[Bâtiment] Ambassade de Manost

[Lothringen]

Manoir de Froidétreinte, Ambassade de Manost

L’ambassade de Manost est située au cœur du Havre, au beau milieu des riches demeures aristocratiques de la capitale. Il s’agit d’ailleurs d’un ancien manoir familial racheté aux enchères lors d’une liquidation judiciaire, les biens des occupants ayant été saisis suite à leur condamnation à mort par strangulation.

Lors de leur entrée dans les lieux, les manostiens ne firent que peu de réaménagements ; l’édifice comportait déjà des murs élevés, des grilles au rez-de-chaussée, un jardin fait de pelouses et d’essences rares, de grandes salles de réception de plain pied et de nombreuses chambres à l’étage. L’ambassadeur a juste annexé l’un des salons du rez-de-chaussée pour en faire le bureau d’accueil destiné au tout venant.

L’endroit était jusque il y a peu assez calme, très rares étant les manostiens à être assez aventureux pour se risquer dans la capitale mélandienne. Outre ces égarés en quête d’un toit sûr ou de quelques indications favorisant leur survie, on voyait aussi quelquefois des disgraciés demandant l’asile alors qu’un contrat planait sur leur tête. Fidèle en cela à la philosophie helmite, l’ambassade, malgré les pressions, n’a jamais rejeté une demande d’asile, au grand dam du gouvernement mélandien.

Les accords commerciaux d'Ysté ont néanmoins changé la donne ; d’abord quelques marchands se sont risqués le long des voies protégées, puis quelques voyageurs isolés se décidèrent à accompagner les caravanes. Pour timide qu’il soit, le mouvement a plutôt tendance à se confirmer, la diaspora s’organisant.

[Lothringen]

Rp : l’inattendu

De retour de l’Antichambre, Lothringen était rentré aussi directement qu’il avait pu à l’ambassade de Manost, où il n’avait du reste jamais mis les pieds. Devinant qu’il ne lui serait guère aisé de se faire reconnaître, le semi-drow avait demandé l’asile pour la nuit, et on avait bien voulu remettre au lendemain les formalités d’usage. Il s’était alors allongé sur le lit simple qu’on lui avait donné et avait vainement tenté de se remettre les idées en place. La situation de Mornagest n’était vraiment pas confortable, et il se demandait comment les choses pourraient tourner. Faisait-il bien de s’en mêler ?

Le lendemain, après un sommeil aussi bref que léger, le conseiller s’était fait reconnaître de l’ambassadeur, en lui présentant son sceau pour couper court à toute protestation. L’ambassadeur de Manost à Melandis, un homme peu bavard mais qu’un sérieux embonpoint signalait à l’envi comme grand amateur de bonne chère, regardait avec une évidente défiance la visite impromptue de son supérieur.

« Je vois. Hé bien, vous êtes bien sûr chez vous ici, Messire… Dois-je faire avertir les autorités mélandiennes de votre présence en ville ? Mais peut-être sont-elles déjà au courant, au contraire de moi… »

« Détendez-vous, je ne viens pas inspecter l’ambassade, je ne suis pas passé par les portes et je préférerais que ma présence reste confidentielle pour le moment. »

« Je supposais pourtant que vous veniez pour la renégociation de la version définitive des accords commerciaux ? »

« Il est encore un peu tôt pour cela, la période d’essai n’en est qu’à mi parcours. Mais vous n’êtes pas sans savoir que mon principal interlocuteur a changé de fonction, et que la situation politique de Melandis est encore trop instable pour se lancer dans de telles discussions... »

« Vous avez sans doute raison. Je dois donc… considérer que vous n’y êtes pour personne ? »

« Sauf pour ceux à qui j’aurai personnellement décidé d’en parler », répliqua Lothringen avec un sourire chaleureux qui ne rencontra guère d’écho. « Comment qualifieriez-vous la situation actuelle ? »

L’ambassadeur fronça le nez.

« A vrai dire, je vous trouve bien informé pour un homme qui vient d’arriver en ville, d'autant que je n'ai pu encore envoyer de rapport à Manost, tant les informations se font rares. La situation est certes extrêmement confuse, mais il faut se montrer particulièrement attentif pour s’en rendre compte.

La disparition de sire Seina, ou pour mieux dire sa fuite, n’a guère fait l’objet d’une annonce officielle, par exemple ; pas plus que sa déchéance, pourtant résolue. Le Conseil semble s’enfoncer plus encore qu’auparavant dans la pénombre… Quant au nouveau Chancelier, pour l’instant et la plupart des grands mélandiens, c’est un mythe. »

[Mornagest]

Arrivantd'un pas lent mais assuré, Mornagest levait en revanche péniblement les yeux devant lui. Ses jambes ne le trahissaient jamais, mais son esprit était de plus en plus tourmenté à mesure qu'il restait à Melandis. Un poison auquel n'existait aucun autre antidote que la mort... du moins pour les gens de son espèce. Pourrait-il quitter Melandis en toute quiétude, un jour ? Au fond de lui-même, c'était sans doute ce qu'il espérait. Mais s'en rendait-il compte ? Se forgeait-il une autre identité, comme s'il devait montrer abnégation et entêtement face à l'inéluctable ?

Tout cela bouillonnait en lui sans qu'il s'en rendît compte ; l'eut-il su, que cela n'aurait rien changé. Il ne pouvait cesser de remuer, encore et encore... une litanie implacable, inlassable... et harassante.

Il entra enfin. Peu de monde déjà actif, vu l'heure. Mais un fonctionnaire se trouvait derrière le bureau de ce qui semblait être les renseignements.

"Bonjour. J'aimerais m'entretenir avec le conseiller de la diplomatie manostienne. S'il est déjà éveillé, bien entendu... dites-lui que le chancelier voudrait le voir."

[Lothringen]

S’il fut surpris de la requête, le manostien sut le garder pour lui. Après avoir prié le visiteur de bien vouloir patienter un instant, il alla frapper à la porte du salon où le conseiller s’entretenait avec l’ambassadeur, interrompant leur discussion au moment où le semi-drow allait demander quelles étaient les réactions dans l’aristocratie mélandienne.

Lothringen réagit à l’annonce du fonctionnaire en esquissant un sourire heureusement surpris. La matinée n’était pas très avancée, et il ne s’était pas attendu à ce que Mornagest décide aussi tôt de le retrouver.

