La Couronne de Cuivre

Hmpf ! Un prêtre. Il avait espéré tomber sur une prêtresse ! Bon, évidemment, ça n'aurait pas été une *belle* prêtresse, de toute façon. Ici, on n'était pas chez les sunites, mais chez ces nazes de lathandrites. Des pas marrants trop sérieux. Pas encore comme ceux de Heaum, mais quand même... alors qu'une prêtresse sunite, tout de suite...

Après avoir rangé ses parchemins coquins dans un repli de sa tunique, Pierre-Quentin revint des toilettes après son "besoin naturel". Ils allaient devoir jouer... quelle plaie. Déjà, il n'était pas certain de comprendre le principe du jeu, ce qui le rendait passablement ennuyeux, mais Pierre-Quentin était sûr que c'était parce que ses créateurs étaient pas bien malins. Pas comme lui.

"Bon, allez, on n'a pas que ça à faire ! Mais à quoi servent ces dés avec trop de faces ? Vous savez pas en fabriquer en forme de cubes ?"

Misère, songea Albérich, en prenant place face au morveux.
Il aurait préféré passer sa demi-journée de service avec les vieux. Les vieux jouaient aux cartes, ils avaient toujours des histoires incroyables à raconter, ils étaient polis, parfois sourds, et nettement moins agités (en moyenne).
" C'est parce que c'est plus difficile de mettre dix chiffres sur six faces, tu vois, répondit-il très calmement. Bon, mais tu verras plus tard comment on s'en sert. Je vais te donner une fiche déjà faite... Alors tu as le choix entre le journaliste du Luménien Libéré, le sergent de la garde, le prêtre d'Ilmater alcoolique et la petite frappe des Taudis."

Il ne comprenait pas vraiment, mais il n'était pas assez crétin pour ne pas comprendre qu'en hochant la tête avec un sourire niais aux lèvres, il pouvait peut-être donner le change. Dont acte. Évidemment, sans les boutons purulents sur les joues et le front, et l'appareil dentaire en plomb véritable, il aurait peut-être pu afficher un visage plus amène, mais il se croyait le plus beau. Du moins, c'était ce que sa maman lui disait. Et il le croyait.

"Alors euh..." Pierre-Quentin avait déjà oublié la moitié des propositions. Il se concentra intensément durant une seconde et vingt-trois centièmes, puis déclara, rayonnant : "Le sergent alcoolique, ça a l'air trop bien ! Genre je vais aller me pochtronner et tripoter les catins dans les tavernes !" Cette fois, son sourire était sincère. Et il donnait encore plus envie de le frapper pour le faire disparaître.

Albérich resta de marbre, puis afficha un sourire qui n'aurait pas dépareillé sur un chat violet à rayures mauves sur le point de se rendre invisible.
" Le sergent n'est pas alcoolique. C'est le prêtre qui l'est."
Qu'est-ce que ça voulait dire PQHP ? Pauvre Qurétin Hautement Pustuleux ?
" Mais soit. Disons que le sergent est alcoolique, si ça te fait plaisir."
Alcoolique. Pauvre gosse. Sans doute venait-il d'un de ces foyers pourris par l'abus de bière des trappes (cette célèbre bière brassée avec sagesse par des hobgobelins du nord lointain)...
" Voilà la fiche. C'est très simple. Ici, tu as des... points à répartir... entre différentes caractéristiques... et aussi des aptitudes... des compétences... et ici, ce sont tes points de Folie... et là le modificateur... les blessures... et là encore, ici... ton équipement... Facile, tu vois ? "

Oulà. C'est là que les Romarins s'empoignèrent.

"Bon, euh, d'accord. Et euh, qu'est-ce qu'il vaut mieux que je fais pour pouvoir abuser de mon pouvoir sur les gens ?"

Il en avait déjà marre, de ce jeu incompréhensible. Jouer au docteur avec la fille du boulanger, c'était quand même plus rigolo. Il regarda subrepticement autour de lui : personne d'intéressant. Des vieux prêtres grincheux. Et un silence de mort... bizarre. Lathandre était censé être un peu plus joyeux que ça. Ils cuvaient peut-être de la veille ?

"Tu connais bien le jeu, tu peux peut-être choisir pour moi ? Passque... les habitudes et les connaissances de folie, j'suis pas bien au point." Il se cura le nez de l'index puis examina consciencieusement le fruit de sa recherche.

