[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

A nouveau seul, Taliesin ne put réprimer un frisson d’appréhension. Il y avait quelque chose d’étrange à devoir rester veiller tandis que la rôdeuse s’endormait sous l’effet de la drogue. Une inversion des rôles troublante et trompeuse. Si la jeune femme avait besoin de repos, si elle était faible, elle n’en était pas réduite, du moins l’espérait-il, à l’état dans lequel il avait été depuis sa capture. Et lui-même, bien que devant faire face, n’aurait jamais la détermination, l’espoir qui avaient animé Galathée depuis leur départ. Il était un défunt en sursis, forcé de tenir la barre un instant en l’absence du capitaine. Et encore tenir la barre était-ce un bien grand mot. Il ne dirigeait rien, devait simplement éviter les écueils, guetter les dangers… C’était déjà beaucoup, beaucoup trop, sans doute. Mais il se devait de faire face, quoi que cela lui coûte.
Il reprit son livre de sorts et l’ouvrit. Il l’avait déjà lu et relu moult fois au cours de la matinée, et ne savait pas combien de temps encore il supporterait d’en parcourir les lignes. Mais trouver une autre activité lui semblait hors de sa portée. Peut-être irait-il chercher les plantes, comme il l'avait promis à Galathée. Cela ne prendrait guère de temps, mais ce serait toujours mieux que rien.

[Galathée]

Victor regagna le temple peu après, chargé des écuelles et d’une grande brassée de fleurs sauvages. Il reparut près du feu, sembla surpris de ne pas y trouver Galathée et partit à sa recherche. Il la trouva déjà endormie et déposa son bouquet près d’elle, en prenant garde de ne pas trop le déranger. Elle le trouverait à son réveil, et il espérait qu’elle serait contente. Sa maman aimait bien les fleurs, elle. Surtout les grandes marguerites blanches au cœur jaune. Il n’en avait pas trouvé dans la prairie, mais Galathée apprécierait peut-être quand même.

Ragaillardi à l’idée d’avoir fait une bonne action, il recommença à errer dans les limites du temple. De temps en temps, il allait espionner Taliesin, sans oser le déranger. Il lisait un livre, toujours le même, depuis le matin. Ça devait être un livre intéressant. Peut-être qu’il pourrait lui emprunter. Il aimait bien les histoires, et comme Kasumi n’était plus là et que Galathée ne racontait pas bien, peut-être que Taliesin voudrait bien… Mais une seconde plus tard, la pensée filait et il se souvenait de l’individu auquel il avait affaire. Il frémissait alors et retournait à ses investigations.

Arriva cependant le moment où le temps lui sembla long. Trop long. Il avait joué avec les chevaux, pensé à son chat perdu avec amertume, escaladé la plus haute des pierres sans tomber, attrapé des sauterelles et observé une colonie de fourmis… Mais maintenant…
Il retourna donc près de l’elfe et attendit que ce dernier veuille bien lever les yeux sur lui.
« Tu vas partir où ? » demanda-t-il avec candeur et curiosité.

[Taliesin]

La question prit Taliesin complètement au dépourvu. D’une part, Victor avait veillé à rester à distance tout au long de la matinée, et il avait pensé qu’il en ferait de même jusqu’au soir. D’autre part, si par hasard l’enfant était venu lui parler, il n’aurait pas imaginé avoir à lui exposer ses plans. Il ne savait absolument pas quoi lui répondre, rechignait à mentir, craignait de dire la vérité. Le gamin ne pourrait sans doute pas comprendre…
Lentement, l’elfe déposa son livre puis se frotta le visage, manière de se donner contenance et de gagner quelques secondes de réflexion. Enfin, il se décida : Galathée lui avait demandé de ne pas trop en faire, pour que Victor ne s’attache pas. Et bien, lui dire les choses telles qu’elles étaient serait un bon moyen d’y veiller. Lorsqu’il saurait, l’enfant reprendrait sans doute aussitôt ses distances, effrayé par l’idée que le Monstre allait se donner la mort.
-Disons que.. je vais aller rejoindre mes ancêtres... commença-t-il sans ambages. Me trouver un coin tranquille, avaler quelques plantes et m’endormir pour toujours. J’ai fait assez de mal sur cette terre, et je ne peux plus… en supporter le poids. Comme quand on a fait une bêtise et qu’on se sent mal, coupable. J’ai fait d’énormes bêtises, on n’aurait pas pu en faire de plus grosses, et je me sens tellement mal que je ne peux pas… faire avec.

[Galathée]