« Hé bien, je crois que vous allez pouvoir rencontrer un mythe en marche » plaisanta-t-il à l’attention de l’ambassadeur, alors que le fonctionnaire était reparti introduire le mélandien.

A l’entrée de Mornagest, l’ambassadeur le salua respectueusement, mais en dardant sur le chancelier un regard pénétrant qui inspecta ce dernier de la tête aux pieds, comme s’il cherchait à le jauger d’un seul coup d’œil. Une fois faites les présentations, il eut néanmoins le bon goût de se retirer rapidement, sans poser de questions.

Lothringen invita Mornagest à s’asseoir. Pour autant qu’il pouvait le voir, son compagnon avait un peu récupéré. Mais il savait de quoi ils allaient parler, et une part de lui était furieuse contre Melandis, Beorn DeVir et le destin contraire. La politique leur avait volé leurs retrouvailles...

[Mornagest]

Le guerrier n'était pas le seul à avoir passé trop peu d'heures dans son lit. Lothringen n'avait pas les traits tirés, mais son visage exprimait une fatigue certaine. Ou de la lassitude ? Les intrigues mélandiennes devaient l'exaspérer, à la longue...

Par quoi commencer ? Ils devraient immanquablement aborder les sujets politiques. Sa soudaine mutation était par trop étrange que pour ne pas s'en inquiéter. Néanmoins... il y avait plus important que cela, encore.

"Comment vas-tu ? Je n'ai même pas eu la force de parler avec toi... de toi."

Oh, comme il aurait voulu être loin d'ici, seul avec lui, sans avoir à se soucier de leur avenir, de chercher à savoir qui voudrait l'écarter définitivement de sa position, des intérêts de ces bourgeois pleins de fatuité et assoiffés de prestige... il carressa l'idée alléchante d'en égorger quelques-uns, pour maintenir les autres en laisse, et les sommer de lui ficher la paix. La paix, c'était tout ce qu'il cherchait.

[Lothringen]

En l’entendant parler ainsi, Lothringen se surprit à sourire. Il lui était toujours curieux de constater combien leurs pensées pouvaient en venir à se répondre.

« J’ai terminé il y a une quinzaine de jours ma tournée nordique, entre Aghoralis et Graëlon. A part quelques attaques d’orques, les convois se mettent en place sans trop de problèmes. Les elfes de cuivre ont la tête dure, en revanche… mais nous avons de quoi leur donner matière à réflexion. »

Il s’interrompit. On lui demandait comment il allait, et voilà qu’il décrivait la vie diplomatique de Manost… Bravo.

« …A mon retour à Manost, je suis allé trouver Eloern à la guilde. C’est un vieux bouc acariâtre qu’il vaut beaucoup mieux voir suspendu à une branche que dans une salle d’invocation, mais c’est de loin le plus grand mage que j’aie pu croiser depuis… depuis Dorson, et son aide m’est précieuse. » Il marqua une pause. « Il y a trois jours, j’ai encore eu un cauchemar, mais j’ai pu l'interrompre avant la fin. Il hocha la tête. Je pense que c’est plutôt encourageant… même si c’est loin d’être fini.

A part cela, la vie comme d’habitude… Un peu plus vide, pourtant. »

Il reporta son regard sur Mornagest. Oh oui, la même vie qu’avant, exactement la même. Qu’il lui avait manqué.

« Et toi, pendant ce temps-là, j’imagine… tu traversais le désert. »

[Mornagest]

Vide ? Que voulait-il dire par là ? Mornagest haussa les sourcils, une fraction de seconde, avant de rebondir rapidement sur les derniers mots prononcés par Lothringen, en souriant cette fois.

"Oui... une rencontre avec un ogre, quelques journées à cuire sous le soleil de plomb... rien de tel pour regretter de t'avoir quitté."

Il détourna le regard. Décidément, ces moments, bien que les plus agréables qu'il ait eu l'occasion de vivre depuis des années, le mettaient malgré lui mal à l'aise. Cela ne lui ressemblait guère. Il n'en avait pas l'habitude, et même s'il appréciait grandement cette relation avec Lothringen, il avait encore quelque peu de mal à se l'avouer entièrement.

"Et de retour ici, me voilà propulsé en tant que chancelier. C'est complètement loufoque. Surréaliste. Je ne sais pas ce que Beorn mijote, mais d'après ce que je sais de lui - et le tableau que tu m'en as dépeint - il faut se méfier. Il est capable de tout... même d'écarter Seina sans l'ombre d'une hésitation, alors qu'il est - qu'il était influent, et puissant, je me trompe ?"

[Lothringen]

Lothringen grimaça imperceptiblement: ce n'était jamais sereinement qu'il repensait à Seina. En un moment de sa vie où le semi-drow se cherchait encore une voie incertaine au milieu des doutes, le barde lui avait fait le plus beau cadeau qu'il avait jamais reçu : lui permettre de rencontrer Tymora. Puis ils avaient relevé ensemble le défi de la déesse, mais s'étaient aussi entraidés dans des affaires qui ne concernaient guère la mission; au gré de leurs mésaventures, ils avaient fait davantage que d'affronter la mort ensemble, ils avaient été plus que des compagnons d'armes. Et une amitié était née, fragile, improbable, presque aussitôt balayée par la folie de cet homme instable, qui oscillait perpétuellement entre la générosité, la cruauté gratuite et l'idée fixe de sa vengeance...

D'alliés, ils étaient devenus des adversaires. Lothringen ne lui avait jamais pardonné ce gâchis.

Mais ce n'était pas de ce Seina-là que Mornagest l'invitait à parler, bien sûr. Ce que Mélandis connaissait de cet homme était moins ambigu...

"Non. Seina était déjà leader d’une guilde d’assassins avant d’accéder au conseil, et en devenant l’instrument de Talos lors d’une première destruction de la ville il a pour longtemps marqué les esprits… Il était doué pour séduire et circonvenir, obliger et contraindre, et pour l’intrigue en général - il aurait pu être drow… et c’est pourquoi il a pu tenir tête si longtemps à Beorn.

Mais c’est un homme instable, et depuis quelques temps il devenait évident que la politique n’était plus au centre de ses préoccupations. Il n’était pas en une position où l’on peut se permettre d’être distrait… ou de laisser des espions découvrir le secret de votre trahison envers Talos."

Le semi-drow haussa les épaules. La suite du destin de Seina allait probablement se perdre très loin de Mélandis...

