[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L'elfe jeta un regard à la poignée de terre, dans sa main, puis serra les doigts et releva la tête.
-Ça va aller, ne vous en faîtes pas..., fit-il avec un sourire mi contrit, mi bravache. Je ferai ce qu'il faut faire, il suffit que vous m'indiquiez comment procéder... Tant que l'opération va à son terme, je ne me plaindrai pas. Et, qui sait ? Peut-être prendrai-je goût à la chose et entamerais-je une carrière d'exorciste ?
La tirade sonnait faux, on sentait bien que le cœur n'y était pas. Mais l'elfe ne se préoccupait pas réellement de donner le change. Il voulait juste qu'on en finisse, que cette histoire soit réglée, reléguée au rang des souvenirs douloureux, sans autres conséquences sur leur présent et leur avenir.

[Galathée]

Elle secoua la tête avec une moue amusée.
« Alors ne faites rien. Observez. Si je suis en difficulté, utilisez la Terre. Mais tout ira bien. Nous parlons d’un jeune fantôme, innocent et perdu. Je devrais pouvoir le gérer. »
Elle lui sourit, lui serra doucement l’épaule.
« Ne vous tourmentez pas. Victor ira bien. Voyez ça comme les aléas d’un monde complexe… Il a mangé la baie empoisonnée, croisé un ours mal disposé. L’univers dans lequel nous vivons est peuplé de choses bonnes et d’autres dangereuses. Dans ce cas-ci, nous pouvons préserver la vie, repousser la mort. N’ayez pas peur. »
Puis, elle fit volte-face et pénétra dans la clairière. Elle s’avança doucement, marcha tour à tour vers l’est, l’ouest, le sud, et le nord, déposant chaque fois une poignée d’herbes sur le sol, l’effeuillant sans la regarder, murmurant des mots inaudibles, les yeux fixés dans le tronc des arbres.
Puis elle revint vers la souche, la toucha du bout des doigts, tout en continuant à égrener les mots, un par un, concentrée, tranquille, à la manière d’un poème champêtre. Par deux fois, elle traça des arabesques dans l’air, les paupières closes, et elle se mit bientôt à dégager une lumière verte, à peine perceptible, mais qui rendait son teint et sa silhouette extrêmement elfiques, comme si elle était une émanation directe de la forêt autour d’elle, sœur des arbres, fille des feuilles, végétale.
Investie de cette aura, elle s’accroupit devant la tombe et y déposa un coquelicot, un bleuet, un épi de blé, dessina quelque chose sur la terre, puis se redressa.
Le vent se leva, brutal, soulevant les feuilles mortes, mais celles-ci ne cinglèrent pas la prêtresse, l’évitant, tournoyant dans la pénombre avant de retomber plus loin. Au-dessus d’eux, les branches craquèrent en s’entrechoquant. Les ténèbres gagnaient désormais du terrain, couvrant la forêt de leur manteau obscur. Aucune étoile, pas de lune, seule Valaellyn dégageait son étrange lueur divine.
Mais aucun des deux elfes n’avait besoin de lumière pour percer la nuit.
Au loin, un animal hurla. Taliesin ne put l’identifier.
Soudain, il fit froid, et une brume se leva, furtive, couvrant le sol sur quelques pouces. Vallaelyn se tenait droite, les bras le long du corps, regardant un point fixe sous la souche, sans frémir, aveugle à ce qui se déroulait autour d’elle.
Un lapin traversa la clairière en zigzaguant, comme s’il avait la mort aux trousses.
Puis ce fut le silence.
Pesant.
Plus rien ne frémissait, nulle part.
Le temps semblait suspendu.
L’ombre était souveraine.
Valaellyn luisait toujours.
Il y eut un petit craquement, comme le crépitement d’une braise solitaire, et Estelle fut là. Levée de sa tombe misérable, dans ses guenilles grisâtres, les cheveux sales, la mine froncée, furieuse, hostile.
Valaellyn ne bougea pas d’un centimètre, lui adressa des mots muets. Ses lèvres remuaient doucement et l’esprit l’écoutait. Puis il secoua la tête avec détermination. Une petite moue traversa le visage de l’elfe. Elle reprit. Mais Estelle devenait plus véhémente dans ses dénégations.
Le vent se leva à nouveau, brutal, et cette fois, Valaellyn eut juste le temps de lever les bras pour se protéger du tourbillon d’humus, de branchages et de feuilles qui vinrent la frapper. Estelle était restée immobile, mais ses traits étaient déformés par un mélange d’angoisse et de rage effrayant.
L’elfe fit un pas en arrière et la lueur verte s’éteignit. A cet instant précis, le petit fantôme outré sauta sur elle en hurlant comme un animal.