Voilà qui est frais, songea le prêtre.
Le gosse avait l'air aussi intéressé que s'il avait essayé de l'initier aux principes de base de la liturgie d'Herbeverte. A ce prix-là, pourquoi ne pas plutôt lui faire entrer un peu de... théologie dans le crâne, plutôt que de perdre son temps à tenter d'allumer une lueur d'intérêt dans ce regard bovin avec des dés, du papier et une histoire à dormir debout. Les jeunes étaient censés aimer jouer. C'était dans leurs hormones — avec plein d'autres trucs peu reluisants. Alors pourquoi celui-là avait-il l'air à ce point bouché ?
Peut-être qu'il avait besoin d'un bon verre de bière des trappes, après tout, histoire que les rouages visqueux qui stagnaient dans sa boîte crânienne se mettent en mouvement.
" Dis-moi. Est-ce que tu peux me rappeler pourquoi on t'a... conduit au Temple, ce matin ? Tu avais fait... une vraiment grosse connerie ?"
Et pendant qu'il essayerait de rassembler trois mots de vocabulaire et un semblant d'harmonie grammaticale pour lui répondre, Albérich remplirait rapido cette fiche. Misère, ne pas savoir distribuer 117,5 points dans trente-six caractéristiques, dix-huit aptitudes, seize compétences et huit subdivisions de maîtrises historiques qualifiées ! Ils apprenaient quoi à l'école ?

Pour une fois, Pierre-Quentin eut un semblant de dignité, et il rougit à la question d'Albérich.

"Ben euh... ouais. Une grosse. Enfin, bon, c'est pas d'ma faute si la prof trémoussait son popotin comme ça, ma main s'est perdue, pis voilà. 'Fin, voilà. J'ai des problèmes de con sans traction pasque je suis très malin. On m'a dit que je suis au pot en ciel. Alors, les cours, c'est chiant, j'préfère mater les ... euh, 'fin, tu vois, quoi. Mais je vois pas pourquoi venir jouer à un truc rasoir avec toi va changer que'qu'chose. La prof aura toujours les mêmes fesses demain, non ?"

Sa rougeur s'était dissipée à mesure qu'il parlait. Heureusement. Un garçon boutonneux qui rougissait ressemblait davantage à une éruption volcanique qu'à un visage humain. Il s'était cependant mis à se gratter nerveusement, et sans y prendre garde, venait d'éclater un bouton d'acné bien mûr du bout de l'ongle.

"Et si on allait plutôt s'balader dehors ? Chuis sûr que ce sera plus marrant pour nous deux !" Au lieu d'un sourire ravageur (dans le sens meurtrier du terme), il afficha un regard de cocker battu et fixa Albérich dans les yeux. Tout aussi effrayant.

Diable, un gosse aussi perverti que le Petit Rouspi, le héros de cette histoire illustrée lamentable qu'on publiait dans le Luménien Libéré, après la page des sports et des potins. Albérich était mal armé pour affronter ce genre de créatures : il avait cru à l'histoire des fleurs et des abeilles jusqu'à l'âge de 19 ans. Et qu'est-ce que c'était que cette histoire de seau céleste ? Un sot intersidéral, ça il voulait bien y croire, et sans doute le gosse avait-il tout compris de travers.
" Tu veux sortir... te promener... mais d'où est-ce que tu débarques, toi ? Les gamins de ton âge, ça veut rester avachi dans un fauteuil, pas sortir dehors. Tes parents sont rôdeurs ? Druides ? "
Pire, ils étaient peut-être rôdeurs-druides !

Rôdeurs ? Druides ? Bah, c'était bon pour les elfes, ça.

"Beuh non, d'habitude, je vais avec mes potes. Où qu'y z'aillent, j'irai où mes potes iront. Ahahaha, elle est drôle non ? Mes copains, ils aiment bien mes blagues. En général, on s'balade en rue, on attrape des chats, on leur attache des trucs à la queue et on les poursuit en rigolant. Ou alors, on embête les filles, surtout les moches, héhé. Mon père, il est "épris de justice". Ma mère est serveuse dans une taverne, mais j'ai pas le droit d'aller la voir quand elle travaille, chaipas pourquoi. Peut-être parce qu'il y a trop de monde et qu'ya pas d'place. C'est quoi, épris de justice, au fait ?"

