La Couronne de Cuivre

Quête : Le nom du père

Quittant Erhedun, le chariot conduit par Kolia fut forcé de conserver une allure modeste pendant les premières heures de leur parcours : la route était encombrée et toute pointe de vitesse risquait de provoquer un accident. Il y avait d'autres véhicules, des marcheurs, des cavaliers, mais aussi beaucoup de bêtes, moutons, chèvres et bovins, guidés par leurs gardiens respectifs. La campagne était parsemée de champs, de prés et de vergers, mais aussi de jolis morceaux de forêts, et la route s'élevait doucement dans ce paysage jauni par les grands soleils de la fin de l'été. On devinait parfois, dans le lointain, quelque chose de miroitant, sans doute l'un des bras du delta de la Sereine. Baptiste s'était rendormi, la respiration un peu sifflante, vestige de son coup de froid. Victor bavardait toujours. Le voyage avait repris.

Taliesin, lui, lisait par petites phases, sans déplaisir mais sans grande concentration. Souvent. Il reposait son livre pour observer longuement, à travers la vitre, le paysage qui défilait.
Il éprouvait une impression étrange tandis qu'ils entamaient l'ultime étape de leur périple et se rapprochaient d'une conclusions qui, pour être juste et souhaitable, n'en était pas pour autant agréable.
Enfin, ce serait tout de suite plus facile si le père de Baptiste était quelqu'un de bien à qui l'on pouvait faire confiance.
Et dans l'immédiat, puisqu'il ne pouvait rien faire à ce sujet, autant tenter de profiter du temps présent...

Ils cheminèrent tranquillement dans la campagne, qui perdit peu à peu en civilisation, un peu comme autour de Luménis mais à moindre échelle. Il semblait surtout y avoir des vergers, dans ce coin d'Hélonna, ainsi que des chèvres, de toutes les couleurs, et, chose assez rare, un nombre impressionnant de cochons. Ceux-ci n'avaient heureusement pas accès à la route, ce qui aurait augmenté le niveau de désordre, mais ils paraissaient très curieux, car ils se massaient près des barrières et ronchonnaient joyeusement sur le passage du chariot. A la mi-journée, Kolia ouvrit la petite trappe qui permettait au cocher de communiquer avec ses passagers.
" Si vous n'êtes pas encore trop affamés, on va avancer encore une bonne demi-heure, parce qu'ici ça pue vraiment trop."
Taliesin s'en était rendu compte.
" Mais d'ici un quart de lieue maximum, le vent aura tourné et on pourrait manger tranquillement. Je vous montrerai la carte. Vous me direz ce que vous pensez de la suite."

-Ce programme me convient parfaitement, répondit-il.
Certes, son estomac commençait à se manifester, mais il pouvait largement attendre une demi-heure et même davantage. Surtout que quitte à faire une halte pour le repas, autant qu'elle soit le plus agréable possible. Or, l'odeur qu'il percevait aurait largement contribué à la gâcher...

Ils s'immobilisèrent une petite demi-heure plus tard, à l'écart de la route, en bordure d'un verger où travaillait toute une équipe. Kolia détela les chevaux pour qu'ils puissent brouter un instant, puis s'éloigna pour aller discuter avec les paysans, tandis que Victor faisait quelques exercices pour se dérouiller les muscles et que Baptiste émergeait de son somme, comme une tortue après l'hibernation.
" J'ai déjà les fesses en compote. Kolia dit que je suis un ramolli du postérieur. Je ne crois pas que ce soit un compliment.
— Les banquettes à l'intérieur sont tout à fait confortables, dit Baptiste en bâillant.
— Je vois ça. Bon. Faut que j'attrape des insectes !"
Et il se mit aussitôt en chasse, bondissant dans les hautes herbes.

Il faillit lui conseiller de ne pas trop s'éloigner mais finalement s'abstint.
-Bonne chasse, lui dit-il plutôt.
Victor savait être raisonnable, quand il le voulait. Et il ne risquait absolument rien, par ici. Sans compter que même s'il venait à perdre le chariot de vue, il saurait retrouver son chemin et que, dans le cas où il oublierait le temps qui passe, son estomac le ramènerait vite à bon port.
Bref, il n'y avait vraiment aucune raison de s'en faire.

