[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L'elfe blêmit.
Quel crétin tu fais... songea-t-il, amer, dépité, en se détournant pour cacher son trouble.
Que dire ? Que faire ? Il n'en avait pas la moindre idée. Il comprenait très bien ce que ressentait l'enfant, sa solitude, son désir de mourir. Il l'avait éprouvé, lui aussi.
Il le comprenait. Peut-être était-ce là l'essentiel.
-Moi aussi je te comprends, Victor... souffla-t-il. Mes parents sont morts quand j'étais encore plus petit que toi. Et mes parents adoptifs sont morts aussi il y a des dizaines d'années. Et ceux que je considérais comme mes frères et sœurs. Et la plupart de mes amis ont trépassé, par ma faute où celle des autres. Alors, je sais que cela n''a aucune importance mais, crois-moi, je sais ce que tu ressens.

[Galathée]

Victor ne dit rien et resta, épaules basses, à regarder ses mains.
« Je sais bien que tu es triste aussi, je ne voulais pas dire que tu étais moins triste que moi. » fit-il, finalement. « Pourquoi tu as décidé de rester, alors ? Est-ce que c’est juste pour pas que Galathée soit triste ? Est-ce que si elle nous aimait plus, on pourrait partir ? »
Il soupira.
« Parfois, je me dis que si j’étais très méchant, tout le temps, elle finirait par me laisser faire ce que je veux. »

[Taliesin]

Taliesin grimaça. Comment lui expliquer des choses que lui-même n'était pas certain de comprendre ?
-je ne saurais vraiment te répondre, Victor... Oui, sans doute suis-je resté pour ne pas faire de la peine à Galathée. Mais seulement en partie. S'il n'y avait eu que cela, je n'aurais pas pu continuer. Mais voyager avec vous m'a montré que... la vie pouvait encore être belle, qu'elle offrait des choses agréables... Que je n'étais peut-être pas aussi seul que je l'aurais cru. C'est surtout sa présence - et la tienne, aussi - qui m'ont donné envie de rester. La chaleur des autres aide à combattre les ténèbres, je crois.
Il dévisagea un instant Victor.
-Et puis... Je crois que ceux qui sont partis et qui nous aiment voudraient que l'on continue. Ils ne voudraient pas qu'on les suive trop vite, qu'on s'enfonce dans le désespoir. Parce qu'ils nous aiment et veulent le meilleur pour nous. On est la preuve qu'ils ont vécu... Et tant que l'on vit, que l'on garde leur souvenir en nous, ils sont encore vivants, quelque part. Moi... De mon père, je ne me souviens de rien. Mais de ma mère, je garde le souvenir de son visage, de sa voix,... Une chanson, surtout...
Il se détourna pour masquer son émotion.
-Je crois qu'on leur doit de vivre. Pour qu'ils soient fiers de nous. Alors, je me dis qu'en continuant... J'essaie de faire en sorte que mes parents et ceux qui se sont occupés de moi après eux n'aient pas honte...

[Galathée]

Victor parut sceptique mais il n’ajouta rien, se contentant de dévisager Taliesin de ses yeux clairs. Plusieurs fois, il sembla sur le point de dire quelque chose, mais pas un mot ne franchit ses lèvres. Il termina finalement son bol de lait et jeta un œil à la fenêtre, songeur.
« Alors je vais lui demander si on peut faire quelque chose pour qu’elle s’en aille. » dit-il finalement. « Tu sais, je ne suis pas sûr qu’elle sache qu’elle est un fantôme, elle. »
Sur ces mots, il se leva et retourna dans sa chambre pour s’y habiller.

[Taliesin]

L'elfe demeura assis. Il était furieux contre lui même, furieux de cette impuissance à aider l'enfant. Lui qui avait toujours vécu du verbe se trouvait à présent incapable de trouver des mots apaisant, d'expliquer les choses. De lui venir en aide, simplement. Cela n'était guère étonnant, bien sûr : il n'était rien pour Victor et ne comprenait que trop bien son désir, son manque. Et ce n'était pas sa récente décision de s'accrocher à la vie, toute vacillante et douloureuse, encore, qui pouvait lui apporter de quoi soutenir le petit garçon.
Malheureux, tout semblant d'appétit disparu, il finit par se lever et rassembla la vaisselle. Demain, sans doute, Galathée reviendrait. Elle saurait quoi faire. Elle pouvait apporter à Victor autre chose que des ots creux et malhabile. Autre chose que des maladresses pitoyables.

