La Couronne de Cuivre

Mornagest et la Garde Blanche, venant d'Aghoralis après un détour non désiré par la campagne

Ils se rematérialisèrent à peut-être vingt pas des portes de Cojum, l'estomac dans les talons, nauséeux, et toujours aussi préoccupés. On perdit quelques minutes à attendre que les inévitables désorientations aient enfin cessé. Près d'eux, les remparts de la ville, les gardes de faction, et quelques allées et venues de voyageurs. On était à la mi-journée, le ciel était gris mais le plafond nuageux restait haut, et tout paraissait tranquille. La plupart des camarades de Mornagest connaissaient déjà Cojum, la plus proche de Manost de toutes les grandes cités manostiennes : les liens économiques et politiques entre les deux cités étaient nombreux, et le voyage plus aisé que vers le cœur du continent, même si Cojum souffrait de ne pas avoir d'accès direct à la mer.

Sire Rowan les mit en garde sur les éventuels troubles que pourrait susciter leur venue en ville, et leur recommanda de n'expliquer à personne les raisons de leur présence. Cojum était devenue le refuge des Tyrites depuis qu'ils avaient été bannis de Manost, et ces derniers avaient, disait-on, quelque peu tendance à croire que la ville leur appartenait. La venue de la Garde Blanche ne manquerait pas de soulever la curiosité, sinon pire... et l'absence du Conseiller à leurs côtés serait vite remarquée.

Ils se présentèrent aux portes. Le capitaine évoqua le service du Conseiller, sans rien préciser davantage. L'absence de tout ordre de mission signé de sa main semblait néanmoins poser problème.

"Je suis désolé, Messire, expliqua le garde d'un air contrit - il semblait deviner d'instinct que sire Rowan était quelqu'un qu'il valait mieux avoir avec que contre soi - mais vous m'êtes inconnus, vos uniformes sont aisés à contrefaire, et..."
"Et vous laissez entrer ces marchands sans vous poser tant de questions."
"Vous êtes un groupe armé... lourdement armé."
"Et dangereux, oh oui. Evidemment, vous pouvez déranger vos supérieurs et leur demander si ma tête leur revient, mais c'est beaucoup de dérangement pour une simple visite sans caractère officiel..."
"N'avez-vous point de missive susceptible de prouver votre identité ? Quelle qu'elle soit..."
"Hum... J'ai mieux que cela : ce qu'il faut pour en faire... tenez."

Et Mornagest vit son supérieur fouiller dans un sac qu'il reconnut aussitôt - c'était celui de Lothringen. Le capitaine en ressortit un coffret qu'il ouvrit sous les yeux méfiants des gardes de la ville, et où il put apercevoir le sceau de l'état helmite.
Après un examen suspicieux de celui-ci, on mit fin aux palabres, et ils purent entrer.

Cojum semblait... paisible. On était loin de l'agitation sensible dans les autres cités. Graëlon était devenue la base arrière des armées, Aghoralis frémissait sous le siège, Manost s'agitait sous la menace d'une insurrection intérieure comme sous celle d'une attaque mélandienne toujours possible - Cojum, elle, forte de son accès impossible depuis la mer et de son absence de valeur stratégique, semblait respirer l'arrière saison avec un certain plaisir. Les gens flânaient dans les rues, de petits marchés se tenaient sur les places. Ici ou là, on sentait néanmoins que la guerre n'était pas si loin - les prêtres et paladins de Tyr se faisaient un peu trop présents, certaines denrées semblaient manquer sur les étals... L'un dans l'autre, la cité du savoir, forte de son inertie, de ses bibliothèques et de ses temples, s'en tirait bien.

Il ne leur restait plus qu'à trouver le temple de Tymora, si possible sans trop attirer l'attention.

Le trajet ne fut pas plus désagréable qu'un autre, si l'on exceptait la situation dans laquelle il se trouvait et les inévitables pensées lugubres qui lui assaillaient l'esprit sans relâche. Il fut même moins affecté que d'habitude, tout à ses tracas et peu attentif de ce qui pouvait se produire autour de lui. Néanmoins, il écouta sire Rowan lorsqu'il leur donna la consigne de taire la raison de leur présence à Cojum. Une cité qu'il n'avait jamais visitée et dont il n'avait que de rares échos. Il y faisait calme, d'ordinaire, et cela semblait se confirmer malgré la guerre. Qui semblait lointaine, vue d'ici. Nul blessé, nul bâtiment ravagé par les sortilèges et les projectiles...

Sire Rowan prit le risque de dévoiler le sceau de la cité. D'un côté, c'était un moyen infaillible de faire savoir qui il était, mais cela pouvait se retourner contre eux très rapidement, si les tyrites étaient suffisamment revanchards. Mornagest ne se faisait aucune illusion de ce côté. Sa rencontre avec d'Aulfray ne faisait que confirmer la théorie qui dominait : peu importait la foi à partir du moment où l'enjeu était fort. Ici, on parlait de la succession à Manost, rien de moins.

Une fois au sein des murs de Cojum, ils se mirent à la recherche du temple de Tymora. Celui-ci devait probablement être mis en évidence, car la cité jouissait d'un certain privilège par rapport à la plupart des autres, en ce moment. Fallait-il y voir le résultat de pieuses prières à l'adresse de la Dame, ou un simple et réel hasard ? Les mélandiens auraient tout aussi bien pu ravager Cojum sans autre intérêt que de semer la terreur parmi les populations...

Normalement, les temples de Tymora étaient exubérants et colorés. Et rarement cachés... ils ne devraient pas avoir de mal à le trouver. Mornagest ne voulait pas prendre le risque d'ameuter la population en demandant le chemin.

"Dans beaucoup de cités, les temples sont proches les uns des autres. C'est peut-être également le cas ici."

Plusieurs de ses camarades lui confirmèrent que Cojum avait son propre quartier des temples, et qu'ils n'auraient aucune peine à le conduire au temple de Helm. Mais ils ne connaissaient pas grand chose aux sanctuaires des autres divinités, et n'auraient su seulement dire si le temple de Tymora se trouvait au milieu des autres. Les tymorans aimaient bien ne rien faire comme les autres, et ils devaient avoir eu plus de peine que la Triade à obtenir un bon emplacement lors de la fondation de la cité. D'un autre côté, avait fait remarquer sire Rowan, si ce temple était la résidence du grand-prêtre de Tymora, ce devait être le plus grand temple de la Dame sur tout le continent.