C'était un miracle qu'un morveux de cet acabit soit parvenu à l'âge antique de douze ans. A la place de l'épris de justice, il l'aurait noyé dans les égouts, illico presto. Avec une pierre, un sac, un gourdin pour ne pas prendre de risque.
C'est mal, Albérich. Lathandre est le dieu de la Jeunesse. Il professe l'espoir, l'optimisme, les secondes chances. Celui-ci aura sans doute besoin d'une forte dose des trois, administrées à la louche, mais il ne faut jamais renoncer.
" Dis-moi, ton père, il est épris de justice... ou repris de justice ?"
A quoi bon, ces questions rhétoriques ?
" Non. Ne réponds pas. Ecoute, voilà le plan. Je te raconte une histoire, et ton personnage doit réagir. Ton... sergent alcoolique. Tu dois lui trouver un nom d'ailleurs."
Quelle erreur absolue que d'offrir un tel tremplin d'expression à ce genre de créature. Il était prêt à parier que le résultat serait édifiant.

"Repris, épris... chaiplus. J'le vois pas souvent, en fait. Seulement quand il parvient à fausser compagnie aux gardes, j'crois bien. L'est malin, mon pôpa. Je tiens de lui, hein ?" Il arbora un sourire d'une niaiserie qu'à côté, un gnoll pouvait passer pour un Élu de Mystra.

"Super, je vais pouvoir faire faire faire faire... euh... mon sergent va faire plein de trucs marrants ? Dis donc, ça a pas l'air si con que ça, ce jeu, finalement !" Pierre-Quentin avait l'air plus enjoué. Peut-être arriverait-il à se concentrer au moins plus de dix secondes sur le "plan" d'Albérich, avant de s'imaginer des formes voluptueuses se dandiner devant ses yeux ?

"Un nom ? J'adore donner des noms géniaux ! J'trouve toujours des surnoms marrants aux copains. Ou aux filles. Alors, le sergent, il va s'appeler... euh... un truc intelligent, attends. Euh... Blop ! Sergent Blop. Ça sonne bien, hein ?"

" C'est parfait." s'exclama Albérich avec enthousiasme.
Quand on s'attendait à Trique, Nênê ou Bistouquette, Blop était le summum du raffinement.
" Donc allons-y... C'est la nuit. Tu es, Sergent Blop... justement de garde. Ce soir-là, ton partenaire, le capitaine... Burps... n'a pas pu t'accompagner car il a trop mangé de blé et son nez s'est tout pelé. Bref, tu es seul, tout seul, dans cette nuit sombre et froide de Nuiteuse. La neige, sur le sol, s'est transformée en boue, qui clapote sous tes bottes... Tu dois... patrouiller dans le quartier du port... et tu entends... comme un glougloutement... qui vient de la gauche... d'une ruelle sinistre où la lune ne pénètre pas..."

Pierre-Quentin regardait béatement Albérich raconter l'histoire du sergent Blop, seul, arpentant les pavés gras des ruelles glauques de la cité. Il bavait presque tant c'était beau et poétique. Ou emmerdant et kitsch. Ou soporifique. Il ne savait pas, la plupart de ces derniers mots lui étaient étrangers, et il avait déjà oublié la moitié du contexte quand le prêtre terminait sa deuxième phrase. Aussi, Pierre-Quentin se focalisa-t-il sur l'essentiel :

"Pénétrer la lune. Ouhaaahahhahaha excellente, ta blague !", s'esclaffa-t-il en postillonnant allègrement sur la table et partout alentour.

"OK, la lune de qui, alors ? Héhéhéhé ! Bon, alors, euh. Et alors ? Je fais quoi ?"

La brume n'était pas présente que dans le récit d'Albérich ; cela, au moins, était clair.

De la brume ? C'est un chasse-neige qui aurait été efficace, et encore ! Un lance-flammes pour brûler toutes ces broussailles qui lui remplissaient le crâne. Ou alors n'y régnait-il que le vide... et de la morve. Ça, manifestement, il y en avait plein les tuyaux.
" Ecoute, petit, j'en sais rien, ce que tu fais. Tu vas voir ce que c'est, le glouglou, ou pas ? T'as le choix."
Probablement Quasiment Hermétique à la Pensée ? Petit Quota Humain à Pulvériser ? Ça, c'était faisable.
" Et la lune, y'en n'a pas, en fait. Il neige, tu vois. Y'a des nuages. C'était une image. Une... façon de parler."

