste? Si toutefois cette question avait un sens dans les sous-sols.
Contrairement aux deux précédentes, la vaste pièce qu'elle découvrit dans l’entrebâillement était convenablement éclairée par des sphères lumineuses, d'origine certainement magiques, qui flottaient non loin du plafond, à intervalles réguliers, y dispensant une lumière bleutée plutôt apaisante.

En dessous, Chance apercevait des rangées d'étagères, ainsi que quelques pupitres dans les allées, quelquefois porteurs d'ouvrages ouverts. Sur les rayons, des livres innombrables, soigneusement classés. Elle était trop loin pour en distinguer les titres. Comme les deux autres pièces, celle-ci semblait vide de tout occupant, mais elle ne voyait guère qu'une partie de l'endroit, faute de s'y être aventurée. Les alignements de bibliothèques lui en cachaient le fond, d'où émanait un léger bourdonnement dont elle ne parvenait pas à identifier la nature.

Une bibliothèque ! Voilà qui lui serait utile, se dit-elle avec amertume. De plus, ce n'était pas le meilleur endroit pour trouver à manger...

Mais elle poursuivit sa route, tournant sur elle même au fil de sa progression pour observer les lieux. Cet endroit était impressionnant. Elle observa les boules lumineuses qui flottaient dans l'air avec fascination et, pendant un instant, oublia tout sentiment d'urgence. Elle n'avait jamais côtoyé de prêt la magie et n'avait d'ailleurs aucune affinité particulière avec celle-ci, mais à présent elle avait la curieuse sensation de la sentir tout autour d'elle. C'était plus étrange qu'effrayant.

Elle continua sa progression, attirée par ce bourdonnement -d'origine magique également, elle en aurait juré- qu'elle percevait au loin.

Alors qu'elle s'apprêtait à progresser dans la bibliothèque, une voix se fit soudain entendre en son esprit. Elle parlait la langue des drows, une langue gutturale, mais belle pourtant, aux accents tantôt mélodieux, tantôt sifflants comme le claquement d'un fouet. Chance découvrit avec étonnement qu'elle la comprenait comme si c'était sa langue natale. C'était une voix de mâle, calme et presque douce...

« Ah, Almaeron, enfin levé... » La voix eut un léger ricanement. « On dirait que le réveil a été un peu difficile. Je regrette de n'avoir pu être là pour le pimenter, une urgence... Je serai de retour dans trois jours. D'ici là, poursuis ta traduction de Menexas et pratique un peu ton mirage, je veux te voir capable d'évoquer un décor parfaitement inventé. Oh, et méfie-toi d'Al : cet imbécile prépare quelque chose. Ça m'arrangerait de ne pas avoir à intervenir. »

Avant qu'elle n'ait eu le temps de répondre quoi que ce soit, la présence magique s'était retirée. Elle ne devait pas être du genre à attendre les réponses.

La seule chose qui étonna Chance fut son manque total d'étonnement. Ce n'était pas la première fois qu'elle entendait des voix qui n'existaient pas, et ce ne serait sûrement pas la dernière, mais elle ne s'était pas attendu à être à ce point blasée par la chose. Cependant, les hallucinations dues à la drogue ne se manifestaient pas aussi tard d'habitude. Enfin, si toutefois il s'agissait bien d'une hallucination. Comment la voix l'avait-elle appelée ? Elle l'avait déjà oublié, et le reste commençait à lui échapper également. Traduire le Men.. nanax ? Pratiquer le mirage ? Autant de choses qui ne lui disaient absolument rien. La seule chose qu'elle arriva sans peine à retenir était l'avertissement de la voix. « Méfie-toi d'Al ». C'était assez équivoque et le nom à retenir n’excédait pas une syllabe.

Malgré son manque de réaction, l'expérience se révéla assez désagréable : elle n'aimait pas du tout l'idée que quelqu'un puisse s'introduire dans son esprit de la sorte. Cette présence indésirable pouvait-elle lire ses pensées ? Peu probable, sinon elle se serait aperçue que quelque chose clochait, que la personne à laquelle elle s'adressait n'était pas du tout la bonne personne.