Ils se rendirent donc d'abord au temple du Gardien, qui trônait au sommet d'une petite colline. Sa pierre blanche, sa colonnade, son fronton triangulaire, en bref, son architecture sobre et massive n'étaient pas sans rappeler en modèle réduit le grand temple de Manost. Ce dernier était fermé, les portes condamnées par une lourde poutre transversale. Personne n'avait encore osé dégrader le bâtiment, ni réclamer sa réaffectation, mais il y avait fort à parier qu'après la chute de l'état helmite, on ne serait pas long à lui trouver un nouveau destin.

Ils avaient croisé plusieurs autres temples en route, de taille relativement modeste. Aucun n'avait vraiment attiré leur attention, sinon le temple de Tyr, dont ils s'étaient soigneusement tenus à l'écart. Quand ils regardèrent les rues en contrebas de la placette, Hadlis pointa du doigt un temple un peu plus loin. Il avait un plan cruciforme, un grand dôme doré, des vitraux colorés. Une statue de femme trônait sur son parvis.

"Moi, je dis que c'est là."

"Bien sûr !" confirma Sylas. "Vous cherchiez le temple ? Il suffisait de me demander. "

Ils se sentirent bêtes. Ils avaient avec eux un prêtre de Tymora depuis le début, mais personne n'avait songé à l'interroger.

Ils pénétrèrent tous ensemble dans le bâtiment, où ils furent frappés de la luminosité et des couleurs vives des tentures. Une statue semblable à la précédente, mais plus grande, se trouvait derrière l'autel. Le temple était fréquenté par quelques fidèles que leur intrusion armée dérangea.

"Sans vouloir vous offenser, commenta Sylas, vous êtes dans un temple, pas dans un corps de garde - mieux vaudrait que nous poursuivions en plus petit comité. Les autres pourront attendre dehors..."

A ses côtés, Alycia devenait nerveuse et boudait. L'enfant-prophète n'avait pas l'air du tout ravie de retrouver son point de départ, comme si elle redoutait qu'on ne l'y abandonne.

HRP : "y allassent." J'adore.

Sire Rowan approuva la suggestion du prêtre, avant de se tourner vers ses hommes en leur demandant si l'un d'eux souhaitait l'accompagner. Il y eut un silence et le regard du capitaine flotta sur eux un moment. Sire Rowan semblait estimer important qu'il y ait un témoin à l'entrevue qu'il allait avoir avec le grand-prêtre de Tymora, compte tenu des enjeux. Mornagest aurait juré que le regard s'attardait sur lui un peu plus longtemps que nécessaire, mais peut-être n'était-ce qu'une impression ? Finalement, Haldir se proposa et personne n'y trouva rien à redire. Les jumeaux étaient plus ou moins les deux bras droits de sire Rowan, sans doute en raison de leur ancienneté - c'était tacite mais c'était évident pour un œil un peu observateur. Peut-être aussi évident que les égards que Lothringen avait accordés à Hugues...

Le petit groupe composé de Sylas, d' Alycia, de sire Rowan et d'Haldir s'enfonça dans le temple, tandis que les autres refluaient vers le parvis, toujours accompagnés des deux mages. Ces derniers guettaient les éventuels messages que les mages de Manost étaient susceptibles de leur envoyer. On s'installa quelques temps sur un parapet et certains cassèrent la croûte. Cojum n'incitait pas vraiment à se mettre sur le qui-vive, et puis, ils n'avaient plus personne à défendre, malheureusement. Beaucoup de visages étaient fermés. S'ils échouaient à ramener le Conseiller... Ce serait la dissolution certaine de la Garde Blanche. Entre autres conséquences éventuellement plus graves, mais plus incertaines et plus difficiles à prédire....

HRP : ben quoi ? tu ne parles pas au subjonctif imparfait à toutes tes phrases, toi ?

Mornagest se rendit compte, pratiquement pour la première fois, que ses camarades semblaient aussi moroses que lui. La raison était évidente, mais il était lui-même tellement perdu dans son chagrin qu'il n'avait pas remarqué cet état de fait jusqu'alors. Le repas rapidement expédié en fut une preuve évidente, car la plupart du temps, c'était un moment privilégié pour le bavardage, même le plus anodin ; ici, le silence pesant était le seul à occuper l'espace sonore... heureusement, le bruit de la vie quotidienne à Cojum le rompait, sans quoi, la chape eût été bien lourde...

Pour sa part, il n'avait ni le cœur ni l'envie de parler. De manger, presque guère plus. Il avala sans y prêter attention un quignon de pain garni d'une tranche de jambon cru tout en fixant distraitement la devanture du temple. La Dame n'avait pas souri à son compagnon, cette fois. Combien de fois l'avait-elle sauvé de ses folies, pour l'abandonner à un instant où il n'était nullement responsable de son sort ? Était-ce là la leçon qu'elle avait voulu lui donner ? Toujours rester maître de son destin pour recevoir un coup de pouce de sa part ? Ne jamais se laisser entraîner par les événements ?

Le guerrier espérait que l'entrevue ne durerait pas trop longtemps. Il avait hâte de savoir, quelle que fût la réponse. L'expectative le rongeait.

Malheureusement l'attente dura longtemps, et l'inaction ne put que la faire paraître plus longue encore. Peut-être deux heures plus tard, ils virent revenir sire Rowan, accompagné d'Haldir et de Sylas. Alycia, quant à elle, n'était plus là - sans doute avait-on décidé de la laisser aux bons soins du temple. Le capitaine paraissait soucieux, voire un peu désorienté. Il était en grande conversation avec le prêtre, et ce n'est qu'à regret qu'ils s'interrompirent en arrivant devant les gardes, qui s'étaient remis debout pour leur commandant. Ce dernier vérifia d'abord qu'aucune oreille tierce n'était à portée, avant de faire signe aux deux mages de les rejoindre, et de demander à Haldir de rapporter à tous leur entrevue. Le garde s'exécuta d'un ton monocorde.

"Nous avons été reçus par le grand-prêtre de Tymora et lui avons appris la mort du Conseiller. Il en a été fort surpris, car il pensait que ce dernier avait les faveurs de leur déesse, et qu'elle avait des projets à son sujet. Sylas a alors précisé en quelles circonstances cela s'était produit, ce qui n'a d'abord eu pour effet que de rendre notre interlocuteur plus perplexe encore. Sire Rowan en est venu à expliquer que le corps était manquant, et à demander si une résurrection était envisageable. Le grand-prêtre nous a rétorqué qu'il ne pouvait répondre tant qu'il ne comprenait pas ce que souhaitait sa déesse, et qu'il allait falloir qu'il prenne le temps de méditer et de prier. C'est la raison pour laquelle nous avons dû attendre un bon moment dans les quartiers des prêtres.