"Les clercs en obtiendront confirmation auprès de leur dieu, et à présent, s’il commet l’erreur de revenir à leur portée, je crois que rien ne saurait le sauver. En s’enfuyant, il leur a fait la part trop belle! Devant des accusations aussi accablantes, ses amis vont fondre comme neige au soleil, et personne ne se risquera à prendre sa défense. Certaines institutions, à Melandis, comptent plus que les hommes… et l’Eglise de Talos en fait évidemment partie.

D’après notre ambassadeur, l’annonce de sa destitution n’a pas encore été faite publiquement. Mais ce n’est que remis à plus tard, un subterfuge pour dissimuler la vacance de pouvoir, je pense..."

[Mornagest]

Mornagest acquiesça pensivement. Les ambassadeurs manostiens constituaient un indicateur très important de l'opinion publique quant à l'état actuel des choses en ville. Il avait pour l'instant envisagé les choses du point de vue de la victime... mais les nobles mélandiens devaient commencer à se poser des questions. Qui gérait vraiment Melandis ? Qui s'occupait de leurs petites affaires, de les laisser agir selon tels ou tels indications préalables ? Approvisionner leurs stocks d'esclaves, revoir les accords commerciaux avec Manost, qui semblaient bien trop généreux envers la cité du Vigilant...

Tout cela, les fonctionnaires de l'ambassade devaient en avoir vent, de façon directe ou par des voies plus ou moins détournées. Et Lothringen venait de le ramener à la réalité des choses. Il allait devenir officiellement le dirigeant de la cité. Rien que cela...

"Je n'ai pas revu Beorn depuis trois jours. J'ignore à quel moment il souhaitera rendre les choses publiques. Je le soupçonne d'attendre que j'en prenne moi-même l'initiative. Il doit probablement me mettre à l'épreuve, et cela risque de durer un moment... peut-être jusqu'à ce qu'il disparaisse. Ou moi", ajouta-t-il, la mine sombre. Nombre des conseillers passés de Melandis avaient eu une fin plutôt sanglante... l'un avait même été envoyé tout droit vers les Neufs Enfers, à en croire les rumeurs. Mais la plupart du temps, ils mourraient empoisonnés, assassinés dans leur lit ou simplement disparus, probablement dans le désert...

"Je pense que l'heure est d'ailleurs venue. Si les nobles commencent à douter du Conseil, toute la structure de la ville risque de s'affaiblir à cause de la confusion générée."

[Lothringen]

Cette dernière phrase arracha à Lothringen un sourire un peu fataliste. Voilà que Mornagest se mettait à parler comme si l’équilibre de la ville lui tenait soudain personnellement à cœur… Etait-ce bien lui qu’il avait vu la veille accablé de son sort au point d’y laisser sa santé? Un sursaut bienvenu. Finalement, il s’y ferait peut-être. Cette situation absurde durerait peut-être... Fallait-il s’en réjouir. Mornagest changerait.

« Tu as sans doute raison… »

L’inconnue majeure dans cette affaire restait la marge de manœuvre que Beorn entendait laisser au nouveau chancelier. Peut-être ne prendrait-il la peine d’intervenir que pour ce qu’il penserait l’essentiel, abandonnant peu à peu au guerrier la gestion des affaires courantes… Comment savoir ? Lothringen était déjà surpris de voir que Mornagest avait pu venir tranquillement à l’ambassade de Manost sans provoquer de réactions. Dans le contexte, la démarche aurait pu être mal interprétée. Mais on ne pouvait s’interdire d’agir sous prétexte qu’il fallait s’attendre à une réaction du drow tôt ou tard.

« Tu as tout à gagner à prendre les devants. Et si tu annonces la destitution de Seina par la même occasion, ça devrait leur faire passer l’envie de rire… J’ignore tout à fait comment vous procédez ordinairement, en revanche.

A Manost, les choses sont d’une simplicité redoutable : le Grand Emissaire nomme, il informe par messager toute la hiérarchie des fonctionnaires, et le prévôt remet au nouveau conseiller son sceau et sa chevalière. Je les ai reçus en pleine taverne… »

Il ne put s’empêcher de sourire franchement à ce souvenir. Cette façon de faire ressemblait assez à Manost : pas beaucoup de négociations, mais des rapports d'homme à homme et une simplicité dans les formes qui avaient leur charme. Melandis devait insister un peu plus sur la mise en scène, à en croire la démesure architecturale de son Antichambre...

[Mornagest]

Il sourit à Lothringen.

"J'aimerais que les choses soient si simples. Mais ici, l'apparence est importante, pour peu que tu fasses partie des gens importants à Melandis. Je ne m'en étais jamais vraiment inquiété avant, évidemment... je sais cependant que le nouveau nommé rassemble des représentants de chaque caste suffisamment influente en ville, à l'Antichambre, et il prononce un genre de discours... bla bla bla, je respecterai vos intérêts, ce genre de choses..." Il fit une grimace presque amusante, si le contexte avait été moins critique, mais il répugnait réellement à jouer ce rôle de contact avec les gens qu'il avait toujours détesté le plus : les pleutres qui se cachent derrière leur argent. Pour la plupart, ceux auxquels il allait parler auraient pu passer de vie à trépas de sa main même, dans d'autres circonstances.

"Aujourd'hui, ce sera trop tard, mais je peux déjà leur envoyer une invitation. Cela ressemble beaucoup à une réception, vois-tu ?"

Pour une fois au moins, le système de Manost lui plaisait bien davantage que celui de la Cité du Chaos. Mais il se garda bien de reconnaître ce fait ; il aimait Melandis, malgré tout cela. Bien sûr, il en aimait ses souvenirs, passés dans les ruelles les plus sordides des quartiers chauds, et non l'étalage de frous-frous grotesques qu'il allait désormais devoir affronter régulièrement. Mais il garderait à jamais cette bonne impression sur la ville. La liberté d'agir comme bon lui semblait, alors que ses seules possessions étaient sa propre vie... et son épée.

[Lothringen]

Tymora soit mille fois bénie d'avoir délégué la gestion de la ploutocratie manostienne aux bons soins du prévôt des marchands… Le semi-drow devinait qu’il ne se serait guère entendu avec ces râleurs prétentieux, souvent d’autant plus pointilleux qu’ils ne détenaient aucun pouvoir et n’en assumaient pas les contraintes. Mornagest allait apprécier l’exercice.