[Galathée]

Victor reparut peu après, encore pâle, mais décidé.
« Je vais dans la forêt voir Estelle. Peut-être que si je lui dis que tu es gentil, elle voudra bien parler avec toi. Tu es un elfe, tu es presque une créature de la forêt, un peu, non ? Elle dit qu’elle aime bien les petits chevreuils timides. Bon, t’es pas un chevreuil, je sais, mais je peux toujours essayer. »
Il eut un petit sourire.
« Peut-être qu’on peut y aller ensemble, puis j’essaierai de la convaincre. »

[Taliesin]

Taliesin reposa bols et couverts sur la table. La vaisselle pouvait attendre.
-Je ne veux pas m'imposer, ni te déranger pendant les moments que tu passes avec elle. Mais si tu penses que c'est une bonne idée, je veux bien venir. Je m'arrêterai à bonne distance, pour ne pas effrayer Estelle. Et si elle est d'accord, je m'approcherai.

[Galathée]

Victor acquiesça et ils repartirent dans les bois, sous le regard réprobateur du chat, qui n’avait pas d’affinités pour les choses d’outre-tombe.
Lorsqu’ils arrivèrent dans la petite clairière où se trouvait l’arbre renversé, Victor fit signe à Taliesin de s’arrêter à l’orée de la forêt, et lui-même y pénétra plus avant, circonspect.
« Estelle ? C’est moi… » commença-t-il, d’une voix claire qui portait.
Le silence chaotique de la nature lui répondit. Chant d’oiseaux, craquements de branches, souffle du vent, mais rien de plus.
« Je suis venu avec un ami. Je sais que c’est un adulte, mais c’est un elfe… Ils… ils grandissent vite, tu sais, mais ils restent comme nous… dans leur tête… puis ils vivent dans les arbres, ils sont… Taliesin est gentil. Il a promis qu’il ne te ferait pas de mal, alors moi je te promets que c’est vrai. »
Au loin, on percevait le clapotement de la rivière, et des insectes passaient en bourdonnant, sans intérêt pour les affaires des bipèdes. Rien d’autre.
« Il dit que peut-être il peut t’aider à être moins triste et moins seule… Moi je trouverais ça bien… » continua Victor, mais son ton révélait une déception latente.
Un rapace cria quelque part loin au-dessus de leur tête et quelque chose fuit dans les taillis sur leur gauche. Puis, émergeant lentement de derrière les racines, Taliesin la vit. Timide, elle osait à peine se montrer, les lorgnait avec méfiance depuis sa cachette, hésitant sur la marche à suivre.
« Viens ! » s’exclama Victor avec son enthousiasme retrouvé. « Il va pas te faire du mal ! »
Estelle semblait résignée et revêche, ses grands yeux humides reflétaient un désespoir profond derrière des mèches sombres mal coupées. Sur la droite de son crâne, les cheveux étaient aplatis et agglutinés, collés par une liquide visqueux et noirâtre, signe immanquable de la manière dont elle avait trouvé la mort. En pleine lumière, son état de fantôme était encore plus manifeste : les rayons du soleil dansaient à travers son corps translucide et sa pâleur de cadavre contrastait avec la peau pleine de vie du gamin qui lui faisait face.

[Taliesin]

L'elfe n'avait pas fait le moindre mouvement. Bras ballants, le cœur serré par ce qu'il avait sous les yeux, il la regarda avec aux lèvres ce qu'il espérait être un sourire encourageant. Il ne savait rien du drame qui avait emporté la petite Estelle, mais il pouvait se l'imaginer, et il frissonna tout à coup, se demandant si de tels esprits misérables et malheureux hantaient à présent la maison du juge Kanter.
Il serra les dents, tenta de repousser cette pensée néfaste et, avec des mouvements lents, mesurés, s'assit là où il était et croisa les mains sur ses genoux.
-Tu n'as rien à craindre de moi... dit-il d'une voix douce et guère assurée. Je ne te ferai aucun mal. Je... Victor m'a parlé de toi. Il voulait t'aider, je voudrais t'aider aussi. Tu n'as vraiment rien à craindre...