Une heure plus tard, le grand-prêtre est revenu. Il pensait que le Conseiller avait déplu à Tymora et que cette dernière l'avait châtié en permettant sa mort, mais qu'elle ne lui était pas hostile et qu'elle ne s'opposait pas à son retour à la vie. Fort de cette réponse de sa déesse, mais désireux de la préciser, il avait voulu, en guise de préparation à une éventuelle résurrection, contacter l'esprit du Conseiller, afin de savoir quelles étaient les dispositions de ce dernier, mais, à l'instar des mages tout à l'heure, il n'y était pas parvenu. Il est cependant formel : il n'a rencontré aucune barrière magique, aucun refus non plus de la part de l'âme concernée. S'il n'est pas parvenu à la contacter, c'est parce que l'âme du Conseiller Lothringen n'appartient plus au monde des morts, et cela ne peut signifier selon lui qu'une chose - il a déjà été ramené à la vie."

Il y eut un silence lourd de consternation et d'inquiétude. A l'instar de Mornagest, les autres gardes ne savaient que penser de cette annonce. Sire Rowan finit par reprendre la parole.

« Cette nouvelle me laisse aussi déconcerté que vous, au point que je ne puis dire si elle est bonne ou mauvaise. Elle ne nous dit pas qui a pu le ressusciter, ni dans quelle intention, et encore moins ce que nous devrions faire à présent.
Je vois au moins deux groupes susceptibles d'avoir ramené le Conseiller à la vie. Le premier est celui du Haut-Prélat. D'après Hugues, ils envisageaient déjà un sort de rappel à la vie avant de perdre le corps. Néanmoins... j'ai peine à imaginer que le Conseiller accepte un retour dans de telles conditions, et plus encore à imaginer que le Haut-Prélat soit prêt à payer le prix exorbitant d'une résurrection. Le second groupe, évidemment, est, quel qu'il soit, celui qui a enlevé le corps, et qui se protège par magie. Nous attendons toujours des informations supplémentaires à ce sujet. »

Les deux mages hochèrent la tête. Ils n'avaient pas encore reçu le message télépathique les informant de l'issue des recherches entreprises.

« Il est encore possible, quoique peu probable, qu'un troisième personnage ait appris la nouvelle par magie, et nous ait tous pris de court. Mais, si nous nous en tenons aux deux premières hypothèses, nous avons affaire, soit à l'homme objectivement le plus puissant de l'état manostien, soit à un archimage particulièrement efficace. Et le Conseiller est désormais leur otage... »

Il baissa les yeux. Pour la première fois, il semblait épuisé, perdu.

« Nous allons attendre les retours des mages manostiens avant d'aviser. D'ici là, je vous invite à sonder vos cœurs, car cette affaire va peut-être trop loin pour de simples gardes du corps, fussent-ils de la Garde Blanche. »

Les possibilités égrénées par sire Rowan sonnaient toutes comme des catastrophes. Aucune n'était préférable, et ils devraient de toute manière batailler ferme pour retrouver Lothringen et - bien entendu - le libérer. Ils demeuraient encore dépendants de la bonne volonté des mages devins pour localiser le conseiller... Mornagest avait de plus en plus tendance à se méfier de tous ceux qui provenaient de Manost, et rien n'indiquait qu'ils ne faisaient pas partie d'un éventuel complot.

Le guerrier rompit le silence qui suivit les dernières phrases de sire Rowan. Sonder son cœur... il sourit amèrement. Il n'avait jamais cessé de le faire...

"Je participerai aux recherches jusqu'à leur terme. Quoiqu'il arrive."

Il avait conscience que sa position restait inconfortable et qu'il aurait été légitime qu'on s'interrogeât sur ses motivations réelles... mais il n'allait pas se débiner pour "si peu"...

Sire Rowan fixa Hugues intensément après cette tirade et hocha lentement la tête, comme pour lui signifier qu'il n'oublierait pas cet engagement. Autour d'eux, les réactions étaient beaucoup plus nuancées. Même si l'un des possibles adversaires restait encore anonyme, le nom de l'autre avait de quoi faire réfléchir. Beaucoup au sein de la Garde étaient d'anciens membres de l'Ordre et l'avaient donc eu pour supérieur. Même en oubliant cela, Guiguemar d'Aulfray était quelqu'un qui avait osé fomenter un enlèvement en plein cœur de la citadelle d'Aghoralis, au nez et à la barbe de la Garde Blanche ; et même s'il avait échoué, il n'en restait pas moins le Haut-Prélat du Coeur Radieux, le gouverneur de Manost et un des chefs des Tormites. La disparition de Lothringen renforçait sa position ; combien de temps avant qu'il ne prenne le contrôle de bien plus encore ? Aujourd'hui, le semi-drow avait encore le titre de Conseiller, mais on était en temps de guerre et il le perdrait en quelques jours s'il ne refaisait pas surface. Et qui sait comment on habillerait la vérité pour les faire passer pour des traîtres, lui et tous ceux qui se réclameraient de lui ? Si seulement on n'avait jamais à affronter que des démons et des mélandiens, les choix seraient plus simples...

Autour de Mornagest, on ne disait pas grand chose, mais beaucoup priaient pour que les mages leur apprennent que les ravisseurs n'étaient pas les tormites, et qu'ils pourraient en venir à bout en très peu de temps.

Après un nouveau temps d'attente qui leur parut à tous insupportable, et pendant lequel les mages conversèrent âprement avec leurs collègues de Manost, ils se présentèrent enfin pour faire leur rapport. Leurs mines étaient graves. On se rassembla à nouveau. Sylas était toujours avec eux, paraissant se sentir concerné par la suite des événements.

"Tout d'abord, en ce qui concerne le Haut-Prélat... nous confirmons que les localisations tantôt ne laissent pas vraiment de doute : il se trouvait ce matin non loin de l'endroit où nous avons trouvé Hugues, c'est donc très vraisemblablement lui l'auteur du premier enlèvement. Il se trouve actuellement à Manost, au siège de L'Ordre du Coeur Radieux. Il n'est actuellement pas protégé contre la divination, et n'a commandité ni rappel à la vie, ni résurrection. Il ne sait pas que le Conseiller est en vie."

Le soulagement était palpable. Personne n'avait réellement souhaité devoir l'affronter au coeur de Manost et au coeur de l'Ordre... En revanche, d'un point de vue politique, il allait falloir s'attendre à ce que le Haut-Prélat exploite la situation au plus vite, et s'arrange pour que la disparition du Conseiller ne passe pas inaperçue.

Restait le cas de ceux qui avaient enlevé le corps.