« L’avenir de Dorrandin entre deux tranches de lard : j’imagine, oui - ça doit valoir le coup d’œil. Enfin, ça te laisse donc une journée pour envoyer tes invitations, et autant de temps pour répéter ton discours… »

Il s’interrompit, songeur. Quelque chose lui disait que Mornagest ne voudrait guère s’ennuyer trop longtemps à préparer ce fastidieux morceau d’éloquence. Et pourtant, l’enjeu était réel : de mauvaises réactions dans la noblesse pourraient lui compliquer la tâche pour longtemps. Lothringen aurait voulu l’aider à aplanir les angles, mais comment ? Il n’était pas sur son terrain, ici ; une erreur était vite arrivée. Du reste, il pourrait froisser le guerrier, à trop vouloir intervenir... Le silence se prolongea un moment.

« Je voudrais t’assister mais je ne sais que faire, ni même si je le dois, si tu l’accepteras. Où est ma place dans cette affaire ? A tes côtés ?… Je suis un peu perdu. »

Il se reprit, comme fâché de son propre trouble. Sa décision était prise, après tout.

« C’est idiot, n’est-ce pas ? Mais cette situation me prend un peu au dépourvu, moi aussi. Toi, chancelier - quelle claque. Ecoute : j’ai sous la main des services de renseignement plutôt efficaces, un ambassadeur dont les notes de frais et l’embonpoint indiquent assez clairement qu’il est au mieux avec une certaine partie de la noblesse mélandienne, et quelques sorts de mage que tu dois commencer à connaître. Si tu penses que l’un ou l’autre pourraient t’être utiles, n’hésite pas… Dispose de moi. »

[Mornagest]

Le guerrier parut songeur. Il ne connaissait pas vraiment - pas du tout ? - la noblesse mélandienne. A vrai dire, il ignorait jusqu'à l'identité précise des gens qu'il devrait bientôt cotoyer. Des marchands, des professeurs du Nécronomicon, des prêtres, de simples nobles n'ayant d'autre mérite que les richesses de leurs ancêtres, des artistes... il savait tout cela, mais ensuite ? Il faudrait apprendre à les connaître. "Un roi et sa cour", pensa-t-il fugitivement, avant de répondre :

"Je pense qu'avoir un autre son de cloche que celui des fonctionnaires de l'Antichambre me serait utile ; la réputation qu'ont ces gens dépend du point de vue duquel on se place... et je doute de l'objectivité de certains observateurs. Si les manostiens de l'ambassade ont pu avoir quelques échos, cela pourrait m'aider à cerner le genre de personnes que je rencontrerai bientôt. Et puis, quelques détails peuvent avoir leur importance..."

Il gardait son expression pensive sur le visage. La fatigue était restée sur ses traits, mais il était plus détendu que la veille. Un peu de repos lui avait fait du bien, mais il avait toujours du retard. Il pourrait peut-être le combler plus tard... peut-être.

"Des sortilèges... s'ils peuvent te permettre de nous déplacer incognito en ville, nous pourrions nous en servir pour éviter de rester cloîtrés ici ou à l'Antichambre. Là-bas, aucune chance de pouvoir rester longtemps en entretien, privé ou pas."

[Lothringen]

Ne pas rester cloîtrés, mais quelle bonne idée… Lothringen clignait déjà des yeux de temps à autres : demeurer trop longtemps inactif dans un fauteuil ne favorisait pas sa concentration.

« Je demanderai donc à nos fonctionnaires de me faire un rapport complet sur les réseaux d’influence de la noblesse mélandienne, et plus spécialement sur les personnes susceptibles d’être présentes à ce genre de cérémonie…Comme je les connais, ils auront même conservé la liste d’invités de la dernière intronisation quelque part. »

A vrai dire, il en était même certain ; les services de renseignement avaient pour principe d’accumuler les renseignements tout azimut, sans toujours les cibler, juste au cas où ils pourraient s'avérer utiles quelque jour.

« Quant à mes sortilèges, nous avons le choix entre le déguisement et la modification d’apparence. Le premier équivaut à une simple illusion visuelle, tandis que le second implique une métamorphose, ce qui veut dire aussi qu'il est moins facilement démasqué. Attention toutefois, l’un comme l’autre n’ont d’efficacité que pour quelques heures. »

[Mornagest]

Le guerrier réfléchit un court instant. Se déguiser aurait pu être suffisant, s'il ne mesurait pas lui-même six pieds et demi de hauteur... il ne passerait pas inaperçu. Une vraie métamorphose semblerait plus sûre, et il donna son avis à Lothringen, tout en ajoutant :

"Il faut encore nous mettre d'accord sur notre destination. Bien sûr, nous pourrons rester en rue, à bavarder tranquillement. Ce sera l'occasion de jouir d'un peu d'espace. Mais si tu préfères éviter d'être écouté par quelque oreille indiscrète, il reste la possibilité de se rendre dans le jardin de la mélancolie. Si quelqu'un essaie de nous espionner, nous le remarquerons vite."

Il s'arrêta, pour ajouter quelques secondes plus tard : "Ou alors, la population anonyme d'une taverne des bas-fonds. Mais, niveau espace vital, ce n'est pas ce qui se fait de mieux", dit-il en souriant. Les tavernes étaient emplies à toute heure du jour et de la nuit, le plus souvent par des poivrots inoffensifs, mais ils pourraient toujours tomber sur l'un ou l'autre malandrin plus coriace, voire des espions pour le compte d'autres conseillers. Les sortilèges de Lothringen leurs seraient utiles, à coup sûr.

hrp : désolé pour le retard

[Lothringen]

Le jardin de la mélancolie ? n’était-ce pas cet espace « romantique » qu’il avait traversé la nuit précédente, et où drogués et tas de muscles en maraude venaient traîner leur désœuvrement nocturne ? Peu importait ; ça ou la rue, ce serait toujours mieux que le confinement - et, à ce titre, les tavernes valaient les salles de réception.

« Tant que j’aurai le choix, mes préférences iront toujours au grand air et à la liberté de mouvement.»

Il se leva avec lenteur, prenant le temps de s’étirer avec toute la paresse d’un félin au réveil. Il allait falloir qu’il leur trouve des modèles pour la métamorphose. Des visages anonymes, inconnus sous ces latitudes… Il songea à certains gardes du Palais des Murmures, des humains qu’il choisit, tant qu’à faire, de carrure plus que respectable. Et pour les vêtements… la tunique brun sale du sicaire anonyme leur irait comme un gant.

