Ambre

[Galathée]

La salle de la Marelle s'étend dans les ténèbres sous le château. Son sol est recouvert du tracé bleuté de la Marelle, une sorte de grande spirale accidentée, immense, qui décrit des arabesques lumineuses, des courbes sinueuses, des replis tortueux. Son parcours commence dans sa bordure extérieure, non loin d'une simple porte en bois, la seule issue visible de la pièce, et se termine en son centre, presque hors de vue. Les voies de la Marelle sont troubles, des grands vents, murs de lumière et bancs de brouillard s'y déplacent en silence. Elle rayonne d'une pulsation qui semble vivante, irrégulière et virulente. A la fois terrifiante et bouleversante, elle saisit le coeur des Ambriens, s'impose à leur esprit et leur rappelle sans cesse quel est leur sang. Mais malheur à celui qui oserait poser le pied sur ses lignes flamboyantes sans être issu d'Obéron ou de sa progéniture...

[Taliesin]

Sitôt entièrement passé dans la caverne, Victor posa la main sur le pommeau de sa rapière et, tandis que Tigre venait se poster à côté de lui, il examina avec attention les alentours. La Marelle était toujours aussi impressionnante que lors de sa première visite, et les souvenir de sa lente progression sur ses méandres compliqués lui affluèrent à l’esprit. Mais il les chassa sitôt apparus : la dernière fois, il avait été mené ici par Sam dans un but bien précis. Aujourd’hui, il ne savait pas qui avait ouvert fort opportunément ce passage, ni pourquoi il l’avait fait. Cela pouvait très bien être un traquenard...

[Galathée]

Mais la salle resta silencieuse, tout juste animée des pulsations sauvages de la Marelle, éclairs de lumière saccadés, souffles invisibles de vents silencieux. Les trois hommes entendaient leur coeur battre comme jamais auparavant.
Puis soudain, au centre du tracé, ils aperçurent une silhouette. Frêle et floue, il semblait qu’elle venait dans leur direction. Julien et Victor furent alors frappés par un détail qui avait son importance : elle ne parcourait pas les lignes pourtant obligatoires de la Marelle, mais traversait ses courbes sans la moindre hésitation, droit devant, sans frémir, apparemment insensible au déchaînement d'énergie autour d'elle. C'était une femme et elle n’était plus qu’à une trentaine de mètres, mais les voiles du pouvoir ambrien dissimulaient encore ses traits.

[Mekren le maudit]

C'était Elle, la Marelle. La source du pouvoir qui coulait dans ses veines. Julien ne put s'empêcher de frissonner, tant de surprise de se retrouver là que de crainte façe à la puissance qui vivait là, miroitante de ses multiples voiles, sinueuse, belle et dangereuse. Julien était déjà venu ici, il le sentait maintenant. Quelques vagues souvenirs épars lui remontèrent à la tête, images d'un garçon d'une douzaine d'années, à l'air complètement perdu, la main abandonnée dans celle d'une grande silhouette féminine agréable à l'oeil même dans la demi-pénombre de la salle, celle de Flora.
Il avait traversé la Marelle, qui lui avait accordé ses pouvoirs en l'échange de l'épreuve qu'il avait traversé. Elle avait fait de lui un fils d'Ambre.
Mais Julien sentait pertinement que la Marelle n'acceptait aucun détour lorsqu'on la traversait. Ce qui arrivait à celui qui sortait du traçé... Mieux valait ne pas y penser. Pourtant, la silhouette qui s'approchait d'eux faisait visiblement fi de la moindre précaution, et traversait d'un pas assuré des lignes dont qu'elle n'aurait jamais dû quitter.
Julien s'assura de nouveau que Tigre était bien devant lui. Il ne savait pas qui était celle qui venait vers eux, mais elle était assurément bien plus puissante que lui. Mieux valait ne pas prendre trop de risques...
Fasciné par l'apparition, il ne fit bientôt plus un mouvement, attendant que la silhouette crève le dernier voile.

[Taliesin]

Victor, les yeux écarquillés, observa la silhouette qui se rapprochait. Le fait qu’elle puisse traverser sans être immédiatement détruite le tracé compliqué de la Marelle était incroyable… Qui qu’il fut, cet être devait posséder un pouvoir incommensurable…

L’ambrien recula d’un pas et retira sa main de la garde de son épée : si la situation tournait mal, elle ne lui servirait absolument à rien. Par contre, il referma ses doigts sur le petit paquet d’atouts glissé dans la poche de son manteau. C’était toujours mieux d’avoir une issue de secours, au cas où.