[Galathée]

La petite fille avança encore de quelques pas, les bras serrés autour de sa frêle carcasse, et jeta un regard inquiet à l’elfe. Elle plissa ensuite les yeux, comme si elle essayait de voir quelque chose, sans y parvenir. Cette moue enfantine faisait retrousser son nez et aurait été charmante, voire comique, si sa propriétaire avait encore respiré.
Victor alla jusqu’à elle, mais ne la toucha pas, comme s’il devinait que mort et vie n’ont pas à se frôler dans la chair.
« Je peux voir tes oreilles ? » demanda Estelle d’un tout petit filet de voix. « Les elfes, ils ont des oreilles pointues, à ce qu’on dit. »

[Taliesin]

-Bien sûr... souffla-t-il, la gorge nouée.
Sa vie durant, il avait vu bien des spectacles horribles. Mais peut-être celui-ci était-il le pire. Il n'était pas effrayant, non. Mais se retrouver devant une enfant à la fois si vivante et marquée par les stigmates de son trépas, cela le bouleversait profondément, au point qu'il devait faire effort pour ne pas paraître troublé.
Avec précaution, pour ne pas effrayer Estelle, il écarta ses cheveux pour dégager ses oreilles et tourna la tête de côté, pour qu'elle puisse regarder sans avoir à s'approcher.

[Galathée]

Estelle s’approcha encore d’un pas, se pencha en avant, concentrée, puis se détendit. Taliesin devina que comme les enfants du village, elle aurait probablement préféré le toucher pour s’assurer de sa réalité, mais elle se retint. Elle jeta un regard en coin à Victor, puis un petit sourire étira ses lèvres grises.
« A quoi on joue, aujourd’hui ? »
« Ben… J’sais pas. On avait pensé… que peut-être tu voudrais partir. »
Elle se renfrogna.
« Je dois rester ici. »
« Mais peut-être on pourrait trouver une solution pour que tu puisses partir quand même… Pour… »
Il leva des yeux inquiets sur Taliesin.
« Pour que tu puisses te reposer. »
« Je peux pas partir. Je reviens toujours ici. » répéta Estelle, les bras croisés.

[Taliesin]

L'ancien barde demeura un instant silencieux, cherchant les mots. Ce n'était pas simple, troublé comme il l'était, et il ne savait vraiment pas sous quel angle présenter les choses pour être compris de la petite fille sans se montrer brutal ou maladroit. Mais il fallait bien commencer quelque part, et il finit par se lancer.
-Estelle... tenta-t-il, d'un ton qu'il espérait apaisant. Y a-t-il quelque chose, hors de cette clairière, que tu aimerais qu'on te rapporte ? Ou quelqu'un a qui tu voudrais qu'on parle ? Si on eut faire quoi que ce soit pour te faire plaisir, surtout, n'hésite pas à nous le dire.

[Galathée]

Elle secoua la tête, une moue embarrassée sur le minois, puis sautilla jusqu’à Victor, reléguant l’elfe au rang des spectateurs. Très vite, les deux enfants s’engagèrent dans un jeu compréhensible d’eux seuls, se pourchassant autour de la souche arachnéenne en poussant des cris perçants.
S’il existait un moyen de délivrer la petite Estelle de sa hantise, il allait falloir le trouver sans elle, apparemment.

[Taliesin]

Victor et Estelle ne lui prêtant plus la moindre attention, Taliesin se releva et se mit à marcher doucement autour de la clairière, examinant celle-ci avec plus d'attention qu'il ne l'avait fait lors de ses premières visites, cherchant le moindre indice susceptible d'expliquer la présence de la petite fille fantôme en ce lieu particulier. S'il ne trouvait rien, il rentrerait simplement à la maison : il ne comptait pas déranger les enfants dans leurs jeux et pourrait remettre l'examen de l'arbre tombé à plus tard, lorsqu'ils dormiraient ou s'amuseraient plus loin. Et puis, avec un peu de chance, Estelle finirait peut-être par dire à Victor quelque chose susceptible de les orienter sur une piste...

[Galathée]

Rien ne vint troubler la promenade de l’elfe autour de la clairière. Les sous-bois étaient tranquilles, parsemés de ronces, de petits champignons et d’un épais tapis de feuilles mortes. Il n’y nota rien de particulier, pas de marques, ni de rochers.
A un endroit, le tronc abattu faisait une saillie dans la forêt, foudroyé, et Taliesin estima qu’il était tombé près de cinq ans plus tôt. Toute une faune avait établi ses quartiers dans et sous l’arbre, et s’offusqua quelque peu du dérangement.
Sinon, les enfants ne quittèrent pas la clairière, se contentant de frôler l’orée des bois sans y pénétrer. Une fois ou l’autre, Victor en franchit la limite, conduisant Estelle à pousser des cris d’orfraie. Elle semblait tracer un cercle autour de la base de l’arbre, y évoluant sans peine, mais sans jamais s’en éloigner.