[Taliesin]

Taliesin bondit.
Jusqu'ici, il s'était contenté de contempler la scène, inquiet, fébrile, rassuré par l'aplomb de la prêtresse mais terrifié par les manifestations de sa magie, par ce qui semblait tout a coup animer les bois, de son fait ou de celui du spectre.
Mais lorsqu'Estelle chargea, quelque chose en lui pris le relai de son esprit engourdi. Quelque chose de profond, d'animal, situé bien au-delà de la conscience. Etait-ce pour protéger l'elfe ? Pour sauver Victor qui, sans elle, serait perdu ? Pour ne pas se retrouver seul avec le fantôme ? Il n'en saurait jamais rien. Mais toujours est-il qu'il se retrouva, allant de l'avant à grandes enjambées, projetant sur l'apparition la poignée de terre que lui avait remise Valaellyn. Lorsque ses mains furent vides, elles s'animèrent sans qu'il y fasse attention, entamant les gestes d'une incantation.

Taliesin --> Convocation de monstres III

Il ne savait pas ce qu'il faisait, ne savait pas si la créature qui apparaîtrait lorsqu'il aurait terminé d'incanter serait d'une quelconque aide en la circonstance. Mais il agissait, et s'était tant mieux : lorsqu'il aurait retrouvé ses esprits, sans doute resterait-il, pétrifié, amorphe, inutile, à observer ce qui se produirait.

[Galathée]

Valaellyn était en train de se remettre debout, prenant appui sur les racines tordues de l’arbre foudroyé. Estelle avait reculé en bordure de la clairière où elle grognait, les dents retroussées, comme une bête aux abois. Son visage avait perdu toute trace d’humanité, il n’y régnait plus que la haine, congestionnant des traits autrefois enfantins. Mais elle n’approchait pas, se contentant de marcher de long en large, prisonnière d’une invisible barrière.
Taliesin arriva au bout de son incantation et la silhouette gracile d’un élémentaire de feu illumina soudain la clairière, aveuglant momentanément tous les protagonistes du drame qui s’y déroulait.
Estelle rugit et brusquement, deux énormes loups jaillirent hors des bois et se jetèrent contre la créature de flammes. Les molosses hirsutes étaient à la fois extrêmement réels et tout aussi éthérés que la petite fille, et leur combat contre l’élémentaire devint rapidement flou alors que les êtres vaporeux s’étreignaient dans leur danse de mort.
Valaellyn glissa à nouveau sur le sol. Estelle restait toujours à distance. Taliesin nota que l’elfe avait désormais des marques sombres sur le visage, qu’elle effleura avec une grimace, avant d’essayer de se redresser à nouveau.

[Taliesin]

Le tour qu'avaient pris les événements était pour le moins déconcertant. Mais Taliesin n'essaya pas de s'y arrêter, de réfléchir. S'il venait à songer qu'il avait laissé Victor jouer et dormir aux côtés d'une telle créature, doués de tels pouvoirs, il se serait effondré.
Mâchoires crispées, il s'approcha de la jeune prêtresse qu'il tenta de soutenir tandis qu'elle essayait, une nouvelle fois, de se relever.
-Dites-moi ce que je peux faire... souffla-t-il d'une voix blanche.

[Galathée]

« Soutenez-moi. » fit Valaellyn, le souffle court. « Je crois que je me suis cassé la cheville. Je ne sais pas. Ce n’est pas le moment. »
Elle prit appui sur son épaule et se stabilisa.
« Il faudrait éloigner ces monstres… Pouvez-vous faire quelque chose ? Je dois préserver mon énergie pour le fantôme. Tout n’est pas perdu. »
Estelle avait fait un pas en avant, du sang coulait sur ses joues livides, et ses doigts recroquevillés en serres griffaient l’air noir. Sur leur droite, les trois créatures continuaient à se mordre et se brûler, et il était difficile de savoir qui avait le dessus. Les loups fantômes grognaient avec bruit, hurlant à la moindre blessure, tandis que le ballet mortel de l’élémentaire restait silencieux, crépitant comme la flamme, létal sans grands effets.