[sahmaz]

Ouloud Mouloud Ben Naceur était comme pétrifié, encore une fois. Mais cette fois-ci, il était paralysé par deux sentiments éminemment positifs, ce qui était suffisamment rare que pour être mentionné ! Le berbère se retrouvait en effet au coeur de la grotte fondatrice, devant la Marelle, la Mère bien aimée, celle dont il venait. Oh ! Il ne comprenait pas bien encore tout ce que cela signifiait. Il le ressentait. Chaque fibre de son corps, chaque cellule depuis la plante des pieds jusqu'à la pointe des cheveux semblait comme vibrer, pulser au rythme d'un coeur qui n'était pas le sien mais dont il provenait.
Et cette femme qui arrivait, là, traversant les voiles, émergant lentement de l'obscurité pour venir à la lumière, cette femme qui semblait danser sur les reflets sinueux, provoquant chez Moulou, sans qu'il le comprenne toutefois, un frisson angoissé, cette femme n'était-elle pas incroyablement sublime ? Et c'était un sentiment oublié qui venait de l'envahir avec une brutalité inouïe : l'amour !

[Galathée]

La silhouette se rapprocha, puis creva le dernier voile et apparut devant eux. C’était une jeune femme aux cheveux noirs et longs, aux yeux clairs dans un visage incroyablement pâle. De taille moyenne, elle portait une armure sombre, apparemment ajustée, qui lui protégeait les épaules, la poitrine et le ventre. Elle ne semblait cependant pas armée : aucun fourreau ne pendait à sa taille et elle avait les mains vides. Le tracé lumineux de la Marelle nimbait son corps de reflets bleutés, le zébrant d’éclairs irréguliers. Julien se fit la réflexion qu’elle avait l’air d’une walkyrie d’opérette, mais repoussa cette pensée avec véhémence, craignant que l’apparition ait le pouvoir de lire dans son esprit.
La gravité de son regard ne trompa aucun des trois hommes. Elle avait l’apparence d’une demoiselle, mais elle était certainement bien plus âgée qu’eux, peut-être même plus âgée que les Princes ambriens qu’ils avaient rencontrés. Elle semblait dégager de l’énergie pure, mais il était difficile de distinguer ce qui émanait d’elle et ce qui pulsait simplement du pouvoir déployé dans son dos. Victor réalisa qu’elle ne respirait pas, fixe comme une statue, les dévisageant l’un après l’autre.
« Je cherche des chevaliers. » annonça-t-elle d’une voix profonde, qui se réverbéra contre les murs de la salle, reprise en écho un millier de fois. « Serez-vous mes chevaliers ? »

[Mekren le maudit]

Etait-ce la Marelle incarnée en femme qui se tenait devant eux? Si c'était le cas, la Puissance sans égale qui dormait en Ambre manquait franchement de goût vestimentaire. Mais enfin, elle devait certainement avoir d'autres préoccupations plus importantes que de savoir quelle tenue mettre à son incarnation physique.
Mais si c'était bien la Marelle qui était responsable de cette apparition, quel pouvait être son but? Elle cherchait des chevaliers... Pourtant, Julien était assuré que n'importe quel prince de sang pur ambrien était plus puissant que lui, certainement plus puissant que Victor et assurément plus puissant que Mouloud. Que pouvait bien vouloir une telle entité, pour chercher trois pauvres batârds à peine initiés aux secrets du monde Ambrien (du moins, Mouloud et lui. Victor avait l'air d'être un peu plus au courant qu'eux deux)?
Pourtant, Julien sentit au fond de lu que cétait une chance phénoménale, à ne pas laisser passer. Etre l'un des élus de la Marelle apporterait certainement son lot de problèmes, mais serait une consécration pour lui et ses camarades. De plus, la Marelle faisait partie de lui depuis silongtemps qu'il avait l'impression qu'elle avait toujours été avec lui, et qu'il était temps qu'il soit avec Elle. Il mit de côté ses interrogations et posa un genou à terre.
"Je serais l'un de vos servants. Quels que soient les dangers qui attendent ceux que vous choisissez."

[Taliesin]

Victor en était arrivé aux mêmes conclusions que Julien quant à la véritable identité de la jeune femme. Ainsi, la Marelle – si telle était bien l’identité réelle de l’apparition – avait besoin d’aide. Et c’était sans nul doute elle qui leur avait permis de quitter la cour au nez et à la barbe de leurs assaillants. Non pas par altruisme, mais bien par intérêt.

