[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L'ancien barde l'observa un moment, désarçonné par l'entrée en matière sans détours, par la résurgence des problèmes que posaient sa décision et qu'il s'était efforcé de rejeter en ce concentrant sur la nourriture. Mais la jeune femme avait besoin d'une réponse. Il ne pouvait pas se dérober. Il garda donc le silence un moment, pensif, avant de se lancer.
-Je n'imagine rien. Ni ne désire rien, sinon être avec vous. Je sais que les jours à venir ne seront pas comme ceux qui viennent de s'écouler. J'en suis parfaitement conscient. Il y avait quelque chose, oui... Mais peu m'importe que l'avenir soit dépourvu de ce quelque chose. Il y a d'autres choses, plus importantes... Ces jours... Cette vie qui se profile... Cela me rappelle mon enfance, parmi cette famille d'humains qui ne me devait rien et qui, pourtant, m'a élevé comme l'un des siens. Cela me ramène aussi à l'époque où je parcourais les routes avec mon maître. Je n'étais pas seul, en ce temps-là. Après... Quand Hafgan est parti, je n'avais plus personne. J'ai croisé des gens, oui. Des amis, parfois. Mais soit j'ai dû partir, soit le destin les a engloutis. Et j'étais tout entier à cette maudite quête. Toi comme moi savons où elle m'a menée. Aujourd'hui... Aujourd'hui, je n'ai plus cette quête. Elle fait partie du passé, et je ne m'en porterai que mieux... D'autant que... Je crois avoir retrouvé...
Il secoua la tête.
-Au-delà de tout ce qu'il pouvait y avoir de surnaturel, j'ai retrouvé un peu de chaleur. J'ai eu l'impression de ne plus être tout à fait seul. De compter pour quelqu'un, un peu. D'avoir quelqu'un qui comptait pour moi, surtout. Un... lien, peut-être. Et je ne désires rien d'autre. Rien d'autre que cette chaleur qui m'aide à combattre la nuit. Qui fait que j'ai un peu moins froid. Je n'imagine rien d'autre qu'être avec vous. Si du moins vous le voulez.
Il la regarda droit dans les yeux.
-Il faut que ma présence ne soit pas un obstacle, un souci pour toi ou le petit. Si c'était le cas, il faudrait me le dire sans retenue, et je vous laisserai. Vous avez besoin de reconstruire quelque chose... quelque chose entre vous. Reconstruire votre vie, aussi. Je ne veux a aucun prix vous nuire. Si vous préférez que je m'en aille, je m'en irai. Parce que je n'ai pas le droit de m'imposer à vous. Parce que, aussi, vous... tu comptes pour moi. Et que, même si je dois partir... Je ne serai plus tout à fait seul.

[Galathée]

Elle acquiesça sans rien dire, les lèvres pincées. S’il le pensait, le croyait, que pouvait-elle demander de plus ? Bien sûr, l’épreuve des jours, de la réalité, serait autrement plus révélatrice, mais sa conviction suffisait. Elle chercha quelque chose à dire, se sentit embarrassée, touchée par ses déclarations, persuadée qu’elles s’adressaient à quelqu’un d’autre.
« Ne dis pas n’importe quoi. » finit-elle par murmurer. « Il faut bien quelqu’un pour jouer aux dames avec Victor. »
Elle détourna les yeux et sourit.
« Pour le reste… Nous sommes à la merci de l’avenir. »
Elle lui prit doucement la main.
« Mais un peu plus forts qu’avant. »

[Taliesin]

Il entrelaça étroitement ces doigts avec ceux de la jeune femme.
-Toi, tu es forte... murmura-t-il.
Il l'observa un instant, ne sacahnt trop que dire.
-Et nous ne sommes peut-être pas si esclaves que ça...
Mots creux ! se tança-t-il aussitôt. Et porutant... Certes, il n'avait jamais vraiment eu l'impression de maîtriser son avenir. Les choses lui avaient toujours échappé, toujours viré différemment, et bien plus mal, que ce qu'il avait pu prévoir. Mais... Il avait l'impression qu'avoir fait le choix de survivre n'était pas ce que le destin aait prévu pour lui. La mort, oui. Elle s'inscrivait en droite ligne de ce qui s'était produit auparavant. La vie...
Peut-être était-ce pour cela que sa décision lui paraissait si folle, si injuste, si mauvaise. Parce qu'il avait l'impression de faire un acte contre-nature en choisissant de continuer alors que tant d'autres, par sa faute, avaient été réduits au néant.

[Galathée]

Galathée alla se coucher peu après, abandonnant Taliesin auprès du feu. Ce dernier y demeura quelques temps, avant de regagner ses couvertures et le silence de la nuit.

Les jours suivants se déroulèrent sans événements notables. Ils profitèrent encore de la cascade et des grottes, des champs et de la rivière, jusqu’à ce qu’une pluie soudaine, heureusement de courte durée, les avertisse de la précarité de leur havre. Ils reprirent donc leur route à travers la campagne, au pas chaloupé de leurs juments, rythmant leur périple d’arrêts pour se restaurer, chasser, cueillir ou bivouaquer, comme des nomades des premiers âges. Ils tombèrent une fois sur une ferme où des fermiers affables vendirent du pain et du lait à Taliesin, Galathée et Victor restant en arrière, une autre fois sur un camelot itinérant qui leur troqua du sel et de la corde contre deux perdrix dodues, enfin sur un groupe de kobolds facétieux qui devisèrent plus d’une heure avec Galathée avant de finalement lui offrir généreusement une cape fourrée en guise de « remerciement pour la conversation ». Persuadée d’avoir écopé d’un vêtement maudit ou plein de puces, la rôdeuse le confia à Taliesin, lui enjoignant d’user de ses pouvoirs de mage pour en débusquer l’enchantement. Sans succès : c’était un bon manteau en poil de rat musqué, qui montra toute son efficacité lors de l’averse suivante. Galathée refusa cependant de le mettre, au grand bonheur de Victor qui, calfeutré dans l’imposante houppelande, avait l’air d’un ours à cheval. De plus, le chat avait l’air de particulièrement l’apprécier, pour une raison phéromonique sans doute, car Taliesin prétendait qu’il ne sentait rien.
Ils cheminèrent ainsi près d’une dizaine de jours, se laissant porter par les replis du paysage, adaptant leur allure et leurs haltes au hasard d’une vallée éternellement verdoyante, dont la quiétude, loin des hommes, était presque parfaite. Mais Galathée savait où elle les entraînait, et l’excitation de Victor était de plus en plus visible à mesure qu’ils se rapprochaient. Elle espérait juste qu’il ne serait pas déçu.

