La Couronne de Cuivre

Dès qu'elle posa sa main sur le pilier, Angèle eut l'impression d'être aspirée à l'extérieur de son corps avant d'y être réintroduite brusquement – du moins le croyait-elle. Une sensation désagréable mais relativement brève. Son premier réflexe fut d'inspirer profondément, ce qui lui déclencha une vive douleur au niveau du thorax, comme si l'une de ses côtes cherchait à lui percer un poumon. La douleur lui coupa le souffle et c'est beaucoup plus lentement qu'elle expira l'air de ses poumons. Elle réitéra l'exercice plusieurs fois, jusqu'à trouver le rythme respiratoire le moins pénible.

Cette première surprise passée, elle eut tout le loisir de se concentrer sur d'autres sensations, à défaut de se concentrer sur son environnement, terriblement sombre et indistinct ; elle ne distinguait même pas ses propres bottes qui restaient obstinément cloués au sol malgré sa volonté. Quelque chose clochait chez elle, mais elle n'aurait pas su dire quoi. Elle était différente, plus petite, plus menue aussi.

Et ivre. Elle ne voyait pas d'autres façons d'expliquer pourquoi le décor, même si elle le percevait à peine, tanguait de la sorte. Mais elle, elle ne tanguait pas, et elle se sentait terriblement lucide, terriblement alerte. Il ne lui avait jamais semblé percevoir aussi nettement les sons et les odeurs qui l'entouraient. Mais le seul son ici était celui de sa respiration, et la seule odeur celle du sang, emplissant ses narines comme si elle s'était baignée dedans. Elle avait envie de vomir.

Puis elle réalisa que sa main droite serrait fermement quelque chose, quelque chose qui lui fit immédiatement penser au manche d'une épée, bien plus léger toutefois.

Elle vomit. A cause de l'odeur du sang, de l'angoisse ou de la douleur. Elle se pencha plusieurs fois, ce qui l'affaiblit d'autant plus. Elle se sentait fébrile. Peut-être était-elle malade. Pour autant qu'elle s'en souvienne, elle n'avait connu cet état de faiblesse qu'une seule fois dans sa vie. Elle n'oublierait jamais son périple sur la route de Cojum.

Quelque chose n'allait pas. Elle avait rapetissé et les contours de son corps ne correspondaient pas. Elle se sentait fragile. Et ce n'était pas simplement dû à son état. Non, elle n'était plus elle. Mais qui ? Elle se pencha pour regarder ses pieds. C'est alors qu'elle vit l'arme qu'elle tenait pourtant serrée.

Elle la lâcha dans un geste d'effroi. Non, elle n'était pas elle même. Mais pourquoi était-elle donc armée ? Devait-elle se défendre ? Ou attaquer ? Elle regarda autour d'elle de plus en plus angoissée. Sa respiration dans une cage thoracique visiblement brisée devenait un supplice. Etait-ce une conséquence de sa chute ou tout simplement une fracture du corps qu'elle habitait ? C'était difficile à dire ...

L'estomac vide, elle ne vomit que de la bile, ce qui ne la soulagea qu'à peine. Ce qu'elle avait la main tomba sur le sol dans un bruit mat, comme si la chute avait été amortie par un tapis.

Le décor autour d'elle commença à se préciser lentement, trop lentement, et les murs avaient cessé de se tordre grossièrement. Tout était encore flou, presque baveux, mais elle distingua une faible lueur en face d'elle -peut-être la lumière d'une chandelle- à quelques pas seulement.

- Qu'est-ce que tu as fait... ? Bon sang Chance, mais qu'est-ce que tu as fait ?!

C'était une voix d'homme, épouvantée, tout proche.

Angèle se tourna instinctivement vers l'endroit d'où provenait la voix. Chance ? Pourquoi Chance ? Peut-être l'explication de son changement de posture. Ce semblant de réponse ne la rassura qu'à peine. Cette voix affolée lui demandant ce qu'elle avait fait ... Non, pas elle. Mais la jeune femme dont elle habitait manifestement le corps.

Les mains tremblantes, elle s'empara de la chandelle afin de pouvoir distinguer la personne qui lui parlait.

"Qui êtes-vous ? Que se passe-t-il ici ?"

