La Couronne de Cuivre

Les Landes des Sirènes abritent bien des ruines. D'antiques tumulus, de mystérieux cercles de pierres levées... et des villes oubliées, sujets de maintes légendes, objet de bien des convoitises.
Voici l'une d'entre elles.
Jadis, elle avait pour nom Clairétoile, était l'une des plus grandes villes de la région, était réputée pour la splendeur de ses monuments, la magnificence de ses œuvres d'art, l'étendue de son savoir... et l'inépuisable abondance de ses mines d'or et de diamants.
Puis quelque chose advint. Quoi ? Nul ne le sait.
Mais aujourd'hui, il ne s'agit plus que d'une cité désertée, perdue.
Du moins... Jusqu'ici.

Quête : Exhumés

Chapitre III :
Un nouveau départ

C'en était fini de la vieille route.
Elle avait débuté sur la côte, aux abords de Grand Estuaire. A un monde, à une éternité de distance.
Elle s'achevait ici, aux portes de Clairétoile.
Une fois l'arche franchie, Hubert et ses compagnons débouchèrent sur une vaste place aux dalles moussues. Plus loin, entre de hauts édifices plongés dans l'ombre, c'était des rues qui s'ouvraient.
L'heure n'était point encore venue de les explorer, cependant.
Les cavaliers étaient attendus.
Par un groupe de soldats et d'archers.
Par Étienne.
Le chevalier avait les traits marqués, paraissait plus vieux que la dernière fois que le paladin l'avait vu.
Mais il lui souriait, chaleureux.
-Bienvenue, dit-il simplement.

Hubert démonta et s'approcha du chevalier, qu'il étreignit sans faire de façon, avec chaleur.
" Etienne. Je suis heureux de te revoir."
Il jeta un coup d'oeil autour d'eux, impressionné par la majesté des lieux, mais vigilant malgré tout.
" J'ai mille questions à te poser. Mais tout d'abord... Peut-être devez-vous nous guider à bon port ? Le second groupe est encore dans les tunnels, nous l'avons précédé."

Le jeune homme lui rendit son accolade et, ce faisant, poussa un profond soupir de soulagement.
-Heureux de te revoir aussi, tu n'imagines pas à quel point...
Il sourit.
-Le gros de la Communauté est arrivé il y a quelques heures : nous les avons conduits à la forteresse. Je peux vous y amener aussi sans tarder, sauf si vous préférez patienter en attendant que les chariots nous rejoignent.

" Ils arriveront par en-dessous, dit Hubert. Mais j'imagine que les souterrains n'ont plus de secrets pour toi... Peut-être tous ces braves peuvent-ils gagner la forteresse, ils l'ont bien mérité. Si quelqu'un peut rester avec moi, j'irai accueillir le deuxième convoi. J'imagine qu'on t'a prévenu que nous avions un certain nombre d'invités... des enfants uniquement, mais une cinquantaine tout de même. Il va falloir trouver un moyen pratique de les accueillir dans la forteresse, une grande salle ou les écuries, je ne sais pas... Peut-être Barthélémy y a-t-il déjà réfléchi..."
Il posa la main sur l'épaule du chevalier.
" Mais je parle, je parle et nous y sommes, enfin ! J'ai peine à le croire. Cet endroit est vraiment... magnifique."

-Attends d'avoir vu la forteresse, le lac et toutes les merveilles qu'il nous reste encore à découvrir... Oui, il y a de quoi avoir du mal à croire que telles choses ont subsisté... et que nous les avons trouvées.
Il s'assombrit.
-Mais ce qui m'a semblé le plus incroyable, c'est les nouvelles qui m'ont été transmises concernant ce qui s'est passé... au sein de la Communauté. Enfin, ne revenons pas là-dessus pour l'heure. Nous avons bien le droit de profiter un peu de nos retrouvailles, de notre réussite... Quant aux enfants, ne t'en fais pas, il y aura largement de quoi les loger.
Son sourire revint.
-Qui sait, peut-être est-ce un signe, peut-être notre groupe parviendra-t-il à les assimiler, peut-être sera-ce aussi pour eux un nouveau départ... J'aime autant me concentrer sur ce genre de perspectives positives.