[Taliesin]

L'elfe acquiesça d'un simple hochement de tête. Sans rien dire, il tendit son esprit, tenta de frôler légèrement celui de l'élémentaire, assez pour se faire remarquer, pas trop pour éviter qu'il ne se déconcentre et ne subisse de trop rudes coups pendant cette seconde d'inattention, et essaya de lui suggérer de battre en retraite dans les profondeurs de la forêt. Avec un peu de chance, les deux loups invoqués par Estelle le suivraient...

[Galathée]

L’élémentaire s’immobilisa une seconde, puis commença à reculer, petit à petit, vers l’orée du bois. Valaellyn pesait désormais sur le bras de Taliesin, les yeux clos, murmurant à toute vitesse. La brume qui leur avait baigné les pieds jusque là disparut brusquement, aspirée par le sol, et un oiseau de nuit hulula à proximité, plainte lugubre, désincarnée. L’élémentaire avait atteint les premières branches, qui s’embrasèrent sur son passage, tandis qu’un des loups boitait à sa suite. Le second se volatilisa, purement et simplement.
La prêtresse fut à nouveau envahie d’une lumière, cette fois plus forte, laquelle se transmit en partie à Taliesin, l’emplissant d’une force et d’une énergie qu’il savait étrangères. Estelle s’était immobilisée et sa fureur semblait fondre, remplacée peu à peu par un désespoir profond. Ses larmes se mêlaient au sang déjà séché sur sa peau blême.
L’elfe s’assit sur le sol, entraînant Taliesin avec elle. Elle attrapa cependant sa main, comme pour y puiser du courage. Elle avait la paume et les doigts glacés, et de près, l’ancien barde pouvait constater les dégâts qu’avait tracés Estelle sur sa peau claire.
Les sanglots de la petite fille fantôme retentirent alors, terriblement humains, tandis qu'elle s'approchait encore, les bras serrés autour d'elle, reflet d'un enfant perdu et effrayé. Valaellyn, bien que pâle, avait retrouvé son calme apparent, bien que sa poigne ne laisse aucune possibilité à Taliesin de s'enfuir.
L'élémentaire avait allumé une traînée flamboyante dans les bois, lesquels brûlaient allègrement après des semaines de canicule. Mais les elfes n'avaient pas la possibilité de s'en soucier dans l'immédiat.

[Taliesin]

Comme Estelle retrouvait visage humain et redevenait la petite fille qu'il avait connue les jours précédents, Taliesin se sentit abandonné par l'élan qui l'avait animé depuis que l'exorcisme avait dégénéré. Et l'horreur l'envahit tandis que l'affaire lui apparaissait dans toute sa pitoyable cruauté. La gamine n'était pas mauvaise : elle avait juste succombé à la peur et à la colère, devenant un monstre, comme lui-même l'était devenu. Mais, pour l'heure, les conséquences étaient moindres : ni Victor ni la prêtresse n'avaient succombé. Rien n'était encore joué, toutefois : ils pouvaient très bien périr si l'esprit errant n'était pas apaisé.
L'ancien barde tenta donc de dissimuler son trouble, pour ne pas déconcentrer l'elfe. Il ne chercha pas à fuir son étreinte, tentant d'y puiser au contraire un semblant de réconfort, un semblant de force. L'énergie qui animait la jeune femme palpitait en lui, étrangère, étrange... Mais il avait besoin de plus pour tenir bon, et ce contact, ce simple contact vivant paraissait plus puissant que tous les sortilèges.

[Galathée]

Soudain, il fit grand jour. Un vent doux soufflait sur les cimes des arbres et les branches étaient couvertes de bourgeons. Des fleurs couvraient le sol de la clairière, corolles blanches des pâquerettes, soleils jaunes des pissenlits, boutons mauves du trèfle et du chardon. Ça et là, un champignon brun dépassait du tapis verdoyant. Des papillons voletaient dans la lumière timide d’un ciel nuageux.
« Papa ! Là ! Je crois que j’en ai vus ! Des bolets comme maman les aime ! »
Estelle surgit entre deux buissons et bondit dans l’herbe. Son corps avait la substance de la vie, ses joues le rose de la santé, ses cheveux sales lui tombaient sur des épaules maigres et elle portait une petite robe usée, toute simple, autrefois blanche désormais brune.
Elle se pencha, cueillit un champignon, et replia sa robe pour en faire une sorte de poche où elle le déposa. Un homme arriva derrière elle, grand et mince, les lèvres pincées et scruta un instant le ciel, alors qu’Estelle regardait à nouveau le sol et sautillait jusqu’au champignon suivant.
L’homme se pencha à son tour et ramassa une grosse pierre ronde qui traînait dans les hautes herbes. Il se dirigea doucement vers l’enfant, prit une profonde inspiration, puis abattit son roc avec violence, droit sur sa tête. Il y eut un bruit écoeurant, comme le son d’une coquille d’œuf qu’on écrase de la main, puis ce fut la nuit.

