La Couronne de Cuivre

Quête : Le Berceau

Edhoras finit par disparaître à la faveur d'un repli de terrain. Le cocher, Humphrey, leur expliqua qu'il y aurait quatre nuits avant d'atteindre Togoria, car si la distance était relativement courte, le terrain était difficile pour les chevaux. Loin d'être plate comme dans la Trouée, la route grimpait jusqu'aux hauts plateaux en bordure desquels se trouvait Togoria. De plus, le printemps avait provoqué son lot de crues et les montagnes voisines avaient une fâcheuse tendance à déverser du roc en travers de la route. Pour finir, il y avait cette circulation dense, qui causait souvent des problèmes, quand on est était plusieurs à vouloir franchir un pont en même temps. Mais, sauf catastrophe, quatre jours suffiraient amplement.
Ils progressèrent encore dans la plaine pendant toute la journée. La pluie de la veille revint par intermittence, raviver le vert électrique de la prairie. Les fleurs étaient innombrables, surtout des coquelicots et des bleuets, et la présence de petites fermes isolées, ça et là, donnait à l'environnement un cachet idyllique.
Le premier village où ils firent escale n'avait pas de caractère particulier, et ils dormirent dans une auberge bondée de voyageurs divers. Ils y virent leurs premiers marchands nains, mais aussi quelques elfes, des négociants de la Trouée et de la Vallée. Leurs deux camarades de coche y retrouvèrent d'ailleurs des connaissances et les conversations autour d'eux ne parlaient que d'échanges commerciaux.
Ils repartirent le lendemain et continuèrent leur progression vers le nord. Cette fois, l'escale eut lieu dans une ferme isolée, où ils trouvèrent davantage de tranquillité, bien que leurs hôtes soient manifestement rompus à l'accueil des visiteurs. C'était un couple âgé avec un fils un peu simplet mais efficace, qui s'occupa impeccablement des invités.
La troisième nuit, ils approchèrent des montagnes. Cela raviva l'intérêt de Victor qui commençait à montrer de très nets signes d'agacement après toutes ces journées enfermé dans le coche.
Quand ils parvinrent au village, cependant, Taliesin constata que celui-ci avait intégralement brûlé. Ce n'était pas récent, cependant, et plusieurs maisons neuves avaient été reconstruites parmi les décombres, que la végétation avait prises d'assaut. Le barde nota qu'à certains endroits, des hommes travaillaient à abattre des vestiges de murs.
" C'est l'oeuvre des Rouges, lui souffla son voisin. Ils sont nombreux à s'être enfuis vers la Vallée, après la débandade luménienne."

Il acquiesça, grave.
-Des amis à nous, originaires de la Vallée, ont eut affaire aux Rouges. Ils ont tout perdu mais au moins s'en sont-ils tirés vivants.
Il doutait que tel ait été le cas ici : à moins que les habitants aient pu voir venir les soudards de loin, a moins qu'ils aient eu le temps de se mettre à l'abri... Les victimes avaient dû être nombreuses, malheureusement.

" Je crois qu'ici, il y a eu pas mal d'entraide, entre les villages... Les montagnes ne sont pas loin, certains ont fui... Mais je n'en sais rien, en réalité. Ce sont des questions qu'on ne pose pas : les gens d'ici ne sont pas diserts, à ce sujet. Togoria a été largement épargnée, même si certains de ces vauriens ont dû choisir de s'y établir pour disparaître dans la foule. Mais ce sont ceux qui se sont rangés. Ceux qui étaient encore avides de rapine sont restés dans les campagnes."
Il sourit.
" Mais c'est de l'histoire ancienne, heureusement. Les villes de la Vallée ont eu à coeur de pacifier les campagnes, et s'il reste des Rouges quelque part... On n'en entend plus parler."
Ils mirent pied à terre dans la cour d'un bâtiment qui, chose très étrange, n'avait pas brûlé, mais était manifestement ancien. L'auberge s'appelait La Victoire de Lathandre, ce qui voulait sans doute dire quelque chose.
Baptiste vint se ranger près de Taliesin.
" J'imagine qu'en ces lieux, la curiosité est un vilain défaut. J'espère que Victor ne va pas faire d'impairs..."
Mais il semblait presque espérer le contraire. L'intéressé, lui, courait déjà sur la terre battue en déchargeant son énergie.