Lothringen se concentra quelques temps pour se représenter le plus précisément possible l’apparence qu’il souhaitait obtenir. Il lui fallait parler à la matière, la plier à son verbe, à sa volonté… Ce n’était pas un sort facile. Au terme de son incantation, il vit le guerrier se déformer, perdre deux pieds de hauteur, moitié de large, pour prendre enfin le visage et le corps du garde manostien. Au spectacle de ce quasi inconnu qui grimaçait un peu de se trouver si à l’étroit dans sa personne, le semi-drow ne put s’empêcher de sourire. Pire ; cédant à une impulsion soudaine, il lui sauta au cou et l’embrassa. Il s’était reculé tout aussi rapidement, avant que Mornagest n’ait eu le temps de réagir : et il riait à la mine stupéfaite du mélandien.

« Hé. Pour une fois que tu es à ma taille ! »

Les quelques instants suivants furent consacrés à tenter de retrouver son sérieux ; la magie ne laissait pas de place à l’approximation. A son tour, donc... Il avait une certaine habitude d’user de ce sortilège sur lui-même ; ne s’était-il pas caché de la sorte des années durant. Voilà, il y était. Il suggéra alors à Mornagest d'emprunter la porte de derrière, située au fond des jardins.

[Mornagest]

Il fit la moue, découvrant sa nouvelle apparence. Un frêle combattant qu'il était devenu ! Mais le sortilège était très efficace ; personne n'eut pu le reconnaître ainsi métamorphosé, à part bien sûr Lothringen... et encore, s'il se perdait dans la foule, pourrait-il le retrouver ? L'expérience aurait été intéressante. Cependant, il n'était pas temps de s'amuser avec cela, malheureusement. Mornagest se mit en route vers l'arrière du bâtiment, comme son compagnon le lui avait proposé.

Une fois dehors sans encombres - les couloirs étaient vides d'occupants - les deux hommes purent se promener tranquillement dans les larges rues du havre bourgeois. La matinée s'avançait lentement, et les nobles flânaient paisiblement, devisant parfois entre eux, ou, assis sur un banc, contemplant simplement les structures alentours.

Tandis qu'ils marchaient, Mornagest murmura :

"Je suis vraiment heureux que tu sois venu. Tu prends des risques... beaucoup de risques. Et je ne sais pas si je pourrai un jour te payer cette dette."

Avant que Lothringen ait pu répondre, il enchaîna :

"Il faut s'attendre à des réactions assez musclées de la part de certains personnages. Leur influence est parfois plus importante encore que celle de certains conseillers. La seule chose qui les empêche de faire eux-mêmes partie du Conseil est leur seul désir de rester dans l'ombre... Beorn Devir aurait pu être de ceux-là, d'ailleurs, j'ignore pourquoi il a choisi de s'afficher autant. Mais peu importe. Je pense que certains n'hésiteront pas à louer les services de mercenaires afin de tenter de se débarrasser de moi. Même jusque dans l'Antichambre."

[Lothringen]

« Charmant. Nous les accueillerons comme il se doit… »

Mais une choses était certaine ; si l’on était prêt à tuer Mornagest alors qu’il était encore un homme à peu près neuf et qu’on ne pouvait lui reprocher que le poste qu’il prenait, que ne serait-on prêt à faire lorsqu’il aurait pris certaines décisions, se choisissant des ennemis tenaces…

« Je serai là pour la première salve de réactions à ta nomination, mais à supposer que l’on déjoue sans encombres ces tentatives, il faut que tu saches qu’il y en aura d’autres. Et d’autres, quoi que tu fasses. Et que cela ne cessera jamais… »

Il ferma un instant les yeux, assailli d’images insoutenables où il voyait Mornagest se tordre sur le sol, empoisonné, ou bien se vidant de son sang, transpercé de dos par la lame de quelque mercenaire… Même à Manost, Lothringen avait déjà eu affaire à quelques tentatives contre sa personne. Tout récemment, on avait cherché à le mouiller dans un soi-disant complot contre Helm, en réaction à sa politique d’apaisement envers Melandis*… Comment être certain de toujours réussir ? On ne le pouvait pas. Et lui qui avait déjà si souvent la tentation de se laisser entraîner par la logique du pire, comment Mornagest réagirait-il à la longue à toutes ces attaques ? Il s’endurcirait dans la haine, les représailles. Ou pire, deviendrait fataliste, renoncerait à se défendre …

Lothringen lui saisit soudain l’avant-bras.

« Si tu persistes sur le chemin du pouvoir, promets-moi de ne jamais baisser la garde, de veiller jusqu’au bout sur ta vie. D'espionner tes ennemis, de préparer les antidotes, de t'entourer de personnes sûres. Tu n’as pas le droit de finir ainsi... »


* Rapports diplomatiques.

[Mornagest]

Il fut surpris par le geste de Lothringen, plus que par ses paroles. Ses craintes étaient compréhensibles. N'avait-il pas lui-même songé à cela, depuis sa nomination à la tête du Conseil ? Il redoutait par-dessus tout de mourir au beau milieu d'une intrigue politique visant à déstabiliser le pouvoir en place. Cette seule pensée lui donna une vague sensation de nausée, mais il se reprit en répondant :

"Ne t'inquiète pas. Je tiens à la vie, plus que tu ne le crois. Et je ne compte pas terminer mon existence dans mon lit, empoisonné ou égorgé."

Il savait qu'il aurait fort à faire pour se défendre, mais il avait néanmoins confiance en sa faculté d'adaptation. Sans doute, après les premières tentatives manquées, prendrait-il les habitudes nécessaires à sa survie. Il pourrait même s'en tirer avec brio, avec un peu de chance...

Il serra la main posée sur son bras, puis, regardant Lothringen dans les yeux, souffla doucement :

"Nous devrions y aller. Ne gaspillons pas le temps qui nous est imparti."

[Lothringen]

En proie à mille sentiments contradictoires qui le laissaient pour finir dans la plus grande confusion, Lothringen s’était empressé de détourner les yeux. A l’inflexion de sa voix, il comprenait que le guerrier saurait faire preuve de prudence ; ses paroles l’apaisaient. Il se sentait pourtant embarrassé de la sortie qu’il venait de faire avec un peu trop de vivacité, autant que de cette anxiété qui lui vrillait les tripes à chaque fois qu’il pensait au guerrier et à ce qu’il pourrait lui arriver en son absence… Mornagest avait raison, il s’exagérait les périls, comme si les événements ne leur en offraient pas déjà suffisamment par eux-mêmes ; à tout instant, son imagination lui figurait les pires aventures, alimentant ses craintes pour la vie ou l’âme de son compagnon.
Et Lothringen commençait de comprendre que ce n’était que le début… Comment s’admettre qu’il avait pu se rendre si vite, à ce point dépendant d’un autre, alors qu’il avait au contraire reconstruit l’ensemble de sa vie, depuis sa sortie d’Ombre-Terre, sur son désir ardent de liberté ?