Ténèbres, les étoiles étaient finalement sorties, timides, on les devinait dans la trouée obscure qui couvrait la clairière.

Estelle et Valaellyn se faisaient désormais face. Assises sur le sol, à moins d’un mètre l’une de l’autre, les paupières fermées, elles étaient le reflet l’une de l’autre, à ceci près que l’elfe rayonnait, aérienne, et que l’enfant semblait affaissée, comme une poupée de chiffon.
« Dis-moi… » murmura la jeune elfe, d’une voix intelligible.
La petite fille se redressa et ouvrit les yeux, trouvant les iris vert prairie de la prêtresse.
Taliesin eut alors la conviction qu’elles s’échangeaient quelque chose de silencieux, d’esprit à esprit, d’âme à âme. Les yeux de Valaellyn s’emplirent de larmes et Estelle ferma les siens, une seconde.
« Ils ne seront pas là. Plus jamais là. Je te promets. Notre Mère, Chauntéa la féconde, y veillera par delà la mort, pour que ton repos soit empli de la lumière et de l’amour qui ont fait défaut à ta vie. Ceux-là n’y ont nulle place. Sois en rassurée. »
Le petit fantôme inclina la tête, plissa les yeux et Valaellyn sourit.
« Ses bois sont tiens. Tu peux les bénir sans les hanter. Et le royaume des âmes pures est la plus belle forêt, le plus beau pré, la plus belle montagne qu'il soit. Tu y trouveras ce que tu cherches, car tu l’as mérité. »
Doucement, Estelle tendit la main, et Valaellyn la prit, dissimulant une grimace furtive lorsque la substance morte entra en contact avec sa peau et la rougit. Puis d’un élan spontané, la petite fille se blottit dans les bras de l’elfe, le corps de celle-ci se révulsa tout entier, mais elle tint bon, serra l’esprit contre elle, et d’une main tremblante, lui caressa les cheveux. La lumière s’intensifia, devint aveuglante, puis disparut aussi brusquement, levant une vague odeur d’humus et de champignons. Valaellyn s’effondra sur le vide, recroquevillée sur elle-même. Il n’y avait plus trace du spectre et une petite pluie se mit à tomber.
La prêtresse bougea et frémit.

[Taliesin]

L'elfe demeura immobile un moment, l'âme encore emplie des scènes qui venaient de se jouer sous ses yeux. Celle du passé, atroce, brutale. Celle du présent, à la vois troublante et touchante. L'esprit de l'enfant était sans doute en paix, à présent. Mais l'elfe était pour l'heure incapable d'éprouver le moindre soulagement.
La pluie qui tombait à verse, dégoulinant sur son visage ravagé par la fatigue et les émotions, le ramena cependant à la réalité, et il se pencha sur le corps de la prêtresse, lui doucha doucement l'épaule.
-Vous... Vous sentez-vous en état de marcher ? souffla-t-il. Je pense que nous devrions rentrer à la chaumière... Là, vous pourriez vous étendre, et je pourrais vous préparer quelque chose pour vous redonner des forces...

[Galathée]

« Attendez… » murmura la jeune femme en le retenant. « Nous devons vérifier… »
Elle s’accrocha au bras de Taliesin pour se relever, et l’entraîna, clopinant, vers la souche dont les crocs restaient tendus vers le ciel. Dans la terre noire, là où Estelle reposait, le coquelicot, le bleuet et l’épi de blé avaient mystérieusement pris racine et se balançaient désormais sous l’ondée, bien vivants.
Valaellyn soupira d’aise.
« Quelque chose de chaud me ferait plaisir, oui. » fit-elle en souriant, lasse mais soulagée.
Les marques sombres qui la défiguraient quelques instants plus tôt avaient disparu. Il en était probablement de même pour celles qui marbraient le corps de Victor. La prêtresse était très pâle, cependant, et elle boitait ostensiblement. Ils reprirent le chemin de la chaumière en suivant la tranchée qu’avait ouverte l’élémentaire de feu en reculant. La pluie avait bienheureusement éteint le début d’incendie et ils gagnèrent facilement la clairière.
Avant de pénétrer dans la petite maison, Valaellyn s’immobilisa une seconde, leva la tête vers le ciel, et laissa l’eau ruisseler sur ses traits éprouvés.
« C’est la vie. » murmura-t-elle. « La vie qui reprend ses droits. »
Puis elle le suivit à l’intérieur.