Victor dévisagea l'elfe avec incrédulité, comme s’il avait du mal à comprendre le sens de ses paroles.
« Tu vas te tuer ? » demanda-t-il finalement, forçant Taliesin à acquiescer en silence.
« Tu devrais pas faire ça. »
Il secoua la tête pour appuyer ses paroles.
« Tu vas rendre des gens tristes. Quand quelqu’un meurt, tous les gens qui l’aiment sont tristes. Je sais bien que celui qui est mort, il s’en fiche, mais… C’est quand même pas gentil pour ceux qui l’aiment. »
Il prit un morceau de bois et gratouilla dans la poussière.
« Puis les bêtises, tu sais, quand on demande pardon, après, c’est moins grave. Moi, quand je faisais une bêtise, j’étais tout mal, et puis mon papa, parfois, il me punissait, mais après, il disait que c’était pas grave. Les bêtises, c’est normal d’en faire. Même quand on est grand, je crois. Alors peut-être que si tu avoues tes bêtises et bien… Tu te sentiras mieux après, et puis Galathée elle te dire que c’est pas grave, parce qu’elle t’aime bien. »
Il rougit et gratouilla avec plus d’énergie, sans le regarder.
« Enfin je crois, elle m’a rien dit, hein. »
Il sourit pour lui-même.
« Mais de toute façon, c’est pas bien parce que… tu sais, y’a déjà plein de gens qui meurent alors qu’ils ont rien demandé… comme mon papa… »
Il s’interrompit une seconde, inclina la tête comme s’il avait découvert quelque chose de particulièrement passionnant sur le sol.
« Et ma maman aussi… »
Il renifla un grand coup et lança son bâton dans le feu.
« Alors je crois qu’il faut pas en plus rendre les choses plus faciles pour les méchants, en mourant avant qu’on soit tué. Y’a assez de morts. Il faut aussi des gens vivants, sinon y’aura plus personne. »

[Taliesin]

Taliesin demeura bouche bée face au discours de l’enfant. En quelques minutes, il venait de lui adresser plus de mots qu’en deux semaines de cohabitation. Et contre toute attente, au lieu d’applaudir à son projet, voilà qu’il tentait de l’en dissuader. Sa logique toute simple avait d’ailleurs des accents de vérité qui ne manquèrent pas de troubler l’elfe et de lui faire ressentir sa propre lâcheté. Malheureusement, les choses n’étaient pas aussi simples que ne le pensait le petit garçon.
-Mais je suis un méchant, Victor… dit-il doucement. Du moins, je l’ai été. Tu sais ce que j’ai fait. Au moins une partie. Et avant, quand je n’étais pas le Monstre… J’étais gentil, je crois, et j’essayais de faire le bien. Mais cela s’est toujours terminé par des bains de sang. A Mélandis, j’ai tenté de venir en aide aux esclaves. Cela a provoqué une révolte, un massacre… J’ai voulu ensuite mener les survivants en lieu sûr… A Luménis… Et cela s’est conclu par un coup d’état, par des milliers de morts… Toi-même, tu as souffert, par ma faute.
Tu parles à un gamin de huit ans, songea-t-il. Comment veux-tu qu’il comprenne ?
Il n’en poursuivit pas moins.
-Mes bêtises, tout le monde les connaît, je ne peux donc les avouer. Et il n’y aura personne pour me regretter : tous ceux qui m’aimaient sont morts. Pour m’avoir aidé. Pour m’avoir suivi. Galathée… C’est quasiment la seule encore en vie, sans doute parce que nous ne nous sommes côtoyés que peu de temps. Et..
Il s’interrompit, se frotta à nouveau le visage d’une main anxieuse.
-Et tu sais ce qui est arrivé depuis que je suis avec vous. Je t’ai fait du mal, à Galathée aussi, elle a été enlevée…Sans parler des bêtises que j’ai sur la conscience. Des gens que j’ai tués et à qui je ne peux plus demander pardon.
Il se tut à nouveau, comme épuisé par son discours, et une émotion soudaine le balaya, comme remontaient à la surface tous les souvenirs qui n’avaient attendu qu’un instant de faiblesse pour se manifester.
-Je rends service à tout le monde, en mourrant. A moi-même et aux autres. Galathée sera triste, oui… Mais au final, elle se remettra, et tout sera mieux ainsi. Et puis, ce n’est pas comme si elle était toute seule.
Il leva les yeux et sourit tristement à Victor.

[Galathée]

Les paroles de l’elfe avaient quelque peu perdu l’enfant, et il grimaça en le dévisageant.
« De toute façon, tu fais ce que tu veux, hein. » fit-il finalement avec flegme. « Mais si toi ce que tu voulais c’était être gentil, alors je comprends pas pourquoi tu dis que tu es méchant. C’est peut-être juste que tu es maladroit, mais c’est pas de ta faute. »
Il pinça les lèvres.
« Mais le méchant, c’est pas toi, c’est Nouaque qu’il s’appelle, j’ai entendu Galathée et Kasumi qui le disaient. Et je crois que personne savait qu’il était méchant avant qu’il devienne méchant. Mon papa il le savait pas, parce que d’abord il a travaillé pour lui alors j’imagine que mon papa il était méchant aussi. Mais quand tu te trompes, c’est pas vraiment méchant. C’est parfois bête. »
Il haussa les épaules et Taliesin réalisa qu’il ne parlait plus vraiment pour lui.
« Même les grands font des bêtises. Parfois ils meurent, mais alors ils peuvent pas rattraper vraiment leurs bêtises, mais c’est moins grave s’ils meurent pour réparer, je crois. C’est noble, qu’on dit. Je sais pas à quoi ça sert, d’être noble, cela dit. Tu sais toi ? »
Il ramassa une poignée d’herbes qu’il serra dans son poing.
« Moi quand je serai grand je rentrerai à Luménis et je tuerai Nouaque. Parce que c’est lui qui a tué mon papa et ma maman, et donc il faut qu’il soit mort et je crois pas qu’il a l’impression d’avoir fait des bêtises lui, alors faut bien que quelqu’un lui dise. J’espère que j’arriverai à le tuer avant qu’il demande pardon, sinon je serai bien embêté. »
Son regard s’éclaira.
« Quand tu es mort, tu voudras bien dire à mon papa et à ma maman que Galathée s’occupe de moi ? C’est pour pas qu’ils aient peur ou quoi. »
Mais en prononçant ces derniers mots, sa voix se brisa soudain, ses yeux s’emplirent de larmes et il éclata en sanglots dans ses genoux repliés, misérable.