D'autant qu'il n'avait aucune raison de s'éloigner : des insectes, il y en avait partout. C'était leur saison favorite, la fin de l'été, il faisait bon, humide, il y avait de la nourriture à profusion, de quoi bourdonner avec allégresse ! Victor, lui aussi, s'en donna à coeur joie. Baptiste s'attribua une belle pierre ronde, sous un arbre en bordure de la haie. Il s'étira puis prit une seconde le soleil. Il ne paraissait pas particulièrement bouleversé. Kolia revint dans leur direction avec un sac de pommes sous le bras.
" Les pommes d'Asmen. Les meilleures de la région. Le cidre n'est pas mauvais, mais ce sont des pommes de bouche avant tout. Avec ça, on n'en a pour tous les jours.
— Elles se cuisent ? demanda Baptiste.
— Non, ce sera du gâchis. Mais tu peux les manger dans ton gruau du matin ou dans une salade... avec du fromage, par exemple."
Il lui en tendit une.
" Mais c'est un dessert, non ?
— Les pommes ouvrent l'appétit. C'est mieux de les manger avant."
Baptiste buvait ses paroles.

Comme attendu, il y avait entre ces deux-là des atomes crochus en matière de cuisine. Et puisque le courant passait également bien avec Victor, il ne pouvait que se féliciter d'avoir choisit Kolia. D'autant qu'il ne doutait pas qu'il pourrait lui-même avoir d'intéressantes conversations avec leur guide, lequel devait connaître beaucoup de choses à propos de la région.

Tandis que Baptiste mangeait sa pomme, Kolia déballa le reste de leur pique-nique, constitué de pain, de fromages et de charcuteries diverses.
" On va manger froid ce midi. Il fait sec et beau, autant en profiter. Si le temps se maintient ces deux prochains jours, on en passera quatre sur la route principale, puis un ou deux sur la piste qui mène à Athrey. Là, le temps de parcours est variable, ça va dépendre du vent et de la pluie. Si on l'a de face, on avancera moins vite, et la route est parfois franchement crevassée, même à cette saison. Ce soir, on va faire escale aux alentours d'un village qui s'appelle Sacré-Frobert, je sais c'est bizarre mais c'est comme ça, il y a des légendes comiques à son sujet d'ailleurs, et il y a moyen de dormir à l'auberge. Il y a aussi moyen d'aller s'installer dans le pré d'un fermier, si vous préférez dormir dans le chariot. C'est à vous de voir, pour moi c'est la même chose. L'auberge est plus chère, évidemment. Dormir dans le chariot, ça ne coûte rien."

-Spontanément, j'aurais tendance à penser qu'il vaut mieux profiter des auberges quand il y en a là où nous faisons halte. D'un autre côté, s'il y en a presque toujours, il est préférable d'opter pour le chariot quand ça s'y prête particulièrement...
En l'instant, il aurait eu bien du mal à trancher.
-Concernant le reste du trajet, je préférerais qu'il fasse beau temps : c'est plus agréable pour tout le monde. Cependant, nous ne sommes vraiment pas à quelques jours près... D'ailleurs, à ce propos : s'il y a, à proximité de notre itinéraire, des sites qui valent le détour, je ne serais pas contre faire quelques détours. Si bien sûr cela ne vous ennuie pas.

Kolia haussa les sourcils.
" Ça dépend de ce que vous appelez un site qui vaut le détour, messire. Il y a toutes sortes de choses, dans la région, mais les gens ne sont pas forcément attirés par les mêmes choses... Il y a des ruines anciennes, des bâtisses remarquables, l'un ou l'autre temple, des producteurs régionaux, des artistes... des paysages magnifiques, aussi, ou des lieux d'histoire, mais qui parfois ne ressemblent à rien d'autre qu'à un bout de campagne. Des tombes de gens célèbres, des pierres commémoratives, un arbre rare... Si vous voulez voir tout ce qu'on pourrait, éventuellement, pouvoir voir... On en a pour un mois !"

-Ce qui ferait un peu beaucoup... répondit-il, souriant. Je ne pensais vraiment qu'à quelques visites, si elles ne nous obligent pas à faire de trop gros crochets. Quant à la nature des lieux... Dans l'idéal, il faudrait qu'ils soient susceptibles de plaire aux garçons, par leur beauté, leur caractère propre à susciter l'imagination... Il pourrait aussi simplement s'agir d'endroits qui vous plaisent particulièrement, que vous prendriez plaisir à nous faire découvrir.

" Mais moi je ne les connais pas vos garçons, s'exclama Kolia avec une grimace incrédule. Comment est-ce que je pourrais savoir ce qui les intéresse ? Dans mon souvenir, à leur âge, j'avais pas tellement envie de visiter quoi que ce soit... Courir, sauter, jouer avec mes copains, c'était le plus gai. Visiter des endroits... C'est une marotte d'adulte, ça."
Il se tourna vers Baptiste.
" Tu as envie de visiter des choses, toi ?"
Le gamin haussa les épaules.
" Je vais réfléchir. Pour le reste, il y a toujours moyen d'atteindre une auberge : c'est la grand route."