Si l’Ambrien vit immédiatement les profits qu’une telle collaboration pourrait lui procurer – notamment le laver des soupçons qui pesaient sur lui du fait de sa lourde hérédité – il fut pris au dépourvu par la prompte et théâtrale acceptation de son cousin. Soit ce dernier avait véritablement une âme chevaleresque, soit il avait un sens aiguë de ses intérêts...

Ne voulant pas être en reste, Victor s’avança d’un pas et s’inclina profondément devant l’entité. Lorsqu’il parla, sa voix était emprunte de respect et de dévouement ;

-Si mes modestes pouvoirs peuvent vous être d’un quelconque secours, je les mets bien volontiers à votre disposition.

[sahmaz]

Mouloud sentait son coeur battre à toute vitesse. Il était pris d'une fièvre nouvelle et c'était comme si chaque seconde qui passait traversait ses cellules pour le rendre plus fort. Il fixait le fantôme devant lui, sorte de statue diaphane faite d'ombres et d'énergie. Il avait bien compris que cette femme n'en était pas une véritablement, mais une émanation du courant d'énergie qui s'étendait devant eux. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de la chérir. Depuis son départ forcé du village, il redécouvrait un sentiment d'attachement, un lien puissant de filiation. Il voulait être tout pour Elle.

C'est donc avec une pointe de jalousie qu'il assista à la réponse de ses deux compagnons. Se démarquer, il devait se démarquer... Quand son tour fut venu, il se mit à courir et plongea aux pieds de l'apparition. Etendu, face contre terre, il lança une supplique :
Mère, je suis à vous ! Je suis votre bras ! Ordonnez et j'obéirai ! Sur ma tête !
Il ne savait peut-être pas bien parler mais il débordait de sincérité et de soumission...

[Galathée]

L’apparition regarda tour à tour les trois hommes, puis s’accroupit devant Mouloud et le prit par la main pour l’aider à se relever. Le contact de la jeune femme électrisa le jeune poilu qui s’en remit à elle, légèrement hypnotisé. Une fois debout, elle se glissa juste derrière lui et mit les mains sur sa taille, le guidant du bout des doigts.
« Nous allons marcher droit devant, toujours sur le tracé, tu auras peur, mais je ne te laisserai pas tomber… » murmura-t-elle à son oreille.
Puis elle le mena jusqu’à l’endroit où le serpent lumineux de la Marelle prenait sa source.
« Ne jamais quitter le tracé, sinon c'est la mort immédiate… » répéta-t-elle.
Elle se tourna vers les deux autres.
« Suivez-nous. » leur dit-elle, avec un léger sourire, teinté d’affliction.
Puis, doucement, elle poussa Mouloud vers l’avant, sans lui lâcher la taille.
Lorsqu’il posa un premier pied sur la ligne, il fut surpris de voir des étincelles bleues et blanches l’envelopper, mais sans le brûler. Puis il avança un second pied, et un étrange courant le saisit, le traversant de part en part, comme une énergie fluide qui le galvanisait. Il y eut un craquement sec et ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il fit un pas supplémentaire, et le tracé s’incurva sur lui-même. En dépit de l’étrangeté de la promenade, il sentait la présence rassurante de la jeune femme derrière lui, qui le tenait toujours fermement, et il avança encore d’une dizaine de pas avant de rencontrer une résistance, comme si l’air s’était condensé en un voile noir, opaque, un front de vent immobile mais impénétrable.
« C’est le premier voile. Tu peux le franchir, il faut juste le forcer… » murmura-t-elle et il l’affronta.

[Taliesin]

La sollicitude de l’entité à l’égard de Moulou laissa Victor perplexe quelques instants. Puis il se souvint d’une phrase prononcée la veille par l’un des Princes, celui vêtu en médecin : " J’ai pensé que peut-être, avec la Marelle... Tu sais, on dit qu’elle répare les séquelles de l’esprit... " Voilà… La Marelle avait besoin de toute l’aide possible et allait tenter de rendre le jeune homme un peu plus… stable, et donc bien plus utile à sa défense. Mais pourquoi leur avait-elle demandé, à Julien et à lui, de les suivre sur le tracé lumineux ? Probablement parce que, une fois le centre atteint, il était possible de se rendre n’importe où… Elle devait vouloir les envoyer tous trois en un lien bien précis pour servir au mieux ses intérêts…

L’Ambrien s’avança vers l’entrée du dessin. Aussi intéressante qu’avait été sa première traversée, elle ne s’en était pas moins révélée une redoutable épreuve, et la vivre à nouveau ne l’enchantait qu’à moitié. Enfin, il ne semblait pas avoir le choix…

Il se tourna vers Tigre qui le suivait. Que faire de lui ? S’il s’engageait sur la Marelle, il serait immédiatement détruit. Quant à le porter, c’était chose trop risquée tant il fallait de concentration pour progresser.