[Taliesin]

Taliesin était complètement perdu, désemparé. Il ne savait pas comment les choses en étaient arrivées là, comment il s’était embarqué dans cette discussion. Avec Victor, qui plus est.
Il se sentait terriblement impuissant face aux larmes de l’enfant. Celui-ci était-il en train de craquer ? Ses pleurs le laissaient supposer, mais plus encore les mots qu’il lui avait dits, à lui qui, entre tous, était le pire interlocuteur possible, celui que l’enfant aurait du haïr et fuir.
Il jeta un regard autour de lui, songea un instant à aller réveiller Galathée. C’était à elle de régler cela, à elle que Victor devait se confier, entre ses bras qu’il devait se réfugier. Mais la rôdeuse était sous l’effet de la valériane, goûtant un repos bien mérité. Même s’il parvenait à la ramener à la conscience, elle ne serait pas en état de consoler le petit garçon. Il devait donc faire face.
Il tendit la main vers l’enfant, s’immobilisa, la ramena vers lui. N’en fais pas trop, avait dit Galathée. De plus, Victor n’accepterait probablement pas le geste. Mais il ne pouvait pas non plus rester sans rien faire. Il se serait voulu impassible, froid, insensible à ces choses qui ne le concernaient pas. Plus.
Il ne parvenait pas à l’être, cependant.
-Tes parents le savent, bonhomme, murmura-t-il alors, les mots, aussi futiles soient-ils, étant le seul moyen dont il disposait pour apporter un semblant d’aide au gamin. Et je suis sûr qu’ils sont très fiers de toi. Mais si je les vois, oui, je leur dirai…
Il se tut soudain. Il n’avait toujours envisagé la mort que comme un oubli bienfaisant, un néant dans lequel se fondre à jamais. Mais les choses n’étaient pas ainsi. Une fois mort, ses crimes le conduiraient peut-être tout droit en enfer. Et si ce n’était pas le cas, s’il était admis dans les demeures de Corellon, alors il lui faudrait, à jamais, supporter le regard plein de commisération de ses semblables, leur colère, leur mépris. Et les quelques malheureux actes de rédemption qu’il avait tentés ces derniers jours ne changeraient rien à ce jugement.
La perspective était si terrible qu’il frissonna de la tête aux pieds, plongea la main vers son sac avant de se souvenir qu’il n’y trouverait nul réconfort. Au bord du malaise, il s’efforça de se concentrer sur Victor.
-Et ton père n’était pas un méchant. Beaucoup de gens ont été trompés par Nwalk. Tous ceux qui l’ont soutenu, quand il a pris le pouvoir, croyant qu’il leur apporterait le bonheur… Moi-même… Moi-même, j’ai voyagé longtemps en sa compagnie, j’ai combattu à ses côtés. Je croyais que sous ses dehors mauvais se cachait quelque chose de bon… Je me suis trompé…
Et tu lui as permis de s’emparer de la ville. C’est ta faute si la cité est tombée. Ta faute si les parents du gamin sont morts. Ta faute s’il pleure en ce moment, parce que tu lui as dit des choses que tu n’aurais pas du dire. Alors qu'il t’aurait suffit de parler d’un voyage lointain…
Taliesin porta une main tremblante à son front. Tout à coup, certaines des paroles prononcées par l’enfant lui revinrent à l’esprit, et il frissonna derechef, terrifié.
-Ne songe pas à la vengeance, reprit-il d’une voix blanche. Ne te laisse pas consumer par elle, Victor. C’est ce que j’ai fait, et j’ai été dévoré, j’ai fait des choses affreuses, je me suis perdu. Le tyran est déjà mort… La résistance l’aura vaincue… ils étaient forts, bien décidés…
Et tu aurais pu les aider, si tu n’avais pas été capturé…
Tu as échoué, encore…
L’elfe, tremblant, se frotta les yeux avec rage.
Tu ne vas pas chialer devant le gosse, quand même ! se tança-t-il.
Mais il ne savait plus quoi dire pour consoler l’enfant, pour repousser les pensées sinistres qui lui assaillaient l’esprit, pour repousser les sentiments d’échec et d’impuissance qui le dévastaient. .

[Galathée]

Heureusement pour Taliesin, Victor rompit leur difficile tête à tête en détalant. Les pas de l’enfant le menèrent droit à Galathée et il se nicha tout contre elle. La rôdeuse remua dans son sommeil, passa un bras autour du petit garçon et soupira. Ce dernier, frémissant, gémit quelques secondes, mais la jeune femme était trop profondément endormie pour s’éveiller, et peu à peu, il trouva un certain apaisement dans cette chaleur inerte. Il finit par se relever, les traits tirés, et alla s’asseoir en bordure du cercle de pierres. Dans une attitude très respectueuse, il croisa les doigts et ferma les yeux. Il adressa ensuite quelques pensées confuses mais sincères à Lathandre, le priant de veiller sur ses parents, sur les Luméniens, sur le monde et son chat perdu, sur Galathée, et peut-être aussi sur Taliesin, mais seulement s’il avait le temps et de l’énergie à revendre.