En prime, il n’était pas certain d’avoir bien compris les dernières paroles de Mornagest : bien que des mots ne puissent en rien conjurer le sort, il était loin de considérer leur dernier échange comme du temps gaspillé… Qu’était-ce donc que son compagnon avait en tête de plus urgent que de dire l’essentiel? Une liste d’invitations, des courses à faire ? Alors il les revit tels qu’ils étaient, méconnaissables, certes, mais tournés l’un vers l’autre, à se tenir la main, au beau milieu des rues larges du Havre… ils se donnaient en spectacle. Dans les jardins, de tels gestes passeraient plus aisément inaperçus… peut-être… sans doute… comme il voudrait: à vrai dire, aussi longtemps que Mornagest lui parlerait sur ce ton-là, lui se moquait bien du sol qu’il foulait.

[Mornagest]

S'apercevant du trouble qui s'installait chez son compagnon, Mornagest lui prit les épaules et le regarda droit dans les yeux. Les paroles semblaient inutiles, en ces moments délicats. Mais ils étaient bien d'autres moyens de communiquer ses sentiments qu'avec les mots. Le guerrier voulut se montrer apaisant. Lui-même se sentait bien mieux, curieusement, que la veille au soir. Excepté, bien sûr, la présence de Lothringen, et une nuit de repos toute relative, il ne s'expliquait pas cette soudaine assurance en l'avenir. Comme s'il était sous l'emprise de lotus noir... comme s'il ne pouvait plus rien lui arriver. Et, en somme, c'est ce qu'il pensait réellement. Certes, les dangers étaient là. Mais, ne les avait-il pas écarté, dans ces souterrains, sous ses pieds ? Lorsqu'il avait été emprisonné ? A Lumenis, dans ce gigantesque complot visant à renverser le pouvoir en place ? Et enfin, à Manost, et en dehors même, risquant leur vie à tous les deux, à chaque pas ? Non... décidément, les dangers étaient surmontables. Ce n'étaient pas quelques misérables assassins qui auraient sa peau. Il en était maintenant intimement convaincu. Et cette confiance s'affichait maintenant sur ses traits, éclairés par la joie de retrouver son compagnon, et la certitude de surmonter les obstacles.

Toutes ces pensées ne lui avaient pris qu'un battement de cœur, mais Mornagest paraissait désormais en bien meilleure forme que Lothringen. Se faire du souci pour celui qu'on aime était probablement pire que risquer soi-même sa propre vie...

"Aie confiance... nous en avons vu d'autres."

Il n'avait en revanche plus du tout envie de bouger. Même, s'il avait pu, il aurait embrassé le semi-drow, en pleine rue. Sa personnalité était restée aussi forte qu'autrefois, et Mornagest était autant - voire davantage - attiré par lui.

[Lothringen]

Un silence s’installa entre leurs deux regards. Lothringen éleva lentement la main… s’interrompit à mi - parcours. Un souvenir : la porte du temple de Helm, à Ysté. Une situation similaire. Il se souvenait d’avoir pensé : les autres, encore, déjà. Il se souvenait d’avoir fugitivement souhaité leur mort à tous. De quoi se mêlaient-ils, fallait-il qu’il retrouve leur présence importune à chacun de ses pas !

Du coin de l’œil, il voyait les passants. Certains regards commençaient de s’attarder sur eux. Inconnus, de quel droit pesez-vous sur mon couple, entravez-vous nos gestes ?… En quel nom ? J’ai fui l’Ombre-Terre avant la fin de mon apprentissage. Bénissez ma Dame, tous ; j’aurais pu mettre mes pouvoirs au service de ma frustration ; vous auriez payé au prix fort chacun des mouvements que je retiens.

Mais j’ai renoncé à cette chimère. Une fois pour toutes…

Il rendit à Mornagest son sourire. L’assurance qu’affichait ce dernier faisait plaisir à voir, et sa capacité à rebondir dans l’adversité suscitait même chez Lothringen une admiration certaine : c’était un trait de caractère qu’il ne lui connaissait pas encore. Qu’il était si heureux de découvrir. Oui, il lui ferait confiance. Il aurait voulu le dire autrement mais…

… mais il lui aurait fallu d’abord broyer du mélandien par grappes entières.

Le semi-drow se dégagea à regret de son étreinte.

« Viens, partons d’ici avant que je ne tue quelque chose. »

[Mornagest]

Il ne s'était pas vraiment offusqué de la situation, même s'il partageait l'avis de Lothringen : le regard des autres était lourd, insistant... mi-figue, mi-raisin, il souffla à son compagnon :

"Nous devons faire une drôle d'impression... alors qu'ils se livrent chez eux probablement à des orgies bien innommables, en public, ils essayent de paraître choqués par la moindre chose qu'ils sont censés estimer malséant. Ceci dit, j'aimerais voir la tête du gratin mélandien, s'il apprenait que le Chancelier entretient une relation avec un semi-drow... de Manost, qui plus est !"

Il sourit à cette idée. Choquer ces nobles coincés, les heurter dans leur sensibilité bien-pensante, alors qu'eux-mêmes étaient capables de bien des ignominies, voilà qui était tentant ! Mais il ne pourrait se le permettre... pas avant un long moment, et encore... mieux valait ne conserver cette pensée qu'à l'état de phantasme.

"Nous ne sommes plus très loin des jardins", fit-il en en indiquant les abords, visibles depuis l'endroit où ils marchaient. Les rues étaient larges, dans le quartier, et ils n'avaient pas à se frayer un chemin en se faufilant là où ils le pouvaient. Et, plus personne ne faisait attention à eux, maintenant qu'ils avaient cessé de se regarder et se toucher le bras ou l'épaule. Ils marchèrent donc d'un pas calme, tandis que Lothringen se calmait petit à petit - du moins en apparence.

"Reste à se trouver un coin où nous ne serons pas dérangés... ni écoutés. Peux-tu déceler d'éventuels espions ?". Ils franchissaient les limites du jardin.