Hubert lui sourit doucement.
" C'est la meilleure manière de voir les choses... Nous avons rencontré des écueils et nous en avons triomphé, voilà la leçon primordiale des derniers jours. J'espère que tu ne nous en veux pas trop de t'avoir gardé dans le noir... mais nous avons pensé que si tu apprenais tout cela, loin, sans pouvoir intervenir... Cela n'apporterait de bien à personne."
Il soupira.
" Mais tu as raison, ce n'est pas le moment. Dis-moi plutôt comment les choses se sont déroulées ici. Je sais que vous avez rencontré quelques groupes de morts-vivants... Avez-vous pu gérer tout cela sans trop de casse ?"

-Ne t'en fais pas : nous n'avons subi aucune perte, et Gabriel a réparé les quelques petits bobos dont nous avons écopé.
Il l'entraîna vers l'une des tours voisines. Les autres leur emboîtèrent le pas.
-En parlant de Gabriel, il ne cesse de répéter que tu as comploté contre lui, que tu le mets à l'écart sitôt que tu pressens qu'il va y avoir de l'action. Les quelques morts-vivants que nous avons abattus et les découvertes que nous avons faites ne semblent pas valoir, à ses yeux, vos épiques combats... Ceci dit, je pense qu'il en rajoute volontairement !

" Je me doutais que Gabriel serait furieux, dit Hubert avec le sourire. Mais honnêtement..."
Il se fit plus grave.
" Il ne se rend pas compte de ce qu'il souhaite... Et il ferait mieux d'éviter ce genre de commentaires devant les veuves ou les amis de ceux qui sont tombés. Nous avons quand même perdu seize personnes lors des derniers combats. Seize de trop. Mais... en dépit de tout... être témoin du courage, de l'abnégation, de la volonté des gens qui forment la communauté... Cela fait chaud au coeur, c'est certain."

-J'imagine, oui... Pour parler franc, je culpabilise d'être resté ici, bien tranquille, pendant que vous affrontiez tant d'épreuves... Je pense que c'est aussi ce qui pousse Gabriel à récriminer même si, rassure-toi, il n'est pas du genre à se montrer indélicat. Mais au moins pouvons-nous nous consoler en pensant que nous avons pu vous préparer l'accueil que vous méritez...
Au rez-de-chaussée de la tour, en plus d'un escalier en colimaçon s'élevant vers les hauteurs, s'ouvrait un trou circulaire où s'enfonçait une rampe. Ils s'y engagèrent, un grondement leur annonça qu'un homme d’Étienne avait refermé un passage secret derrière eux, et ils finirent par déboucher dans une vaste salle souterraine qui n'était pas sans rappeler la nef. Quatre couloirs en partaient, dont l'un filait au sud, vers la forteresse, et un autre au nord, vers les forts qu'ils avaient quittés.

Hubert repéra rapidement les lieux, laissant son regard courir sur la salle, les couloirs, l'immensité qu'il devinait autour d'eux. C'était une chance que les cannibales soient de l'histoire ancienne : jamais ils n'auraient réussi à surveiller toutes les issues de ce complexe... Il revint à Etienne.
" Puisque tu parles d'accueil... Je vais me permettre de te poser la question qui me taraude depuis des heures..."
Il sourit malicieusement.
" Est-ce qu'il y a de l'eau chaude ?

Le chevalier rit de bon cœur.
-Oui, il y a des bains en fonctionnement dans la forteresse. Ce ne sont pas les légendaires thermes de Clairétoile : nous avons repéré ces derniers, qui se situent juste au pied de là colline et au bord du lac, mais nous avons voulu laisser à Giovanni le plaisir d'y pénétrer le premier. Les nôtres sont sans doute bien plus modeste... mais un peu moins, tout de même, que ceux du fort que vous avez si vaillamment défendu.
-Ouah, trop génial ! s'exclama Ruth. En plus, je suis sûre que j'ai choppé des puces et des poux, à cause des p'tits barbares...
Certains soldats se tenaient déjà prêts à escorter les cavaliers jusqu'à bon port.