[Taliesin]

Taliesin s’était forcé à se lever sitôt Victor enfui. Il se sentait mal, et sa réaction pitoyable lors du petit drame qui venait de se jouer lui confirmait à quel point il était faible. Comme le lui confirmait d'ailleurs celle lors de son bref entretien avec Reynald, la veille au soir. Il n’était plus maître de ses émotions, dépendait des drogues pour tenir bon, et ne pouvait même plus y recourir.
Et les paroles du petit garçon menaçaient à présent de lui ôter même son dernier réconfort : le trépas ne serait peut-être pas ce qu’il avait espéré. Toutefois, il se pouvait que les êtres tels que lui soient envoyés au néant, indignes de subsister sur quel plan que ce soit. Et il devait se raccrocher à cette unique idée, sans quoi il ne lui resterait plus rien.
Prenant une profonde inspiration, l'elfe jeta un regard autour de lui, inquiet quand à l’endroit où s’était réfugié Victor. Il finit par le voir reparaître non loin de lui et, les mains jointes, les yeux clos, se recueillir avec ferveur.
En se demandant ce qu’il ressentirait si, une fois n’est pas coutume, il se mettait à prier, et tout en redoutant l’expérience, qu’il pressentait insurmontable, L'ancien barde s’éloigna en direction de l’endroit que lui avait indiqué Galathée. Être pragmatique, toujours. Penser à de petites choses pour oublier le reste…
Il trouva quelques racines de valériane et, en cherchant bien, des plants de Millepertuis. Sa réserve constituée, l’envie de s’en gorger plus forte que jamais, il revint vers le camp et les fourra au plus profond de son sac. Puis il reprit son grimoire, l’ouvrit, et s’abîma dans la lecture. Il n’avança pas, butant sur le moindre mot, le moindre signe des formules, n’avançant d’une ligne que pour reculer de deux. Mais, les lèvres serrés, le visage crispé, il se força à poursuivre son difficile labeur. Que pourrait-il faire d’autre, s’il renonçait à cela ?
Et toujours les noires pensées qui tourbillonnaient, voraces, et le désespoir qui s’insinuait malignement en lui...
Même la mort ne te sauvera pas, lui disait une petite voix vicieuse, qu’il ne parvenait jamais à réellement faire taire.

[Galathée]

Galathée ne s’éveilla pas pour le repas du soir, que Victor et Taliesin partagèrent en silence. Un peu de pain, de fromage, ils n’avaient pas faim ni l’un ni l’autre. L’enfant ne se montra pas distant, mais il était plongé dans ses pensées privées, et accorda aussi peu d’attention à son compagnon qu’au souper, se contentant de ponctuer leur maigre tête-à-tête de soupirs accablés. Il finit par repousser son assiette, décocha un petit sourire timide à Taliesin puis se leva.
« Je crois que je vais aller dormir, moi. »
Puis, jetant un œil vers le ciel encore clair, il se mordilla la lèvre inférieure.
« Tu crois qu’on pourra partir demain ? Je m’ennuie, moi, ici. »

[Taliesin]

Taliesin ne put s'empêcher de couler un regard vers l'endroit où Galathée dormait toujours. Il n'avait pas eu le cœur de la réveiller pour le repas et s'était contenté de laisser quelques provision à son attention, en évidence près du feu : elle les trouverait lorsque la valériane aurait relâché son emprise.
-Cela va dépendre de l'état de forme de Galathée, dit-il en revenant à l'enfant. Mais elle devrait aller mieux demain, et nous pourrons sans doute nous mettre en route, même si nous n'allons pas très loin.
Victor ne semblait guère rasséréné par la perspective, et l'elfe ne put s'empêcher d'ajouter, pour tenter de lui mettre un semblant de baume au cœur.
-Je ne voudrais pas présumer, mais... Il est probable que nous allions récupérer ton chat. Si nous ne l'atteignons pas demain, ce sera pour le jour d'après.

[Galathée]

La mention de l’animal eut l’effet escompté.
« Ah oui… Il doit être tout seul… Il doit avoir peur et faim, tu sais, c’est encore un tout petit chaton, il ne sait pas bien comment on chasse et… tu crois qu’un aigle pourrait l’avoir mangé ? Non, j’imagine qu’il a trop de poils, puis y’a rien à manger sur un p’tit chat comme ça... »
Victor accompagna cette dernière déclaration d’un large sourire confiant.
« Tu crois que je pourrais prendre un peu de jambon ou quoi, pour lui garder quand on le retrouve, parce qu’il sera sûrement maigre et tout. Je prendrai rien qu’un tout petit morceau. Je peux ? »

[Taliesin]

L'elfe gratifia le gamin d'un sourire encourageant.
-Bien sûr. Il y a assez de provisions pour plusieurs jours, même en comptant la part de ton chat. Reynald y a veillé. Alors, ne te fais pas de soucis : on a vraiment tout ce qu'il faut pour lui.
Il observa Victor un instant. Le gamin faisait bonne figure, mais il n'en paraissait pas moins durement éprouvé. Sans doute la faiblesse de Galathée. Après tout, c'était elle qiu s'occupait de lui, sur elle que reposait toute sa confiance.
Heureusement, la rôdeuse serait bientôt sur pied.

