La Couronne de Cuivre

Cette vaste étendue de terre battue juste devant les remparts n'a rien d'un champ en jachère. Ici, la terre a été retournée par les bottes et les sabots des chevaux. Car c'est ici que les troupes manostiennes viennent s'entraîner. Bleusaille comme soldats aguerris répètent jusqu'à la perfection les mêmes gestes, les mêmes mouvements, les mêmes coups de taille ou d'estoc et les mêmes assauts jusqu'à ce qu'ils deviennent un ballet totalement maîtrisé. Ici, la guerre tient lieu d'art véritable.

De temps à autres, pour les grandes occasions, c'est sur ce terrain d'entraînement que prennent place les tournois. Pour ce faire, se trouvent de part et d'autre des gradins assez grands pour accueillir une bonne partie de la population.

Pour le tournois, des gradins et des tréteaux avaient été battis sur le terrain de manœuvre. L'événement était de taille et de nombreux badauds se pressaient déjà sur les structures de bois. Un peu plus loin, des tentes aux couleurs des dieux des différentes obédiences avaient été dressées. Curieusement, celle de la Cavalière Rouge était la moins grande et la plus excentrée. Une exigence de Guiguemar D'Aulfray sans doute.

L'arrivée de Hurlegloire et de ses hommes fit sensation une nouvelle fois par leur discipline et leur force apparente plus encore que par leurs armures rutilantes. Ils étaient de nouveau les premiers.

Si Guiguemar était effectivement à l’origine de ce fait, cela voulait dire deux choses. La première , qu’il avait une influence dont il faudrait décidément se méfier. Ce n’était pas franchement une découverte. La seconde, que c’était un fieffé crétin. Une tente isolée était une tente facile à surveiller. Et Gaspard comptait bien se méfier de tout le monde. Qu’il reste en retrait, c’était parfait ! Il se montrerait bien assez lors du tournoi. En attendant, tout en progressant avec la discipline dû à leur rang, le capitaine évalua le terrain. Se sachant sous les yeux du public qui commençait à s’amasser, il n’écourta pas le défilé. Mais il ne le prolongea pas également. Il fallait se préparer. Tout vérifier. Poster, l’air de rien, des sentinelles. Et surveiller la suite des événements. Il ne fallait pas s’y tromper. Le tournoi avait déjà officieusement débuté. Malheur à celui qui ne s’en était pas encore rendu compte.

Le clergé de Torm arriva quelques minutes seulement après la Cavalière Rouge. Guiguemar d'Aufray suivi de ses hommes et de ses aides de camp portant vivres et armures. Il alla tout naturellement occuper la première tente beaucoup mieux équipée que celle de l'équipe de Hurlegloire. Apercevant le colosse, il eut une grimace de mépris mais aussi de crainte. Thoenn Boros et l'obédience helmite arriva bon dernier mais ne sembla pas s'en formaliser.

Il restait encore un peu de temps aux équipes pour s'organiser, le temps que les derniers spectateurs puissent s'installer. Ensuite, on proclamerait le nom des belligérants d'abord pour la mêlée puis pour les tournois successifs.

Étant donné que Gaspard avait déjà donné toutes ses instructions et qu’il avait déjà observé tout ce qu’il désirait, il partit à la rencontre de Thoenn Boros. Il aurait pu faire cette rencontre la veille, mais s’y était refusé, par respect du moment. À présent, plus rien ne le retenait. Au contraire, il devait mesurer ses éventuels alliés. En temps de guerre, l’information valait de l’or.

Il trouva Thoenn Boros devant sa tente en compagnie de jeunes hommes en train de s'équiper en vue du tournois. Il était clair que l'homme, déjà d'un certain âge et manchot -comme le remarqua Gaspard - ne prendrait pas part aux réjouissances. A l'approche de Gaspard, il se leva, un sourire cordial sur le visage. D'un geste, il fit apporter une chaise qu'il désigna au colosse.

"Bien le bonjour Capitaine Hurlegloire. Voila quelque temps que j'espérais cette rencontre."

Gaspard exécuta un salut sans doute un peu moins militaire, un peu plus cordial que dans ses habitudes. Il se montra aussi très simple dans son attitude ce qui, pour le coup, était naturel chez lui. Il était roturier de naissance et n’avait jamais été quelqu’un de vaniteux. Il s’installa sur la chaise désignée et, de son ton posé, prit la parole :
« Bien le bonjour, Maître Boros. J’avais également hâte de vous rencontrer. Il est regrettable que les circonstances ne m’aient pas permis de venir plus tôt. J’espère que je ne vous dérange pas dans vos préparatifs. Je ne veux pas m’imposer. »

Boros lui répondit, affable.