Hubert se tourna vers Ruth.
" Ruth, je pense qu'Edgar et les autres vont déjà se rendre à la forteresse : tu pourrais les accompagner, si tu le désires. Pour ma part, je vais attendre les chariots ici... Il faut d'ailleurs que nous avisions..."
Il revint à Etienne.
" Les couloirs sont-ils assez larges pour que les chariots gagnent les caves, ou bien faudra-t-il décharger avant le but ? Si c'est le cas, de l'aide serait bienvenue... J'imagine que certaines personnes de ton groupe doivent être suffisamment reposées pour donner un coup de main..."

-Les couloirs sont larges, mais il y a des portes et des grilles à passer qui, elles, sont plus étroites : mesure défensive, sans doute... Mais je vais demander du renfort pour encadrer nos petits protégés.
-Est-ce que ça vous dérange si je reste ? demanda Ruth. Je voudrais m'assurer qu'ils ont pas boulotté Alban...
Étienne, de son côté, donnait déjà des consignes.

" Tu peux rester, c'est comme tu veux." dit Hubert.
Il aborderait les sujets plus sensibles avec Etienne plus tard. De toute façon, c'était sans doute mieux si Albérich était présent.
" Il y a du matériel, aussi, ajouta le paladin, quand le chevalier fut revenu vers eux. Nous avons récupéré une partie de ce que nous avions dû abandonner aux cannibales, plus une partie de leur équipement et victuailles. Mais nous n'avons pas pu emporter tout ce qui se trouvait dans le fort... Quand nous nous serons posés, sans doute faudra-t-il renvoyer une expédition pour tout vider là-bas... ou décider d'y installer une garnison permanente, mais c'est sans doute prématuré."

-Oui, je crains qu'il ne nous faille attendre d'être un peu plus nombreux pour nous permettre une telle chose. Mais il est certain que nous y viendrons, tôt ou tard. D'ici là, nous pourrons toujours demander à l'expédition qui ira récupérer le matériel d'installer de nouvelles portes au fort ouest. Ainsi ces deux bastions seront-ils globalement sûrs : je vois mal des morts-vivants utiliser un bélier...
La petite escouade qui avait accompagné Hubert était en train de s'éloigner, sous l'égide d'un guide désigné par le chevalier.

Hubert jeta un regard à Ruth puis revint sur Etienne.
" Je suis navré de ce qui s'est produit avec Agnès et Ignace, j'imagine que la révélation a dû être terrible pour toi... Mais je suis surtout désolé de la manière dont s'est terminé ce dernier conseil avant ton départ. Nous étions tellement dépités, Albérich était tellement mal... Nous ne t'avons même pas dit au revoir, même pas souhaité bonne chance. C'était honteux de notre part et je voulais, depuis ce moment, te présenter mes excuses. Je crois que la tension était telle que... je me suis comporté comme un imbécile. Je m'en excuse, Etienne. Je veux que tu saches que ça ne se reproduira plus. Bien sûr, le conseil a fort changé, désormais, et je gage que nous aurons moins de conflits dans les temps qui viennent... Même si Albérich m'a l'air bien parti pour reprendre le flambeau des idéalistes... mais peut-être pas plus que toi, tout bien réfléchi."

Le chevalier soupira.
-Je ne sais pas si je vais être aussi idéaliste qU'autrefois. Cette histoire m'a beaucoup, beaucoup fait réfléchir... Une part de moi-même m'incite désormais à plus de pragmatisme, l'autre me murmure au contraire qu'il ne faut rien changer, pour que l'ombre n'ait remporté aucune victoire... Nous verrons bien laquelle prendra le dessus. Quoi qu'il en soit, tu ne dois t'excuser de rien, Hubert : tu étais coincé entre d'une part tes convictions et tes méthodes d'action habituelles, dont tu n'as pas à rougir, d'autre part nos principes dont les traîtres se servaient à merveille pour faire monter la tension, nous dresser les uns contre les autres... Ce sont eux, les seuls responsables de ce qui s'est passé.
Son sourire revint.
-Mais ils ont perdu et, à présent, nous sommes plus forts. Nous savons qu'il n'y a plus d'êtres maléfique au sein de la Communauté, hormis quelques petits Paludiers égarés que nous ramèneront dans le droit chemin. Et notre Albérich a retrouvé son dieu... Alors bien sûr, ne soyons pas naïfs : il y aura encore des difficultés. Cependant, nous les affronterons comme nous avons affronté les précédentes, et nos récentes victoires m'incitent à l'optimisme.