Ils arrivèrent à bon port en fin d’après-midi, un jour lumineux mais plus frais. Depuis deux jours, la silhouette sombre de la forêt s’étendait vers l’est, les narguant à bonne distance. Lorsqu’ils incurvèrent enfin leur trajectoire dans sa direction, chacun ressentit comme une étrange satisfaction, un soulagement presque. Aussi belles soient les plaines de la vallée, leur immensité avait quelque chose d’angoissant, que les arbres, ancrés dans le sol, centenaires, repoussaient de leur ombre tranquille. Ils atteignirent une petite rivière frémissante, moins large que les cours d’eau qu’ils avaient croisés depuis le début de leur périple, mais néanmoins profonde, et la remontèrent tranquillement. L’orée du bois n’était plus très loin, ils la franchirent en silence, cérémonieusement presque, puis s’émerveillèrent des chênes gigantesques qui surplombaient leur route, froufroutant tranquillement dans la brise tiède. Un chevreuil fuit sur leur passage, de grands oiseaux clairs s’envolèrent, puis la rivière déboucha dans une large clairière à l’herbe luxuriante, vert tendre, qui s’ouvrait, ronde, au creux des arbres. Adossée à la forêt, en bordure de l’eau, se trouvait une petite maison au toit sombre, la façade dévorée par un lierre conquérant. On avait détourné l’eau de la rivière pour qu’elle vienne remplir un petit étang sur lequel paressaient quelques canards. Deux saules se penchaient sur leur reflet, apparemment malheureux de ce qu’ils contemplaient. Un peu à l’écart se dressait une cabane rudimentaire mais suffisamment grande pour accueillir trois juments, et un énorme hêtre ombrait une partie de la trouée, en retrait. La chouette fut la première à adopter les lieux et s’envola vers la future écurie, dans laquelle elle pénétra via une petite lucarne.
Galathée mena sa bête au cœur de la clairière. Bien sûr, c’était plus modeste qu’une gigantesque cascade au beau milieu de rien. Mais il se dégageait quelque chose de ce petit coin de verdure. Peut-être simplement un sentiment de paix profonde.

[Taliesin]

Victor partageait manifestement le sentiment de la rôdeuse et, d'ailleurs, il ne tarda guère à l'exprimer dans une exclamation plus qu'enthousiaste.
-Ouah ! C'est super ! Ça valait le coup qu'on vienne, tu avais raison, Galathée ! On pourra se baigner, construire une cabane dans les branches, et puis monter dans les arbres pour plonger !
Sans attendre, il sauta de sa monture et se mit à fureter par toute la clairière, un large sourire sur son visage que le soleil commençait à hâler sensiblement.
Taliesin, non moins séduit que ses deux compagnons, s'était fait la réflexion qu'ici, personne ne viendrait les déranger, qu'ils n'auraient probablement pas à redouter le passage de quiconque, hormis celui d'un voyageur qui se serait pour le coup complètement fourvoyé.
Après avoir aidé Galathée à attacher les chevaux dans l'écurie, il gagna le logis et en poussa la porte vermlulue. L'intérieur du bâtiment confirma ce que l'extérieur lui avait laissé supposer. La petite maison avait été abandonnée quelques années auparavant. Trop peu, cependant, pour que le temps ait pu rendre le lieu inhabitable. Il suffirait de quelques travaux, notamment sur la toiture et les fenêtres, pour faire de l'endroit un bon refuge pour se protéger de l'hiver qui ne manquerait pas de venir.
La maison se composait en tout et pour tout de trois pièces. La première, occupant la majeure partie de l'espace, avait été le lieu principal de vie des anciens occupants. Une cheminée de pierre trônait dans un coin, de même, un peu plus loin, qu'une vaste table au bois vétuste et pourri par endroit. Deux portes s'ouvraient dans le mur gauche, permettant d'accéder à des pièces étroites. L'une, au moins, avait servi de chambre, comme en témoignaient les vestiges délabrés d'un lit. L'autre... une réserve, peut-être.
La végétation avait commencé à envahir les lieux dont il émanait une impression d'abandon, de tristesse. Mais un peu de désherbage, quelques coups de balai, un bon feu dans l'âtre et il n'y paraîtrait plus.
L'elfe, satisfait, sortit sur le perron, cherchant du regard Galathée et Victor.

[Galathée]

Victor gambadait dans l’herbe, heureux de dérouiller ses jambes après les longues heures à cheval. Taliesin le vit virer à grande vitesse et s’étaler sur le sol, où il resta étendu, les bras écartés, tandis que son chat miaulait, inquiet. Une seconde plus tard, le gamin lui sautait dessus, bondissant comme un diable, et repartait vers le hêtre, qui offrait quelques belles prises à faible hauteur. Le chat se montra cependant plus leste et atteignit les hauteurs alors que le gamin pédalait encore dans le vide, sur la branche la plus basse.
L’elfe vit les yeux de Galathée s’agrandir une seconde, mais elle se réfréna et détournant le regard, vint dans sa direction.
« Alors, c’est habitable ? »

[Taliesin]

L'elfe acquiesça.
-Oui. Il me semble qu'il y a un trou, dans le toit, mais on pourra le boucher assez facilement. Il faudra aussi arracher quelques herbes folles, déblayer poussière et débris, mais ce sera le travail de quelques jours avant que nous puissions nous établir.
Il observa à nouveau les environs. Une maison à l'orée des bois, près d'une rivière... Pour un peu, il se serait cru de retour là où il avait grandit. Même si la chaumière des forestiers avait été de rondins de bois, et non de pierres.
-Tu as vraiment trouvé l'endroit parfait, murmura-t-il, songeur. Nul doute que nous serons bien, ici...

[Galathée]

« Ce n’est que le décor… » murmura-t-elle en se glissant à l’intérieur.
L’elfe avait dit vrai. La maison était petite mais saine. Il semblait peu probable qu’ils puissent se contenter d’un espace aussi réduit pendant de longues années, mais ce n’était pas ce dont ils avaient besoin dans l’immédiat. Juste un abri pour se reconstruire. Rien de plus. Elle sourit à Taliesin, ressortit en le frôlant, vit arriver Victor à pleine vitesse, déjà couvert d’herbe et d’écorce. Il se glissa dans la chaumière, s’attribua la réserve avec enthousiasme, et ressortit. La rôdeuse partit en quête de son sac, songeant aux deux grands blessés qui partageaient désormais son quotidien, l’un et l’autre sur la voie de la guérison sans doute, qui exprimaient leur trouble de manière si différente. Elle soupira avec le sourire.
Rien d'impossible.