"Les mages ont suivi leur programme de ce matin en tentant de décrypter la signature magique de la protection contre la divination. Ils ont pu déterminer que le mage était de nature elfique, guère plus. Mais quand nous leur avons appris que le Conseiller avait été ramené à la vie, ils se sont empressés de tenter une communication à distance avec ce dernier. le sort a réussi... en partie. Ils ont pu brièvement établir le contact, mais l'esprit du Conseiller était embrumé et le contact a été brutalement coupé par la même force magique que précédemment. Suite à ce sort, nous pouvons néanmoins affirmer une chose : actuellement, le conseiller se trouve très loin d'ici. Sur Féerune."

De son côté, le mage avait presque fini son discours. Il écarta les bras en signe d'impuissance.

"La guilde des Arcanes a fait son possible, messieurs, et je crains que nous ne puissions vous aider davantage. Le mage qui se cache derrière tout ceci est d'une puissance rare, car ils sont peu nombreux à oser lancer des téléportations à travers la Grande Mer. S'il était humain, nous aurions tôt fait de réduire la liste à une quinzaine de noms, peut-être... Mais nous connaissons moins bien les autres races, leurs puissants et leurs intrigues. Qui, d'aussi loin, peut avoir intérêt à enlever le Conseiller ? J'imagine que cela a plus à voir avec l'histoire personnelle du Conseiller qu'avec la politique du continent. Il peut aussi bien s'agir d'un ennemi que d'un allié qui souhaite le protéger de nouvelles tentatives d'assassinat, du reste.... Sans doute ne vous sera-t-il pas si difficile que cela de répondre à une telle question, si vous le souhaitez vraiment. En revanche, il faudrait une expédition bien périlleuse et bien longue pour espérer le retrouver..."

Son collègue enchaîna :

"La guilde gardera le secret encore deux jours. Après cela, nos supérieurs révéleront la vérité, afin d'éviter une vacance de pouvoir catastrophique en temps de guerre. Nous pouvons encore vous emmener en un lieu ou en un autre, mais notre intention est de rentrer à Manost. Qu'allez-vous faire ?" ajouta-t-il à l'attention de sire Rowan.

Ce dernier haussa les épaules d'un air las.

"Je ne rentrerai pas à Manost, si c'est votre question. Plus rien ne m'attend là-bas que la mort de mon dieu, une rapide mise à l'écart et le ressassement de l'échec... Je vais donc poursuivre cette quête, quoi qu'il en coûte. Si un helmite perd le sens du devoir, que lui restera-t-il ?"

Plusieurs gardes froncèrent les sourcils. Ils appréciaient leur capitaine, et devinaient qu'ils n'aimeraient pas ce qui allait suivre... Sire Rowan se tourna vers eux.

"Beaucoup d'entre vous ont des familles, des attaches à Manost. Rentrez. Ceux qui voudront poursuivre seront les bienvenus, mais je ne veux que des volontaires."

Les gardes se mirent à murmurer entre eux. Beaucoup n'allaient pas laisser passer l'occasion - il sentaient que la suite ne les concernait plus vraiment. Mais quelques uns étaient dans une situation similaire à celle de leur supérieur : la Garde était toute leur vie, tout leur lien social, et il n'y avait plus rien pour eux dans la capitale.

Sire Rowan les contemplait d'un air distant et ne prenait pas part aux conversations. C'était peut-être le bon moment pour lui parler.

Le désespoir pouvait pousser à commettre des erreurs, mais aussi des actes de bravoure autrement inimaginables. Ceux qui s'élanceraient à la poursuite de Lothringen pouvaient très bien y laisser la vie, sinon pire. Peut-être le savaient-ils... Mornagest sentait qu'il fallait les mettre au courant du danger.

Sire Rowan restait à l'écart tandis que les membres de la Garde évaluaient le pour et le contre du choix qui leur était offert. Cela prendrait sans doute quelques minutes, car les gardes n'étaient pas du genre à se dégonfler... toutefois, leur mission était pour ainsi dire terminée.

Le guerrier en profita pour s'approcher du capitaine.

"Sire ? Si vous me permettez, j'aimerais vous faire part de mon inquiétude..." Le capitaine acquiesça de la tête, et Mornagest poursuivit. "Les mages ont pu déterminer que le magicien qui a téléporté le conseiller est elfe. Je... vous savez que je connais bien Lothringen, ainsi qu'une partie de son passé. Il m'a plusieurs fois parlé d'un archimage qui était autrefois son maître, et qui était drow - enfin, qui est toujours, car je présume qu'il est encore en vie. L'appellation de "maître" a donc un sens particulier... Lothringen était sa propriété, et j'imagine qu'il a voulu le reprendre, le sachant dans une position de faiblesse. D'après le conseiller, l'archimage n'a jamais cessé de le surveiller. Je suppose que cela reste vrai... Tout cela expliquerait comment un magicien a pu disposer d'assez de pouvoir pour se permettre un tel voyage outremer."

Il s'éclaircit la gorge, incertain des mots à employer. "Je... voulais vous en parler, car... traquer un archimage drow représente un danger énorme, évidemment. Je me trompe peut-être, mais... si c'est bien lui le responsable, ceux qui prendront part à l'enquête risquent beaucoup plus que la vie."

Les légendes sur la cruauté des mages drows n'étaient pas surfaites. Ils asservissaient, décomposaient, disséquaient les esprits afin d'en tirer de la connaissance, du pouvoir, ou du simple plaisir de faire souffrir leurs victimes dans un océan de douleur. Dorson ne dérogeait pas à la règle...

"Quant à moi, je le traquerai sans relâche." Mais c'est une affaire personnelle, aurait-il pu ajouter.

hrp : je pars du principe que sire Rowan accepte que je lui parle...

Il était toujours difficile de déterminer quelles étaient les pensées de sire Rowan en scrutant simplement les traits de son visage, car le mot "impassible" semblait avoir été inventé pour lui. Sans doute était-ce le fruit d'une longue habitude, un talent particulier du reste requis par sa profession. Combien d'années avait-il passées dans l'ombre du Grand Émissaire, à se rendre constamment transparent aux yeux de tous ses visiteurs ? D'ailleurs, l'idée vint soudain à Mornagest que la Garde Blanche était certainement dans la suite de Ravestha lors du festival d'Helonna, bien qu'il ne l'ait absolument pas remarquée alors.