Mais Chance avait retenu autre chose : celui qui s'amusait à lui laisser des messages par télépathie ne reviendrait pas ici avant trois jours, or la tieffeline serait loin d'ici dans trois jours. Et il pouvait lui envoyer autant de messages psychiques d'ici là, peu lui importait. Elle accéléra cependant le pas autant qu'elle put avec cette entrave à son pied.

En attendant une évasion spectaculaire, Chance progressa à petits pas d'une démarche malhabile à travers la bibliothèque, toujours en direction du ronflement inidentifié. Elle dépassa de nouvelles rangées d'étagères, des empilements impressionnants de savoirs classés par ordre alphabétique et par thèmes, en langue drow, en langue elfique, en commun, et en divers dialectes de toutes sorts de peuplades. De temps en temps, son regard accrochait un titre : "Démonologie des Guerres Sanglantes, tome XXIV"; "Rituels de Vhaeraun, pour lecteurs confirmés"; "Recherches secrètes de Thay, d'après le maître-espion Zalando"; "Expériences sur les transferts d'âme"... Cette bibliothèque privée paraissait plus fournie que celle de bien des académies.

Elle trouva devant le mur du fond de la salle une nouvelle cheminée, ainsi qu'un grand lutrin porteur d'un grimoire particulièrement épais, fermé, et muni de serrures. Au pied de ce dernier, un petit être d'une couleur indéfinissable, mais définitivement mal assortie avec les harmonies environnantes, un petit être, donc, entre le rose éclatant et le vert d'eau, dormait en rond, enroulé dans sa queue à pointes, et ronflait sans aucune vergogne. Voyons, des ailes, une queue serpentine... Elle eut la certitude qu'il s'agissait d'un dragon-fée, créature des forêts et... pour un peu, voilà que la description complète lui venait à l'esprit, assortie des indications sur son régime alimentaire et sa période de reproduction. La fiche complète lui précisa sournoisement que la créature n'était pas comestible, et que son estomac criait toujours famine. Fichu corps d'emprunt.

Alors c'était bien un rêve. Son changement d'apparence aurait pu être d'origine magique -elle avait fait l'expérience de ce type de sort par le passé- mais comment expliquer le fait qu'elle arrive subitement à lire ? Oh, et elle comprenait la langue des elfes noirs, en prime ; non seulement elle avait changé de corps mais elle avait aussi acquis toutes les capacités de celui-ci. Seul bémol, elle n'en avait pas les souvenirs personnels. Mais était-ce si terrible ? Cela aurait été tellement compliqué de concilier les souvenirs d'un autre avec ses propres souvenirs. Au moins, là, il n'y avait aucun risque qu'elle oublie qui elle était vraiment. Et pourtant tu aimerais oublier...

Chance tourna autour de la créature au pied du lutrin, observant cette dernière avec curiosité mais également avec prudence. C'était déstabilisant : elle savait qu'elle n'avait jamais vu une telle chose dans sa vie, et pourtant elle savait exactement ce que c'était. Un dragon-fée. Elle s'approcha de lui avec hésitation, et, après avoir tergiversé pendant deux bonnes minutes, tenta de la réveiller du bout du pied.

La créature grogna, commençant par se recouvrir la tête de son aile comme si elle espérait pouvoir continuer à dormir en dépit du gêneur. Quand elle comprit que c'était peine perdue, elle se redressa brusquement et se mit à battre des ailes.

« Oh, bonjour, maître ! Pardon, pardon. Tu viens très tard aujourd'hui ! Je me suis rendormi à t'attendre. »

Son propre sang lui criait qu'il existait un lien particulier entre elle-même et le petit être. Un lien magique, intime... Ce dernier la considéra quelques instants, l'air stupéfait.