-Ne t'en fais pas : même s'il mettait les pieds dans le plat, je doute qu'on lui en veuille beaucoup. La spontanéité des enfants est proverbiale, après tout, et la plupart des gens savent qu'il n'y a nulle malice derrière.
Il esepérait néanmoins que Victor, conscient de la situation, ferait un peu attention;.. Au cas où, il veillerait à rester vigilant. Comme il veillerait à rester près de Baptiste, que les lieux et ce qui s'y était produit devaient inquiéter.

On les invita à entrer dans l'auberge, qui était elle aussi relativement fréquentée. Son tenancier était un homme jeune et affable, qui les installa à une table pendant qu'on préparait leur chambre. Victor et Baptiste observaient les lieux avec curiosité. Outre les habituels marchands, plusieurs personnes semblaient faire partie des habitants du village : ils buvaient au comptoir, en vêtements poussiéreux. Il y avait aussi un groupe d'hommes armés, portant des uniformes divers. Le barde, observateur, nota que les symboles brodés sur le dos ou l'épaule de leurs tuniques rappelaient, pour certains, ceux des compagnies de coche.

Cette vision le surprit : la région était-elle à ce point dangereuse qu'il faille des gardes soit pour accompagner les coches, soit pour patrouiller les routes? A moins, simplement, qu'il ne s'agisse d'un vestige de la période post-dictature, de ce temps où les Rouges représentaient une menace : les mesures de protection avaient pu être maintenues à seul fin d'aider la tranquillité d'esprit à regagner du terrain... Oui, ce devait être cela.
A moins, autre hypothèse, que la ressemblance entre les symboles soit purement fortuite...

Taliesin eut sa réponse un peu plus tard, alors qu'il revenait des latrines. Le cocher le prit à l'écart un moment.
" Juste pour vous avertir que demain, on s'ra escortés par deux hommes de la compagnie. Y'a eu quelques attaques sur la route ces derniers temps, des bestiaux qui descendent de la montagne avec le beau temps, et donc c'est la procédure. Faut pas vous en inquiéter, on a l'habitude de gérer ce genre de choses, mais comme ça vous êtes au courant, et vous pouvez annoncer le truc aux petits, qu'ils ne se posent pas trop de questions, quoi."

Il avait esquissé une grimace en entendant parler d'attaques... puis s'était senti soulagé. Des animaux, rien d'autre. Et rien que de très normal, en somme.
-Merci pour l'information : je vais la leur transmettre, répondit-il, affable comme de coutume.
C'est ce qu'il entreprendrait de faire dès que possible.

Les deux enfants étaient à table, terminant leur souper, aussi n'eut-il aucun mal à leur raconter ce que le cocher venait de lui apprendre.
" Est-ce qu'il a dit quel genre de bête c'était ? demanda aussitôt Victor, passablement excité à la perspective de l'aventure. Des trolls ? Des orques ? Des ogres ? Des wyvernes ?
— A mon avis, c'est juste des ours." fit Baptiste.

Il opina du chef.
-Je crois aussi. S'il avait s'agit de véritables monstres, les mesures de précaution seraient plus importantes... Il doit donc être question d'ours ou d'autres bêtes sauvages, rien de plus. Bref, il ne faut ni s'en faire... ni espérer assister à d'épiques affrontements !
Et c'était tant mieux comme ça.

Victor se leva.
" Un ours, c'est plus dangereux qu'une bande de gobelins, dit-il en haussant les épaules. Je vais aller demander aux soldats. Ils pourront me dire."
Et sans plus attendre, il se dirigea crânement vers la table des hommes armés.

Taliesin sourit, amusé.
-Voyons voir s'il se fait aussi bien accepter qu'avec les soldats de Togoria... souffla-t-il.
Il ne voyait aucune raison d'intervenir, de retenir Victor : si les hommes d'armes n'avaient pas envie de lui parler, il le lui diraient clairement. Mais il doutait que ce soit le cas : le culot du gosse avait été plutôt payant jusqu'ici.

Les hommes parurent manifestement surpris de l'arrivée de Victor, mais ils ne le chassèrent pas. Le gosse ne s'installa cependant pas comme il l'avait fait la dernière fois, il demeura debout, échangea quelques phrases, puis revint vers leur table. Il se rassit.
" Ils disent qu'il y a plusieurs choses... Des groupes de loups, un ou deux ours, et puis certains montagnards parlent d'une bête cornue... C'est une sorte de chèvre qui crache du feu, si j'ai bien compris. Mais elle ne chasse que la nuit, alors on ne risque rien, parce qu'on voyage uniquement de jour, et elle craint la lumière du jour."
Baptiste avait l'air semi-rassuré.
" Tu connais ça, toi, les bêtes cornues ?" demanda-t-il au barde.