[Galathée]

« Chouette ! » s’exclama Victor, manifestement ravi.
Puis il fit volte-face avec énergie et s’apprêta à contourner le chêne pour rejoindre le hêtre et sa couverture. Il s’immobilisa cependant juste avant de disparaître et se tourna vers l’elfe.
« Merci ! Et bonne nuit ! » lança-t-il.
Toujours aussi radieux, il gagna ensuite son petit coin, y déplia sa couverture avant de se cacher en dessous pour retirer ses vêtements et passer sa tunique de nuit. Il commençait à maîtriser la manœuvre, à force de la répéter chaque jour depuis leur départ de Luménis. Ensuite, bien installé, il jeta un œil confiant vers Galathée, qui dormait toujours profondément, recroquevillée sur elle-même, puis poussa un calme soupir et ferma les yeux.
La pénombre commençait seulement à gagner la plaine, mais l’enfant songea éveillé pendant de longues minutes, sans chercher à dormir, imaginant des retrouvailles idylliques avec son matou gris dans un grand champ de graminées et de fleurs sauvages.

[Taliesin]

L'elfe sourit pour lui-même : au moins le gamin avait-il oublié pour un instant son accablement. Il fallait que celui-ci soit bien grand pour que Victor se soit décidé à lui parler, malgré la peur et la méfiance qu'il lui inspirait. Oui, il devait se sentir horriblement seul... Il était grand temps que Galathée reprenne les choses en main. Si elle tardait... L'elfe sentait que ne pas en faire trop deviendrait de plus en plus ardu. Surtout avec les sollicitations de l'enfant, encore timides mais qui iraient s'accentuant si la jeune femme ne reprenait pas vite sa place.
Mais elle la reprendrait. Dès le lendemain. Et il n'aurait plus à s'inquiéter : Victor l'oublierait bien vite.
Ramassant leurs couverts, il alla les laver à la source, puis revint près du feu qu'il alimenta copieusement. Enfin, assis devant les flammes, il se plongea une fois encore dans son livre de sorts. Peut-être arriverait-il, enfin, à avancer quelque peu.
Peut-être.

***

Il faisait nuit noire lorsque la gangue de ténèbres enserrant Galathée se fissura enfin. Peu à peu, elle retrouva des sensations, des impressions. La première fut le silence : pas un bruit ne s'entendait autour d'elle en dehors de celui, léger, de sa respiration. Et puis, ce fut le froid. Non pas un froid frissonnant, malsain, de la fièvre, ni celui, glacial et mordant, d'un rude hiver. Non. Juste la fraîcheur revivifiante, bienvenue, d'une tranquille soirée d'automne ou de printemps.
Sachant avant même d'ouvrir les yeux qu'elle avait dormi plus longtemps qu'elle n'en avait eu l'intention, Galathée constata sitôt ses paupières relevées que le crépuscule s'en était allé depuis des heures. A travers le feuillage du hêtre, une étoile blanche brillait, vive, lumineuse. Tout autour d'elle, le camp paraissait endormi. Et, de fait, Victor était étendu, serein, à son côté. Au-delà du chêne, elle voyait luire faiblement les dernières braises d'un feu mourant. Taliesin avait probablement succombé au sommeil au cous de sa garde...

[Galathée]

La rôdeuse s’assit lentement sur sa couche, prenant une profonde inspiration. L’air était frais en dépit du ciel dégagé : peut-être pleuvrait-il bientôt. Elle referma les yeux pour goûter davantage à la quiétude nocturne et déroula lentement ses épaules. Le repos lui avait fait du bien mais elle se sentait toujours faible, presque tremblante. Elle avait du mal à rassembler ses idées.

Ça doit être la faim, songea-t-elle avec un léger sourire, avant de se mettre debout.

Elle étouffa un bâillement dans le creux de sa main, puis fit quelques pas incertains vers le tronc du hêtre, dont elle se servit pour se reposer une seconde. Elle leva les yeux vers la cime de l’arbre, tentant d’identifier l’étoile qui l’avait éclairée à son réveil, mais c’était difficile à dire au travers de la ramure de l’arbre.
Contournant le tronc craquelé, elle gagna la zone où les racines tourmentées des deux arbres se chevauchaient, puis se glissa dans la lumière rougeoyante de leur feu de camp.

Taliesin dormait, les doigts encore repliés sur la tranche d’un livre, affalé sur le côté. Apparemment, il avait lu jusqu’à sombrer.
Galathée détourna le regard, les bras repliés autour d’elle et s’accroupit près des braises. On lui avait gentiment laissé de quoi se sustenter, et elle fut touchée par ce geste simple, même s’il ne signifiait rien de particulier. Après quelques bouchées silencieuses, elle se redressa, s’approcha de l’elfe endormi, dégagea la couverture qui traînait sur son sac et l’en couvrit. La nuit était froide et le feu allait mourir.
Les lèvres pincées, elle retourna à son assiette et s’assit dans l’herbe pour continuer son repas de minuit.