[Taliesin]

Taliesin demeura à l'intérieur de la maison et entreprit d'arracher les maigres fougères qui avaient poussé entre les dalles de pierre. Il s'arrêta cependant bien vite. Il était las, et la chevauchée n'était pas seule responsable de sa langueur. Le voyage était terminé, ils avaient atteint leur destination et il leur faudrait à présent vivre le plus normalement possible. Il ne devait plus compter sur les trajets pour meubler les journées, il faudrait bien faire quelque chose, et les travaux ne l'occuperaient guère de temps. Vivre, simplement. Cette perspective l'effrayait, et il préféra ne pas y songer, sous peine d'être écrasé par ce que cela représentait. Les choses se passeraient comme elles se passeraient, inutile de se tourmenter à l'avance.
Il sortit dans la fin d'après-midi. A l'ouest, le soleil devait s'approcher de l'horizon, mais il ne le voyait pas, dissimulé qu'il était par les troncs serrés des arbres. Sa lumière, cependant, nimbait d'ors la clairière, l'aurée des bois, la surface tranquille du petit étang. Galathée était hors de vue. Victor, quant à lui, continuait de folâtrer en tous sens, tentant ici l'escalade d'un tronc, explorant là un bouquet touffu d'arbustes, et n'omettant pas de se salir consciencieusement au passage. Taliesin ne pouvait l'en blâmer. Aurait-il eu son âge qu'il aurait fait de même, pour s'arracher aux noires pensées qui rôdaient toujours, voraces. Mais il n'avait pas son âge et se voyait mal faire le chien fou, quoi que la mine stupéfaite de Galathée aurait sans doute valu à elle seule le détour.
Il se mit donc en devoir de préparer un feu. Non pas contre le froid - il faisait plus frais que les jours précédents, mais bon tout de même - mais contre l'obscurité qui tomberait d'ici quelques heures. Depuis qu'il s'était "éveillé", il redoutait le noir, redoutait ce qui pouvait s'y terrer, s'y dessiner. Comme si les ténèbres extérieures étaient un reflet de celles qui l'habitaient.
Ce faisant, il songea qu'ils étaient bons pour une nouvelle nuit en plein air : s'installer dans la petite maison était hors de question tant qu'ils ne l'auraient pas nettoyée. Tant pis : la lune et les étoiles seraient là pour l'éclairer, en plus du feu. Peut-être tiendraient-elles à distance l'ombre des bois. Ses ombres à lui.

[Galathée]

Galathée rentra avec deux lapins trop curieux, une collection de champignons estivaux et des carottes sauvages. Un tronc gisait en travers de l’onde, pont rudimentaire laissé par les occupants précédents, sans doute, et elle le franchit avec agilité pour rejoindre ses compagnons. Victor avait décidé de métamorphoser le feu tranquille de Taliesin en gigantesque brasier pour célébrer leur arrivée, et les branches de sapin fragiles crépitaient dans les premières ténèbres. A bonne distance, le chat ronflait, ventre à l’air, mais il s’éveilla et vint vers elle lorsqu’il renifla ses prises du jour. Elle le nourrit gracieusement tout en l’avertissant qu’il serait bientôt mis à contribution pour tempérer les ardeurs des mille souris qui traînaient aux alentours. En bon matou de la haute, il n’en crut évidemment rien.
La chouette, quand à elle, errait déjà dans les hauteurs, et la rôdeuse frôla son esprit pour lui souhaiter une chasse fructueuse.
La jeune femme regagna ensuite le cercle de chaleur dans lequel se dessinaient les silhouettes de l’elfe et de l’enfant. Elle posa une main amicale sur l’épaule de Victor, alla s’asseoir près de Taliesin, que les flammes démesurées amusaient manifestement, malgré le visage prétendument sérieux qu’il tourna vers elle. Elle haussa les sourcils, sourit, et s’attela à la préparation de leur repas.

[Taliesin]

Victor et Taliesin s'empressèrent de prêter main forte à Galathée. Les lapins furent apprêtés, les légumes lavés et découpés, et un ragoût aux alléchants arômes ne tarda guère à chauffer dans leur marmite. Assis près du feu, ils attendirent patiemment qu'il fut prêt, sans guère échanger de mots.
Ce fut le gamin qui rompit finalement le silence.
-C'est vraiment un chouette endroit ! s'exclama-t-il. Je me demande bien pourquoi les gens qui habitaient ici sont partis. J'espère qu'il n'y a pas de monstres dans la forêt !
Il avait prononcé ces derniers mots sur le ton de la plaisanterie, mais il n'en dardait pas moins un regard attentif sur les ténèbres environnantes. Après tout, c'était la première fois qu'il campaient en plein bois.

[Galathée]

« Je dois avouer que je n’en sais rien. » fit Galathée, pensive. « Mais ils sont partis, c’est une certitude. L’état de la maison le prouve. J’imagine qu’ils en avaient assez des grands arbres. La plupart des gens finissent par s’en lasser, et c’est une existence plutôt solitaire. Cela dit… Il y a un village non loin, d’après ce que les créatures des alentours m’ont raconté. Il faut suivre la rivière sur quelques kilomètres encore, puis emprunter une allée qui s’ouvre vers les plaines, à l’ouest. On finit par regagner les prairies, et le village se dresse là, dans un petit vallon. J’imagine que nous devrons aller voir tôt ou tard. Tu leur poseras la question. »
Elle s’étira langoureusement dans la chaleur de leur feu de joie.
« Mais ce n’est pas pour aujourd’hui. Ni pour demain, je pense. »
Elle reposa les yeux sur Victor.
« Quant aux monstres… Ne t’en inquiète pas. Plume veille sur nous. Ton chat aussi. Nous sommes en sécurité tant que leurs yeux scrutent la nuit. Et les bêtes sauvages… ne sont pas aussi sauvages qu’on le pense. »

[Taliesin]