[Taliesin]

L'ancien barde la conduisit près devant la cheminée et l'aida à s'assoir.
-Je suis désolé... Notre mobilier est un peu... rudimentaire... Mais attendez-moi un instant, je vais vous rapporter de quoi vous tenir chaud... lança-t-il avant de disparaître dans sa chambre. Il en revint presqu'aussitôt, chargé d'une couverture qu'il drapa autour des épaules de la prêtresse.
-Je vais faire du feu... Et vous préparer une tisane..
Joignant le geste à la parole, il s'accroupit près du foyer, y entassa du petit bois et battit le briquet. Une flambée claire ne tarda pas à illuminer la petite pièce et, s'emparant de leur marmite, l'elfe courut au dehors pour la remplir d'eau. Sans doute avait-il l'air un peu fébrile, mais ces gestes simples et précis sur lesquels il se concentraient l'empêchaient de trop songer à ce qui venait de se produire.

[Galathée]

Mais Valaellyn s’était endormie avant qu’il n’ait eu le temps de terminer ses préparatifs. Elle avait glissé sur le banc, fermé les yeux, et sa poitrine se soulevait, régulièrement. Son visage reflétait un calme absolu, une félicité privée, et Taliesin devina qu’elle dormirait probablement jusqu’au lendemain. Le chat de Victor miaulait à la fenêtre, trempé. Le feu crépitait, tranquille. Et la nuit bruissait toujours de millions de gouttes de pluie.

[Taliesin]

Taliesin alla ouvrir la porte pour laisser entrer le chat qui, pour une fois, fit passer son envie de chaleur et d'air sec avant la répulsion que lui inspirait encore l'ancien barde. Tandis que l'animal gagnait le coin du feu et s'y ébrouait, projetant une multitude de gouttelettes aux environs, il mit l'eau à chauffer, sortit quelques herbes et s'assit dans un coin. A peine quelques secondes plus tard, il se relevait et allait chercher son livre de sorts. L'inactivité ne lui réussirait pas, il le savait. Il l'avait tout de suite compris lors de ces quelques instants de pause. Mieux valait, dès lors, s'occuper l'esprit en tentant d'apprendre un sort de soin. Cela pourrait peut-être soulager la prêtresse, même s'il se doutait que ses capacités de guérison dépassaient de loin les siennes...

[Galathée]

La nuit se déroula, tranquille, monotone et obscure. Valaellyn et le chat dormaient côte à côte, Taliesin tentait de veiller. Bientôt, cependant, le sommeil s’empara de lui, le terrassant sur son livre, comme bien des nuits au cours de sa longue existence. Des rêves agités, étranges, se murent dans son inconscience, sans l’en extirper cependant, et il connut des heures difficiles, sans vraiment en prendre la mesure.
Au petit matin, il s’éveilla courbaturé, épuisé, et découvrit l’elfe debout, en train de préparer quelque chose dans l’âtre.
« Bonjour. » fit-elle en lui souriant. « Je nous prépare un petit remontant avant d’attaquer la route. »

[Taliesin]

Taliesin l'observa un instant. La jeune prêtresse paraissait en bonne forme et présentait une mine sans doute bien meilleure que celle qu'il arborait lui-même.
-Heureux de vous revoir sur pied... dit-il d'une voix enrouée en se relevant.
Il ramassa son livre de sorts et le regarda avec une moue dubitative.
-J'ai essayé de mémoriser quelque chose pour vous soigner, mais... Je n'en ai pas été capable. Et visiblement, vous vous débrouillez très bien toute seule...
Il eut un sourire contrit, se passa une main lasse sur le visage, et vint s'affaler sur le banc.