Nouveau regard hébété. Avec, cette fois, vraiment de la bave. Il s'en rendit compte et la récupéra en bouche bruyamment. Albérich songea aux flagelleurs mentaux qui aspiraient les cerveaux de leurs victimes, même si, dans le cas de Pierre-Quentin, il était immunisé à de telles attaques abominables...

"Ah ouais. Genre c'est pour faire style que. Ouais, je vois. Euh. Glouglou... c'est le bruit de la bière qui coule, nan ? J'vais voir ! Héhé ! Brol est pochtron. Donc il va voir s'il peut à-fonner gratos. Logique, tu vois ? C'est facile, en fait, ce jeu !" Il affichait un air satisfait. Enfin, benêt, plutôt, mais satisfait de son raisonnement digne d'une huître anémique.

Il se trémoussa sur sa chaise, comme s'il avait envie d'uriner. C'était plutôt parce qu'il trépignait à l'idée de décrire son sergent Bill vider chope après chope. Il en ricana bêtement d'avance.[/i]

" C'est Blop, le nom de ton personnage. Pas Brol."
Ce gosse était perdu pour la science, pour la religion, pour la menuiserie, le théâtre, le vol à la tire, l'étude des peuples sylvestres et le tango.
" Il fait très sombre dans la ruelle. On ne dirait pas qu'il y a une entrée de taverne. Et ça ne sent pas la bière, ça sent la fien... le caca."
Il attendit que le regard du gamin s'éclaire un peu, ce qui se produisit — incroyable !— quand le clerc se déplaça légèrement sur la droite.
Cette lueur, c'était formid... C'était le reflet de la bougie posée sur le buffet. Ha ! Dire qu'il y avait cru une seconde...
" Il y a une grosse plume brune, grande comme... ton bras, qui gît... ça veut dire qui traîne... sur le sol, dans une flaque de neige."

"Brol, oui. Blop. Pardon.", fit-il brièvement. Puis il rigola bêtement quand Albérich évoqua les odeurs fécales présentes sur les lieux. "Brol est dans le caca ! Hihihi."

Ignorant l'air atterré du prêtre, qui semblait sur le point de sortir une arme contondante très lourde comme une table en marbre pour en fracasser le crâne du mioche prépubère, Pierre-Quentin entra en phase intense de réflexion et vira de nouveau au rouge - mais de concentration, cette fois, pas de honte.

"Y a un cabaret pas loin !" s'exclama-t-il enfin. "Burp va pouvoir aller mater les gonzesses en plumes !" Il eut un éclair de génie et étudia attentivement le visage d'Albérich, et finit par comprendre : "C'est pas ça ?" demanda-t-il un peu piteusement.

Albérich prit sur lui. C'était la compétence de base pour n'importe quel clerc qui n'avait pas opté pour la carrière d'ermite. Il fallait entrer en contact fréquent avec des utilisateurs — que certains auraient appelés clients mais que les prêtres appelaient "ouailles" (sans doute parce que "aaaarghs" était trop explicite) — ce qui nécessitait de pouvoir absorber toutes sortes de choses, un peu comme une éponge, sans les recracher aussitôt. Il fallait les digérer, sans se départir d'un sourire tranquille, puis les relâcher dans l'atmosphère de la manière la plus discrète possible. Certains avaient un infime frisson. D'autres pianotaient des doigts sur un bord de table. D'autres encore transpiraient des aisselles. Les derniers lâchaient un prout discret.
Albérich, lui, étouffait des soupirs. C'était la spécialité, l'étouffement de soupirs. Ils ressortaient parfois par le coin de ses lèvres, parfois par ses narines, plus rarement — heureusement car c'était douloureux — par les oreilles.
Il étouffa donc un soupir.
" Ecoute, mon garçon. Lance... deux dés, tu veux bien. Oui, ceux-là, les décaèdres. Pardon. Ceux qui ont dix faces. Attends. Ceux-ci."
C'était plus sûr : le comptage était probablement quelque chose que son esprit creux avait expulsé depuis la maternelle. Il s'efforça, en lui remettant les dés, de ne surtout, surtout, pas toucher ses mains. S'occuper du gosse, c'était une chose, attraper une maladie manuellement transmissible, une autre.

"Ben dis donc, toi aussi, tu inventes des mots bizarres. Ou alors, tu parles d'autres langues ?" Il le regarda pour la première fois avec une pointe d'admiration.