Victor acquiesça.
-Comme l'ours de Kasumi, tu veux dire ?
Et de résumer brièvement l'histoire que le rôdeur lui avait conté, dans le jardin entourant la demeure du seigneur Artwin.
-Ça serait bien s'il y avait des ours, dans le coin. Si j'en vois, je pêcherai du poisson et j'irai leur apporter, comme ça ils verront que j'ai pas peur.
Il adressa à la jeune femme un sourire gaillard, tandis que Taliesin affichait une expression mi hilare mi inquiète, n'osant imaginer ce que pourrait donner la rencontre.
-Pour le village... dit-il après un moment. Nous aurons ici tout ce qu'il faudra pour réparer la maison. Mais si on veut vivre un peu plus confortablement... Force nous sera d'aller acheter le nécessaire. Mais avant, nous devrons trouver l'argent. Nos bourses sont aussi vides que nos sacs à provisions.
Cela lui faisait une étrange impression d'évoquer ainsi les modalités de leur installation, ces détails domestiques auxquels sa vie d'errances ne l'avait pas habitué. Mais, surtout, cela lui permettait de ne pas trop réfléchir à ce que cette nouvelle existence impliquait. Même si la perspective de se rendre dans le petit bourg ne le réjouissait guère. L'expérience néfaste de Fumeterre était encore trop vive.

[Galathée]

« Ça dépend un peu de ce dont nous avons besoin, mais… nous pouvons vendre du gibier, assez aisément. Et en fonction… de nos intentions immédiates, revendre une des juments pourrait être opportun. La grange est petite et l’hiver sera rude. Une chèvre et des poules nous seront plus utiles qu’une monture supplémentaire. »
Elle leva les mains.
« Mais nous anticipons trop. C’est encore le plein été. Nous devons d’abord rendre la maison habitable, histoire de pouvoir nous abriter des orages et… reprendre goût à des manières plus civilisées. »
« Je pensais que tu aimais bien vivre dans la nature… » grommela Victor, que le mot civilisé semblait inquiéter.
« Oh oui. Mais crois-moi : toi pas tellement. »
« Mais si j’aime bien ! »
« Tu aimes bien l’été. Nous en reparlerons quand il fera froid et humide, que les insectes t’auront couvert de boutons et que tu auras la grippe. »
« Rabat-joie ! »
« Ma spécialité. »

[Taliesin]

Victor fit la grimace, jeta un coup d'œil morose sur ses mains crasseuses à l'envie et balaya nerveusement un brin d'herbe attaché à ses chausses.
-Tant que ça veut pas dire que je vais devoir prendre un bain tous les jours et aller à l'école, marmonna-t-il, l'air renfrogné.
Sa mimique fit sourire Taliesin.
-Ben, justement... ne put-il s'mpêcher de lancer. Galathée m'a demandé d'installer une salle de bains dernier cri à la cave. Et elle a repéré un pensionnat, au village...
Le gamin leva sur lui un regard furibond mais la mine qu'arborait l'ancien barde suffit à le convaincre du peu de sérieux de l'allégation, et il secontenta de lui tirer la langue.

[Galathée]

Galathée trouvait que Victor aurait bien profité d’un bain, à vrai dire, mais elle se garda bien de le lui faire remarquer. Après tout, ils portaient tous les stigmates de la route, leurs vêtements sentaient la poussière et la sueur, leurs sacs commençaient peu à peu à s’emplir de brindilles clandestines, et leur peau avait pris la couleur sombre de ceux qui vivent à l’extérieur. Mais la jeune femme devinait que sous la crasse, Victor était plus rouge que brun, et Taliesin avait probablement gardé sa couleur claire. L’épiderme elfique était apparemment protégé des turpitudes humaines qu’infligeait l’astre diurne. On n’était sans doute pas un elfe du soleil sans contrepartie. Prudente, Galathée avait foncé sans douleurs, bien qu’elle suspectât qu’une colonie de taches de son avait désormais élu domicile sur son nez.

La mention du pensionnat, plaisanterie bénigne, lui rappela néanmoins qu’elle avait arraché Victor à une vie en société, en ville, où il avait probablement camarades et activités, quoi qu’il en dise, et à présent, il lui faudrait s’adapter à une relative solitude, coincé entre deux adultes qu’il connaissait à peine et qui se connaissaient à peine, d’ailleurs. Elle espéra que le village se montrerait accueillant, riche en camarades potentiels, que le cauchemar fumeterreux ne se reproduirait pas.
Je serai immanquablement sur mes gardes, songea-t-elle.
Elle n’était pas pressée de renouer avec l’humanité. Pour l’instant, les seuls êtres pensants avec lesquels elle voulait partager se trouvaient autour du feu, non loin, elle aurait pu se lever et les étreindre.
Elle avait pensé devoir rester forte pour les aider à avancer. L’un et l’autre. Leurs tourments, leurs pertes, leurs blessures. Evidemment, ils étaient immenses, comme invincibles, et il fallait pourtant les affronter. A cette échelle, ses propres failles semblaient si ridicules, minimes, comme de simples rides dans le sable. Elle savait pourtant qu’elle ne pouvait pas les ignorer, où elles se creuseraient peu à peu jusqu’à se métamorphoser en crevasses meurtrières. Ne jamais les négliger. Ne jamais négliger personne.

Relevant les yeux, elle croisa le regard de Victor et comprit à son expression qu’il avait dû lui poser une question qu’elle n’avait pas entendue, ou qu’elle était restée immobile trop longtemps.
« Tu disais ? » fit-elle, avec un léger sourire qu’elle espérait engageant.
« Que tu ferais mieux d’aller dormir ! » s’exclama-t-il, la gratifiant d'une grimace moitié-hilare, moitié-excédée.

[Taliesin]

Cependant que Galathée se perdait dans ses pensées, le ragoût avait terminé sa cuisson et Taliesin les servit donc sans plus tarder. Ils mangèrent avec appétit ; le silence s'était à nouveau installé entre eux, seulement ponctué par le raclement des couverts contre les assiettes et les pétillements vifs du feu, mais ce n'était pas un silence pesant ou désagréable. Tous trois commençaient à se sentir gagnés par la fatigue du voyage et laissaient dériver leurs pensées, où qu'elles les mènent
Le repas terminé, Taliesin emporta la vaisselle pour la laver à la rivière. Lorsqu'il revint quelques minutes plus tard, il trouva ses compagnons à demi somnolents, et, d'un commun accord, ils décidèrent de ne pas prolonger plus avant la veillée.
Comme à son habitude, VIctor étendit ses couvertures tout contre celles de Galathée. Quant à Taliesin, il hésita un instant puis, finalement, se décida à s'installer plus près d'eux qu'à l'accoutumée. Pas à côté, mais plus près tout de même. Le feu baissant, le gamin et surtout la rôdeuse, c'était tout ce qui le séparait des ténèbres. Il en avait une conscience aiguë et comptait bien s'y raccrocher aussi fort que possible. Après tout, c'était leur présence qui l'avait détourné du néant, cette fameuse nuit...