Sur le moment, Hubert se garda bien de rappeler à Etienne qu'ils n'avaient en réalité aucune certitude sur les colons qui l'avaient accompagné jusqu'à Clairétoile, puisque la crise avait eu lieu ensuite. Le chevalier avait besoin de lumière et il voulait pas ternir son élan d'optimisme. Il avait raison sur le fond : quoi qu'il arrive, il y avait suffisamment de personnes de bonne volonté autour d'eux pour qu'ils triomphent des difficultés à venir. Et celles-ci seraient probablement d'ordre très pratique dans un premier temps : installer tout ce monde dans la forteresse, terminer de la sécuriser, trouver des sources d'approvisionnement en eau, peut-être en nourriture, bientôt, organiser la gestion des tâches quotidiennes... Ignace avait disparu, mais peut-être pourraient-ils se trouver un nouvel intendant. Albérich ne lui paraissait pas la personne la plus indiquée pour le rôle.
" Moi aussi, dit-il. Moi aussi."

Étienne l'entretint ensuite de certaines des découvertes de son équipe. Dans la forteresse, ils avaient trouvé d'autres engins de siège, d'autres armes et d'autres armures ; ils avaient aussi déniché du mobilier, de la vaisselle, quelques œuvres d'art... Ce n'était point encore le fabuleux trésor dont parlaient les documents de sa famille, mais sans doute celui-ci était-il dissimulé derrière un passage secret particulièrement bien caché. Ils avaient également pu observer le fameux lac et y mirer le reflet des étoiles, s'aventurer dans quelques rues adjacentes et repérer des édifices importants, tels les légendaires thermes...
Le temps passa ainsi sans paraître trop long. Puis du bruit se fit entendre dans le couloir nord, avant que ne leur parvienne le halo de torches.
Les chariots arrivaient.

Albérich avait passé son trajet à cheminer d'un chariot à l'autre, prenant le temps de se reposer sur le siège des cochers quand il n'en pouvait plus, avant de repartir dans sa ronde vigilante, surveillant les enfants, intervenant au besoin, encourageant le groupe qui devait marcher. Il avait fallu s'arrêter de temps en temps pour gérer une crise, effectuer des changements, abreuver ou nourrir ceux qui n'en pouvaient plus, organiser une pause pipi. Les hommes de Gaspard et de Guillermo s'étaient montrés extrêmement patients, beaucoup plus que ne l'avait craint le Luménien au départ, malgré certaines scènes mémorables et les invectives nombreuses que lançaient les gosses, comme s'ils espéraient une épée en travers du corps. A leur âge, c'était interpellant, mais Albérich savait que c'était plus instinctif que réfléchi : des enfants aussi jeunes devaient aspirer à vivre et non pas mourir.
Il espérait que la communauté se montrerait clémente, à défaut d'accueillante, avec cette engeance du diable. La cohabitation serait sans doute difficile, pour ne pas dire impossible dans les premiers jours, mais il était persuadé que, peu à peu, les enfants cannibales se laisseraient apprivoiser. Pour la plupart, en tout cas.
Après d'interminables heures à cheminer dans le noir, il apprit enfin qu'on avait repéré des torches. Ils arrivaient à un endroit habité, un endroit où on les attendait sans doute : Clairétoile version souterraine.
Il sentit un sourire bourgeonner sur ses lèvres. Hubert avait eu raison : ils avaient réussi.