-Hum, beaucoup de monstres ont des cornes. Mais un monstre cornu, ressemblant à une chèvre, crachant du feu et ne sortant que la nuit... Non, là, comme ça, ça ne me dit rien.
Et il se pouvait fort bien que Victor ait pris au pied de la lettre des propos visant à le faire marcher.
-Quoi qu'il en sois, tu n'as pas à t'inquiéter : s'il n'y a que deux gardes pour nous protéger, c'est que cela suffit largement.

" Puis au pire, tu pourras sortir ton épée ! s'exclama Victor. Et moi je les chargerai en hurlant !"
Il se tourna vers Baptiste.
" J'ai déjà tué un loup avec une bûche. Vrai de vrai."
Son frère grimaça.
" Avec une bûche ?
— Demande à Taliesin !"

-C'est vrai. Il a même tué, également, un tigre des neiges avec une poêle. Tout ça, c'était sur le trajet qui nous a menés des mines de Gargouille jusqu'à Loth Imarhil.
Et tout ça, cela avait été accompli alors que Victor était victime de ses transes. Cela avait bien servi, alors, mais y songer le mit profondément mal à l'aise et il espéra que, plus jamais, l'enfant ne connaîtrait pareil phénomène.

Baptiste écarquilla des yeux stupéfaits.
" Un tigre avec une poêle ?" murmura-t-il.
Un frisson le saisit et il regarda son frère avec une révérence craintive.
" Comment est-ce que c'est seulement possible ? C'était... un bébé tigre ?"

-Oh non, c'était un tigre tout ce qu'il y a de plus adulte, et il m'avait d'ailleurs salement amoché... Pour le reste...
Il chercha ses mots.
-Dans certaines situations extrêmes... Quand soi-même ou quelqu'un auquel on tient beaucoup est menacé... On arrive parfois à faire des choses incroyable. Par exemple, on a vu des mères toutes fluettes réussir à soulever une carriole sous laquelle était coincé leur enfant.
C'était à la fois une vérité et un mensonge. une vérité parce que cela arrivait effectivement, un mensonge parce que ce n'était pas tout à fait le cas concernant Victor. Mais il n'entendait pas éventer son secret.

Mais Victor s'en chargea volontiers.
" Moi, parfois, quand je suis furieux, je deviens super fort, comme ça. Je m'en souviens pas après, mais pendant ce moment-là, je serais capable... de... heu... tuer un tigre avec une poêle !"
Son sourire s'élargit.
" Donc retiens : faut pas me mettre en colère, on ne sait jamais ce qui peut se passer."
Baptiste avait l'air complètement décontenancé.

Il l'était, lui aussi, mais surtout à cause de la légèreté avec laquelle Victor avait abordé le sujet.
-Précisons quand même que cela se produit rarement et uniquement quand tu coures un grave danger ou que quelqu'un que tu aimes est en grand péril... fit-il simplement.
Que baptiste commence à avoir peur de lui ne serait pas du tout une bonne chose.

" Moi c'est le contraire, dit alors Baptiste. Quand quelqu'un que j'aime est en grand péril... j'arrive à le soigner. Enfin, c'est arrivé seulement une fois. Mais c'est vraiment arrivé. C'est peut-être un peu la même chose... sauf qu'on n'a pas le même tempérament."
La déclaration prit Victor au dépourvu, et il grimaça.
" Tu soignes les gens ?
— Faut croire."
Le petit blond demeura silencieux une seconde, puis il explosa de rire.
" On va faire la plus fine équipe de tout Hélonna !"

L'elfe sourit. Concentré sur les transes de Victor, il avait oublié que Baptiste, lui aussi, possédait une particularité - quoiqu'elle soit bien moins inquiétante, bien plus positive. En tout cas, il était ravi que le garçon ait réagi de la sorte.
-Je n'en doute pas. Et je narrerai vos exploits.
Son sourire s'élargit.
-Mais en réalité, vous connaissant, vous n'aurez besoin de personne pour les narrer.