"Vous ne me dérangez pas, au contraire. Cela fait toujours du bien de voir un visage amical dans cette ville, surtout depuis la mort de Helm. Mais dites-moi donc en quoi je peux vous être utile."

Il en était venu rapidement au fait comme le vieux briscard qu'il semblait être.

Gaspard fut tout aussi direct, sans bien sûr omettre le respect qu’il éprouvait pour le vieil homme.

« La situation actuelle est préoccupante. Or je ne suis en cette ville que depuis peu de temps. Comme vous l’avez dit, les visages amicaux sont rares en ce moment. Lorsque j’en croise un, je tiens à le connaître d’avantage, surtout quand je sais que le dit visage est resté d’une droiture sans faille durant la guerre. J’aimerais avoir votre avis sur ce qui se passe. »

Boros hocha sombrement la tête.

"Ce qui me désespère est que nous avons tous perdu des proches dans cette guerre. Cela devrait nous unir mais au contraire, chacun tente de tirer la couverture à soi pour accéder plus vite au pouvoir. Jamais le manque de compassion de Guiguemar d'Aulfray ne m'a paru aussi criant. Ce qui n'empêche pas aux citoyens d'admirer son courage et sa droiture alors qu'il n'a pas daigné se joindre aux troupes sur le front. S'en est presque risible."

« Ainsi, je ne suis pas le seul à penser ça. Quelque part, c’est rassurant. L’homme est un loup pour l’homme dit-on. Certains me font d’avantage penser à des vautours. Manost est une bête blessée, elle attise la convoitise et la bassesse car elle vacille sur ses fondements, sur ses valeurs. Je crois qu’il est de notre devoir de lui redonner une âme. C’est ce que je compte faire. Je me suis battu pour cette terre. Je refuse de la voir consumer par l’avidité. Mais je ne peux pas agir seul. La Cavalière Rouge et Tempus ont besoin d’allier. Vous incarnez les racines de cette ville. Rien n’est possible sans vous. Helm est mort, mais il serait folie que d’abandonner son héritage qui nous a façonné. »

Boros opina.

"Vous êtes bien un des rares à tenir ce jour de discours. Nombreux sont à dire que cette ville a besoin de renouveau et que Torm est le seul à pouvoir l'apporter car c'est celui dont les valeurs se rapprochent les valeurs de notre Dieu défunt. Ils l'ont déjà enfui dans leurs mémoires comme un vieille objet poussiéreux qu'il faudrait pousser pour faire de la place. Personnellement, je ne me convertirai pas."

« De renouveau... Si Torm était si proche de Helm que les gens se plaisent à le dire, ce serait une continuité et non un renouveau. Torm n’a rien fait pour Manost. Helm est tout pour Manost. La plèbe est si versatile, toujours prompte à partir dans de mauvaises directions. Si le peuple veut du spectaculaire, il va en avoir. Si le peuple veut un modèle, on le leur donnera. Sachez-le, je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour redresser cette ville et bâtir l’avenir en s’inspirant du passé. »
Il avait dit ce qu’il avait à dire. Il n’allait plus s’attarder. Le tournoi n’allait sans doute pas débuter.

En effet, autour d'eux, ceux qui allaient participer au tournois enfilaient hauberts, casques, côtes de mailles, boucliers et gantelets. Sur la lice proprement dite, une table venait d'être dressée sur des tréteaux sur laquelle on avait posé un panier pour le tirage au sort. Dans un premier temps serait tirés ceux qui devraient s'affronter au tournois de mêlée. Guiguemar d'Aufray s'avança entouré de ces hommes. Droit et glacial comme à son habitude, il impressionnait par son maintient et non par sa taille. Lothar glissa à Gaspard.

"Et nous allons avoir droit au sempiternel discours. Tu remarqueras qu'il n'a pas attendu que nous soyons prêts pour le débuter ..."

En effet, il s'adressa aux hommes, femmes et enfants dans la tribune se tournant également vers ceux de son obédience mais ignorant copieusement les autres.

"Gens de Manost. Nous sommes ici rassemblés pour ce tournoi qui a une signification toute particulière. Aujourd'hui, nous honorons nos morts tombés au champ d'honneur. Des pères, des fils, des époux, des amis. C'est pour eux que nous jouterons aujourd'hui. La mort de Helm aurait pu être pour nous un sujet de désaccord mais face à l'adversaire, nous avons présenté un front uni. La guerre est finie mais l'unité persiste encore à nos jours, quelles que soient nos obédiences. Si nous joutons aujourd'hui, c'est dans un esprit fraternel d'émulation, pas une compétition. Nous vous offrons aujourd'hui le meilleur de nous mêmes. Ô Manost, cité unie !"