« Maître... tu t'es battu avec ton peigne ? Ou pire ? »

Chance se rendit alors compte de ce qu'elle n'avait pas fait de grands efforts tout à l'heure pour discipliner la chevelure abondante qui lui recouvrait les épaules et la moitié du visage. Compte tenu de la nuit passée, le résultat devait être en effet assez sauvage, et détoner avec le raffinement des lieux.

La créature lui arracha le premier sourire de sa journée. Elle ne savait trop pourquoi mais elle se sentait liée à elle -une impression factice certainement, comme le reste. Rien de tout ceci n'était réel, c'est ce qu'elle se répétait en boucle.

- Oh, c'est vraiment si terrible ?

C'était la première fois qu'elle ouvrait la bouche et le son qui en sortit la surprit. Elle ne s'y habituerait jamais. Elle espérait ne jamais s'y habituer, à cette voix, et à tout le reste en fait. Ce n'était pas son corps, et même si son corps ne lui semblait plus très accueillant depuis quelques temps déjà elle aurait tout donné pour y retourner le plus vite possible.

Elle tenta de discipliner ses cheveux du mieux qu'elle put, c'est à dire avec ses doigts en guise de peigne. D'une certaine façon, il était bon de voir que, même si elle n'était plus elle-même, certaines choses n'avaient pas changé.

- C'est encore pire à l'intérieur, continua t-elle en se massant la tête. Mes souvenirs sont... flous. Très flous.

La créature pencha la tête de côté tandis qu'elle parlait, comme surprise de l'entendre parler de cette façon. Mais cette expression disparut lorsque Chance en vint à évoquer ses maux de tête et ses souvenirs brouillés, comme s'il s'agissait là d'un sujet bien connu qui dissipait ses doutes et expliquait en même temps sa première impression. Le dragon-fée répondit très vite, tout en déployant largement ses ailes comme s'il s'étirait.

"Ah oui, comme d'habitude, c'est pour ça que tu me réveilles, bien sûr. Hé bien, je te montre."

Il vola vers la gauche, jusqu'à la porte suivante, déjà ouverte. Au passage, Chance remarqua au sol un cercle, peint en rouge sang, de signes cabalistiques qu'elle aurait sans doute pu déchiffrer si son guide lui en avait laissé le temps. Au lieu de cela, elle se retrouva à le suivre jusqu'au seuil de la pièce suivante : il s'agissait d'un laboratoire d'alchimie, muni de plusieurs tables de travail et de nombreuses étagères chargées de bouteilles et de bocaux. Sur une des tables, deux présentoirs chargés de livres. L'un des deux était ouverte sur une page incomplète ; plumes et petites bouteilles d'encre étaient posés autour.

"Alors... Tu as commencé hier la préparation d'un baume de guérison, dont la base est en train de rafraîchir dans le bain d'eau courante, derrière le jardin d'hiver. Tu t'es mis en tête de mettre à jour l'inventaire des réactifs afin de préparer la prochaine commande. Tu poursuis aussi ta traduction de ce fichu illuminé pré-Néthérisse, en te fatigant à multiplier les enluminures marginales... Et si tu as *encore* dans l'idée de t'entraîner aux sortilèges d'illusions, maître, merci d'attendre que je sois sorti de la pièce."

Toutes ces explications ne firent qu'aggraver son mal de tête et le manque de nourriture commença à lui faire tourner la tête. Si elle voulait être en mesure de faire quelque chose pour se sortir d'ici, il fallait d'abord qu'elle mange ; son estomac vide lui lança d'ailleurs une nouvelle complainte désespérée.

- Je crois que je vais me dispenser d'entrainement aujourd'hui.

Oui, c'était mieux ainsi. Et pourtant, elle était sûre d'arriver à quelque chose si elle essayait de pratiquer la magie, de la même façon qu'elle se savait capable de traduire l'imposant livre sur le présentoir. Comme si ces facultés étaient liés au corps dans lequel elle se trouvait et non pas à la personne qu'il y avait dedans. La tieffeline se demanda d'ailleurs si le dragon finirait par deviner que son maître n'était plus vraiment lui-même et ce qui arriverait dans ce cas là. Peut-être rien : elle l'imaginait mal lui attirer des ennuis, c'était son dragon après tout. Et autant lui poser à lui les questions qu'elle ne pouvait poser à personne d'autre.