"Alors, les dés..." il les attrapa, frôlant de très près la main d'Albérich. Une myriade de bactéries, trouvant la peau de Pierre-Quentin trop habitée, s'empressèrent d'aller occuper un espace plus dégagé, et sautèrent donc sur les mains bien propres du prêtre.

Pierre-Quentin, insoucieux des règles d'hygiène les plus élémentaires, secoua les mains avec les dés dedans, puis les jeta en l'air d'un geste large. Les dés allèrent se promener un peu partout dans le temple, rebondissant régulièrement sur des parois dures et a priori non étudiées pour accueillir des objets de ce genre. Rapidement, ils furent hors de vue.

"Y a autre chose à faire avant de pouvoir boi... de continuer ?" Apparemment, il n'avait pas saisi l'intérêt de lancer les dés, ni la manière de le faire.

Et on reprend sur soi, et on ré-étouffe un soupir.
" Alors, à présent, toi qui as besoin de... t'agiter un peu, tu vas jouer à "cherche-ton-dé". C'est facile. Il y en avait deux, un vert et un violet, il suffit d'ouvrir l'oeil... et de me les ramener rapido."
Ses parents étaient cousins, ou quoi ? Ou bien un des deux était un kobold ? Ou alors ils lui avaient appris à faire du saut à l'élastique depuis la table à langer ? Comment parvenait-on à créer pareil demeuré ? C'était presque... du miracle inversé. Spectaculairement navrant. Un pamphlet vivant pour le contrôle des naissances.

"Mais tu m'as demandé de les lancer !" rouspéta-t-il avec une voix qui s'érailla vers les suraiguës de façon atrocement inharmoniques. Devant la mine intransigeante du vilain prêtre qui devait manger des manches à balai en chêne tous les matins, il arrêta ses récriminations inutiles et se leva, partant à la recherche des dés, à quatre pattes. Même si le plus proche devant être au moins à cinq mètres de là, il commença à inspecter les dalles autour de la table.

Évidemment, il ne s'attela pas longtemps à sa tâche, car il venait de remarquer une splendide paire de jambes en grande partie masquées par une longue robe des plus délicates. Il releva prestement les yeux et faillit s'étrangler en voyant que ladite paire appartenait en fait à un jeune prêtre aux traits durs et à la longue barbe noire.

Il recommença à fouiller, mais avait oublié ce qu'il devait chercher. La grande plume ? Non... un nom pour son sergent ? Non plus... flûte, il ne savait plus. Il se contenta de chercher sans but.

Albérich le laissa chercher un moment. Peu importait, finalement, qu'il trouve ou pas. C'était juste l'occasion de se ressourcer quelques minutes sans devoir contempler une vision d'horreur.
" Reviens, gamin, j'en ai d'autres." dit finalement le prêtre.
Tout ça pour déterminer si son sergent stupide allait se faire bouffer tout de suite ou un peu plus tard. Même les joueurs les plus chevronnés, les optimiseurs nocturnes, les appreneurs de règles par coeur, les calculettes à pattes, les capables-de-prévoir-cinq-coups-à-l'avance ou les tricheurs-qui-ont-déjà-lu-le-scénar, se faisaient dégommer dans les vingt premières minutes, à l'Appel de Glouglou. Le gosse allait tenir plus longtemps, mais seulement parce qu'il participait à l'aventure par tranches de dix secondes maximum avant d'aller patauger dans la vase de ses pensées douteuses.

Il lui fallut un certain temps avant de se rendre compte qu'Albérich s'adressait à lui. D'autres quoi ? Il se gratta la tête - sans éclater de bouton dans une gerbe de pus, cette fois - avant de se souvenir qu'il cherchait des dés avec trop de faces pour être honnêtes. Il se redressa alors, et faillit se fendre le crâne sur un rebord de table en marbre. Décidément... les meubles n'étaient pas faciles à voler, ici.

"Alors cette fois, je vais les lancer moins fort !" tout fier. Il l'avait trouvé tout seul, c'était un exploit. Il essaya de retrouver d'autres dés à dix faces parmi le fatras amoncelé devant le prêtre, mais ne parvint bien sûr pas à les distinguer. Il s'approcha donc, laissant Albérich admirer sa belle chevelure grasse et mal entretenue. Avec un peu de chance, les poux eux-mêmes ne survivaient pas là-dessus.