Sire Rowan, donc, ne trahit aucune émotion, ni colère, ni surprise, quand "Hugues" vint l'entretenir du passé de Lothringen. Il l'écouta simplement, sans broncher, enregistrant les informations. Et répondit calmement :

"J'en toucherai un mot à ceux qui seraient tentés de nous suivre, mais je gage que cela ne changera rien à leur décision. Drow ou pas, tous ceux qui entreprendront ce voyage savent déjà à quoi s'en tenir sur leurs chances de retour, et ce serait insulter leur courage que de vouloir utiliser pareil argument..."

Ils regardèrent quelques temps en silence les gardes qui débattaient toujours. Il y avait tant de choses qui entraient en ligne de compte, la foi, la famille, la honte de rentrer quand d'autres allaient risquer leur vie, l'impression d'inachevé, la peur de laisser des compagnons livrés à eux-mêmes... Pour certains, la décision ne semblait guère facile à prendre.

"Je connais mes hommes et je sais ce qui les motive, mais j'ai peine à comprendre ce qui peut vous pousser, vous, à prendre de tels risques ?"poursuivit le capitaine. Une question à laquelle il aurait dû s'attendre...

Mornagest voulut le rassurer. "Je ne mets certainement pas en doute le courage de mes camarades. Ils ont affronté des adorateurs d'un démon, et de ces créatures sans sourciller... simplement, bien connaître son adversaire permet de mieux se préparer à la suite des événements." Tant physiquement que psychologiquement. Les gardes ne cessaient de débattre entre eux, et on devinait aisément le dilemme qui leur était imposé par la force des choses. Un dilemme qu'il aurait bien été en peine de résoudre s'il n'y avait eu...

La question de sire Rowan était légitime, et le guerrier se demandait simplement à quel moment il la lui poserait. Sa situation était précaire depuis l'enlèvement, car le doute subsistait quant à son identité réelle et ses rapports exacts avec Lothringen. Néanmoins, il ne désirait pas s'épancher en détails sur ces derniers. La sincérité était une chose, l'intimité une autre...

Il murmura à sire Rowan : "Lothringen et moi nous connaissons depuis longtemps, maintenant. Depuis... ah, depuis que j'ai été nommé ambassadeur mélandien. De par nos fonctions, nous nous sommes côtoyés à de multiples reprises, et une amitié durable s'est forgée entre nous... elle ne s'est pas éteinte quand j'ai pris la tête de la cité. Et... hum. C'est cette amitié qui a poussé Lothringen à me sauver alors. On m'a assassiné, et le conseiller a tout fait pour que je puisse être arraché des Plans et revenir à la vie. Je lui dois bien ça... et bien plus."

Il n'était pas impassible, lui. Les larmes lui coulaient sur les joues, et il savait qu'il ne servait à rien de vouloir les refouler. De toute manière, il en aurait bien été incapable... il se contenta de rester silencieux après ces "aveux" partiels.

Sire Rowan lui décocha un regard intrigué et le laissa quelques temps à ses pensées. Ce que lui apprenait Mornagest était difficile à avaler, mais son supérieur avait déjà pu avoir un aperçu de la capacité de Lothringen à accumuler les secrets. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, il le croyait.
Réfléchissant aux mots qu'il employait, le manostien reprit à mi-voix :

« Vous me dites que le conseiller a un passé d'esclave sur Féerune, à présent qu'il avait pour meilleur ami le chancelier de Melandis, qu'il a été jusqu'à le ressusciter, et je me rends compte que je ne le connais guère. Que nul à Manost n'y peut prétendre. Depuis deux ans, il se tenait derrière le Grand Émissaire comme l'ombre derrière la lumière, donnant l'image un peu lisse d'un négociateur et d'un pacifiste discret...

S'il a pu dissimuler de telles énormités, sans compter celle dont nous partageons déjà le secret, combien y en a-t-il d'autres ? Mais je sais ceci : un jour, à Graëlon, alors que je venais de commettre un acte qui méritait la cour martiale ou la radiation - ce qu'aucun helmite ne m'aurait épargné - à ses risques et périls, il a fermé les yeux. Pour cette confiance accordée, pour ce pardon, je lui suis redevable... »

Il secoua la tête, revenant au présent. La luminosité baissait sur le parvis du temple de Tymora, et Cojum basculerait bientôt dans le crépuscule... Devant eux, les gardes, un peu moins animés, semblaient sur le point de tomber d'accord.

« Avez-vous la moindre idée du nom et de la localisation de ce mage ? »

Curieusement, Mornagest fut attristé par les propos de sire Rowan. Bien sûr, il savait que son compagnon était solitaire. Il n'avait personne à qui se confier, et c'était encore plus vrai ces derniers mois, tandis que lui-même combattait son amnésie et que la guerre allait éclater. Mais l'entendre de la bouche de quelqu'un d'autre faisait prendre une autre dimension à cette solitude... Lothringen l'avait toujours traînée avec lui, pour autant qu'il le savait. Et il espérait rompre avec elle en se débarrassant enfin de sa vie de dirigeant, en redevenant anonyme et libre. L'ironie de la situation était cruelle.

"Je... ne connais pas tout de son passé. Néanmoins, Lothringen m'a souvent parlé de son ancien maître. Il lui vouait une haine farouche, mais... teintée de crainte respectueuse. J'imagine que leur lien a pu être bâti sur de la magie." Non... pas d'amour entre eux. C'est impossible, tu le sais... pourtant... le doute subsiste. Il inspira à fond, puis poursuivit à voix haute : "Dorson. J'ignore jusqu'à son nom de famille... mais c'est un archimage manipulateur d'esprits. Un devin, également... c'est lui qui a formé Lothringen à l'art de la magie. On peut raisonnablement penser qu'il peut donc l'utiliser comme bon lui semble."

Il avait peu de connaissances sur la magie, mais il savait que chaque magicien avait sa propre façon d'utiliser la Toile. Cependant, un maître transmettait forcément une partie de sa manière d'agir à ses élèves. Et Lothringen avait été un élève particulier aux yeux de Dorson. Sa chose... Mornagest frissonna.

"Je sais que Lothringen a vécu au Téthyr avant d'être capturé par des elfes noirs. Il doit y avoir des accès vers l'Ombreterre là-bas, car les guerres entre les elfes et les drows s'y déroulent souvent... malheureusement, je n'ai pas d'idée plus précise."

Le capitaine écoutait en frémissant légèrement des sourcils, mais ne fit pas de commentaire avant que Mornagest n'eût manifestement fini ses confidences. Il entrevoyait une quête longue, complexe... surtout s'ils ne pouvaient compter sur aucune aide venant du conseiller... Ils allaient avoir besoin d'assistance.