[Taliesin]

Il devait examiner cette souche, cela paraissait évident. Mais il rechignait à le faire en présence des enfants. Il ne découvrirait peut-être rien du tout... Mais peut-être pas, et si sa découverte était macabre, il craignait la réaction de Victor autant que celle d'Estelle.
Malheureusement, cette dernière serait toujours là, puisque quitter la clairière lui était impossible... Il ne pourrait donc agir sans qu'elle s'en rende compte.
Sauf si elle dormait. songea-t-il.
Cela pouvait être une solution, oui... Peut-être pas parfaite, mais moins mauvaise que de faire la fouille au vu et au su des gamins.
Il leur jeta un dernier regard, puis quitta la clairière en direction de la maison. Il était encore tôt, l'heure du repas n'arriverait pas avant plusieurs heures. Bref, il avait le temps pour une petite sieste.
Restait à savoir s'il trouverait le sommeil.

[Galathée]

Taliesin dormit une petite heure, agitée, et fut tiré de sa torpeur par le retour de Victor. Celui-ci avait l’intention de manger avec Estelle et il se mit à fureter dans leurs provisions pour emporter un peu de pain, quelques fruits et un morceau de fromage qu’ils avaient rapporté de Hautépine, avant de retourner dans les bois.
L’après-midi se déroula, semblable à la matinée. L’elfe nettoya les taches que Victor avait faites la veille dans leur salle à manger, ce qui lui prit moins d’une demi-heure, puis chercha à s’occuper l’esprit.
L’enfant revint en fin de journée, cette fois décidé à s’attarder, comme s’il sentait qu’il devait maintenir un certain équilibre dans ses relations avec Taliesin. Il s’installa à table et s’apprêtait à prendre la parole, lorsque dans un mouvement soyeux, la chouette de Galathée vint se poser devant eux. Elle portait un petit message à la patte, mais l’enfant n’osa pas la toucher, laissant à Taliesin le soin de s’en occuper.
L’elfe découvrit quelques mots jetés sur un morceau de parchemin, d’une écriture qui trahissait le manque de pratique de son auteure. Galathée leur annonçait qu’elle allait s’attarder, probablement encore deux jours, qu’elle espérait qu’ils allaient bien, qu’ils ne devaient pas hésiter à confier un message à Plume s’il y avait le moindre souci.
Victor lança un regard plein d’intérêt à l’ancien barde.
« Elle dit quoi ? »

[Taliesin]

L'elfe, soudain très las, releva les yeux sur Victor.
-Tout se passe bien pour Galathée. Mais elle a l'air d'avoir beaucoup de travail et ne rentrera pas avant deux jours...
Il adressa à l'enfant un sourire mi contrit, mi encouragent.
-Elle espère qu'on s'en sort bien et nous dit de ne pas hésiter si on veut lui écrire un mot. Plume le lui transmettra.
La nouvelle n'aurait pu plus mal tomber, lui semblait-il. Mais il ne devait rien montrer de son désarroi et continuer à faire face. Après tout, ils survivraient certainement...

[Galathée]

« Oh. » fit l’enfant, le menton posé dans ses paumes ouvertes. « Tu crois qu’on devrait lui dire, pour Estelle ? Qu’elle saurait quoi faire ? »
Il se servit une part de l’omelette que Taliesin avait confectionnée (il lui faudrait pêcher ou chasser dès le lendemain, s’il voulait que leur régime reste varié) et soupira.
« Estelle, elle dit pas grand chose. Et elle veut pas parler de partir ou quoi. Elle est juste contente que je sois là. Et moi je suis content qu’elle est là. Est-ce qu’il n’y a pas une règle pour faire partir les fantômes ? Tu sais, comme une… une manière de faire. Dans un livre. Ou bien des spécialistes. »

[Taliesin]