[Galathée]

Elle lui sourit, et lui tendit un bol du gruau qu’elle avait préparé.
« Chacun ses prérogatives. » fit-elle, amusée. « Mais c’était une douce initiative. »
Alors qu’il s’apprêtait à manger, la jeune prêtresse se pencha sur lui, posa ses doigts frais sur ses tempes et le massa doucement en murmurant quelques mots. Cela dura une demi-seconde, un instant, et avant qu’il n’ait pu protester, il se sentit soudain beaucoup plus reposé, comme si sa nuit avait été profonde plutôt qu’épouvantable.
Valaellyn s’était redressée et elle s’assit près de lui, son propre déjeuner sur les genoux.
« Je me suis permise de traire votre chèvre. » dit-elle. « Vous êtes vraiment bien installés. Je suis certaine que vous chasserez les mauvais souvenirs de cet endroit enchanteur. »

[Taliesin]

Il acquiesça, beaucoup plus optimiste que quelques instants auparavant... mais pas encore tout à fait convaincu.
-Je pense aussi... Reste à voir comment le gamin réagira... Ce qu'il aura gardé de cette sinistre expérience... Mais il en a vu d'autres...
Il avala un peu du gruau, hésita, puis reprit.
-Je vous remercie pour ce que vous avez fait. Je sais que cela fait partie de vos attributions, mais je ne vous en suis pas moins redevable. Cela vous a coûté, je l'ai bien vu, et j'en suis désolé... Alors, si un jour je puis vous être utile d'une quelconque manière, n'hésitez pas à me demander.

[Galathée]

Valaellyn le dévisagea, hésitante, les lèvres pincées, une petite lueur au fond des yeux.
« Peut-être un jour vous demanderai-je une faveur. D’ici là… »
Elle sourit, se tourna vers l’âtre où mourraient déjà les braises.
« D’ici là, si vous voulez bien essayer… peut-être… d’être mon ami, et de me parler un jour, quand vous passerez au village, de ces choses que vous savez sur un peuple que j’ignore… Alors je m’estimerai grandement remboursée pour tout ce que j’ai fait, dit ou vu aujourd’hui. »
Elle rougit brusquement.
« Mais je ne peux pas vraiment vous demander ça, car l’amitié ne se force pas, bien sûr. Mais si à l’occasion, vous venez me voir… juste pour parler. J’apprécierais, oui. »

[Taliesin]

L'elfe lui sourit.
-Je me ferai un plaisir de vous conter ce que je sais, vous pouvez en être certaine. Je comprends votre curiosité, et si je puis vous être utile en la matière... Je viendrai vous voir au village, je vous le promets.
Sa réponse était sincère : le soulagement et la gratitude commençaient à le gagner, et il avait vraiment envie de lui être agréable. Après tout, elle lui avait sauvé la mise, sauvé la vie de Victor, sans compter ses moyens, sans préserver sa personne. On connaissait actes moins généreux, même pour quelqu'un dont exorciser les fantômes faisait partie du métier.

[Galathée]

Ils terminèrent leur petit déjeuner en silence, dans la quiétude d’une matinée radieuse. La porte ouverte révélait une campagne désaltérée, qui rutilait encore du déluge de la veille. Lorsqu’ils sortirent enfin, gagnèrent le pré où attendaient leurs montures, la paix des lieux était tellement profonde qu’on pouvait presque la toucher, et Taliesin fut surpris de n’avoir pas senti la tension dans l’air la première fois qu’il avait mis les pieds dans la clairière.
« Si vous désirez connaître toute l’histoire, je peux vous la conter. » fit Valaellyn une fois qu’ils se furent mis en route. « Si vous préférez oublier, je peux la taire. »

[Taliesin]

Taliesin jeta un regard en arrière, sur la clairière qui s'éloignait, et frissonna malgré la beauté et la tranquillité du lieu. Il n'avait pas réellement envie de savoir. Pas du tout, même. Cependant, la scène qu'il avait entrevue, dans toute sa hideur, ne cesserait de le hanter, et peut-être connaître le fin mot de l'histoire lui permettrait-il de comprendre. Ou peut-être pas. Mais que risquait-il ? Pas davantage de cauchemars. Il en aurait déjà son lot.
-Racontez-moi, si vous le voulez bien, finit-il par dire, après avoir poussé un profond soupir. Autant que je connaisse le fin mot de cette sordide affaire...
Ainsi, si Victor lui posait des questions, il aurait de quoi répondre. Même s'il se disait qu'il préférerait sans doute éluder ou édulcorer les choses...

