La Couronne de Cuivre

Le jeune homme en question observa l'autre jeune homme passant à coté de lui avant de baisser de nouveau les yeux. Puis il se mit à tripoter un ceinturon en maugréant.

"Franchement, c'est bien ma veine. J'avais bien besoin de ça ..."

Se rendant compte qu'il avait parlé tout haut, il rougit instantanément et tourna les talons.

Avec le bon compte, ça sera mieux...


Surya réalisa que le jeune homme qui arrivait en face l'avait observée. Avec peut-être un peu d'insistance, lui semblait-il... ou l'avait-elle imaginé ? Non, elle était sûre qu'il l'avait trop regardée. Elle devait être un monstre, c'était la seule explication. Ou alors c'était peut-être juste à cause de ses pieds nus et de sa chemise déchirée aux épaules ? Ou sa couleur de peau ?
Elle sursauta en l'entendant parler à voix haute, et se retourna, croyant qu'il s'adressait à elle. Mais non, apparemment. Il se parlait tout seul en se tripotant sa ceinture. Ce qui lui rappela qu'elle avait elle aussi une fichue ceinture, qui ne voulait toujours pas s'enlever. Pas de panique...

Elle fit un pas supplémentaire puis changea brusquement d'avis et se tourna vers l'inconnu.
" Hum.... Excusez-moi de vous déranger mais... Vous savez où trouver une fontaine ?"
Elle n'était arrivée qu'hier soir en ville, et réalisait qu'elle n'avait absolument pas songé à repérer ce genre de chose.

"Une fontaine ? Oui, je sais ... Venez avec moi."

En même temps, elle pourrait voir à quoi elle ressemblait. Si elle ressemblait à son frère jumeau, le haut-prélat Guiguemar d'Aulfray, elle risquait d'avoir quelques ennuis. Mieux valait déjà montrer profil bas ... Et cette foutue ceinture ... Elle emboîta le pas au jeune homme, la tête baissée, tirant sur la boucle scélérate qui l'empêchait de retrouver sa nature véritable.

Elle mena l'inconnu jusqu'à la promenade des docks et sa fontaine aux souhaits. Par chance, il n'y avait personne.

"Voilà, c'est par-là."

Elle s'approcha de l'eau elle aussi, mine de rien.

Surya s'approcha de la fontaine avec une certaine appréhension, et sursauta en voyant son reflet.
" Quelle horreur !" s'écria-t-elle, horrifiée.
Elle toucha cette barbe noire qui bouclait sur ses joues, arrondissant son visage qui n'avait plus rien de féminin. Des sourcils broussailleux avaient totalement changé son regard. Ses tresses, fines et collées à son crâne, n'avaient en revanche pas bougé, lui donnant une certaine ressemblance avec un joueur de Foute -un sport de son pays d'origine- qu'elle avait connu autrefois. Bon, en toute objectivité, ça n'était pas si moche. Il faudrait juste défaire le chignon qui les rassemblait sur son crâne, et qui paraissait désormais totalement incongru.
" On dirait mon père", réalisa-t-elle subitement à voix haute, avec un brin de nostalgie.
Même sa voix avait changé, beaucoup plus grave désormais. Exactement comme celle de son père, là aussi. Elle se demanda fugitivement si elle était encore capable de chanter avec cette voix... et renonça très vite à vérifier cette idée frivole.

Angèle avait regardé l'inconnu se détailler dans la fontaine avec un certain effarement. Puis elle prit son courage à deux mains et se regarda à son tour dans l'eau. L'homme qu'elle vit avait les cheveux d'un blond paille et une barbe indisciplinée. Seuls ses yeux bleus et ronds débordant d'incrédulité n'avaient pas changé.

"Et oui ... C'est totalement mon jumeau ..."

C'est alors que les paroles de l'inconnu tout près percutèrent son esprit embrumé. Elle avisa le ceinturon qu'il portait. Et elle comprit.

"Ne me dites pas ... Vous aussi ?"

Elle lui montra la ceinture qu'elle portait en espérant qu'il comprenne et non qu'il pense qu'elle désignait la chose qui se balançait plus bas sans quoi elle risquait d'avoir des problèmes avec la garde.

Surya ne comprit pas tout de suite.
" Moi aussi.... quoi ?"
Elle vit le geste de l'inconnu désignant sa ceinture, songea à la sienne. Ce n'était pas la même mais...
" Vous avez aussi un souci de ceinture ?... enfin je veux dire... Moi, j'ai enfilé cette ceinture et elle m'a transformée. Et je ne peux plus l'enlever. Si je tenais ce fichu marchand de cuir... Vous l'avez eue où, la vôtre ?"

Angèle ou plutôt l'homme qu'elle était eut un sourire malheureux.

"C'était la ceinture d'une amie dont le métier l'obligeait à changer souvent d'apparence. Et je pense que ce ... cette chose devait lui permettre de changer totalement. J'avais besoin d'une ceinture et celle-ci me semblait très bien. Je ne me suis pas du tout méfiée. Et vous ?"