- C'est qui, celui pour qui je dois traduire ce livre ? demanda t-elle en tournant distraitement les pages de ce dernier.

Le dragon-fée se mit à battre frénétiquement des ailes, d'un air paniqué.

« Hein ? C'est à ce point-là ? D'habitude il te manque juste les dernières heures. Ouh la la... Espérons que c'est provisoire. »

Il se posa sur une étagère et pencha la tête de côté, d'un air affligé.

« Si tu ne te rappelles pas son nom, je suppose que tu ne te rappelles pas non plus le tien, hein ? C'est pas comme si c'était lié...»

Visiblement, ce n'était pas la première fois que son "hôte" avait quelques soucis de mémoire. Bien, le dragon n'avait pas l'air de se méfier et cela arrangeait plutôt ses affaires. Elle avait beau lui faire confiance, quelque chose l'empêchait de lui dévoiler la vérité. C'est donc avec un air faussement penaud qu'elle répondit :

- En effet, je ne me souviens de rien...

Et ce n'était même pas un mensonge.

- Dis-moi tout ce que tu sais, peut-être que cela m'aidera à recouvrer la mémoire plus rapidement.

Cela l'aiderait surtout à ne pas commettre trop d'impairs lorsqu'elle tomberait nez à nez avec ce "maître", ce dénommé "Al" ou n'importe quelle autre personne censée connaître l'elfe noir dans lequel elle se trouvait.

« Tout, tout, ça ferait long quand même. Et puis, au cas où tu en douterais, maître, je ne suis qu'un modeste dragon de compagnie, et ça ne fait pas toujours de moi ton confident. Alors, voyons... »

Il prit la pose, se drapant dans ses ailes et faisant mine de chercher ses idées avec une exagération plutôt comique. Ce dragon-fée avait raté une carrière d'acteur.

« Tu t'appelles Almaeron Jaell'ym. Tu es un semi-drow. Tu te rappelleras vite ce que ça veut dire quand tu tomberas sur un sang-pur... Tu as passé ton enfance en surface, mais tu as été réduit en esclavage et depuis quelques années tu es la propriété de Dorson Jaell'ym. Devin. Adepte de Vhaeraun. Archimage. Le maître du maître vit en marge de la société drow, non loin de Guallidurth, sa ville d'origine. Il a pris le contrôle de sa maison et s'est rebellé contre le clergé de Lolth. Tu es son apprenti. Son familier aussi, si j'ose dire. Il t'a adopté il y a quatre ans. Et, hum... Même en pleine possession de tes moyens, tu en as peur, et en sa présence je déguste dans le détail toutes les vibrations de ton malaise. Moi aussi j'en ai peur, du reste. Quand il est là, je me cache dans un tiroir, pour qu'il m'oublie. »

Il revint se poser sur le lutrin.

« C'était bien ? Gratouille-moi derrière les cornes si tu es content, les ailes pour ça c'est très surfait. »

Il allongea le cou avec confiance, les yeux mi-clos.

Voilà, Almaeron, c'était comme ça que son "maître" l'avait appelée. Mentalement, elle répéta ce nom jusqu'à être sûre de ne plus l'oublier ; quitte à n'en retenir qu'un, autant que ce soit le sien. La tieffeline en savait maintenant beaucoup plus qu'à son réveil et sa première prédiction se vérifia : elle allait de mauvaises surprises en mauvaises surprises. Enfin... elle ne tombait pas vraiment des nues, elle se doutait bien que le drow ne portait pas des entraves à la cheville et autour du cou par plaisir. Elle qui commençait tout juste à les oublier, elle eût soudain envie de se les arracher.