[Galathée]

« C’est une histoire banale, malheureusement. Ils étaient pauvres, ils avaient faim. La petite fille était une bouche de trop à nourrir. Et probablement illégitime, de surcroît, bien qu’elle n’en sache rien. Mais le père en était persuadé, en tout cas. »
Valaellyn secoua la tête, songeuse.
« Les gens recourent parfois à des solutions abjectes, alors qu’il en existe de si simples. S’ils l’avaient déposée au temple, nous nous en serions occupés. Mais parfois, dissimuler l’échec est tellement tentant. Paraît si simple. Peut-être que le père a agi sous le coup de l’impulsion, aussi. Mais je ne crois pas. Estelle était chargée de la haine qu’on lui vouait, d’un rejet ancien, de cette sensation… de cette impression que certains ont encore que les fillettes ne servent à rien, sinon à encombrer. »
Les hongres durent se séparer pour aborder une sente encaissée qui s’était transformée en bourbier, puis ils se frôlèrent à nouveau sur un chemin plus large.
« Estelle avait peur de retrouver ses parents par delà la mort. C’est ce qui la gardait dans sa clairière. A l’abri de ses géniteurs pour l’éternité. Quand elle a été convaincue que plus jamais ils ne la retrouveraient, elle a pu s’en aller. »
Du bout des doigts, elle cueillit une branche de mûrier qui passait à sa hauteur, et en récolta les fruits.
« Mais elle a laissé derrière elle un peu de son amour de ces bois touffus qui l'ont abritée. L’endroit était hanté, je pense qu’il est un peu béni, aujourd’hui. Je serais vous, j’irais voir ce qu’il poussera sur cette tombe… J’ai ma petite idée, mais je ne dirai rien. »

[Taliesin]

Taliesin hocha la tête.
-Je pense que Victor s'empressera d'aller voir... Peut-être que la paix nouvelle des lieux l'aidera... Que ce qu'il y découvrira lui permettra de ne pas garder trop de séquelles de cette rencontre. Il se sent seul, et il aimait beaucoup Estelle... ce qui m'a poussé à ne pas lui interdire de jouer avec elle...
Il soupira.
-J'espère que vous ne devez pas passer votre temps à apaiser de telles esprits... Cela n'est pas des plus réjouissants, j'imagine. Certes, vous les apaisez, vous leur apportez le repos, mais vous êtes confrontée à tout le sordide e notre monde... Quoi qu'il est dur d'y échapper, quel que soit notre rôle, notre voie...

[Galathée]

Valaellyn sourit.
« C’est mon onzième exorcisme. » annonça-t-elle avec emphase.
Ils débouchèrent hors des bois, et un instant, le soleil les aveugla. La plaine était jaune et tremblante sous la chaleur : il n’avait pas plu jusqu’ici.
« Bon, mon premier fantôme était celui d’une vache, morte pendant la mise bas, et qui apparemment, voulait s’occuper de son veau. Il y a eu aussi un chien trop fidèle et même l’esprit furibard d’un essaim d’abeilles, je ne plaisante pas. »
Elle fourragea dans sa besace, en sortit un grand foulard qu’elle noua sur ses cheveux blonds.
« Pour le reste, c’étaient des humains. Des histoires tristes et sordides, parfois. Et d’autres, simplement touchantes. Un jumeau qui ne voulait pas abandonner son double de frère. Un homme qui voulait continuer à subvenir aux besoins de sa famille. Une vieille femme qui voulait voir naître son premier petit enfant. »
L’elfe jeta un regard au ciel, puis à la terre, et soupira.
« J’éprouve un grand bonheur dans cette tâche, même si elle est éprouvante. Chauntéa, que je sers, est la déesse des champs, mais à travers cela, c’est la Dame Féconde, la Mère de la Vie, la garante de la perfection du cycle entre existence et trépas. Ramener un esprit à la paix dans la mort, c’est une satisfaction pour tous, vivants et morts. Je n’ai jamais dû bannir un esprit contre son gré. Je pourrais le faire, le cas échéant, mais je ne souhaite pas que cela se produise, jamais. »
Son cheval hennit, reconnaissant la piste du village. Dans les prés avoisinants, des moutons lui répondirent.
« Le reste du temps, je bénis les moissons et je soigne les égratignures. C’est comique aussi. »
Comme le hongre trépignait, elle claqua de la langue et il prit le galop, entraînant son congénère derrière lui. Ils cheminèrent ainsi, à une allure confortable et rapide, pendant une lieue, avant de repasser au pas.
« Et vous ? Quel est votre art ? Je vous ai vu conjurer une créature étrange au cœur de la nuit noire… Mais il me semble avoir aussi entraperçu une harpe dans votre demeure. Seriez-vous de ces musiciens sorciers qui arpentent les campagnes ? Où est-ce… votre amie qui se plait à jouer ? »

[Taliesin]

Taliesin eut un sourire en coin. La dame était observatrice.
-J'étais barde, effectivement, autrefois.. répondit-il après un bref silence. Je vivais surtout de mes chansons, mais lorsque l'on parcourt les routes, un peu de magie n'est jamais inutile... Cela fait longtemps, cependant, que je n'ai plus pu m'adonner à la musique. La vie est passée par là, et je ne sais si je reprendrai jamais l'instrument... Pour l'heure, la vie sylvestre me convient tout à fait. Simple et gratifiante... Si tant est que de nouveaux fantômes ne viennent pas toquer à notre huis, je pense que je m'en contenterai longtemps.