[Taliesin]

La jeune femme avait presque terminé lorsque le vent se leva, brise légère et humide, peuplant aussitôt le silence du bruissement doux, apaisant, des herbes hautes et des branchages touffus.
La nuit était claire, malgré la minceur du croissant de Lune qui s'abaissait lentement, vers l'ouest. Sous sa lueur et celle, tamisée, des étoiles, la campagne était toute nimbée de gris, de blanc, d'argent, et Galathée s'absorba dans le spectacle serein de la nature endormie.
Bientôt, elle remarqua l'apparition de bancs de brume, tâches claires et cotonneuses portées par le vent, qui semblaient converger, légères et aériennes, vers le cercle de pierres
Ce n'était pas, pourtant, la saison des brouillards...
Ni des feuilles mortes.
Et pourtant, l'une d'entre elle, rousse et chatoyante, passa en voltigeant devant la rôdeuse et finit par se déposer, tranquille, entre ses pieds.

[Galathée]

La jeune femme s’accroupit pour ramasser la feuille morte, puis leva les yeux vers les hauteurs, distinguant difficilement les branchages lourds du chêne dans la clarté lunaire. Tout semblait nimbé d’argent, mais le son du vent dans les branchages ne la trompa pas : l’arbre glissait vers l’hiver, prêt à se délester de sa parure pour affronter la disette et les grands froids. Gardant la feuille sèche entre les doigts, Galathée se dirigea vers la périphérie du cercle de pierres, et s’appuya à l’un des mégalithes. Le contact glacé de la pierre la surprit et elle frissonna malgré elle. Autour du tertre, la brume s’était faite plus dense et son ballet léger hypnotisait peu à peu la jeune femme.
Certes, l’automne… n’étaient-ils pas en été ?
Elle avait du mal à se souvenir.
Mais la nuit était si sereine, si belle, si tranquille, que Galathée était prête à accueillir mille automnes prématurés pour jouir encore quelques minutes de cette paix inespérée.

[Taliesin]

Bientôt, la brume sembla recouvrir la terre entière. Elle se massait au pied du tertre, tel un océan d'argent liquide enserrant un îlot isolé. Mais, lentement, avec douceur, la nappe s'éleva à l'assaut de l'éminence, faisant disparaître ses pentes douces sous la succession de ses vagues cotonneuses.
Bientôt, la brume atteignit le pied des mégalithes mais, comme si elle rechignait à s'engager à l'intérieur du cercle, elle continua à s'élever verticalement, offrant au regard de la rôdeuse non plus un océan, mais un mur scintillant. Un instant, elle se vit dominée de tous côtés par ce nuage étrange, lumineux, immobilisé au delà de l'enceinte du vieux temple. Puis, lentement, des vrilles torsadées de brouillard s'infiltrèrent entre les interstices, tandis qu'une légère poussée du vent faisait virevolter les feuilles mortes.
L'un des pans de nuage frôla le visage de Galathée, y laissant un baiser humide avant de poursuivre son chemin. Lentement, la brume engloutit le sommet du tertre, absorbant jusqu'à la cime des grands arbres.
Galathée se trouvait désormais enfouie sous la masse légère, caressante, sans plus voir rien d'autre que de vagues ombres parmi la blancheur argentée qui l'environnait de toutes parts.
Mais pas un instant la brume ne se fit pesante où inquiétante. Il émanait d'elle une impression de sérénité, de paix, de volonté tranquille...
Ce n'était pourtant que de la brume nimbée par l'éclat de la lune...

[Galathée]

La brume avait tout avalé, dense et translucide, et Galathée n’y voyait plus rien. Seule la pierre sous ses doigts et l’herbe sous ses pieds la gardaient en contact avec le temple désormais invisible. Ce brouillard subi avait quelque chose d’étrange, mais la jeune femme s’y sentait bien, comme si sa douceur atténuait les émotions difficiles des jours précédents.
Ne plus rien voir, flotter, être absente, ailleurs, une opportunité de quitter un instant la réalité blessée et assassine.
Perdue dans son nuage humide, la rôdeuse était émerveillé plus qu’effrayée. Elle sentait que l’instant ne durerait pas, qu’il fallait s’en gorger. S’en saisir.
Mais la brume se dissipait sous ses doigts, bien sûr.
Elle eut soudain une pensée pour Victor. S’il s’éveillait au cœur de ce silence feutré, aveugle, il risquait de paniquer. Elle tâtonna pour retrouver son chemin vers l’endroit où l’enfant reposait.

[Taliesin]

Le brouillard paraissait modifier les distances et jusqu'à l'écoulement du temps mais, après une marche hasardeuse qui aurait pu durer un instant comme une heure, la jeune femme dépassa chêne et être et rejoignit le petit garçon endormi. Lorsqu'elle frôla son épaule, il murmura quelque chose d'incompréhensible et s'entortilla davantage dans sa couverture, sans pour autant s'éveiller.
Galathée demeura assise à ses côtés un long moment, sans que rien ne bouge au sein de l'étrange brume. Puis, tout à coup, quelque chose changea. Ce fut si léger, si ténu, que Galathée mit quelques secondes à comprendre de quoi il s'agissait. Au bruissement des feuilles s'était mêlé un autre son, infime, presque inaudible. Intermittent.
Un instant, il retentit plus distinctement, et Galathée crut reconnaître un bruit de pas. De sabot, peut-être...