-Alors optons pour l'auberge ce soir. Pour les autres jours, nous verrons en fonction de l'inspiration du moment.
Il se fit pensif.
-Quant aux visites... Disons que les longues journées de voyage sont quand même ennuyeuses, surtout à leur âge. Donc quand c'est possible, j'essaie de les égayer quelque peu. D'où l'idée d'aller voir, je ne sais pas, des ruines conséquentes, de beaux sites ou, simplement, des endroits où on peut se dépenser. Après, ça n'est pas non plus une obligation : le trajet ne va pas durer des semaines.

" Ça va, j'essaierai de garder ça à l'esprit, dit Kolia. Si le temps se maintient, il y aura un lac demain qui devrait leur plaire... Enfin, s'ils savent nager.
— On sait nager." dit Baptiste.
Le jeune cocher acquiesça, tout en suivant Victor du regard.
" Il attrape des mouches ? Il suit un régime particulier ?
— Oui, il ne mange que des insectes, dit Baptiste d'un air sérieux. Surtout les limaces, il adore."

Il sourit.
-Ah tiens ? Je n'étais pas au courant, pour les limaces... Quant aux mouches, je les pensais destinées à son petit compagnon à écailles - lequel ne causera aucun dégât au chariot, soyez-en assuré, Kolia. Mais bref : si Victor manque d'appétit lors des repas, je saurai désormais pourquoi.

" Je préfère un petit truc à écailles qu'un gros chien, je dois bien l'avouer. Au moins, il ne perdra pas ses poils partout sur mes banquettes." dit Kolia.
Le pique-nique était servi, il ne restait plus aux convives qu'à se servir de pain, de fromage, de pâté ou de saucisson. Victor, qui n'était peut-être pas aussi absorbé par sa chasse qu'on aurait pu le penser, revint rapidement pour se sustenter (non sans avoir fait un détour jusqu'au chariot pour y déposer son butin).
" Vous allez à Athrey pour affaire ? Ou rendre visite à de la famille ?"

-Une visite à de la famille... C'est un peu ça, répondit-il aimablement.
Il ne voulait aucunement couper court à la conversation où provoquer le malaise chez Kolia en lui donnant l'impression qu'il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. D'un autre côté, il ne souhaitait pas non plus décider, à la place de Baptiste, d'en dire davantage sur ce sujet intime. Aussi le laissait-il choisir.

Mais Baptiste était plus préoccupé par la nourriture — plantureuse et variée — que par la conversation. Il testait tous les fromages — il y en avait quatre — un à un, en les observant d'abord longuement, puis les reniflant, avant de les goûter. Victor, lui, avait jeté son dévolu sur un pâté en croûte. Aucun des deux ne semblait se soucier des adultes.
" C'est un joli coin, bien qu'un peu rude. Je n'aurais pas imaginé que des elfes puissent vouloir s'y installer, ça manque cruellement d'arbres, à cause du vent... mais c'est peut-être de la famille humaine, dont vous parlez."
Il sembla percevoir qu'il s'engageait en terrain douteux car il changea aussitôt de sujet.
" Et donc, vous êtes déjà allé par là ? A Athrey ?"

-A Athrey ? Non, je ne crois pas, à moins que je ne sois passé à proximité sans le savoir. En revanche, j'ai déjà traversé la Trouée à plusieurs reprises. Et s'il est vrai que je lui préfère, par exemple, la vallée du Nirvana, ce n'est pas pour autant une région qui me déplait : je lui trouve, au contraire, un certain cachet.
Il jeta un regard autour de lui.
-A de rares exceptions, d'ailleurs, toutes les régions en ont. Il faut simplement ne pas s'arrêter à la première impression et prendre plutôt le temps d'observer, de découvrir.

" Athrey ne ressemble ni à la Trouée, ni à la Vallée. Certains baroudeurs disent que ça ressemble à la Lande des Sirènes, mais en nettement moins agité. Je me fie à leur parole : je n'ai jamais été aussi loin."
Il haussa les épaules.
" Après c'est vrai qu'il y a des histoires de fantômes et de manoirs hantés... personnellement, je n'ai jamais rien vu. Mais je ne suis pas très impressionnable. Ou alors je manque d'imagination."

-Que ce soit véridique ou non, cela donne un petit cachet particulier à la région. En cela suffit à stimuler mon imagination.
Bon, sans doute valait-il mieux ne pas trop insister sur le sujet : autant cela avait de fortes chances d'intéresser Victor, autant cela risquait d'inquiéter Baptiste, d'autant qu'il serait amené à vivre en ces lieux...