"Un archimage drow du nom de Dorson, de la région d'Ombreterre située sous le Téthyr, spécialisé dans la divination et les enchantements, résuma-t-il. C'est un début, mais ce n'est pas assez. Il nous faudrait au minimum le nom de sa maison, ou bien celui de sa cité..."

Mais il n'eut pas le temps d'achever, car les gardes revenaient vers eux. Haldir se fit leur porte-parole en déclarant :

"Sire, nous avons pris notre décision. Hadlis, Losha et moi allons vous accompagner. Les autres rentreront à Manost."

Les autres baissaient le chef, peu fiers de l'issue. Ils s'étaient laissés convaincre d'être raisonnables, et pour l'instant, se sentaient lâches et sales.

"Très bien. Ce n'est pas le nombre de lames qui fera la différence, je le crains", répliqua sire Rowan. Les mages s'approchèrent et ils allaient parler à leur tour, mais ils furent interrompus par Sylas, dont on oubliait décidément un peu trop souvent la présence.

"Si vous le permettez, je vous rejoindrai. Je n'ai plus d'enfant-prophète sur les bras et je me sens un peu responsable de ce qu'il s'est passé."

Il y eut un silence tandis que les gardes le considéraient avec une aménité variable. Le prêtre ne se démonta pas.

"Je sais me battre. Et, oh... J'ai beaucoup de sorts de soin."

Losha était paladin de Torm, sire Rowan guerrier-mage, Haldir et Hugues, des guerriers, et Hadlis, un guerrier-prêtre de Helm dépourvu de sorts - l'argument était à considérer.

L'heure du choix était arrivée, et une bonne partie des gardes préférait regagner Manost. Personne ne pouvait les en blâmer. Le voyage qu'ils allaient entreprendre serait long, lointain et pratiquement voué à l'échec s'ils perdaient la trace de Lothringen. À moins, bien sûr, que Dorson lui-même ne souhaitât qu'ils le retrouvassent. Cette possibilité n'était pas à écarter, car le magicien avait probablement un esprit aussi tortueux que n'importe quel autre drow. Peut-être même encore davantage.

Sylas proposa alors son aide, et Mornagest trouva l'idée plutôt bienvenue. D'autant que...

"En plus de soins, il me semble que les prêtres peuvent souvent venir en aide aux gens qui sont manipulés par magie ? C'est quelque chose qui risque d'arriver durant nos recherches."

Les blessures physiques étaient moins à craindre, a priori. Mais si l'un d'entre eux venait à se retourner contre les autres car sous l'effet d'une domination... Il se souvenait d'une telle situation qu'il avait vécue, alors que Lothringen fonçait sur lui, les haches en l'air, prêtes à lui écraser le crâne... Mornagest secoua la tête et reprit :

"Il faut aussi réfléchir au voyage. Comment pourrons-nous nous rendre sur Féérune, si la téléportation n'est pas envisageable ?"

C'était déjà un premier obstacle, et non des moindres. Naviguer prendrait des mois.

Sylas avait hoché la tête en guise d'approbation quand Hugues avait mentionné sa capacité à fournir une protection contre les sorts mentaux, heureux de ce soutien inattendu. Les helmites ne lui avaient jamais vraiment fait confiance et ce qu'il était arrivé au conseiller à cause des tymorans était encore très frais dans les mémoires. Néanmoins, personne n'éleva d'objection, et sa participation sembla donc acquise.

Un des mages intervint alors, rebondissant sur la question du guerrier :
"Je vous confirme que personne à Manost ne saurait vous téléporter sur une telle distance sans vous faire courir un péril mortel. Surtout que vous êtes nombreux. La navigation me semble plus sûre..."
"Il existe quelques portails, il me semble", hasarda sire Rowan. "Enfin, c'est ce que dit la rumeur..."
Le mage hocha la tête, peu convaincu.
"Quelques uns. Chez des particuliers bien défendus et peu prêteurs... et ils n'aboutiront pas forcément où vous voulez sur Féerune. Féerune est vaste."
"Il y a des drows sous Dorrandin. Il existe un accès en Ombreterre sous la Cordillère du Faucon. C'est plus qu'une rumeur."
"Et ils ont sans doute des portails pour les relier à leurs cousins des principales cités drows de Féerune. Ils maîtrisent beaucoup mieux la magie que les humains. C'est une possibilité..."
"Mais connaissons-nous seulement la cité où résiderait ce mage ?" coupa Haldir, qui était, comme le reste de ses camarades, complètement perdu dans cette conversation.
Sire Rowan haussa les épaules.
"Une cité sous le Téthyr, probablement. Je pense que le sac du conseiller nous en dira plus. J'ai remarqué qu'il contenait de nombreux effets personnels et que de simples identifications nous apprendraient beaucoup... Mais je préférerais les mener plus calmement, plus tard, dans un endroit moins exposé."
"Il nous faudrait un guide", remarqua Hadlis. "Un guide drow. Pour trouver un portail, pour traverser l'ombreterre. Et s'il connaissait le mage ou le conseiller, ce serait encore mieux."
"ça me semble difficile à trouver, à moins que ?..."Le capitaine suspendit sa phrase, tout en interrogeant Mornagest du regard.

Passer par des portails n'était probablement pas le moyen le plus sûr d'arriver à bon port, mais ils n'avaient peut-être pas d'autre choix. C'était encore une expérience qu'il n'avait jamais eu l'occasion de ressentir, et il redouta un effet similaire à la téléportation. Mais le problème, plus sérieux, résidait dans le fait que les portails pouvaient mener n'importe où... y compris vers d'autres Plans. Là, leur vie pouvait brutalement s'arrêter en l'espace de quelques secondes... charmante perspective.

"Je ne connais pas d'autres drows... mais peut-être qu'en inspectant les effets de Lothringen, nous y trouverons des indices. Peut-être tient-il une sorte de journal ? Ou des notes, dans lesquelles nous pourrions retrouver des noms..."

Autrement, ils pouvaient toujours essayer d'en trouver, mais... les drows étaient rares sur Dorrandin. Mornagest ne connaissait que Beorn Devir, introuvable depuis sa fuite du conseil mélandien. Et... l'idée même qu'il eût accepté de les aider était risible.

"Soit. Mais je souscris à la remarque de sire Rowan", intervint Sylas. "Notre arrivée en ville n'est pas passée inaperçue et cela fait un peu trop longtemps que nous campons devant le temple de Tymora..."

Le capitaine de la Garde Blanche se tourna vers le groupe des gardes qui avait décidé de rentrer. Les cinq hommes étaient toujours là, attendant leur congé.