Taliesin soupira.
-Il y a sans doute des moyens, oui. Et des gens pour s'occuper de ça... Mais ils luttent en général contre les méchants fantômes, les esprits cruels et dangereux. Estelle ne mérite pas qu'on en arrive à de telles extrémités...
Il jeta un regard par la porte entrouverte, sur le crépuscule qui embrasait lentement la clairière.
-Pour le reste, si j'en crois les histoires, il est parfois possible d'apaiser les fantômes en leur rendant quelque chose qui leur appartenait, en punissant la personne qui a causé leur mort, ou en transmettant un message à quelqu'un... Or, comme Estelle ne nous dit rien, ce n'est pas évident. Mais j'irai fouiller la souche qui est au centre de sa clairière. C'est d'elle qu'elle paraît ne pas pouvoir s'éloigner. Peut-être que quelque chose s'y trouve...
Il fit à nouveau face à l'enfant.
-Quant à prévenir Galathée... Je pense qu'il ne vaut mieux pas. Elle se ferait du souci et reviendrait tout de suite ici, sans doute. Estelle ne représente aucun danger, on peut donc faire face sans elle... Sauf si, bien sûr, tu préfères qu'on la rappelle. Je comprendrais. Et elle aussi. C'est la première fois qu'elle part aussi longtemps...

[Galathée]

« Non, si tu crois que c’est mieux pas… J’imagine que si tu sais pas quoi faire… Galathée saura pas non plus. Mais dans tes livres ? On peut pas voir dans tes livres ? »
Devant la mine sceptique de Taliesin, Victor opina du chef sans insister.
« Tu crois qu’il y a quoi, sous la souche ? Je pourrais chercher avec toi ? Tu crois que c’est… »
Il frissonna.
« Peut-être qu’il faut attendre qu’elle dorme. Comme ça, elle aura pas peur... »

[Taliesin]

Taliesin hocha la tête.
-C'est ce que je pensais faire. Si tu veux, tu pourras aller dormir avec elle, ce soir. Essaye, mine de rien, d'installer tes couvertures loin de la souche. Comme ça, lorsque je viendrai, il y aura moins de risques que je vous réveille.
Il préféra ne pas songer à ce qu'il y découvrirait. Rien que l'idée de déterrer un cadavre - un cadavre d'enfant, de surcroit, et dont il avait vu l'esprit - au milieu de la nuit le glaçait et lui coupait tout courage.
-En attendant que vous soyez endormis, je regarderai mes livres, au cas où. Je ne pense pas avoir quelque chose d'utile, mais tu as raison, on ne sait jamais... Et si je ne trouve rien là, et rien non plus sous la souche, alors... On en parlera à Galathée à son retour.
En vérité, il aurait voulu la faire venir tout de suite. Il se sentait désemparé face à cette histoire et si, contre toute attente, il parvenait à apaiser l'esprit de la petite Estelle, il redoutait la réaction de Victor. Non seulement il se verrait privé d'une amie, mais en plus, alors qu'elle serait en paix, lui devrait continuer à affronter ses tourments. Et l'elfe ne se sentait pas de taille à le consoler, à le persuader qu'il fallait vivre.
Mais il refusait de déranger la rôdeuse. Elle avait besoin de cette trêve, loin des souci de leur foyer. Elle reviendrait s'y frotter bien assez tôt, et ce répit ne pouvait lui être que profitable.

[Galathée]

La nuit finit par tomber, et Victor emporta ses affaires, cette fois sans se dissimuler, pour aller rejoindre la fillette éthérée dans son coin de bois. Il était déjà tard dans la soirée malgré la pâleur du ciel, et il était probable que les enfants s’endormiraient rapidement : ils s’étaient dépensés toute la journée sans compter.
Aussi, lorsque l’elfe atteignit la petite clairière, il ne fut pas surpris de les découvrir immobiles, la lente respiration de Victor animant sa couverture, tandis que le corps translucide de la gamine fantôme reposait, immobile comme un fragment de brume, sur l’herbe courbée.

[Taliesin]