[Galathée]

La rôdeuse se leva, furtive, les sens aux aguets. Instinctivement, elle se plaça devant Victor, mais bientôt, le calme de la brume la rasséréna. Elle les protégeait, immanquablement. Et les sons étaient réverbérés, transformés, éteints comme ravivés, par les pouvoirs mystérieux des bras impalpables qui les étreignaient.
Elle respira plus librement, mais resta debout, prête à faire face à un visiteur attardé, elfe inquiété par les heures noires comme biche fourvoyée dans les embruns glacés.
Une rencontre au coeur du brouillard. Mémorable, à n'en pas douter.
Et cette pensée un peu enfantine la fit sourire.
Mais il flottait comme un parfum de merveilleux dans l'air, et la jeune femme s'en sentait désespérément assoiffée.

[Taliesin]

Le bruit des sabots – si c’en était réellement – parut alternativement croître et décroître, venir de partout et de nulle part à la fois. Son martèlement sourd, régulier, nonchalant, habitait la brume, semblable aux battements du cœur d’un paisible dormeur.
Le brouillard, si cela était possible, c’était encore épaissi, et Galathée ne distinguait plus rien, pas même le hêtre, à deux pas, ou l’enfant étendu juste derrière elle. Il n’y avait plus rien que cette lumière argentée, douce et épaisse, dont elle avait oublié la fraîche humidité, pour ne plus sentir que la caresse légère, le contact soyeux.
Soudain, la jeune femme perçut un mouvement parmi l’uniformité grise. Sur sa droite, à une distance indéterminable, la luminosité projetée par la lune et les étoiles semblait s’être condensée en un point précis, mouvant, en une nuée presque blanche qui paraissait flotter et dériver paisiblement, accompagnée par le rythme tranquille des sabots sur l’herbe et les pierres du sanctuaire.
Il était malaisé de distinguer la source de la lumière de ses multiples reflets au sein de la brume. Malaisé aussi d’évaluer la vitesse à laquelle elle progressait. Mais elle le faisait indéniablement : à présent, elle se trouvait face à la rôdeuse, du moins pour autant que celle-ci pût en juger.

[Galathée]

Galathée commença à se douter que quelque chose dans cette situation étrange n’appartenait pas au réel.
Je dors, je rêve, songea-t-elle avec calme.
La nuit était toujours sereine, la brume opaque s’était immobilisée et l’entourait comme le cocon duveteux d’une chrysalide.
Renaître au monde. Se métamorphoser.
Pourquoi l’éveil était-il si pénible, quand les ténèbres étaient parfaites ?
Puiser dans le réconfort du mystère, simplement. La quiétude du sommeil.
L’esprit fait bien les choses, il soigne, il soutient. Il guide, comme les étoiles, comme cette lueur…
La lumière s’approchait encore, mais la rôdeuse l’attendait sans inquiétude, tout au plus une légère anticipation.
Tu es bien, mais tu es seule, pensa-t-elle aussi.
Puis elle imagina le bosquet autour d’elle, en revit les pierres et les arbres, le sanctuaire consacré à une déesse qu’elle révérait en silence, en secret, sans y penser jamais vraiment. Dans les actes.
Se pouvait-il…
Je rêve, mais pourquoi pas… Après tout, nous, rôdeurs, aimons les ombres, et y trouvons aussi nos vérités...

[Taliesin]

La lumière était toute proche, à présent. Si proche que Galathée pensait qu’elle aurait pu la toucher, si elle tendait la main. Mais ce pouvait être une illusion provoquée par la brume.. Quoi qu’il en soit, elle ne fit rien pour le vérifier et demeura immobile dans la clarté croissante.
La lueur était là, désormais. Elle le savait. Elle croyait même sentir sa chaleur lui parvenir en vagues légères portées par l’air opaque. Un bruissement d’herbe, le raclement d’un sabot sur un rocher et, tout à coup, quelque chose lui frôla la main. Quelque chose de chaud, de doux, d’humide, comme… Comme les naseaux d’un cheval, peut-être.
La jeune femme n’eut cependant pas l’occasion de s’interroger à ce sujet. La lumière avait éclaté, éblouissante, la forçant à fermes les yeux, et une chaleur bienfaisante s’était mise à grandir en elle tandis que lui résonnait à l’oreille une mélopée complexe mais familière.
Elle entendit le chant cristallin d’une rivière, le bruissement d’épaisses ramures, le cri serein d’un oiseau de nuit - une chouette, peut-être -, le crissement tranquille de myriades de grillons… Le chant de la nature, simplement. Mais il parut à Galathée plus beau, plus grand, plus apaisant que jamais encore.
Lorsque, enfin, la rôdeuse rouvrit les yeux, elle se rendit compte qu’elle était assise sur une racine du hêtre. Le monde tout autour d’elle avait repris son aspect normal. Plus de brume, plus de feuilles mortes charriées par le vent… C’était une nuit d’été, une simple nuit d’été. Non loin d’elle, la petite source baignant le temple jaillissait, joyeuse, et s’écoulait sur son lit moussu. Autour du cercle de pierres, dans les hautes herbes, les insectes menaient grand fracas. Et, au dessus de sa tête, les feuilles vertes et entrecroisées du chêne et du hêtre se balançaient tout doucement.
Un bruit fit se retourner la rôdeuse. A ses pieds, Victor dormait toujours, un bras rejeté hors des couvertures. A deux pas, sa propre couche l’attendait, défaite, ainsi qu’un petit bouquet de fleurs sauvages qui répandait jusqu’à elle ses fragrances légères.
Quant au feu de camp, sur sa droite, ses braises mourantes projetaient de faibles éclats rougeoyants sur les pierres levées. Taliesin devait toujours dormir juste à côté, son livre à la main.
Tout paraissait normal… quoi qu’un peu plus lumineux, plus neuf, plus propre, comme si une averse avait nettoyé la campagne et le temple de toute la poussière des jours écoulés. Comme si une averse l’avait nettoyée, elle, des souillures du voyage.
En dehors de cela, tout paraissait normal. La rôdeuse avait très bien pu rêver. C’était le plus probable, oui. Et pourtant…
A cet instant, un battement d’ailes retentit dans les branches du hêtre. Lorsque Galathée leva les yeux, elle croisa le regard vif et la face blanche d’une chouette effraie. Laquelle la salua d’un hululement joyeux avant de battre des ailes à nouveau.