La file de chariots franchit une arche, pénétra dans une vaste et majestueuse salle dotée de hautes colonnes. Une nouvelle nef, à peu de chose près : fonctionnelle avant tout, sans que cela ait empêché ses architectes d'y déployer de l'élégance.
Là les attendait un comité d'accueil restreint : Hubert, Ruth, Étienne et un groupe de soldats.
-Bienvenue dans la cité, fit le chevalier, souriant, englobant tout le monde dans ses mots amicaux, y compris les jeunes captifs qui avaient dû marcher sur la fin du trajet.

" Merci, dit Albérich en venant à sa rencontre. Nous ne sommes pas mécontents d'être rendus."
Il rejoignit le trio et serra la main du chevalier, avant de l'étreindre brièvement.
" Etienne, je suis heureux de te revoir. Pendant un moment, il a semblé que votre groupe serait le seul à jamais atteindre Clairétoile. Un court moment, cependant. Désormais, il ne nous reste plus qu'à prier pour que Marthe, Frida, Louis, Varamyr et leurs hommes nous reviennent au plus vite. En espérant qu'ils ne nous maudissent pas trop pour le périple au coeur de l'hiver."
Il se retourna vers la caravane.
" Et je te présente une partie de nos citoyens imprévus. Enfin... Ils n'en sont bien sûr pas encore là. Mais le sang des Landes demande asile à Clairétoile et j'espère que la communauté acceptera de leur donner, à eux aussi, une nouvelle chance..."

Étienne observa un moment les prisonniers.
-La Communauté n'est pas du genre à faire payer aux enfants les crimes de leurs parents. Eux ne sont pour rien dans ce qui s'est produit, je pense que tous nos compagnons en sont bien conscients. J'espère juste que ces enfants... nous laisseront une chance de les adopter et de les ramener vers la lumière. Eux comme nous y gagnerions beaucoup.
Il revint à Albérich.
-Dieux, que tu as changé... Je suis heureux pour toi. Vraiment. Et... Bien sûr, nous ne sommes en rien liés à cet heureux événement. Toutefois, j'espère que grâce à lui, tu regretteras moins de t'être engagé dans cette aventure.

Albérich sourit, embarrassé.
" Tu ne dois plus t'inquiéter de mes regrets, Etienne. J'avais oublié ce que c'était que de croire en quelque chose... dans tous les domaines de ma vie. Je ne pense que vous n'y soyez pour rien, toi et tes rêves, dans ce qui s'est produit. La foi prend des chemins détournés."
Il jeta un oeil derrière son épaule.
" Gaspard doit vouloir venir te saluer... Je n'ai nul droit de te monopoliser, d'autant que nous aurons bien d'autres occasions de parler."
Il croisa le regard d'Hubert, chercha celui de Ruth.
" Alban est dans le dernier chariot. Mais sa cote de popularité a encore grimpé d'un cran... Je pense qu'il va falloir rapidement voir si certains membres de la communauté se sentent de faire le même travail que lui. Je crains qu'il ne soit vite submergé par tant de... dépendance, focalisée sur sa seule personne.
— Que veux-tu dire ? demanda Hubert, circonspect.
— Que les enfants se raccrochent à lui comme à une planche de bois dans l'océan déchaîné."
Le paladin ne parvint pas à masquer sa grimace.

Ruth grimaçait, elle aussi.
-Je pense que ça lui fait du bien, d'aider : il adore se rendre utile. Et si ça se trouve, ça le... réconforte, de réconforter. Mais quand même, m'sire, on peut pas laisser des minis barbares nous le voler ! Faut aller à son secours !
Sa grimace s'accentua.
-Sauf que j'ose pas y aller : je crois qu'ils m'aiment bien et... hum... jouer les mamans, c'est pas trop mon truc. J'espère qu’Étienne a demandé à Gabriel de venir : il s'en sort bien, avec les enfants. Et à Giovanni aussi... Bon, même si lui, faudra le payer très très cher pour qu'il s'y colle.

