La Couronne de Cuivre

L'endroit où ils se trouvaient était une lande désolée battue par les vents. Un chemin de pierre grise serpentait devant eux avant de s'arrêter à pic. Car à quelques mètres s'ouvrait un immense gouffre surplombant le vide. De l'autre coté, la route semblait reprendre mais il n'y avait apparemment aucun moyen de la rejoindre. Pas de pont, pas de corde ... Mais ils savaient tous qu'ils allaient devoir traverser.

Sinon, ils resteraient ici toute une éternité.

Le léger vertige et la sensation désagréable à l'estomac qu'elle ressentait à chaque téléportation ne dura pas plus de quelques secondes, comme si elle commençait à s'habituer à ce traitement. Mais bon, cela n'était pas suffisant pour égayer son moral, moral en parfaite adéquation avec le nouveau cadre dans lequel ils avaient tous été propulsés. De la poussière et des cailloux sous leurs pieds, un trou béant dans le sol ; était-ce là leur nouvelle épreuve ? Elle aurait volontiers échanger sa queue et ses cornes de démon contre une paire d'ailes.

- Génial..., murmura t-elle amèrement.

Elle s'approcha du gouffre, y fit tomber quelques cailloux du bout du pied et les regarda s'enfoncer dans l'obscurité à une vitesse vertigineuse.

- Le message est clair je pense, c'est un appel au suicide... un appel drôlement tentant...

Difficile de savoir si elle était sérieuse ou non.

-C'est une façon de voir les choses, commenta, tranquille, l'elfe qui était également venu examiner le gouffre. Mais une façon bien sombre... Or, l'on peut les envisager autrement : ce cauchemar entend juste nous confronter à des situations terribles, qu'elles soient tirées de notre passé où qu'elles correspondent à d'horribles manières de mourir. Le deuxième rêve s'étant terminé lorsque nous avons été sur le point de nous noyer, celui-ci pourrait bien prendre fin alors que nous serons à deux doigts de nous écraser au fond... Bref, si c'est bien le cas, il s'agit juste, en quelque sorte, de surmonter nos peurs...

Il haussa les épaules.

-Cependant, avant de sauter, examinons les lieux avec attention, car il y a peut-être un moyen de traverser. Qui nous dit qu'il n'existe pas un pont invisible ? Cela ne me paraît pas impossible, car le franchir nous confronterait tout autant à la peur du vide...

Il soupira. Cette épreuve ne lui infligerait pas de longue marche pénible, mais ne lui permettrait pas non plus de trouver de repos. Il regarda attentivement alentours. Rien ne leur permettrait de fabriquer un pont suspendu, et il semblait exclu de contourner la crevasse. Le bout de chemin qui apparaissait nettement de l'autre côté le disait assez : c'était là qu'il fallait passer.

Les hypothèses de Chance et de Taliesin semblaient toutes deux très plausibles, au vu de ce que le rêve leur avait déjà infligé. Il lui en venait une autre : le dispositif lui rappelait le « saut de la foi » que certains cultes demandent à leurs adeptes, au moment de leur initiation. Ces derniers doivent accepter le péril de mort et plonger aveuglément dans le vide en s'en remettant entièrement à leur culte ou à leur dieu... qui ne les sauve pas toujours, du reste. Cependant, le Plan dont ils étaient prisonniers n'avait pas manifesté son allégeance, s'il en avait une ; il paraissait neutre, les tourmentant tout autant les uns que les autres en puisant dans leur seule culpabilité ; dès lors, il semblerait absurde que ce soit leurs fois - divergentes – que l'on veuille mettre à l'épreuve. Lothringen écarta donc l'idée, mais cela lui avait fait penser à sa déesse, et il se sentit misérable de n'y avoir pas songé plus tôt...

Ramassant à son tour quelques cailloux, il les jeta dans le prolongement du chemin interrompu, afin de vérifier l'hypothèse du pont invisible.

Il avait été celui qui avait le moins souffert de l'épreuve des souvenirs des autres, pour ce qu'il pouvait en juger. Certes, l'idée de se faire ainsi approcher lui avait été insupportable, mais il n'avait vécu aucune réelle horreur, aucun passage compromettant vraiment la vie du barde. Au final, l'expérience aurait été simplement cocasse si elle ne s'était pas déroulée dans de telles circonstances...

Mornagest abordait donc les choses avec un peu plus de vigueur que Chance, qui paraissait bien sinistre, ou que son compagnon, qui faisait également grise mine depuis le début de ce "rêve" affreux - si c'était bien un rêve. Toutefois, cela ne lui permettait pas d'envisager une solution simple et évidente face à cette nouvelle épreuve. Comment traverser ainsi un précipice à la profondeur insondable ? Le pont invisible était une idée qui lui avait effleuré l'esprit, mais elle paraissait presque trop facile... néanmoins, cela pouvait valoir le coup d'essayer, et il opina du chef lorsque Lothringen tenta l'expérience avec quelques cailloux.

Il tentait d'échafauder des systèmes pour franchir le gouffre. Se tenir les uns aux autres pour espérer atteindre la longueur nécessaire était illusoire. Sauter, également. Se laisser tomber et attendre une intervention extérieure ? Difficile... ils n'auraient pas de second essai. Qui, parmi eux, accepterait de prendre un tel risque ?

La dernière hypothèse qui lui vint en tête fut celle qu'il pensait la plus plausible : devoir se faire mutuellement confiance pour surmonter le gouffre. De quelle façon... c'était là toute la difficulté de l'épreuve, sans doute.

Un à un, les cailloux tombèrent dans le gouffre. Ils n'entendirent pas le bruit de leur chute. D'ailleurs, y avait-il réellement un fond ou simplement le vide ? Le vent s'engouffrait dedans, faisant voleter cheveux et vêtements, entêtant les esprits déjà éprouvés. Visiblement, rien ne permettait de traverser. Mais ils savaient quelque part qu'ils ne pourraient rester là. D'une façon ou d'une autre, ils allaient devoir passer de l'autre coté.

Pas de pont invisible ? Chance n'avait pas vraiment cru qu'un tel dispositif existait mais maintenant elle en était sûre. Cela ne leur laissait qu'une seule alternative, et pas des plus réjouissante. Elle observa ses compagnons et commença les pronostics : lequel d'entre eux se jetterait dans ce gouffre béant le premier, ne supportant plus la vue de cette lande triste et poussiéreuse, ou encore la compagnie des membres de ce groupe disparate ? Angèle, probablement. Elle semblait tellement fragile ici, bien loin de la femme qu'elle avait rencontré à Melandis. Elle avait l'impression que cette rencontre avait eu lieu dans une autre vie, peut-être était-ce le cas.

La tieffeline prit ses aises au bord du précipice, les jambes dans le vide, manifestement insensible au vertige. C'était le quatrième pilier, et il y en avait cinq. Pourquoi les tuer maintenant, juste avant la fin ? Et pourquoi une mort aussi douce ? Si le rêve avait une conscience, et elle soupçonnait que c'était le cas, il ne les laisserait pas s'en tirer aussi facilement. Oui, elle en était convaincue et pourtant elle n'arrivait pas à se résoudre à sauter. Pour sauter il lui fallait abandonner tout instinct de survie, or c'était sans doute la seule chose qui lui restait et elle comptait bien s'y cramponner jusqu'à son dernier souffle. Si quelqu'un devait se sacrifier parmi eux, ce ne serait pas elle.

La Couronne de Cuivre

[Ailleurs] Au delà - Au bord du gouffre.

[Ailleurs] Au delà - Au bord du gouffre.