[Lothringen]

De retour du jardin

Tandis qu’il remontait, invisible, les larges avenues du Havre, Lothringen ne pouvait se défendre d’une certaine mélancolie. Rien ne se passait vraiment comme il l’avait appréhendé, mais rien non plus comme il l’aurait souhaité. S’il avait pu choisir entre l’indifférence de Mornagest ou sa promotion au conseil de Melandis, par exemple… hé bien… il aurait sans nul doute choisi l’indifférence, parce qu’il aurait pensé pouvoir en venir plus facilement à bout que des grands pontes de la dictature mélandienne. Il avait déjà eu affaire à certains d’entre eux, et ce n’étaient pas de bons souvenirs.

Focalisé qu’il était sur les obstacles immédiats – oppositions, pressions, contestations et tentatives probables d’assassinat – Mornagest refusait de voir plus loin… Au-delà, il y aurait pourtant d’autres ennemis, d’autres obstacles et ce serait sans fin - sans fin heureuse en tout cas. Pourquoi le semi-drow était-il seul à le voir ? Avec plus de naïveté ou de cynisme, il se serait réjoui de voir la chancellerie échoir à quelqu’un sur qui il avait quelque prise ; mais le manostien savait que dans un duel d’influence, compte tenu de ses absences obligées, Melandis ou DeVir auraient immanquablement le dessus, et avec eux…

« Et tu vas l’aider. Jusqu’où es-tu prêt à aller, pour ta part ? De quand dateras-tu ta trahison envers Manost ? Jusqu’où te faudra-t-il aller pour comprendre que c’était perdu d’avance? »

Il haussa mentalement les épaules. Jusqu’au bout, très probablement. Jusqu’au bout…

Il franchit l’entrée de l’ambassade, passa sans se signaler entre les gardes, traversa le hall et monta dans sa chambre, à l’étage. Il en ressortit quelques instants plus tard, le plus drow du monde, pour convoquer le chef des renseignements manostiens à Melandis.

[Mornagest]

L'ambassadeur de Manost se trouvait également sur la liste des conviés pour la cérémonie d'intronisation du Chancelier à la tête du Conseil de Melandis. Une missive arriva rapidement, le soir même de l'entrevue de Lothringen et Mornagest au jardin de la Mélancolie. Rédigée dans un style très sobre, l'écriture du Chancelier avait été recopiée par un fonctionnaire - étant donné le grand nombre d'invitations envoyées - dont le trait était légèrement tremblant à cause de la fatigue.

"Par la présente, je vous convie à une réception à l'Antichambre du Conseil de Melandis, pendant laquelle je prendrai la parole quant à l'organisation du pouvoir en ville.

Avec respect,

Mornagest, ambassadeur de Melandis"

Il n'était pas précisé, mais cela allait de soi, que l'ambassadeur pouvait venir accompagné d'une délégation de son choix.

[Lothringen]

C’était sobre, en effet. Au point de ne pas préciser le jour ni l’heure. Il y avait fort à parier que les événements se précipitaient, et que les détails de l’organisation de cette cérémonie n’étaient pas encore réglés…
Mais l’Antichambre n’était qu’à quelques rues de l’ambassade, et les manostiens pourraient envoyer aux nouvelles régulièrement pour acquérir les informations complémentaires.

Quand l’ambassadeur montra la lettre à Lothringen, il paraissait plutôt satisfait de sa lecture.

- Ils se seront enfin décidés à officialiser un peu les choses. C’est important pour nous, condamnés au monde des apparences, que de savoir si nous nous adressons *vraiment* à la bonne personne…
- Quelle délégation emmènerez-vous ?
- Oh, en règle générale, je ne prends guère qu’un garde du corps… Que voulez-vous, je fais surtout dans le relationnel.
- Vous savez comme moi qu’il s’agit de l’investiture d’un chancelier. Même si ce n’est pas vous que l’on vient voir… efforcez-vous de montrer l’intérêt que nous portons à la chose.

L’ambassadeur sourit.

- Si vous voulez vraiment montrer l’intérêt qu’y prend Manost, je suis sûr que la présence d’un conseiller ferait très bien l’affaire…
- Vous oubliez que je ne suis pas censé être là. Et pour le coup, ce serait déplacé… Répondez-moi sérieusement.
- Hé bien, j’y irai avec mon principal adjoint, le chef des renseignements…
- Nous avons pu faire connaissance. J’imagine qu’il a un autre titre…
- Oui, officiellement c’est mon secrétaire… et deux ou trois hommes d’armes.
- Parfait. Il faudra que vous me présentiez l’un d’eux, et que vous le mettiez de congé ce soir-là : je prendrai sa place.
- Par magie ? Conseiller, je…
- Oui ?
- C’est une simple réception officielle, ennuyeuse et bavarde… Elle ne mérite pas votre curiosité, et surtout pas la moindre prise de risque…
- Peut-être ai-je mes raisons, ambassadeur. Ce genre de réception est l’endroit idéal pour toutes sortes de rencontres. On peut du reste y avoir quelques surprises, dans une situation aussi tendue qu’en ce moment. Peut-être ne suis-je pas aussi futile que vous semblez le croire…

Laissant son subordonné méditer un instant ces demi - fausses pistes, il enchaîna :

- Ne craignez pas pour votre protection. Quand il s’agit de se battre, j’en vaux un autre.
- Une dissipation de la magie et … et sans compter votre aspect, vos deux haches qui valent toutes les signatures…

Le semi-drow mit encore un bon quart d’heure à convaincre l’ambassadeur de ce qu’il saurait faire preuve de prudence, mais ce dernier n’appréciait visiblement pas une décision que du reste il n’avait pas vraiment les moyens de comprendre. Le conseiller avait-il quelqu’un à contacter durant la réception ? S’attendait-il à une attaque, à une manœuvre quelconque ? Ce n’était après tout pas impossible… Mais d’où lui venait ce besoin d’agir personnellement ? Quelle imprévisible sottise allait-il leur concocter ? L’ambassadeur ne prenait pas à proprement parler Lothringen pour un idiot, mais pour un être instable aux desseins dissimulés, plus certainement. Bien du souci en perspective...

[Mornagest]

Aucune réponse de l'ambassade, mais une faible proportion des notables renvoyèrent l'invitation. Soit ils se souciaient peu de cette réception, ce qui semblait peu probable - ils étaient toujours à l'affût d'une occasion pour se montrer et pavoiser devant leurs "concurrents" - soit ils attendaient, ce qui était plus plausible, la suite des évènements, à savoir, davantage de précisions quant à cette fameuse soirée.