"Je vous souhaite bon retour, messieurs ; ç'a été un plaisir de mener une équipe comme la vôtre. Si vous voulez bien les ramener à Manost ?" poursuivit-il à l'attention de celui des mages qui était demeuré muet - mais l'un de ses subordonnés le coupa en souriant tristement.
"Non, messire. Vous avez plus besoin que nous de l'aide des mages. Nous allons rentrer à pied, c'est le moins que nous vous devions."

Ils se séparèrent alors. Les adieux furent brefs et peu bavards, mais Mornagest surprit plus d'une voix nouée tandis que les gardes se souhaitaient mutuellement bonne chance et se donnaient l'accolade. Une fois les cinq hommes partis chercher une auberge pour la nuit, leur troupe, qui comprenait encore provisoirement les deux mages, choisit d'en faire autant de son côté. Ils se trouvèrent une auberge discrète dans le quartier populaire, où ils dînèrent comme une tablée de huit simples voyageurs, s'interdisant d'aborder de nouveau les sujets brûlants tant qu'ils seraient un peu trop à portée d'oreilles.

Ils se retrouvèrent après le repas dans le dortoir qu'ils avaient décidé de se partager, et sire Rowan étala un à un sur la table les divers objets tirés du sac du conseiller.

"Je n'ai pas trouvé de journal - ce qui ne m'étonne qu'à moitié de la part du chef des renseignements manostiens. En revanche, il y a un petit carnet rempli de notes codées... le sceau de Manost et son étui... deux livres de sorts... une paire de fioles remplies d'un liquide douteux... quatre sphères apparemment divinatoires... les fameuses haches... un arc court enchanté... j'ai aussi récupéré ses vêtements et équipements ordinaires, notamment sa cape... une couverture... un collier en argent assez grossier et assez fragile..."

La table fut rapidement couverte des divers objets. Sire Rowan et les deux autres mages les examinaient du regard avec l'oeil avide du gamin devant un étalage de confiseries.

"L'embarras du choix", résuma le capitaine.

Les adieux, sans aller jusqu'à dire qu'ils furent déchirants, résonnaient comme une fin, celle de la Garde Blanche et de sa raison d'être. Un aveu d'échec, une page amèrement tournée... Mornagest regarda les hommes qui partagèrent son existence pendant quelques longues semaines... de solides combattants aguerris, dotés d'une forte capacité à agir dans l'urgence, et à faire face au plus grand péril. Il espérait qu'ils pourraient poursuivre dans leur voie, une fois rentrés à Manost. Des troubles les y attendaient sûrement... l'avenir le dirait.

Le repas à l'auberge fut quelque peu morose. Les discussions, pour banales qu'elles étaient, étaient exemptes de joie, pour ne pas dire lugubres. Chacun avait l'esprit occupé par les difficultés qui se profilaient. Difficultés qui commençaient dès maintenant, d'ailleurs.

Une fois à l'écart, la petite troupe put inspecter les affaires de Lothringen. Quelques objets étaient étrangers à Mornagest, et il en ignorait jusqu'à l'utilité. Lothringen était réservé, même avec lui. Et ils passaient trop peu de temps dans l'intimité pour aborder tous les sujets...

Le guerrier énuméra les possessions du semi-drow en essayant de trouver un moyen de les "faire parler".

"Les sphères sont peut-être utilisables par un autre magicien ? Elles servent peut-être à surveiller des endroits précis, mais... autant tenter le coup. Le collier est probablement un souvenir, j'ignore s'il a des vertus magiques. Quant aux notes... si vous le permettez, messire, j'aimerais les parcourir. Lothringen et moi avions mis au point un genre de code entre nous pour communiquer sans crainte d'être compris par des yeux indélicats. Avec un peu de chance, il a utilisé ce code pour rédiger ses notes..."

Le reste était si familier que chacun ici pouvait affirmer avec certitude qu'il ne leur servirait de rien pour l'instant. Sauf peut-être les fioles, mais en quoi des potions les aideraient-ils à le retrouver ? C'était peut-être des composantes de sortilèges. Mornagest avait beaucoup de lacunes dans ce domaine.

Un premier mage examina les sphères. A première vue, c'étaient des sphères divinatoires, servant de focaliseur pour qui voulait utiliser une clairvoyance ou tout type d'espionnage magique sur un lieu particulier. Elles avaient des socles numérotés de un à quatre, rigoureusement identiques, qui faisaient néanmoins penser qu'il s'agissait d'une série. Quand on les regardait bien, on pouvait aussi remarquer que les brumes colorées qui les habitaient avaient un certain pouvoir sournois de fascination... Les mages renoncèrent à y plonger davantage le regard : c'étaient des objets plus puissants qu'ils n'en avaient l'air.

Le mage lança son sort, et rapporta :
« Hé bien... Ces sphères ont une histoire longue comme un manuel d'alchimie... Pour faire court : ce sont des artefacts d'origine nétherisse. Ce sont bien des sphères divinatoires, mais en les réunissant et en exécutant un certain rituel, un mage d'assez haut niveau peut les employer pour accélérer le flux du temps ou créer une boucle temporelle. Les sphères ont été dispersées au fil du temps, avant d'être réunies par une secte d'adorateurs de Baine il y a deux ans. Le conseiller n'en possédait qu'une à l'origine, qui lui avait été donnée par son maître Dorson Jaell'ym, mais après avoir affronté la secte il a récupéré les trois autres. Elles n'avaient qu'un nombre limité de charges, ont été utilisées plusieurs fois au cours de leur affrontement, et sont presque déchargées. »*


* Quête*: Dans les sables du temps.

Mornagest venait d'apprendre un bon paquet de choses sur le passé de Lothringen, qu'il ignorait complètement. Encore une preuve de son côté taciturne et renfermé. Et encore un lien avec Dorson, dont maintenant, il connaissait le nom. Une information précieuse pour le retrouver. En combinant cela au fait qu'il était archimage, il ne serait pas si difficile que cela de le pister, une fois sur place...

"Ce sont des objets... très puissants. Remonter le temps, le maîtriser ainsi... beaucoup donneraient cher pour avoir cela en leur possession. J'imagine que Lothringen souhaitait conserver une dernière utilisation possible de ces sphères pour contrer une catastrophe... faut-il envisager de s'en servir pour revenir au moment de l'enlèvement ?"

Il parlait plus pour lui-même que pour l'assemblée, mais après tout, ce n'était pas forcément un mal. Il faudrait prendre une décision concernant ces sphères, de toute manière.

Le mage eut un mouvement de recul.