[Galathée]

La jeune femme sourit à l’oiseau, et pour elle-même. Elle ne savait pas bien ce qui s’était produit, mais elle n’était pas certaine d’avoir envie de le savoir. Pas maintenant. Pas en cette belle et sereine nuit d’été, alors que la campagne était si tranquille, qu’elle-même se sentait si sereine. Comme si les soucis d’hier n’étaient plus que de vagues traits dans un livre oublié. Ils reviendraient, mais elle voulait goûter à ce répit bienvenu. En elle, la lumière argentée brillait encore, invisible, mais elle la sentait, doux rayonnement intérieur, protecteur, bienveillant.
De quoi était-elle garante, la rôdeuse ne le savait pas encore.

Galathée se sentait encore très faible, un léger vertige la gardait assise, mais elle releva les yeux sur la chouette, toujours perchée sur sa branche. L’oiseau était curieux, sa face blanche en forme de cœur percée d’yeux très noirs reflétait les rougeoiements du feu. La rôdeuse tendit une main amicale dans sa direction.
« Allez, viens… » murmura-t-elle.

[Taliesin]

La chouette parut la dévisager avec intensité. Elle tourna la tête de droite et de gauche, comme pour s'assurer que personne d'autre n'était éveillé dans le camp, puis ouvrit bien grand ses ailes et prit son essor. Elle décrivit quelques cercles au dessus de la jeune femme, d'abord prudemment distants, puis de plus en plus serrés. Et, enfin, elle vint se poser, légère, sur son-avant bras, les ailes à demi déployées prête à s'envoler à la moindre annonce de danger, les yeux rivés sur le visage penché au-dessus d'elle.

[Galathée]

La chouette était craintive, et Galathée lui frôla l’esprit avec douceur, pour la rassurer. C’était un oiseau encore jeune, timide, mais il s’était approché sans hésitation.
La rôdeuse n’osa pas la toucher. Elle lui rappelait son hibou perdu, ce compagnon difficile mais fidèle, qui l’avait accompagnée tout au long de son périple sur Dorrandin.
A présent, je suis sur Hélonna, et la vie reprend, songea-t-elle.
L’effraie émit un petit hululement et replia les ailes, rassérénée. Etrange comme elle était arrivée à l’instant même où la brume s’était dissipée, où le monde était redevenu tangible, où l’été avait chassé les feuilles mortes de l’improbable licorne…
Mais Galathée, à la fois songeuse et enchantée, décidé d’y voir un signe.
La tension des derniers jours semblait s’être envolée. Peu importe ce qui s’était produit hier. C’était demain qui l’appelait. Demain avec Victor, sur la route, à la recherche de cette petite maison en ruine dont lui avait parlé une alouette, au détour du chemin. Demain avec Taliesin, ces derniers jours dont il fallait boire le nectar et rejeter la lie, pourquoi les noircir de regrets et de rancoeurs… Il fallait les vivre. Elle les vivrait.
« Va chasser. Tu dormiras demain. » souffla-t-elle à la chouette.
Cette dernière s’éleva dans un battement d’ailes furtif et silencieux, et disparut en quelques secondes.

[Taliesin]

L'oiseau ne s'était pas volatilisé depuis un instant qu'un gémissement retentit derrière Galathée. Victor se mit à se débattre violemment dans son sommeil, poussa un cri inarticulé et se redressa brusquement, les yeux grands ouverts, la sueur perlant à son front.
Il grimaça, un sanglot lui échappa comme il se rendait compte du nouvel accident dont il avait été victime, mais son visage s'éclaira quelque peu lorsqu'il remarqua Galathée assise à quelques pas de lui.
-Oh, tu es réveillée... fit-il d'une voix saccadée, tout en s'essuyant les yeux et en esquissant un sourire vaillant.

[Galathée]

La jeune femme lui sourit doucement et s’approcha, encore mal assurée. Elle se sentait curieusement détendue, mais toujours fragile. Un souffle de vent l’aurait renversée.
« Oui. » répondit-elle en s’agenouillant près de lui.
La nuit était tiède, et elle aida l’enfant à retirer sa tunique, avant de fouiner rapidement dans son sac pour lui en trouver une autre. La couverture était humide et elle la jeta sur la côté, avant d’aller chercher la sienne, qu’elle lui rapporta.
Il faillit protester, mais elle posa un doigt impérieux sur ses lèvres.
« Je ne vais plus dormir, je me suis reposée toute la journée… » dit-elle.
Elle l’aida à se recoucher, lui caressant le front d’une main tranquille.
« Tu veux me raconter ton cauchemar, ou tu préfères regagner les limbes d’un sommeil plus serein ? »