Heureusement Baptiste était trop intéressé par la nourriture pour s'occuper de ces prédictions sinistres. Victor, par contre, avait l'oeil malicieux de celui qui absorbe sans rien dire.
" Vous n'êtes pas le seul, dit Kolia. Pas mal d'artistes vivent dans le coin. Surtout des poètes torturés. Quelques écrivains. Un peintre ou l'autre. Si vous voulez, je vous montrerai où ils habitent au fur et à mesure que nous dépassons leurs résidences. Certaines sont à la mesure de leur succès. C'est le cas d'Elstephann Haran, l'auteur de livres d'horreur. Il vit à deux pas d'Athrey, d'ailleurs. Il n'y a pas moyen d'aller jusqu'à son manoir, mais on en voit les tours depuis la route. Un bâtiment très lumineux, pas du tout ce à quoi on pourrait s'attendre quand on a lu ses bouquins.
— Tu as lu des trucs qu'il a écrit ? demanda Victor, curieux.
— Oui. Mais c'est pas de ton âge. Pas du tout."

-Ne dites pas trop cela, sinon vous lui donnerez encore plus envie de lire ses livres ! fit-il d'un ton léger.
"De relire" aurait sans doute été plus juste, mais il espérait encore préserver les apparences.
-En tout cas, plus vous m'en parlez, plus cet endroit me paraît intéressant. J'ai hâte de le découvrir.
Même s'il n'aurait sans doute pas très envie d'y vivre : il préférait les lieux riants...

" C'est la saison idéale : on va avoir plein de brume, du vent et de la pluie, ce sera très... glaçant, je suppose."
Avec le soleil qu'ils avaient en cet instant précis, c'était sans doute un peu difficile à imaginer.
" Est-ce qu'on mange bien ? demanda subitement Baptiste.
— Quoi ?
— Est-ce qu'on mange bien, dans ce coin sinistre ?
— Bien sûr ! Il faut bien se remonter le moral !
— En général, c'est avec l'alcool, que les adultes se remontent le moral.
— Ce n'est pas faux, mais ce n'est pas tout."

Amusé par la remarque de Baptiste, Taliesin acquiesça.
-Oui, un bon repas peut avoir d'excellents effets sur le moral.
Il refit face à Kolia, esquissa un sourire.
-Mais donc, les alcools locaux... ?

" On dit que dans cette région, chaque ferme ou bâtisse d'importance brasse sa propre bière, dit Kolia. Après, il y en a pour tous les goûts, et certaines nécessitent d'avoir un gosier entraîné... Dans la région que nous traversons en ce moment, c'est davantage les alcools de pomme, de poire et de coing. Vous pourrez tester ce soir, c'est léger mais pas mauvais. Plus près d'Athrey, il y a du miel dans tout. Y compris l'alcool. La bière est au miel et puis il y a l'hydromel... Là encore, vous en trouverez dans chaque village et chacun prétend que le sien est le meilleur."

-Je vois.
Il eut un sourire songeur.
-Il faudra que je goûte tout ça et donc que je pense à me ravitailler même quand nous dormirons dans le chariot. Et qui sait ? Peut-être Baptiste aura-t-il l'opportunité d'accroître son arsenal déjà bien fourni de recettes de cuisine.

" Sans doute, à moins d'être déjà familier des lieux... dit Kolia. Vous aurez amplement l'occasion de vous ravitailler. Et il y a une petite librairie à Athrey... C'est fatal, vu le nombre d'auteurs qui habitent dans la région. Ça vous permettra de trouver des bouquins de recettes, si vous aimez que ce soit sur papier.
— Est-ce que les gens partagent, si on leur pose la question ? demanda Baptiste.
—*Il y aura toujours des recettes secrètes, surtout chez les professionnels... mais les gens ordinaires te raconteront comment ils cuisinent.
— Alors c'est quoi ce fromage-ci ?"
Il pointa un morceau orange avec des zébrures rouges.
" Ah, le Rayé de Gondor. Il n'est pas de cette région, je le crains. Comme nous venions par ici, je nous ai emporté surtout des fromages de l'autre côté d'Eredhun, histoire de varier."

-C'est très gentil de votre part.
On pouvait dire, sans mauvais jeu de mots, que Kolia mettait les petits plats dans les grands. Il était même probable qu'il parvienne à rendre agréable un voyage qui, sans cela, aurait été des plus moroses.
C'était une très bonne chose.

La Couronne de Cuivre

[Lieu] Route d'Erhedun à Rohan

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