Une nouvelle missive vint, le lendemain. Les choses paraissaient se précipiter, car la convocation précisait cette fois les modalités de la réception.

"Il a été décidé que la réception annoncée hier se tiendra ce soir, à la tombée de la nuit, à l'Antichambre du Conseil de Melandis. Veuillez limiter votre escorte à trois gardes, afin que chacun puisse prendre place sans inconfort.

Avec respect,

Mornagest, ambassadeur de Melandis"

Les salles de l'Antichambre étaient vastes... y avait-il tant de nobles et bourgeois conviés à cette ennuyeuse soirée ? A moins bien sûr que le Conseil ne prévoie les choses largement. Peu importait, il fallait maintenant se hâter pour les derniers préparatifs. Avec cet ambassadeur qui imposait finalement ses limites en terme d'escorte, voilà qu'il fallait revoir diverses choses. Bien des notables maudirent, avant de l'avoir rencontré, le nouveau venu.

[Lothringen]

Une restriction d’escorte ? Les soupçons de l’ambassadeur se précisaient : assurément, l’on craignait du grabuge, et l’on cherchait à limiter le nombre des hommes d’armes afin que les gardes du palais demeurent en mesure de les contenir au besoin… Le semi-drow ne démentit pas l’hypothèse ; il se souvenait d’avoir entendu Mornagest annoncer qu’ils ne seraient guère plus d’une cinquantaine d’invités.

Les manostiens prirent acte : il fut décidé que seuls Lothringen et deux gardes accompagneraient l’ambassadeur. Le « secrétaire » de ce dernier avait été mis à pied, car on ne voulait pas risquer de perdre trop de responsables en une seule fois. Mais l’un des deux gardes retenus pour cette soirée accomplissait suffisamment de missions d’espionnage à ses heures perdues pour pouvoir les informer de ce et de ceux qu’il conviendrait de surveiller.

Ils se préparèrent, l’ambassadeur en revêtant un de ses habits d’apparat, sa suite en préparant son équipement. Pour l’occasion, Lothringen revêtit une cotte de mailles, enfouit sa chevelure sous un casque, et remplaça bien à regret ses deux haches trop voyantes par deux épées courtes. Il était parti du principe que c’était encore en n’employant pas de magie qu’il risquait le moins de la voir dissipée, et en affichant presque sa nature drow qu’il serait le moins remarqué. A part Mornagest, qui donc en cette soirée pourrait le reconnaître ? Et qui se soucie d’un sicaire…

Quand le crépuscule allongea les ombres des façades sur les pavés du Havre, la délégation manostienne se mit en route. Sur le trajet, les quatre hommes purent constater que plusieurs autres petits groupes longeaient comme eux les trottoirs, défiants, hâtant le pas vers une seule et même destination : L’Antichambre.

[Lothringen]

Arrivant de La Mélandienne d'Argent

Rendu quelque peu paranoïaque par les derniers événements, Lothringen ne cessait de jeter des coups d’œil inquisiteurs aux alentours. Le fait qu’ils aient pu atteindre Froidétreinte sans apparemment se faire repérer tenait à ses yeux du miracle, ou plutôt de la faveur divine. Leur périple amusait-il Tymora à ce point ? Il y avait peut-être de quoi, somme toute…

Le semi-drow observait l’enceinte du bâtiment, dont ils étaient en train de contourner le jardin, quand Mornagest demanda par où entrer. S’ils étaient suivis, faire le mur ne serait guère plus discret que de passer par l’entrée principale ; en revanche, cela pourrait dresser les gardes contre eux avant qu’ils ne puissent s’expliquer.

« Ma foi, par la grande porte. », répliqua-t-il.

Une quinzaine de soldats d’élite manostiens étaient ordinairement affectés à la protection de l’ambassade ; ils se relayaient pour y assurer les tours de garde, mais tous avaient leurs quartiers dans le bâtiment. Outre ces hommes, l’ambassade était la résidence ordinaire de l’ambassadeur, de son « secrétaire », de quelques ménagers et des deux ou trois fonctionnaires affectés à la gestion des affaires courantes.

A la nuit tombée, la grille extérieure était fermée, mais deux gardes demeuraient derrière cette dernière pour accueillir visiteurs ou réfugiés. Lothringen se préparait à faire réveiller l’ambassadeur si les soldats faisaient des difficultés, mais il n’en eut pas le besoin ; à peine eut-il frappé une fois du heurtoir qu’un visage connu apparut derrière le judas : c’était celui de l’un des deux gardes qui avaient accompagné la délégation à l’Antichambre.

Ayant reconnu l’elfe noir, l’homme s’empressa de les faire entrer et de clore à nouveau derrière eux.

« Ah, Messire, votre retour est une bonne nouvelle… L’ambassadeur était terriblement inquiet depuis votre disparition à l'Antichambre. »

Le garde s’interrompit là ; il venait de reconnaître l’homme qui accompagnait le conseiller. Un homme que beaucoup de gens donnaient déjà pour mort…

« Faut-il le réveiller ?», balbutia enfin le soldat.

« Il faudra le prévenir, oui. Mais commencez par renforcer la sécurité : il nous faut l’asile pour le restant de la nuit, et vous savez déjà de quoi nous devons nous garder... »

Le garde acquiesça et partit exécuter ses ordres, tandis que son collègue accompagnait les deux visiteurs jusqu’au manoir.

[Mornagest]

Manifestement fatigué par leur escapade nocturne quelque peu forcée, et par le manque de repos dont il souffrait depuis l'attentat à l'Antichambre, Mornagest ressentit les effets de l'éreintement tandis qu'ils marchaient vers le bâtiment de l'ambassade. Il cligna plusieurs fois les yeux, s'efforçant de rester éveillé. Il allait devoir se reposer très rapidement, sous peine de s'évanouir comme une masse.

"Je ne me sens pas très bien..." murmura-t-il faiblement en saisissant l'épaule de Lothringen, qui marchait juste devant lui. Il manqua remettre le contenu de son estomac à peine empli d'eau, mais se retint de justesse ; il toussa, puis redressa la tête.

"Excusez-moi". Il était honteux, et contrit de constater qu'il était encore très faible. Il avait puisé dans ses dernières réserves pour combattre comme il l'avait fait à l'auberge, et maintenant, il en payait les conséquences ; le contrecoup était désagréablement puissant.