Et elle n'était plus à la surface. Là encore, elle aurait du s'en douter, la décoration des lieux était, somme toute, bien trop étrange. La luminosité également. Cette information éveilla en elle une sorte de claustrophobie insoupçonnée jusqu'ici. Calme toi, ce n'est qu'un rêve, rien n'est réel. Un rêve dans un rêve, une autre épreuve à traverser. Elle avait sûrement quelque chose à accomplir ici avant de pouvoir retrouver son corps. Mais quoi ?

- Et qu'est-ce que je suis supposée faire ici... ? demanda t-elle à mi voix, plus pour elle-même que pour le dragon.

Peut-être qu'elle devait simplement arrêter de réfléchir et s'en tenir à sa grande évasion. Comme si les choses pouvaient être aussi simples... Chance ne s'était jamais retrouvée face à lui, mais, étrangement, elle partageait la peur de son hôte à l'égard de ce Dorson.

Doucement mais sans réelle hésitation, Chance approcha sa main du dragon et caressa sa peau écailleuse juste derrière les cornes.

- Et je veux bien continuer encore un peu si tu me dis qui est Al.

Le familier émit une série de raclements de gorge satisfaits qui devaient être l'équivalent draconique du ronronnement, faisant le dos rond quelques instants sous la caresse. Il lui en fallut quelques uns de plus pour réaliser qu'on lui avait posé une question. Qui parut d'ailleurs le laisser perplexe.

"Al ? Eh bien, ça pourrait être toi. Al-maeron ? Non ? Non, tu as raison, je n'ai jamais entendu personne t'appeler comme ça... Sinon, hé bien... Ce pourrait être le diminutif de toute personne dont le nom commence par cette syllabe, qu'est-ce que j'en sais, moi... Ahhhh-tends !"

Cette dernière prière catastrophée arriva comme la main de Chance commençait à s'écarter de son épiderme.

"Je crois que le maître du maître a évoqué quelqu'un de ce nom-là, je n'ai pas fait attention sur le moment mais je crois qu'il a dit Ala... Alaexer... C'est l'aîné de ses frères. Sinon il y a aussi la petite Alyssa des cuisines, j'ai entendu les gardes prétendre qu'elle se débrouillait très bien avec... euh... qu'elle se débrouillait très bien."

Très bien, alors le nom de la moitié des gens de cet endroit commençait pas Al ? Pratique. Chance ravala à grand peine un long soupir de dépit. Bon sang, elle ne comprenait pas ce qu'elle faisait ici, elle n'avait pas le moindre indice ou alors cela lui avait complètement échappé. Et bien qu'il n'y ait pas de danger immédiat autour d'elle, elle commençait à se sentir oppressée, en sursis. Elle avait envie de quitter ce corps avant de tomber sur quelqu'un de moins adorable que ce petit lézard, ce qui finirait par arriver à un moment ou à un autre. Toutes ses prédictions s'étaient réalisées jusqu'à maintenant. Alors essaie de faire des prédictions plus optimistes, pour une fois...

- J'imagine qu'on ne peut pas... s'échapper d'ici ?

Elle connaissait déjà la réponse, bien sûr, mais elle avait posé cette question presque avec innocence, comme pour piétiner ses maigres espoirs une bonne fois pour toutes. Une fois débarrassée de l'espoir, il ne resterait plus que son instinct, la seule chose qui lui avait sauvé la vie maintes et maintes fois.

Le dragon-fée fit mine de se dissimuler derrière son aile.

« Oh-oh, ça ne me dit rien qui vaille, ça , maître... »

Il se tut et comme son interlocuteur semblait en attendre davantage, finit par reprendre.

« Eh bien, nous sommes au sommet d'une tour et il y a des gardes à l'entrée de l'étage, mais je suppose que tout cela ne doit pas vraiment gêner un mage de ton niveau... Non. J'en suis même certain. Une simple téléportation, et on n'en parle plus. »

Un nième gargouillis stomacal ponctua son discours. L'hôte de Chance avait toujours aussi faim. Un peu plus, même.