[Galathée]

A l’aube, Galathée fut réveillée par un froissement soyeux, distant, et elle se redressa lentement sur sa couche pour découvrir une petite harde de chevreuils venus se désaltérer dans l’étang. Un mâle observait les silhouettes humanoïdes qui s’étaient installées devant la maisonnette, tandis qu’une demi-douzaine de femelles adultes et quelques animaux plus jeunes se relayaient au bord de l’onde.
Parfaitement conscient de ses capacités, le chat déboula soudain dans leur direction. Les cervidés s’immobilisèrent, aux aguets, avant de s’éloigner au petit trot vers les broussailles. Le daguet resta en arrière, chargea le félin agaçant, puis s’en fut à son tour, d’un bond élégant révélant sa queue blanche.

La rôdeuse bâilla, s’étira puis s’en fut jusqu’à la rivière, où elle plongea le visage pour se rafraîchir. Elle entreprit ensuite d’effectuer un tour du propriétaire tranquille, auquel elle n’avait pas eu réellement le loisir de procéder la veille. Il y avait les vestiges d’un potager sur le côté de la maison, mais rien n’y avait réellement survécu, sinon des plants de baies sauvages qui s’étaient raccrochés à la forêt et déployaient leurs branches lourdes de fruits encore verts. Elle découvrit aussi un four à pain plein de toiles d’araignée, ainsi qu’une trappe menant à une chambre souterraine de petite taille qui avait sans doute dû servir de garde-manger. Il n’y restait rien.

Elle revint lentement vers les deux endormis, foulant l’herbe gorgée de rosée avec un bonheur simple mais réel. Quand elle repensait aux dernières semaines, à Luménis et son parc verdoyant, ses ruelles ensanglantées, ses quais tonitruants du fracas des batailles, au Monstre déguenillé, couvert de sang et de haine qu’il avait fallu vaincre et contraindre, aux échos dans la grande demeure de Sire Artwin, des odeurs de la cuisine à la chambre sous le toit où sanglotait un enfant angoissé, au Vie Sauvage et son capitaine, à Fumeterre et ses damnés, elle avait peine à croire qu’ils soient là, tous les trois, vivants, ensemble, et quelque part, en dépit de tout, confiants.
C’était peut-être ça, le plus étrange, le plus surnaturel.
La résilience de chacun d’entre eux.

[Taliesin]

Victor et Taliesin ne tardèrent guère à s’éveiller, s’agitant d’abord dans leur sommeil, puis entrouvrant les yeux pour fixer, immobiles, le ciel d’un bleu de cobalt que l’aube éclaircissait à chaque instant. La nuit avait été calme, sans cauchemars pour l’un comme pour l’autre, et ils se sentaient reposés. Voyant que Galathée était déjà debout, ils s’empressèrent de se lever à leur tour, et Taliesin prépara un petit déjeuner frugal qu’ils avalèrent tranquillement.
Tout en mangeant, ils discutèrent du programme qui les attendait, et ils convinrent de s’atteler aux travaux dès que possible. La journée s’annonçait radieuse et caniculaire, mieux valait donc profiter de la fraîcheur relative de la matinée pour abattre autant de travail qu’ils le pourraient. Au moins, en cas d’orage, ils auraient un endroit où s’abriter. Un endroit autre que la minuscule écurie où les juments se trouvaient déjà fort à l’étroit.
Ils pénétrèrent ainsi dans l’intérieur encore enténébré de la petite maison sitôt leur collation engloutie. Victor avait insisté pour aider les deux adultes, et ils se mirent donc de concert à l’ouvrage. Et de l’ouvrage, il n’en manquaient pas. Il fallut d’abord arracher la forêt miniature de fougères et d’herbes folles qui, lentement mais sûrement, avaient colonisé la salle commune. Ceci terminé, les mains verdies par la sève odorante suintant des tiges rompues, ils déblayèrent tout ce que les règnes tant animal que végétal avaient laissé de traces en se faufilant par le trou du toit et ceux des portes et des fenêtres : terre, feuilles mortes, branchages dénudés, nids de souris, boulettes régurgités par un hibou de passage, toiles d’araignées, ossements abandonnés là par un quelconque prédateur en maraude… Autant de découvertes qui ravirent Victor qui n’en oublia pas pour autant de prêter main fortes à l’ancien barde et à la rôdeuse.
Lorsqu’ils eurent terminé dégager les quelques meubles abandonnés par les anciens habitants – parmi lesquels seuls se révélèrent utilisables un banc et la table dont le bois, tout compte fait, n’était abîmé que superficiellement – ils étaient proprement harassés. Cependant, emporté par leur élan, ils poussèrent le zèle jusqu’à sacrifier la plus usée de leurs couvertures et, s’en servant comme d’une serpillière, récurèrent les dalles de pierres usées couvrant le sol.
Enfin, il ne leur resta plus rien à faire. C’était le milieu de l’après-midi et il faisait à présent si chaud que la sueur leur dégoulinait par tout le corps. Ils leur suffisaient, cependant, de jeter un regard sur l’intérieur de la maison pour oublier tous leurs efforts. Elle était méconnaissable : illuminée par le soleil dont les rayons se déversaient par la porte ouverte, elle avait tout l’air d’avoir été désertée la veille, et non pas deux ou trois ans auparavant.
Reportant son attention sur ses compagnons, Taliesin constata que la bâtisse n’était pas la seul a avoir été transfigurée. Leurs vêtements, en plus des multiples accrocs, étaient maculés de tâches brunes et vertes, leur peau couverte de sève, de terre, de débris divers. Quant à leurs cheveux…
-On est en train de se transformer en elfes des bois, lança l’ancien barde, tout sourire, en détachant d’une main délicate une feuille accrochée aux boucles de Galathée. La familiarité hardie de son geste le surprit lui-même, mais il ne le regretta pas, tout à la joie du travail accompli.