« Le conseiller savait peut-être quoi faire pour les activer, mais ce n'est pas mon cas. Et nous n'avons aucune idée des effets secondaires... Est-ce que la boucle temporelle s'étend à tout Toril ? Plus vraisemblablement, à une zone limitée... Est-ce que les personnes impliquées sont conscientes de ce qu'elles viennent de faire une fois qu'elles se réveillent dans le passé ? Rien n'est moins sûr. J'ai aussi l'impression que les artefacts ont une volonté propre, maligne et pernicieuse... »

« Sans compter qu'il y a des risques de dysfonctionnement dus au fait que les sphères sont en fin de charge. » précisa son collègue.

« Non, le conseiller les conservait sans doute, comme vous l'avez dit, pour un cas désespéré, trancha sire Rowan. Dans la mesure où il est finalement vivant... je crois qu'il vaut mieux s'abstenir cette fois-ci. Au moins, cette identification nous aura permis d'apprendre le nom du mage que nous cherchons : Dorson Jaell'ym. »

« Vous pensez donc que son maître est celui qui l'a enlevé ? » coupa Sylas.

« C'est très probable. »
Rowan tendit au second mage le collier d'argent, afin qu'il en fasse l'examen. Ce fut vite fait. Le mage semblait déçu, après la surprise de l’identification précédente, de tomber sur un objet anodin.

« Ce collier n'a rien de magique, et effectivement, c'est un souvenir. Le pendentif représente une hulotte*: c'est le signe tribal du groupe de chasseurs du Téthyr auquel appartenait la mère du conseiller, une certaine Leodacya. Ils ont été décimés par des raids drows. »

Voilà qui n'était pas très utile dans l'immédiat, même si cela confirmait les souvenirs de Mornagest. Sire Rowan lui tendit alors le petit carnet, tandis que lui s'intéressait aux livres de sorts.

« Tenez, je vous laisse regarder... Pour ma part, je trouve étrange qu'un mage transporte *deux* livres de sorts. »

Mornagest put feuilleter le carnet. Il reconnut l'écriture fine de Lothringen sur les pages. Cela ressemblait à un aide-mémoire, le genre d'endroit où l'on inscrit des listes, des séries de chiffres... Lothringen utilisait une graphie elfique, mais ce n'était pas de l'elfique. Le code ne ressemblait pas à première vue au code gestuel qu'ils utilisaient entre eux. Pour parvenir à le déchiffrer, il lui faudrait du temps et de la persévérance.

La réponse des mages ne le surprit qu'à moitié. Il avait espéré... mais il comprenait leurs réticences. Les artéfacts avaient parfois le chic pour annihiler tout sur un rayon de plusieurs lieues, suite à une mauvaise utilisation... et ils ne pouvaient pas maîtriser les sphères en les examinant quelques minutes.

Quant au collier ayant appartenu à la mère de Lothringen, il permit surtout à Mornagest de ressentir une nouvelle vague de tristesse l'envahir. Garderait-il de son compagnon, des souvenirs ? Sans le revoir en vie, sans même le retrouver, ou dans un état pire que la mort ?

Mornagest reposa pour l'heure le carnet de notes avec les autres effets de Lothringen. Il aurait bien le temps de tenter de le déchiffrer plus tard.

"Il a peut-être un livre de sorts qui date de son apprentissage auprès de Dorson, et un autre, plus récent ?" Ses maigres connaissances en magie lui indiquaient qu'un magicien avait sa propre façon d'écrire ses sortilèges dans son grimoire, de telle sorte qu'un autre magicien ne pouvait pratiquement pas utiliser son grimoire. Peut-être avait-il changé sa méthode de retranscription en s'échappant d'Ombreterre, ou à un autre moment de son existence...

Sire Rowan ouvrit le premier livre, pour remarquer aussitôt qu'il reconnaissait l'ouvrage dans lequel Lothringen révisait jusqu'à tout récemment encore ses sorts pour le lendemain. Il était ordonné avec soin, et les pages les plus anciennes avaient plus d'une dizaine d'années. Pour le reste, Mornagest avait des souvenirs très justes ; Lothringen avait sa propre méthode de retranscription, et son grimoire était inexploitable par d'autres mages. Ils le laissèrent donc rapidement de côté.

Le deuxième était plus intrigant. Il n'était pas de la main du conseiller, mais d'une écriture plus sèche, aux lettres plus carrées. Les quelques inscriptions directement déchiffrables étaient en drow.

« C'est le livre de sorts d'un autre mage. Un drow. Il y a son nom en page de garde : Eolder'n de la maison Jaell'ym. On peut légitimement supposer que ce dernier est mort. La question est, pourquoi l'avoir gardé... »

Les deux autres mages se penchèrent sur la question. L'un d'entre eux en vint rapidement à comparer les deux grimoires.

« Le conseiller a dû le garder parce qu'il pensait pouvoir en décrypter les notes. Leurs méthodes de transcription sont assez comparables...»
« Cela signifie donc vraisemblablement qu'ils ont eu le même maître. » Sire Rowan se tourna vers Mornagest. Jusqu'ici, les indications de ce dernier s'étaient trouvées vérifiées, ce qui l'incitait à l'interroger encore. « Ce nom d'Eolder'n vous dit-il quelque chose ? »

Le grimoire d'Eolder'n. Ce nom lui disait quelque chose, oui... il avait fini massacré par Lothringen, dans les cryptes mélandiennes, lorsqu'il n'était encore qu'un anonyme mercenaire acoquiné avec un autre mélandien, Seina. Mornagest ne connaissait pas tous les détails de l'affaire, mais il savait que le mage était un autre mignon de Dorson.

"Oui. Un serviteur de Dorson, qui a rencontré Lothringen une fois de trop. J'imagine qu'il a dû se venger de ses années passées à souffrir en partie à cause de lui... quant à savoir pourquoi il conservait son grimoire, je l'ignore. Nous n'évoquons pas souvent la magie, car je n'y entends pas grand-chose."

De toute manière, ce grimoire leur serait aussi inutile que celui de Lothringen. Même en admettant de comprendre le drow, il doutait que cela suffirait pour en comprendre le moindre mot.

Pour l'instant, ils ne bénéficiaient pas de beaucoup d'indices supplémentaires, hormis le nom complet de Dorson. S'il y avait moyen de déterminer dans quelle cité drow il avait ses habitudes, ils gagneraient un temps précieux... mais comment découvrir cet élément ? Par l'examen des runes des deux grimoires ?

"Si les signatures sont similaires entre les deux grimoires, il y a peut-être un moyen d'en tirer quelque chose ? Des éléments communs que l'on pourrait déchiffrer... et en savoir davantage sur Dorson. Enfin... je ne sais pas du tout si ça marche comme ça", ajouta-t-il en rougissant légèrement.