« Mais nous serons prêt pour lui répondre », déclara Gaspard à Lothar.

Il fit signe à sa formation de s’avancer pendant le discours de Guiguemar d'Aufray. Ordre, discipline, solennité. Le colosse d’acier se retrouva donc lui-aussi à proximité de la table. Parfaite figure de leadeur militaire, lui avait l’avantage d’en imposer rien que par sa taille et sa stature. Il ne négligeait pas l’attitude, au contraire. Parfait, il fallait être parfait. Il attendit la fin du discours puis prit à son tour la parole, comme si cela avait été organisé ainsi. Pas de brusquerie, juste cette implacable détermination. Et quand le prêtre de la Cavalière Rouge parlait, on l’entendait de loin. Sa voix était à son image : puissante.

« Manost ! Ton sang a coulé !
Manost ! Des vies se sont éteintes pour toi !
Manost, hier tu as pleuré !
Manost, aujourd’hui tu vas rugir !
Car les vivants doivent se montrer dignes des morts !
Nous sommes l’avenir ! Nous sommes unis pour un but commun : Manost !
Et nous sommes forts ! Ce tournoi est pour toi, Manost, te montrer cette force, cette volonté !
Entre nous, point de viles vermines politiciennes, comme celles qui gangrènent Mélandis !
Entre nous, que des braves ! Nous sommes Manostiens ! Nous sommes Manost ! »

Gaspard Hurlegloire parlait à la foule, mais aussi à toutes les obédiences, sans en oublier aucune. Et pour la première fois, il toisa directement Guiguemar d'Aufray. Ce ne fut qu’un instant, mais assez pour lui faire comprendre que les mots "viles vermines politiciennes" lui étaient directement adressés. Elle avait beau dos l’unité ! Les hostilités étaient engagées. Mais cela, le public n’avait pas besoin de le savoir. Les gens, c’était comme des soldats, on leur disait juste ce qu’il fallait. On les motivait. Le reste était du ressort des chefs.

Il va sans dire que Guiguemar d'Aulfray comprit l'allusion car Hurlegloire le vit tout à coup serrer les dents puis reprendre son attitude habituelle, froide, hiératique et détachée. Les manostiens par contre ne se rendirent compte de rien. Au contraire, galvanisés par le discours du colosse, ils se rependirent en applaudissements et viva ce qui alluma une nouvelle étincelle meurtrière dans les yeux du tormite.

On procéda ensuite au tirage au sort. Dans un tout premier temps, la Cavalière Rouge affronterait les Helmites. Une bien belle entrée en matière. Mais était-ce vraiment par hasard que les deux alliés potentiels se trouvent en compétition ?

Peut-être, peut-être pas. Peu importait au fond. Ce genre d’exercice, les fidèles de Tempus et de la Cavalière Rouge en faisaient régulièrement. La guerre était leur domaine, leur puissance. Pour le bien de Manost, ils devaient gagner contre tout le monde, allié ou ennemi. Ils devaient apparaître comme les plus forts, comme LE nouveau modèle. Gaspard, héros des récentes batailles, allait pouvoir capitaliser sur une notoriété encore accrue. Il faudrait cela pour écarter le Tormite. En attendant, toujours irréprochable, le titan d’acier souhaita bonne chance à ses honorables rivaux. Peut-être que les Helmites auraient la sagesse de ne pas trop se dépasser. Le vieil homme à leur tête n’était pas né de la dernière pluie. Tous savaient qui était l’ennemi véritable.

Hurlegloire vit Boros glisser quelques mots à ses hommes pendant qu'ils se préparaient. Lui-même était excusé. C'est un homme à peu près de l'âge du titan qui prit le titre de capitaine. Trapu, musculeux, il en imposait cependant moins que son adversaire auquel il souhaita une bonne chance à son tour. Les deux équipes une fois préparées se mirent donc en place de part et d'autre d'un champ de terre battue surmontée de sable pour l'occasion. A chaque extrémité un drapeau que chaque équipe devrait arracher avant l'autre. Pour cela, chaque coup était permis.

On combattait avec des armes et des écus en bois mais on savait cependant que l'exercice risquait d'être périlleux. Sur le terrain, les six adversaires s'observaient.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Terrain de manoeuvres

[Lieu] Terrain de manoeuvres