" Moi, je l'ai achetée sur le marché.... celui qui est deux rues plus loin. A un vendeur de cuir, qui vendait du neuf et de l'occasion. Il me l'a présentée comme un cuir de qualité exceptionnelle à un prix imbattable. Je suppose qu'il avait hâte de s'en débarrasser en fait ! Ou alors, peut-être qu'il ne savait rien, après tout..."
Elle soupira, se regarda à nouveau dans l'eau.
" Ça a quand même un avantage..., ajouta-t-elle, s'efforçant de plaisanter. Je vais pouvoir mettre une raclée au poivrot qui me faisait des avances trop insistantes hier !"
Il fallait bien profiter des avantages de l'autre sexe.
" Plus sérieusement... C'est une drôle de coïncidence. Vous croyez que c'est un complot ? Qu'un fou aurait décidé de répandre dans la ville des tas de ceintures ensorcelées pour mettre le bazar ? Peut-être qu'il veut que ce soit la panique pour faire un mauvais coup... Ou alors, il n'aime que les hommes... Ou bien c'est une femme qui veut éliminer ses concurrentes ? Ou quelqu'un qui veut vendre des parchemins de désenchantement quelconque à prix d'or..."

Angèle écouta Surya, un tantinet perplexe. Un complot ? Manost était régie par des hommes et pour les hommes. Mais quelqu'un aurait-il eu dans l'idée que toutes les femmes manostiennes deviennent des hommes ?

"Hé bien ... Je ne sais pas. Votre idée est assez intéressante. En même temps, les hommes d'ici savent tous qu'ils sont perdus sans nous. Pendant que les hommes se battent et gèrent les affaires de la cité, nous occupons toutes les autres fonctions. Et sans nous, ils sont perdus. De plus, à Manost, les hommes ont la suprématie sur les femmes. Mais sans elles ... Ils ne pourraient plus se sentir supérieurs. Peut-être est-ce une femme qui ... Je ne sais pas. Dans tous les cas, observons. Si plusieurs hommes arrivent totalement perdus, nous saurons."

" Bon, les hommes n'ont pas intérêt à ce qu'il n'y ait plus de femme, c'est certain : ils ont trop besoin de nous pour dorloter leurs.... hum... choses... qui pendent désagréablement. Je pensais pas que ça faisait cet effet, d'en avoir une paire entre les jambes. En fait, on devrait les plaindre de supporter ça tout le temps."
Une fois lancée, Surya était capable de bavarder un bon moment, de tout et de rien, surtout de rien d'ailleurs, pour éviter de trop penser à ce souci. Plaisanter était un bon remède à l'angoisse.
" Bon, mais... donc, c'est sûrement une femme qui a fait le coup, si c'est un complot ! Mais vous avez raison, faut observer... Peut-être aussi que les autres sont allées voir des clercs plutôt que leur reflet dans la fontaine ? Ou peut-être qu'on est les premières..."

"Dorloter leurs ..."

Angèle manqua virer au rouge brique. Quant au reste ...

"Honnêtement, à Manost, les clercs sont les garants de l'autorité. Je ne pense pas que des femmes oseraient aller les trouver pour ... ce genre de choses. Mais je pense comme vous : il s'agit sûrement d'un complot pour affaiblir les hommes. Peut-être des mélandiens ..."

" J'avais entendu dire que les clercs dirigeaient un peu la ville, maintenant que vous le dites... excusez-moi, je suis arrivée hier seulement. Mais justement, ils doivent d'autant plus se préoccuper de ce problème ! Imaginez que ce soit vraiment un complot des mélandiens... Ils devraient agir ! Puis bon, ils ont les sortilèges qu'ils nous faut, quand même"
Surya secoua la tête.
" Je ne comprends pas pourquoi les femmes n'iraient pas les voir. Vous voulez dire que vous n'avez que des religions du genre de ceux qui ont un balai dans le derrière? Pas de.... je ne sais pas moi.... sunites ? Sharessiens ? Ou même de lathandrites, de Chaunteens, ou de... Lilirites ?"

Un balai dans le derrière ? L'analyse du jeune homme ou plutôt celle de la jeune femme qui se cachait derrière était on ne peut plus pertinente. Angèle réprima un fou rire avant de répondre.

"C'est exactement ça, un balai ... Des religions très hiératiques ou axées sur la guerre. La Cavalière Rouge gagne de l'ampleur en ville. Alors imaginez ... tous ces gens découvrant que leur femme est devenue un homme, de même leurs filles et même leurs mères ... Peut-être que ce n'est pas un complot venant de l'extérieur mais plutôt quelque chose venant de femmes comme vous et moi. Des femmes qui en auraient eu marre d'être confinées à leur foyer, de devoir occuper des fonctions subalternes. En fait, je ne sais pas quoi penser."