"Lesquels c'est ? Et au fait, ça sert à quoi de lancer les dés ? On joue pour de l'argent ?" Il se sentait un peu embêté à ce sujet, car il n'avait pas un sou en poche. Il pouvait toujours faire mine de monnayer ses charmes, mais il sentait bien que le lathandrite n'y était pas vraiment sensible. Bizarre...

" Non. On ne joue pas pour de l'argent."
Je devrais lui faire un dessin, songea Albérich. Ça aiderait sûrement.
Il attrapa un morceau de parchemin, une plume qui traînait, et s'appliqua super fort, avec l'édifiant résultat suivant (il était meilleur en chant qu'en dessin) : " Donc... Tu es là, le sergent Blop, je veux dire, est là... la plume est là... tu as décidé d'aller par là... et voilà tes dés... doucement maintenant. En fonction du résultat des dés, on va voir ce qui se passe..."

Il hocha la tête avec vigueur. Cette fois, il avait compris. Jusqu'au prochain obstacle intellectuel, qui devait se situer à peu près dans une phrase et demi, voire moins si Albérich n'y prenait pas garde.

"Okéééé je vois, mec ! Allez, je lance ! Et à moi les gonzesses et la bière !" Il n'avait pas compris, en fait. Mais au moins, il fit rouler les dés sur la table.

hrp : je te laisse le soin d'imaginer le résultat

Le premier dé roula deux fois mollement puis pirouetta une seconde sur lui-même et fit 0. Le second dé, plus audacieux, ricocha contre un livre, une tasse, fut dévié par une crotte de nez baladeuse, bondit hors de la table et roula jusqu'au pied d'Albérich qui se pencha magnanimement pour le ramasser. Il avait fait... 0
Bien sûr, songea Albérich. Quoi d'autre.
" Tu glisses sur la neige et tu tombes en arrière, sur ton épée, qui te traverse le ventre et ressort à l'air libre ornée d'un morceau de ton intestin d'une taille non négligeable. Tu n'es pas complètement mort mais l'odeur de ton sang qui se répand autour de toi, petit à petit, en bouillons écarlates, attire déjà les rats... Tu les entends, faiblement, qui couinent dans les recoins sombres de la ruelle... et, soudain... le glouglou que tu traquais retentit, plus fort, quelque part au niveau de tes pieds que, déjà, tu ne sens plus vraiment... Il fait sombre, il fait froid, et te reviennent à l'esprit des images de ton enfance, quand tu n'étais encore qu'un petit crétin qui reluquait les fesses de son prof, et que tu croyais que la vie, toujours, serait composée d'un succession de fragments éclatés sans la moindre connexion les uns avec les autres..."

Durant toute la diatribe d'Albérich, il s'était tenu coi. D'une part, il avait décroché au bout de quatre mots, et d'autre part, même s'il avait cherché à retrouver le fil du récit, il n'aurait pas compris deux mots d'affilée. Alors, il attendit sans y prendre garde, et se rendit enfin compte que le prêtre s'était tu depuis un moment déjà, le dévisageant de son même habituel air de constipé.

Pour faire bonne mesure, il se gratta une nouvelle fois l'intérieur des narines. Les deux en même temps. Ce qui était impressionnant, c'était les deux couleurs différentes des substances visqueuses qui en sortirent. Pierre-Quentin aurait bien goûté à ce mélange rigolo, mais il parvint à se retenir : après tout, ils jouaient, là, et le prêtre casse-pieds attendait qu'il fasse quelque chose.

"Je dois lancer les dés ?"

hrp : tiens, tiens... le hasard fait bien les choses !

HRP : qui a parlé de hasard ? C'est moi le MJ !

Albérich eut un sourire tranquille.
" Ecoute. Regarde-moi ici."
Il désigna ses yeux de deux doigts.
" Tu es mort." articula-t-il lentement.
Pas trop de mots, des mots simples, le message allait — devait — passer, cette fois.

Regard vitreux. Bave proche de sortir. Il fallait reconnaître à Albérich que sa phrase, même si elle concernait le sergent Blop, n'était pas loin d'être également valable pour Pierre-Quentin.

Mais ce dernier ne comprenait toujours pas vraiment le principe du jeu drôle. Il éclata donc d'un rire d'adolescent, avec une partie grave qui s'élevait soudainement vers les fréquences les plus inaudibles possibles, proches des couinements des chauves-souris. Ensuite, il renifla pour reprendre son souffle, et rigola à nouveau.

"Mais t'es con, ou quoi ?" finit-il par dire. "Si je s'rais mort, je peux pas te parler !"