Sa voix tremblait, de même que ses mains. Elle sentait la panique s'insinuer doucement. Elle avait presque envie de hurler. Comme pour se rassurer, elle promena l'unique source de lumière dans les ténèbres au bout de son bras tendu, pour avoir une idée du lieu ténébreux et flou qui l'entourait.

Aucune réponse. Mais elle n'en eut pas besoin car la chandelle qu'elle tenait dans la main semblait enfin remplir son office et disperser les ténèbres qui conspiraient contre elle. Le monde autour d'elle devint plus net, comme si le voile qui le recouvrait jusque là s'était levé. Et Angèle vit enfin ce que ses yeux avaient voulu lui cacher.

Elle était dans une chambre, une chambre d'enfant assez petite pour que la flamme vacillante de la chandelle, aidée par la lueur blafarde du clair de lune, suffise à l'éclairer complètement. Ses yeux survolèrent le décor avant de se poser sur l'occupant du petit lit dont elle faisait face. Un jeune enfant, blond comme les blés, les yeux voilés par la mort et les vêtements imbibés de sang. Sa main droite tenait encore fermement la patte de son ours en peluche ; elle avait la désagréable impression que ce dernier portait sur elle un regard accusateur.

Angèle essaya de se soustraire à cette vision cauchemardesque et ses yeux tombèrent sur le couteau qu'elle avait laissé tomber au sol. La lame était couverte de sang.

Elle remarqua à peine la silhouette éthérée qui se tenait près d'elle, celle d'un homme au grand chapeau, et qui contemplait la scène avec horreur.

"Chance, mais qu'avez-vous fait ?"

Elle oublia d'un coup qui elle était, ou plutôt qui elle devait être. Et même ce qu'elle faisait. Sans vraiment réfléchir, elle se pencha sur le garçon, appelant le pouvoir de son dieu dans ses main. Un espoir peut-être. Mais il ne se passa rien. Elle n'était pas dans son corps de paladine et la vie avait depuis longtemps cessé d'habiter l'enfant.

Elle sentit les larmes affluer. Des larmes brûlantes de colère, et glacées de regret. Le visage de l'enfant, à la lueur oscillante de la chandelle dans sa main tremblante avait l'air mobile. Ses yeux l'accusaient, ou plutôt leur bourreau. Elle avança une main maladroite et les ferma d'une caresse.

C'est alors qu'elle se rendit compte de la présence non loin d'elle. Elle se tourna dans sa direction. Et elle le devina plus qu'elle ne le vit. Absent et présent. Elle recula d'un bond.

"Qui êtes-vous ?"

- Qui je suis ? répéta la forme spectrale, fronçant les sourcils.

Il tourna les yeux vers elle, comme s'il venait tout juste de remarquer sa présence, et son air se fit plus sévère ; pendant un instant, Angèle crut qu'il allait se mettre à hurler.

- Et toi, qui es-tu ? questionna t-il en retour, la voix grondante. Quel genre de monstre assassine un enfant de sang froid ?

Encore une fois, ses yeux furent irrésistiblement attirés vers le petit corps sans vie au milieu de son lit. Si ses vêtements n'étaient pas tâchés de sang, on aurait pu seulement croire qu'il dormait paisiblement. Le fantôme contempla ce triste spectacle sans un mot, la colère sembla s'apaiser, laissant place à une profonde lassitude.

- Alors, quel est le goût de ta vengeance, tieffeline ?

"Je ..."

Elle sentit un grand vide l'envahir. Une absence de tout. Plus de sensations, plus de sentiments. Rien. Comme si elle avait tout d'un coup basculé dans le néant. Melandis lui avait montré sa part d'atrocités. Mais jamais elle n'avait été témoin de la mort d'un enfant. La mort ... Un assassinat de sang froid et perpétré par une personne à présent trop familière.

Elle crut quelques instants qu'elle allait s'évanouir mais resta debout, droite et digne. Qu'allait-elle faire maintenant qu'elle savait ? Les mains de Chance ou plutôt ses mains étaient rougis de sang. Elle les frotta sur sa chemise. Et comme elle ne supportait pas la vision de l'enfant, elle rabattit doucement le drap sur sa tête.

"Je ne laisserai pas ce meurtre impuni.", murmura-t-elle d'une voix à peine audible.

Elle se tourna vers l'homme. Totalement bouleversée, elle ne s'était pas rendu compte que tout en lui indiquait un fantôme.