[Galathée]

Galathée eut une seconde de surprise, se sentit rougir, détourna les yeux, mais Victor vint inopinément à son secours.
« On est crados, oui ! » s’exclama-t-il. « C’est crado, les elfes des bois ? »
Il se faufila entre eux et sortit sur le perron, avant d’attraper Galathée par la manche.
« Fait encore super chaud ! On va se baigner pour redevenir propres ! »
La rôdeuse se laissa entraîner au dehors et jeta un coup d’œil sur le soleil paisible. La clairière était suffisamment vaste pour leur garantir encore une bonne heure de lumière directe. Victor avait raison, il leur restait tout juste le temps de faire trempette. L’enfant se rua donc tout habillé dans l’étang, scandalisant au passage une paire de canards qui s’envolèrent avec fracas. La rôdeuse resta une seconde sur la berge, interdite, puis haussa les épaules et s’engagea dans l’eau, plus prudemment, à son tour.

[Taliesin]

Taliesin s'approcha du bord de l'étang et, toujours aussi souriant, toisa ses deux compagnons, l'air goguenard.
-Les elfes des bois ne sont pas crados. Ils sont naturels ! Mais que dire des humains qui, pour se laver, gardent leurs frusques souillées sur le dos ?
Il s'éloigna à bonne distance sur la rive et, après une brève hésitation, se débarrassa de ses vêtements. Il avait chaud, il était sale, et se baigner habillé ne le tentait guère. Mais il préféra ne pas songer à la réaction de Galathée. Certes, ils n'étaient plus exactement à ça près, mais... Quant à Victor, et bien, il n'était pas à un âge où le corps était une raison de se scandaliser. Et puis, il avait dû voir pires horreurs qu'un elfe en version intégrale.
Lorsqu'il fut enfin apprêté pour le bain, il plongea à son tour. L'eau était glacée... Agréablement glacée.

[Galathée]

Et la rôdeuse ne manqua pas d’ouvrir des yeux ronds lorsque l’elfe se présenta au bord de l’eau dans le plus simple appareil. Mais comme Taliesin l’avait supposé, Victor s’en moquait comme d’une guigne et l’enfant balança ses propres vêtements détrempés sur la rive avec énergie, avant de retrouver ses réflexes de poisson. Elle demeura immobile dans l’eau, se maintenant tout juste à la surface, espérant qu’ils ne lui prêteraient pas attention. Mais c’était sans compter sur la propension à Victor de surgir à l’endroit où on l’attendait le moins. Il déboucha juste derrière elle, la saisit par derrière et grimpa sur son dos, l’entraînant une seconde sous l’eau. Elle se débattit comme une diablesse pour retrouver l’air frais, le gamin toujours accroché au dos.
« Taliesin ! Viens m’aider ! Faut qu’elle se lave aussi ! »
« Non mais je peux m’en charger ! » balbutia la jeune femme.
« Avec tes vêtements tout crottés sur le dos ? J’crois pas ! »
« Mais Victor ! »
« Taliesiiiiiiiiiiiin ! Viens m’aider ! »
Il n’y avait évidemment aucune malice dans le regard de l’enfant, juste un ravissement innocent des plus… malheureux.

[Taliesin]

L'ancien barde ne put réprimer son hilarité, tant à cause du tour incongru qu'avaient pris les événements que de la mine comiquement dépitée qu'arborait Galathée. A grandes brasses, il nagea dans sa direction, réfléchissant au moyen d'entrer dans le jeu du gamin tout en ne mettant pas Galathée dans une situation par trop gênante.
-Effectivement, un bon bain s'impose ! fit-il lorsqu'il les eut rejoint. Et de disparaître aussitôt sous l'eau, ce qui ne manqua pas d'inquiéter fortement la jeune femme. Cependant, elle fut fixée sur ses intentions quand elle sentit les mains de l'elfe se refermer sur ses chevilles et la délester des bottes qu'elle avait bien sûr omis de retirer.
Lorsqu'il refit surface, brandissant son trophée, il s'attira les hourras d'un Victor ravi. Après avoir lancé la paire de bottes sur la berge, il se rapprocha du petit garçon, toujours cramponné au dos de sa victime, et lui glissa sur le ton de la confidence :
-Messire Victor, je crois que votre prisonnière a compris qu'elle ne pouvait pas vous échapper. Je propose donc que nous la laissions s'éloigner quelque peu afin qu'elle puisse satisfaire aux conditions dont vous avez assorti sa reddition.

[Galathée]

Galathée bougonna en s’éloignant tandis que Victor louvoyait non loin comme un requin en eaux peu profondes. Elle se dévêtit à son tour puis regagna le centre de l’étang. Heureusement, le reflet des branches autour d’eux cassait la transparence de l’onde, et peu à peu, elle se détendit. Ils nagèrent sans éclaboussures, presque paresseusement : le labeur du jour les avait épuisés. Même Victor, d’ordinaire petit goujon, se la jouait carpe tranquille, flottant mollement à la surface. Au bout d’un moment, ils commencèrent à avoir froid, et regagnèrent la berge. Leurs vêtements étant trop sales, ils se rabattirent sur leurs sacs pour y trouver de quoi se sécher et se changer. Victor proposa à Galathée de mettre la pelisse en peau de rat musqué, mais elle opta pour sa tunique de nuit et retourna déambuler dans la clairière, s’ébouriffant les cheveux mouillés d’une main distraite. Quelques pas plus loin, les nécessités quotidiennes reprirent le dessus et elle alla faire le tour de l’étang pour ramasser leurs nippes crasseuses, avec l’intention de les laver dans le cours agité de la rivière. Derrière elle, Victor s’était bienheureusement écrasé dans l’herbe, confiant sa peau humide aux bons soins du soleil.

[Taliesin]

Chargé d'une couverture et de vêtements propres et secs, Taliesin regagna le bord de l'étang, là où les rayons du soleil déclinant, franchissant encore la cime des arbres, venait illuminer l'herbe drue. Il s'étendit non loin de Victor et, les bras croisés sous la tête, se perdit dans la contemplation d'un unique nuage neigeux lancé dans la traversée du ciel d'azur sombre. Autour de lui, on n'entendait rien d'autre que les trilles des oiseaux, dans les branches, et le doux murmures des feuilles agitées par le soupçon de brise qui s'était levé.
L'ancien barde ne comprit qu'il s'était assoupi que lorsqu'il réalisa que le soleil, définitivement englouti dans la forêt, avait déserté les rives de l'étang. Frissonnant soudain dans le vent qui avait forci, il se redressa, chercha Galathée du regard, en vain, puis reporta son attention sur le gamin qui dormait toujours profondément.
L'elfe se pencha et, doucement, secoua le petit garçon par l'épaule.
-Tu devrais enfiler quelque chose, lui dit-il quand Victor eut ouvert les yeux. Le temps s'est rafraîchi. Et puis, Galathée semble refuser de regagner le camp. Je crainss que nous ne l'ayons terrifiée et qu'elle ne consente à remontrer le bout de son nez que lorsque nous serons... plus présentables, disons.