Victor sourit.
" On aura besoin d'un témoin fiable, pourtant...
— Je ne crois pas que Taliesin ferait un bon témoin fiable...
— Pourquoi ça ?
— Parce que... heu... il aura à coeur de nous montrer sous notre meilleur jour..."
Baptiste s'empourpra ensuite comme une tomate.

Il lui dédia un sourire affectueux.
-C'est vrai. D'un autre côté, je suis sûr que vos exploits seraient à ce point épique et vos actes à ce point bienveillants que je n'aurai guère besoin d'enjoliver la vérité...
Il prit un air pensif.
-Toutefois, pour que mes récits paraissent plus crédibles, je pourrais les accompagner de ritournelles satiriques...

" Ah non ! Les ritournelles satiriques, c'est mon créneau ! s'exclama Victor.
— Quel cauchemar, dit Baptiste.
— Mais je vais vous épargner ce soir.
— Ilmater a eu pitié.
— Je crois plutôt qu'on te ramènera nos trophées. Galathée et toi, vous serez au coin du feu, puis nous on arrivera. Vous entendrez le galop de nos chevaux... Galathée se lèvera et dira : c'est eux, ils arrivent ! Tu iras ouvrir la porte et tu nous verras. Moi sur mon étalon noir, et Baptiste sur sa mule blanche.
— Ma... mule... blanche ?!
— Parfaitement. Elle s'appellera Silence. Ou Soupir. Ou Songe. Quelque chose comme ça.
— Quoi ?
— Et mon étalon noir s'appellera... Scorpion !"

-Oui, et il aura été baptisé ainsi du nom de la fameuse arme de siège, parce qu'il aura la fâcheuse habitude de projeter son cavalier au loin, comme un projectile... D'ailleurs, je n'aurai nul besoin d'ouvrir la porte. Du moins, pas pour toi : grâce à ta formidable monture, tu effectueras un joli vol plané à travers la fenêtre et tu t'étaleras de tout ton long devant la cheminée. Du coup, Galathée et moi t'obligerons à nettoyer les dégâts tandis que nous recevrons dignement Baptiste...
Il sourit de plus belle.
-J'ai hâte d'y être !

Baptiste s'esclaffa mais Victor retourna un regard noir au barde.
" Scorpion parce que ce sera un destrier mortel ! Mais pas pour moi, son vaillant cavalier ! Pour les importuns qui osent me défier !"
Il croisa les bras.
" Mais si c'est comme ça, je peux tout aussi bien ne jamais rentrer et me contenter de vous envoyer des lettres que j'aurai dictées à mon fidèle secrétaire.
— Je sens que c'est moi, ça."

-Que nenni. Comme toi, tu ne nous auras pas abandonnés, comme tu continueras à nous rendre visite, nous te dispenserons de bons conseils grâce auxquels ta carrière de héros sera encore plus brillante qu'elle ne l'aurait été sans cela. Ainsi, à chaque fois que tu te présenteras à la maison, tu rapporteras de magnifiques trophées : des têtes de géants, de dragons, de démons, même ! Quant à Victor... Disons qu'il pourra nous envoyer ses trophées avec ses lettres, vu qu'il s'agira de... griffes de grouilleux.
Il sourit au petit Desmoulins, pour bien montrer qu'il le taquinait.

Victor lui tira la langue.
" Je ne crois pas que ça me tenterait, de ramener des... têtes de monstres. C'est plutôt... répugnant, je trouve. J'ai l'impression que si je tuais un... quelque chose... Ce serait pour le manger. Ou alors parce que son coeur est nécessaire à la fabrication d'une potion susceptible de guérir le fils mourant du meunier du village... Quelque chose comme ça. Mais me promener avec une tête dans un sac... Beurk.
— Te connaissant, ce serait d'office pour le manger, dit Victor. Je vois déjà le truc : Accommoder un monstre, par Baptiste. Page 72, cuisses de grouilleux à la moutarde.
— Je ne sais pas si je pourrais manger quelque chose d'aussi... humanoïde."

-Vous me rappelez les aventures de Gérard de Berge, avec vos histoires d'employer des morceaux de créatures pour composer des potions... Car c'est ce que faisait notre valeureux chasseur de monstres : nombre des élixirs contribuant à sa puissance étaient fabriqués à partir de tels ingrédients. Et il prélevait les têtes de ses monstrueuses victimes pour prouver à ses employeurs qu'il avait fait le boulot...
Il sourit.
-Mais je vous raconterai tout ça à l'occasion. Enfin, si ça vou intéresse.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] La Route du Nord

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