"Y a-t-il quelqu'un d'autre dans la maison ?"

- À part sa mère tu veux dire ? Personne.

Et, considérant la nuit déjà fort avancée et le silence de mort qui régnait dans la maison, il n'était pas impensable que celle-ci soit en train de dormir.

- Il faut que tu partes. De cette maison, de cette ville, cette nuit, dit-il soudain, sortant de sa torpeur. Si quelqu'un te trouvait ici... Il marqua une pause. Pas de procès, pas de mort rapide, pas pour une tieffeline qui...

Qui a tué un enfant. Il laissa sa phrase en suspens mais Angèle ne doutait pas de ce qu'il avait voulu dire.

- Tu as entendu ce que j'ai dit ? Va t-en !

La seule sortie était une porte entrouverte sur l'obscurité la plus totale.

Mais Angèle ne se dirigea pas vers la sortie. Elle voulait savoir. Elle ne pouvait pas laisser la mère du gamin sans connaître son état. Il fallait qu'elle sache.

"Peut-être que je peux l'aider."

L'angoisse lui vrillait les côtes, décuplant la douleur. Elle vivait un cauchemar éveillée. Elle avait devant elle un des aspects du mal dans toute son horreur. Il fallait qu'elle se réveille. Ou plutôt qu'elle meure. Elle ne voulait plus continuer.

Elle partit pourtant à la recherche de la mère en commençant par les chambres.

La voix du fantôme la suivit alors qu'elle quittait la chambre, sa chandelle vacillante à la main.

- L'aider ? Tu vas lui proposer ton aide pour enterrer son enfant dans le fond du jardin ? Serais-tu devenue folle ?!

Angèle était à présent dans un sombre et long couloir qu'elle arpenta difficilement. Le corps dans lequel elle se retrouvait piégée était bien plus abîmé qu'elle ne l'aurait pensé. Elle avait l'impression d'avoir été brisée en mille morceaux et seule l'urgence de la situation l'empêchait de s'effondrer comme une poupée de chiffon. Une par une, Angèle ouvrit les portes du couloir, portes qui ne dévoilèrent que chambres vides et autres buanderies. Elle finit par descendre péniblement les marches d'un escalier en se tenant fermement à la rambarde et arriva dans ce qui semblait être le coeur de la maison : une grande cuisine d'où émanait encore une odeur de poulet braisé.

La porte à deux battants sur sa gauche était ouverte et menait à un petit salon éclairé par un feu de cheminée à moitié mourant. Mais la première chose que remarqua Angèle fut cette femme blonde, au milieu de la pièce, qui disposait de nombreuses couvertures sur le plus grand canapé du salon. La femme ne remarqua la présence que lorsqu'elle repartit avec sa propre chandelle dans la main.

- Ah, vous êtes là. J'avais peur que vous attrapiez froid alors je vous ai apporté d'autres couvertures.

Son sourire était chaleureux et Angèle se sentit soudain emplie de quiétude. Quiétude qui ne tarda pas à disparaître : cette femme était vraisemblablement la mère de l'enfant à l'étage, la couleur de ses cheveux et de ses yeux, tout en elle lui faisait penser à lui.

- Souffrez-vous encore beaucoup ?

La quiétude s'en alla, vite remplacée par une vague de sueur glacée qui parcourut chacun de ses membres. Elle sentit le dégoût envahir sa bouche mais parvint de justesse à ne pas vomir. Elle ressentit une immense pitié pour la femme qui, d'un instant à l'autre allait découvrir le corps sans vie de son fils. C'était ignoble, indicible. Elle avait envie de hurler.

Un instant, elle eut envie d'aller chercher la dague et de retourner l'arme contre elle dans l'espoir que son geste éliminerait du même coup la meurtrière. Elle ne voulait pas vivre avec ce poids. A jamais, le visage de l'enfant la hanterait, la poursuivrait dans chacun de ses rêves. Et elle sut que plus jamais, elle ne saurait regardait Chance dans les yeux.

Elle ne pouvait rester dans cette maison mortifère. C'était trop difficile. Il fallait qu'elle s'en aille.

"Il faut que je m'en aille.", parvint-elle à articuler.

La surprise passa fugitivement sur les traits de la jeune femme mais elle finit par hocher la tête d'un air entendu.