[Galathée]

Victor se rhabilla en maugréant, mais Galathée n’en reparut pas pour autant. Ils finirent par la trouver près de la grange, où elle tendait des cordes entre les arbres pour ménager un semblant d’enclos aux juments. Lorsqu’ils approchèrent, ils constatèrent qu’elle avait remis des vêtements plus fonctionnels et qu’elle était à nouveau relativement sale.
« Tu dois retourner à l’eau. » dit Victor.
« Dans tes rêves, mon chat. » répondit-elle gaillardement.
« Mais t’es crado. »
« Chacun ses défauts. »
Il grimaça, décontenancé.
« Bon, j’ai mis du bois près de l’âtre, il y a une bécasse sur la table, et des cerises sauvages, et même quelques gesses et pas mal de feuilles de pissenlit. Je suis certaine que vous allez réussir à m’en faire quelque chose pendant que je termine ici. »
« Des gesses ? »
« Tu verras bien. Je suis certaine que tu en as déjà mangé. »
« Ça me dit rien. »
« Tu verras. J’ai mis le sel dans un sac près de la cheminée. »
Derrière elle, une des juments hennit, comme impatiente qu’elle reprenne sa tâche, ce qu’elle fit.

[Taliesin]

-Viens, bonhomme, fit l'elfe en se détournant. Le devoir nous appelle.
Ils trouvèrent dans la salle commune tout ce que Galathée leur avait annoncé. Y compris les fameuses gesses.
-C'est ça, des gesses ? marmonna l'enfant en faisant tourner entre ses doigts l'un des espèces de gros radis sombre empilés sur la table.
-Oui. Tu n'en as jamais mangé ?
-Peut-être. Je sais pas. C'est bon ?
-Normalement. Mais il faut que j'arrive à les préparer, ce qui n'est pas gagné. Si c'est trop affreux, on enverra chercher Reynald, il saura quoi faire, lui.
Le gamin sourit, goguenard, puis s'en fut puiser de l'eau tandis que l'elfe s'efforçait d'allumer du feu. La cheminée tirait bien, et la pièce ne tarda pas à être toute illuminée par la lueur orangée des flammes dansantes. Lorsque le petit garçon revint avec ses ustensiles presque plein - le reste s'était répandu soit sur le sol, soit sur ses chausses - Taliesin l'affecta à la découpe et au nettoyage des fruits et des légumes. Lui-même s'attela à la préparation de la bécasse que Galathée avait déjà déplumée et éviscérée, ce dont il lui fut grandement redevable.
-Ça se fait, de la bécasse aux cerices ? s'exclama Victor, incrédule, lorsque l'ancien barde entreprit d'en farcir la volaille.
-Je ne sais pas... Peut-être pas... Mais il faut bien faire des expériences, non ?
-Hum... Je vais écrire une lettre à Reynald dès qu'on aura fini.
-Ça marche ! fit l'autre, souriant, en poursuivant son ouvrage.
Il déposa la volaille dans leur unique et modeste marmite puis la mis à chauffer sur le feu, tandis que les gesses, salées et accompagnées de feuilles de pissenlit, s'entassaient dans une assiette. Pendant que le tout cuisait doucement, l'elfe et l'enfant se imrent en devoir de dresser la table.
-Va y avoir de la vaisselle... murmura Victor lorsque ce fut chose faite.
-Oui, je le crains... On dira à Galathée que la cuisine nous a trop épuisés et qu'on ne peut pas ressortir sous peine de s'endormir et de se noyer dans la rivière en la lavant...
Victor acquiesça, tout sourire, puis s'installa près de l'âtre. Taliesin le rejoignit peu après et ils surveillèrent tranquillement la cuisson. Quant tout fut prêt, l'ancien barde sortit sur le perron et lança à la cantonade.
-Madame est servie !

[Galathée]

Galathée reparut, crottée, et elle alla se laver les mains à la rivière avant d’entrer. Ils se serrèrent à trois sur le banc rescapé et mangèrent de bon appétit, en dépit du goût étrange de la farce dont était remplie la bécasse. Modeste, Taliesin s’en attribua la responsabilité, mais Galathée avoua qu’elle n’était pas certaine que les cerises aient été suffisamment mûres. Victor les interrompit d’un sonore : « en tout cas, c’est pas de ma faute ! » qui les fit rire et coupa court aux excuses infinies.
Rassasiés, ils étendirent ensuite une couverture devant le feu pour passer leur première soirée devant leur nouvel âtre. Pour Galathée c’était là chose nouvelle, elle n’avait plus eu de domicile depuis des années. Elle imaginait qu’il devait en être de même pour Taliesin. Serait-il possible pour les errants qu’ils étaient de s’établir ? Ou finiraient-ils par devenir fous, prisonniers de ces murs ?
La nature les entourait, magnifique, leur rappelant qu’ils étaient libres. Tout irait bien. Il fallait qu’elle cesse de s’interroger et qu’elle vive l’instant.
Le feu dessinait des ombres fantastiques sur les murs, et ses crépitements semblaient résonner contre la brique, beaucoup plus sonores qu’en extérieur. Victor avait parfois l’air inquiet, mais pour l’heure, son visage baigné de lumière était hypnotisé. Galathée s’était assise à côté de lui, un peu en retrait, et il s’était spontanément appuyé contre elle, silencieux.
« Tu connais une histoire sur le feu ? » demanda-t-il, finalement.
« Une histoire ? »
« Oui, ou une chanson ? »
« Ce n’est pas moi la spécialiste. » fit-elle.
Elle se retourna, mais Taliesin, assis sur le banc, les regardait sans rien dire, un sourire énigmatique sur les traits, comme s’il était heureux là, de les observer en silence.
« Bon, heu… Je connais un canon. »
« C’est quoi un canon ? »
« C’est une chanson qui se chante à plusieurs. Très courte. Elle va comme ça :
Entendez-vous dans le feu,
Tous ces bruits mystérieux,
Ce sont les tisons qui chantent,
Voyageur, sois joyeux. »
« C’est tout ? »
« C’est tout. »
« Trop facile. »
« On va voir. »
Et la jeune femme lui apprit le principe, après quoi, ils s’essayèrent avec un succès relatif à la ritournelle. Taliesin les accompagna finalement pour corser encore un peu leur tentative, mais il avait une telle voix que Galathée et Victor finirent par se taire pour l’écouter. Il les gratifia d’une petite improvisation pour terminer, et lorsqu’il se tut, l’enfant poussa un profond soupir de satisfaction.