L'ancien barde demeura un long moment immobile à l'aurée de la clairière. En d'autres circonstances, le spectacle qui s'offrait à lui aurait été magnifique. Dans un ciel vierge de tout nuage, la lune, presque pleine, luisait tranquillement, parant les bois de sa clarté diaphane, nimbant feuilles, troncs et rochers de teintes brillantes et argentées. Et jusqu'aux deux enfants endormis, touche finale à ce tableau paisible et émouvant.
Mais voilà. L'un des deux gamins était un fantôme, et c'était un travail de fossoyeur, non de poète, dont Taliesin était venu s'acquitter.
La gorge nouée par l'appréhension, se raccrochant tant bien que mal à sa détermination vacillante, l'elfe s'avança à pas feutrés dans la clairière. Il n'avait apporté avec lui aucun outil. Ni pelle, ni hache, ni rien. Leur bruit n'aurait pas manqué de réveiller Victor et Estelle, et c'est avec ses mains qu'il lui faudrait creuser. Si l'opération s'avérait trop difficile, il serait alors temps d'aviser. Mais, pour l'heure, il espérait encore pouvoir agir loin du regard du petit garçon et de sa défunte amie.
Doucement, il s'agenouilla près du tronc couché, et il glissa un regard perçant entre les racines noires et tordues, cherchant un indice quelconque de ce qu'il allait y trouver avant d'entamer sa sinistre besogne.

[Galathée]

Le sol sous les racines était sec et égal. Un terrier s’étendait dans les profondeurs, mais semblait inoccupé : on ne distinguait ni traces, ni poils, ni déjections. Sans doute la présence du petit spectre avait-elle éloigné la faune timide des sous-bois.
Peut-être flottait-il une ancienne odeur dans l’air confiné, mais il était difficile d’en être certain : la nuit et la tâche à venir étaient propices aux illusions sinistres…

[Taliesin]

Avec un soupir tremblant, Taliesin remonta les manches de sa chemise et se mit à l'ouvrage, élargissant l'entrée du terrier, rejetant des poignées de terre noire et fertile par dessus son épaule. Autour de lui, le silence était total, et seul le hululement lointain d'une chouette ou le grincement sinistre d'une branche venait parfois le troubler.
Il se sentit tout à coup terriblement seul, terriblement inapte à affronter ce qui l'attendait. Il préférait ne pas imaginer comment il réagirait s'il venait à dégager le corps de la petite fille et il en vint vite à se maudir pour ne pas avoir demandé à Galathée de revenir. Si, au lieu de lui griffonner un mot disant que tout allait bien, il avait renvoyé un appel au secours, elle aurait reparu dès le lendemain, et ils auraient pu affronter ensemble cette épreuve. Mais il avait préféré ne pas la déranger, et il était au pied du mur. Lequel lui semblait horriblement menaçant.
Toujours creusant, il tenta de concentrer son esprit sur tout autre chose que sur la besogne en cours. Mais dans la pénombre, dans le silence profond, c'était presque impossible.
Ne pas s'arrêter, surtout. Enlever la terre, poignée après poignée. Ne pas penser, ne pas réfléchir. Juste le contact froid et légèrement humide de l'humus s'écoulant entre ses doigts.
Creuser. Creuser encore.
Peut-être n'y aurait-il rien.

[Galathée]

Mais Taliesin n’eut pas cette chance. Il avait à peine dégagé quelques couches de terre, qu’il frôla quelque chose de dur, comme une branche froide, inerte, sous la poussière. Du bout des doigts, il retira l’humus noir, d’un mouvement contraint, hésitant, qui était presque une caresse, pourtant, et révéla un os blanc, longiligne et pourtant minuscule, le fémur droit d’un petit squelette allongé sous les racines, entier, jusqu’au crâne défoncé.
« C’est à moi. » fit une petite voix derrière son épaule, sans agressivité ni rancœur, annonçant juste un fait irrémédiable.

[Taliesin]

Le cœur battant, la gorge sèche, Taliesin pivota avec une infinie lenteur vers le petit fantôme qui se tenait debout derrière lui. Le choc de la voir ainsi, presque vivante, après avoir découvert ses ossements blanchis fut tel qu'il en eut le souffle coupé, et il éprouva toutes les peines du monde à garder un semblant de calme. Parler lui fui fut encore plus difficile, et il ne put articuler qu'après une longue minute.
-Je... je sais... Je ne voulais pas te déranger, pardon... croassa-t-il. Je voulais juste... Je me disais que... peut-être... Il y avait un objet que tu aurais aimé retrouver... Je ne voulais rien déranger...

[Galathée]

« Je veux dormir. » murmura Estelle de sa voix légère, comme assourdie.
Elle tourna la tête vers les sous-bois, les bras serrés contre son corps, et une brise invisible faisait onduler ses cheveux filasses. Elle soupira une fois, lentement, puis s’accroupit près de l’elfe, prenant garde de ne pas le toucher. Du bout des doigts, elle effleura les os de son pied, frissonna.
« Je veux juste dormir. » répéta-t-elle.