" C'était déjà un souci quand il n'y avait que les nôtres, et à présent, il y en a cinquante de plus, qu'on ne peut même pas confier à leurs parents... Misère.
— Sauf qu'à présent que le trajet est terminé, idéalement, les cellules familiales vont se reformer et les gens reprendre un mode de vie de plus en plus... ordinaire. Il y aura toujours école le matin, et nous avons prévu d'aiguiller les jeunes vers leurs futures carrières... Quant aux cinquante petits réfugiés... J'ai bien l'intention d'assumer ce que j'ai mis en mouvement."
Albérich sourit doucement à Hubert.
" Il n'est nul besoin de s'inquiéter pour l'instant. Ils ont déjà besoin de se poser, de prendre leurs marques... et on ne peut pas les considérer comme de simples enfants à occuper... Ils sont — même si ça me coûte de le dire — encore dangereux, et ils le resteront un certain temps. Nous aviserons au jour le jour. J'ai bon espoir."
Il les avait guidés, tout en devisant, vers le chariot où se trouvait Alban, et Hubert en souleva le pan de toile, pour jeter un oeil à l'intérieur.

Ainsi découvrit-il son écuyer, avec au moins deux marmots pelotonnés contre lui, s'adresser à l'ensemble du groupe d'un ton apaisant, réconfortant. Il avait la manière, c'était certain.
-Ruth ! s'exclama une gamine de sans doute cinq printemps.
L'intéressé blêmit.
-Tu leur a manqué, annonça Alban, tranquille. Surtout à Ida et à Magda. Et à Olaf.

" Alban, nous sommes arrivés. Veux-tu sortir un moment ?"
Hubert ne dit rien, manifestement décontenancé. Il croisa le regard du Luménien, celui-ci comprit qu'il avait besoin de guidance.
" Ça va être un déchirement, pour ces gamins, dit le clerc à mi-voix. Mais c'est presque trop tard, maintenant... En même temps, il est tellement... adéquat. Il va falloir rapidement que nous trouvions des gens avec la même fibre, sinon je crains que ton écuyer ne devienne indispensable... s'il ne l'est pas déjà. Peut-être y a-t-il des parents qui ont perdu un enfant... Je ne sais pas. Il va falloir trouver rapidement une solution.
— Ils vont hurler s'il s'en va, en gros ?
— C'est un peu ça."

-Je crois qu'ils vous aiment bien également, messire Alérich.
-Halbérrirh !
-Pas mal, Ingmar.
-Ruth !
-Hum, et donc, comme je le disais..;
-On sait, on sait, j'ai des admirateurs. Encore heureux qu'ils sachent pas écrire, sinon j'aurais des lettres au p'tit matin et me faudrait les lire. Et aller à l'école ensuite pour y relire... Brrrrr.
Tout doucement, l'écuyer se leva et se rapprocha de la sortie du chariot.
-Je pense que ça ira... tant qu'ils nous verront.

Albérich lui sourit.
" C'était vraiment remarquable, ce que tu as fait, Alban. Je te remercie beaucoup." dit-il d'emblée.
Hubert acquiesça mais il était manifestement mal à l'aise. Sans doute avait-il songé, lui aussi, à l'étrangeté de la situation.
" Cependant, il va falloir qu'ils apprennent à se passer de toi... Tôt ou tard."
Il leva les yeux sur le paladin.
" Ils sont encore très déboussolés et peut-être... Hum... peut-être que si tu pouvais rester avec eux encore un moment... jusqu'à notre arrivée... peut-être que Ruth accepterait de se joindre à toi... ou alors moi, je monte à bord. Une fois que nous serons rendus, nous chercherons un endroit pour les installer... et je chercherai des volontaires pour faire la même chose que toi. Même si c'est très... encourageant de voir comme ils se sont détendus à ton contact, tu ne peux pas devenir à toi seul leur mère de substitut... Il faut qu'ils arrivent à donner leur confiance à davantage de personnes... qu'ils gagnent en souplesse, quelque part... mais ça prendra peut-être quelques jours..."
Il pinça les lèvres.
" Je me rends compte que je vous en demande beaucoup... à toi... et à Hubert... J'étais certain que votre présence à vous, les enfants, aurait un effet positif sur eux... Mais je ne m'attendais pas à ce que ça prenne ces proportions."

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Une cité perdue

[Lieu] Une cité perdue