[Taliesin]

-Et bien, après ça, on n'a plus rien à craindre des monstres de la forêt, fit l'ancien barde d'un ton horrifié que démentait son sourire. Ils ont dû fuir jusque sur Dorrandin sans demander leur reste.
A la vérité, le petit exercice lui avait permis de confirmer ce qu'il avait découvert lors de l'étrange veillée qui avait précédé ce qui devait être son départ. Victor chantait juste, et d'une belle voix claire. Et Galathée n'était pas en reste : certes, l'on percevait son manque d'habitude et sa timidité, mais pour peu qu'elle soit en confiance, il ne doutait pas qu'elle fut capable de les impressionner.
Lui-même n'aurait jamais cru qu'il chanterait ce soir là. Lui auraient-ils demandé de le faire qu'il se serait défilé. Mais il n'avait pu s'empêcher de se joindre à leur canon : ç'avait été un moyen de partager quelque chose avec eux, et cela avait suffit à vaincre ses réticences.
Cela suffit encore lorsque Victor lui demanda finalement :
-Et toi, tu connais une histoire qui parle du feu ?
Après une brève hésitation, l'elfe fouilla sa mémoire à la recherche d'un récit approprié.
-Peut-être, oui. Une légende. Mais elle est courte et la fin n'est pas très joyeuse.
-C'est pas grave ! Raconte !
Taliesin jeta un regard à Galathée. La jeune femme acquiesça et il se lança donc.
-Et bien... Il existe, très loin d'Hélonna, un peuple qui pense que les hommes furent créés par un Titan...
-Comment il s'appelait, le Titan ?
-Hum, le nom est un peu compliqué, mais il signifie "le prévoyant". Or, ce titan avait façonné des statues à partir d'une motte d'argile, et il leur insuffla la vie, malgré l'opposition du chef des dieux.
-Ao, tu veux dire ? Je crois que c'est Ao, le chef des dieux.
-Pas pour ce peuple. Il croit à d'autres dieux. Mais leur chef ressemble un peu à Ao.
-D'accord.
-Donc, ce Titan insuffla la vie aux hommes, et il resta longtemps à leur côtés pour leur apprendre tout ce qu'il savait. Un jour, il décida de leur offrir le feu. Le feu appartenait aux dieux, alors, et ceux-ci le gardaient jalousement. Mais le Titan parvint à le leur voler et l'offrit aux hommes en leur expliquant comment s'en servir.
-Les dieux ont pas dû être contents...
-Oh non. Leur chef était fou de rage. Il ne pouvait pas reprendre le feu aux hommes, c'était trop tard. Mais il décida de punir très sévèrement le Titan.
-Comment ?
-Heu... C'est un peu... rude, comme punition.
-Dis ! Allez ! S'il te plait !
-Et bien... Il l'enchaîna au sommet d'une montagne et le condamna a y demeurer pour l'éternité. Mais il n'en resta pas là. Chaque jour, décida-t-il, un aigle viendrait pour dévorer le foie du Titan. Tous les jours, jusqu'à la fin des temps.
Victor ouvrit de grands yeux.
-Brrrr, c'est pas très gentil... souffla-t-il en se rapprochant insensiblement de Galathée.
-Non, effectivement... Mais rassure-toi : certains disent qu'un héros l'a libéré.
-Ah ? Qui ça ?
-C'est une toute autre histoire. Gardons-la pour une prochaine fois, si tu veux bien. Il est déjà tard et nous sommes tous fatigués, je crois.
Le petit garçon acquiesça et, comme pour confirmer l'assertion du barde, réprima tant bien que mal un long bâillement.

[Galathée]

Victor se leva et poussa la porte de la réserve avec énergie, avant de s’immobiliser, hésitant. Galathée se coula à ses côtés, prompte.
« Tu n’es pas obligé de dormir seul si tu n’en as pas envie. » lui murmura-t-elle doucement.
« Si, si, ça va aller. Le chat va rester avec moi, puis si j’ai peur, je viens te trouver. »
« Bien sûr. » fit la rôdeuse. « Surtout n’hésite pas. »
Il sourit bravement et entra dans la petite pièce comme s’il pénétrait dans un lieu sacré, le matou sur les talons. Galathée ne put s’empêcher de frôler l’esprit de l’animal pour lui suggérer de ne pas filer au premier craquement. Elle découvrit sans réelle surprise que le chaton terrifié comptait sur son grand maître pour le protéger des ombres. La jeune femme suivit l’enfant à l’intérieur, l’aida à revêtir sa tunique, puis le borda.
« On va être bien, ici, hein ? »
« Je pense, oui. »
« J’espère que je vais pas faire des cauchemars à cause de l’histoire de Taliesin. »
« J’espère aussi. Songe aux belles choses de la journée. Et ce n’est qu’une histoire. »
« Je sais. Mais le Dieu qui envoie les rêves, il oublie ça. »
« Je lui parlerai avant d’aller me coucher. »
« Va pas te coucher trop tard, alors. »
« Promis. »
« Dis… Tu vas pas partir, hein ? »
« Partir ? »
« Parce que les filles, parfois, quand elles rencontrent un garçon, après… »
« Victor ! »
Il lui tira généreusement la langue et se pelotonna dans sa couverture, hilare et déjà à moitié endormi. Elle se pencha pour l’embrasser sur le front, gratifia le chat d’une légère caresse, puis se leva et sortit, refermant doucement la porte, un peu branlante, sur ses pas. Une fente de bonne taille invitait la lumière de l’âtre à se faufiler sous les planches pour rassurer le petit garçon. Il dormirait peut-être bien. Peut-être pas. Ce n’était pas grave. Il avait le temps, et désormais l’espace, pour se reconstruire.
La jeune femme regagna la pièce principale et rassembla leur vaisselle.
« Je vais sortir nettoyer ça… et me décrasser au passage. »
Elle s’interrompit, le dévisagea une seconde, songeuse.
« Je ne sais pas bien comment nous allons nous débrouiller pour la nuit. J’imagine que nous pouvons partager la seconde chambre. Si ça ne te dérange pas… »