-Attend-moi ici. Une fois au centre, je trouverai un moyen de te faire venir… Au pire, je demanderai à notre nouvelle amie si elle peut régler ce léger problème…finit-il par murmurer.

Puis il s'engagea sur la Marelle. Il fit un premier pas, puis un deuxième. Comme la fois précédente, les étincelles s’élevèrent autour de ses pieds, puis de ses jambes… Victor concentra toute sa volonté et continua à avancer derrière son cousin et l’entité qui le guidait.

[Galathée]

L’entité avançait toujours, poussant Mouloud devant elle, l’aidant petit à petit à franchir les étapes du labyrinthe d’énergie qui dansait sur les pavés sombres de la salle. Le poilu, hypnotisé, était traversé de frissons, de visions, d’émotions, qu’il ressentait sans pouvoir les saisir, car impérieuse, la Marelle exigeait qu’il ne fut qu’à elle et qu’il ne se détache pas de son parcours. Curieusement, parmi ces images fugitives, du passé, peut-être de l’avenir, il commençait à décerner une lumière, comme si un voile posé sur son esprit se déchirait peu à peu, l’investissant d’une lucidité qu’il avait oubliée depuis longtemps. Il reprenait pied. La guerre était loin d’être effacée, loin d’être reléguée à un détail de son existence, mais elle retrouvait son identité propre, prégnante mais séparée de son être.
Les derniers mètres furent les plus difficiles, puis soudain Mouloud reprit son souffle, comme s’il crevait la surface d’un étang obscur où il se serait noyé pendant mille ans. Ils avaient atteint le centre, et la jeune femme lui décocha un sourire encourageant.
« Bienvenue... » fit-elle, puis elle reporta son regard bleu qui ne cillait pas sur ses compagnons.
Dans leur sillage, Victor avançait, silhouette penchée contre les courants invisibles du pouvoir ambrien. Julien, lui, ne semblait pas encore décidé à les suivre.

(sahmaz: je ne l’ai pas fait exprès, mais la Marelle a le pouvoir de « réparer » les esprits. Je ne dis pas que Mouloud doit subitement se comporter comme le plus normal des hommes, je te laisse gérer sa « guérison » comme tu l’entends...)

[Mekren le maudit]

Julien hésita encore quelques instants. Il ne gardait que peu de souvenirs de sa traversée de la Marelle jusqu'ici, mais soudain, tout lui revenait, brutalement. Il se souvenait de l'impression étrange de puissance, de la résistance des Voiles de la Marelle. Il se souvint de sa peur primaire, celle qui avait failli l'empêcher de rejoindre le centre de l'entité qui pulsait au choeur de la caverne, lumineuse et vivante, emplissant tout l'espace de sa force brute et pourtant si belle. L'épreuve n'avait rien de réconfortant, et Julien détestait souffrir, de quelque façon que ce soit. Pourtant, la vue de Mouloud atteignant le centre au bras de l'incarnation éthérée lui redonna courage; certainement car il ne voulait pas se montrer moins fort que ce pauvre homme, qui n'avait rien d'un jeune homme vif en pleine possession de ses moyens... De plus, il savait où était son intérêt. Si servir la Marelle nécessitait de la traverser une fois de plus, cela valait certainement mieux que de rester au fond de cette caverne, bloqué dans un château envahi et sans réel contrôle sur sa propre aptitude à la magie.
Sans un mot, il fit signe à Kirdyck de tenir compagnie à Tigre. L'épreuve de la Marelle. cette fois-ci, Flora ne serait pas là pour l'aider, et il devrait traverser seul. Il prit une profonde inspiration, leva le pied droit et l'approcha avec circonspection du traçé de la Marelle. Un instant de suspens, puis la semelle de sa chaussure entra en contact avec la ligne ondulante d'une vie débordante, projetant une gerbe d'étincelles bleutées. Il sentit la force serrer ses jambes, puis remonter, envelopper tout son être d'une chappe de résistance qui ralentissait le moindre de ses mouvements. Un pas, puis deux... La résistance était la même, plien d'une violence sans nom et douce toute à la fois. Cependant, il était plus fort que la première fois, il le sentait maintenant. Il n'était plus un enfant à qui seuls les encouragements de Flora donnaient encore le courage d'avancer. Suivant Victor à quelques ètres derrière lui, Julien franchit le premier voile sans trop d'enncombre. Rasséréné, il aborda la suite de parcours le coeur léger et la volonté bandée.