[Galathée]

« Ah. Longtemps. Que signifie longtemps pour les nôtres ? » musa-t-elle, songeuse à nouveau.
Ils avaient atteint les premières fermes, désormais, et le chemin avait meilleure allure. Ils croisèrent un fermier conduisant une charrette chargée de ballots de foin, qui salua la prêtresse avec effusion. Elle prit des nouvelles de la famille, bénit les récoltes d’une formule convenue, puis ils continuèrent leur chemin.
« La vie est faite de cycles, comme la nature. Vous reviendrez à votre harpe, j’en suis certaine. »
Elle sourit.
« Je peux deviner… un trouble en vous. Un trouble qui dépasse les événements de ces derniers jours. Un trouble qui explique pourquoi vous ne jouez plus de musique et pourquoi vos nuits ressemblent à des combats à mort. »
Elle esquissa un geste, puis le suspendit et fixa l’horizon et les petites maisons du village qui se rapprochaient à chaque pas.
« Mais le cycle vous ramènera dans la lumière, même si les ténèbres furent obscures et douloureuses. »
Ils pénétrèrent dans le village et les chevaux prirent le trot, attiré par la bonne odeur de l’écurie. Lorsqu’ils atteignirent l’appentis du temple, ils constatèrent qu’il y avait désormais deux juments brunes dans la fraîcheur bienvenue des stalles. Sur une poutre, une chouette effraie ouvrit un œil puis le referma.
« Nous avons de la visite, dirait-on. »

[Taliesin]

Taliesin avait écouté sans rien dire les propos de la prêtresse, à la fois philosophe et perplexe. Il ne savait pas de quoi serait fait son avenir, et préférait se concentrer sur le présent. Savoir Victor hors de danger, imaginer les jours paisibles qui peupleraient, avec un peu de chance, le reste de l'été, cela lui suffisait.
Il grimaça cependant en apercevant la jument et la chouette.
-C'est la le familier de mon amie... fit-il en désignant l'oiseau. Elle aura appris que Victor se trouvait en vos murs...
L'appréhension l'envahit soudain. Il n'avait pas songé à la manière dont il présenterait les choses à la rôdeuse. Il n'en avait pas eu le temps. Et voilà qu'il se trouvait mis devant le fait accompli... Il redoutait sa réaction, redoutait qu'elle le juge indigne de la confiance qu'elle lui avait accordée. Après tout, le petit garçon avait failli mourir parce qu'il n'avait pas eu le courage de lui interdire la fréquentation du spectre...
Mais au moins les choses étaient-elles claires et posées d'emblée. Restait à les assumer...

[Galathée]

Valaellyn ne répondit rien et l’entraîna dans le jardin champêtre. Assis sur son banc, Gérold contemplait les blés dorés, qui ondoyaient dans la brise, piquetés des taches de couleur des fleurs sauvages. Caché parmi les épis, Victor semblait jouer à chat contre lui-même, ou peut-être avec son ombre, bondissant dans des éclats de rire sans partenaire visible.
Galathée était assise près du vieux prêtre, les vêtements froissés et la mine éprouvée de qui a passé une nuit difficile. Lorsque les elfes s’approchèrent, les deux humains levèrent les yeux de concert, mais ne dirent rien. Il était difficile de savoir ce qu’éprouvait la rôdeuse. Elle avait l’air fatiguée, tendue, et son regard alla de l’ancien barde à la prêtresse sans s’arrêter vraiment.
« L’esprit est parti. » murmura Valaellyn.
« Nous l’avons constaté. » répondit Gérold.
Prenant appui sur le bâton noueux qui lui servait de canne, il se leva, prit le bras de la jeune elfe, et l’entraîna vers l’intérieur de leur sanctuaire. Valaellyn sourit une dernière fois à l’intention de Taliesin, puis se laissa diriger, et ils disparurent.
« Il ne se souvient de rien. » dit alors Galathée. « Pas même de la petite fille. »