Elle porta une main à son ventre, les sourcils froncés. Bon sang, il fallait qu'elle s'alimente, sinon elle ne tarderait pas à tomber dans les pommes ou à s'auto digérer. D'un autre côté, peut-être que la mort était la solution à ce problème : comment pourrait-elle rester prisonnière d'un corps sans vie ? Enfin, si toutefois la mort de son hôte n'entraînait pas aussi la sienne. Encore une question à laquelle elle n'aurait pas de réponse, à moins de tenter un suicide... Voilà, ça recommençait, elle était incapable de passer plus de cinq minutes sans envisager un scénario terrible et mortel. De toute façon, la mort par inanition est beaucoup trop lente, alors trouve autre chose.

- Je meurs de faim. Est-ce que tu veux bien me servir de guide pour trouver de quoi manger ?

Le dragon-fée hocha la tête, manifestement heureux de la voir revenir à une demande raisonnable et facile à satisfaire. Il la guida de manière à la faire revenir sur ses pas, traversant la bibliothèque et pointant jusqu'à l'étrange vestibule bordé de végétaux. A son grand dépit, il s'arrêta devant la double porte close, là où elle avait entendu le cliquetis de métal un peu plus tôt.

"On te pose le plateau par terre, à l'entrée. Tout doit être froid maintenant. Je ne peux pas ouvrir la porte à ta place, désolé..."

- Bon, eh bien je vais l'ouvrir alors, répondit-elle, incertaine.

Elle n'entendait plus les cliquetis de métal derrière la porte à double battants, mais cela ne voulait pas dire qu'elle ne risquait pas de tomber sur quelqu'un en l'ouvrant. Tout ce qu'elle voulait éviter. Mais, son "maître" parti, il y avait tout de même peu de chances que quelqu'un la sollicite, lui parle, ou remarque même sa présence. On ne prêtait jamais beaucoup d'attention aux esclaves. C'est ce qu'elle se répéta lorsqu'elle ouvrit la porte.

La porte ouvrait sur un palier spacieux au sommet d'un large escalier en colimaçon qui descendait vers d'obscures profondeurs. Le dragon-fée n'avait pas menti, ils se trouvaient au dernier étage d'une tour de vastes dimensions. Des deux côtés de la porte, des guerriers drows hiératiques qui la regardèrent de travers. Les drows avaient un talent particulier pour le mépris... Pourtant, elle eut presque la certitude d'apercevoir un peu de jalousie dans la moue dédaigneuse dont ils la gratifièrent.

A moins qu'elle ne souhaite engager la conversation avec eux, elle n'avait plus qu'à ramasser le plateau-repas, qui l'attendait comme prévu à ses pieds. Il contenait une pile de petites galettes, un pot d'une sorte de confiture au parfum inidentifié, et un pichet d'un breuvage légèrement alcoolisé. De là provenait peut-être l'agacement des deux gardes : ce repas, elle le savait sans savoir d'où, excédait sans doute de très loin leur ordinaire.

Chance fit mine de pas remarquer les regards dédaigneux dont elle était la cible. Elle fixa le plateau repas à ses pieds comme si c'était là la seule chose digne de son intérêt, ce qui lui donna l'air au moins aussi méprisant que les deux joyeux drilles qui n'avaient visiblement pas d'autres activités que de faire le pied de grue devant cette porte. Une question la taraudait tout de même : étaient-ils là pour empêcher quiconque d'entrer, ou pour l'empêcher de sortir ? La deuxième option semblait la plus plausible, à son grand regret.

Une fois le plateau en main, elle retourna sur ses pas et referma la porte derrière elle avec un peu plus d'empressement qu'elle ne l'aurait souhaité. C'est dans sa chambre, ou plutôt dans la chambre de son hôte, qu'elle trouva refuge. Elle s'installa sur le lit et entama son repas avec un entrain qui la surprit elle-même. Elle devait être importante, pour une esclave, sans quoi personne ne se serait donné la peine de la nourrir aussi bien. Cette situation commençait à lui rappeler sa propre vie en tant qu'esclave ; étrangement, c'était durant cette période qu'elle avait le mieux mangé. C'était loin d'être une compensation...

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Au-delà : troisième pilier - Echo

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