- Oui, je comprends. Je vous mets dans une position délicate, n'est-ce pas ? Je m'y suis mal prise avec vous et j'en suis désolée. Je n'aurais pas dû vous amener ici, mais j'avais peur de la façon dont vous seriez traitée ailleurs.

Son regard était doux mais Angèle se sentit comme transpercée par celui-ci.

- Je ne peux pas vous forcer à rester ici au moins jusque la fin de la nuit mais vous n'avez vraiment pas l'air d'aller bien. Je vais vous donner un peu d'argent, j'ai fait ce que j'ai pu pour vous soulager mais vous devriez aller voir un prêtre ; ses remèdes seront sûrement plus efficaces que les miens.

Elle commença à s'éloigner mais, contre toute attente, fit demi tour et posa sa main sur son épaule. Angèle tressaillit.

- Et souvenez-vous de ce que je vous ai dit. Oubliez-le. Il vous a pris tellement, ne le laissez pas en plus vous prendre votre vie, parce que c'est ce qui finira par arriver.

Elle eût envie de vomir. Chance avait tué l'enfant d'une femme qui l'avait visiblement hébergée et soignée. Une acte ignoble qu'elle ne pouvait pardonner. Elle vivait une situation abjecte. Un instant, elle douta. Etait-ce véritablement une épreuve ou un plan infernal où elle avait échoué parce qu'elle était morte ? Quel démon était donc Chance ?

Elle regarda la femme qui sous peu trouverait le cadavre de son fils. Il fallait qu'elle s'en aille, et vite. Sinon, elle allait se mettre à hurler.

En titubant, elle tenta de gagner la porte. Elle devait s'enfuir. Loin du sang et de l'horreur.

Elle lui sourit une dernière fois. Un sourire compatissant qui attira à nouveau la pitié d'Angèle, mais également le mépris de la tieffeline dans laquelle elle se retrouvait piégée. Les émotions de son hôte commençaient à la parasiter, à semer le trouble dans son esprit. Des images défilaient dans son crâne, fugaces et violentes. Elle se voyait attraper un couteau et trancher la gorge de cette idiote. Une pensée qui lui donna la nausée et qu'elle refoula au plus profond d'elle-même. Cette coexistence ne pourrait pas se poursuivre indéfiniment, auquel cas la paladine deviendrait folle, elle le savait.

Mais la jeune femme qui lui faisait face s'éclipsa à l'étage, ce qui lui laissa le temps de quitter la maison discrètement sans avoir à subir le poids de son regard trop doux, trop... innocent, et sans avoir à repousser ses tentatives de lui venir en aide. Angèle se retrouva donc dans les rues de Melandis, et visiblement dans les quartiers les plus riches de la cité. Cité qui ne manquerait pas de lui remémorer quelques souvenirs...

Angèle était restée quelques instants immobile, choquée par l'ambivalence de ce qu'elle ressentait. Le mépris de la tieffeline était insupportable. Dans le vrai souvenir, avait-elle été plus loin que ses pensées ? Avait-elle laissé deux cadavres au lieu d'un ? Elle voulait savoir. Penser qu'elle l'avait sauvée lui était odieux. Si elle avait su ce qui allait se passer, l'aurait-elle sortie des griffes des soudards dans la taverne ? Elle en doutait un peu ...

Elle sortit de la maison d'un pas titubant. Elle reconnût les rues de Mélandis, les beaux quartiers. Elle se tourna vers le bâtiment et le fixa jusqu'à en emporter les moindres détails dans sa mémoire. Si jamais elle revenait dans cette ville maudite, elle reviendrait ici. Peut-être, si la femme était encore vivante pourrait-elle lui apporter son aide. Un appaisement, une consolation ...

Mais déjà les contours de la maison commençaient à se confondre avec le décor et Angèle n'eut plus qu'une infime perception de ce qui se passait autour d'elle. Elle se sentait comme aspirer à l'extérieur de son corps d'emprunt comme elle l'avait été plus tôt et c'est avec soulagement que son esprit se sépara de celui de la tieffeline.

Pendant un temps qui lui sembla infini, son esprit flotta dans le néant le plus complet. Cela ressemblait à la mort. Ou peut-être pas...

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Au-delà : troisième pilier - Angèle

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