[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

L'homme - un paysan solide d'une petite quarantaine d'années - dévisagea la nouvelle venue avec circonspection. Puis il haussa les épaules.
-Je n'ai jamais fait mystère de ce qui s'était passé ici, et je répondrai à vos questions dans la mesure de mes moyens. Même si, à tout prendre, il n'y a pas grand chose à dire. Mes bêtes allaient bien presque jusqu'au dernier moment. Un peu fatiguées, peut-être, le dernier jour, donc j'ai dit à mes garçons de les rentrer plus tôt. Et, au matin, toutes mortes, jusqu'à la dernière. Les étables étaient un vrai charnier. J'ai pensé à une épidémie. Tout de suite. D'autant que le lendemain, j'ai appris que certains fermiers d'Eaux-Vives avaient eu les mêmes... désagréments. Tout ceux qui étaient plus ou moins éleveurs. Aucun des autres n'a rien perdu.

[Galathée]

Galathée grimaça.
« J’imagine que vous avez retourné la chose dans tous les sens, déjà… Mes questions vont sans doute vous sembler stupides mais… vous souvenez-vous de quoi que ce soit de particulier dans les jours qui ont précédé leur mort ? N’importe quoi sortant de l’ordinaire… Ont-elles occupé un pré différent ? Le temps était-il semblable à la veille ? Avez-vous eu une visite ? Vos autres animaux ont-ils été touchés ? Chiens, chats… Volaille ? »

[Taliesin]

Le fermier secoua la tête.
-Rien de tout cela. Mes fils les ont menées aux mêmes pâtis. Le temps n'a rien eu de particulier. Et nous n'avons reçu aucune visite. C'est aujourd'hui le jour des visites, à priori... Quant à la volaille, elle n'a rien subi, ni nos chats. Et nous n'avons pas de chiens... Hum... Mais je crois que les Meunier ont perdu un chien la même nuit que leur troupeau de moutons. Ils les laissaient au pâturage, ne craignant pas les prédateurs vu la taille de l'animal, pas non plus d'éventuels malandrins, vu que, jusqu'ici, nous ne pensions pas en avoir dans le coin. On savait pas encore qu'il y avait des Morféens... Mais le chien n'a pas été tué, vous savez. Présentait aucune trace de blessure, ni rien de suspect. Il a dû attraper la même chose que les moutons avec lesquels il passait tout son temps.

[Galathée]

La jeune femme passa les paumes sur son visage et soupira.
« Au moins, vous n’avez rien, vos enfants non plus, c’est déjà ça. » murmura-t-elle. « Par acquis de conscience, je vais aller voir la pâture. Pas que je m’attende à y trouver quelque chose, mais au moins, j’aurai fait tout ce que je pouvais… »
Elle sourit au fermier.
« Vous avez dit que seuls les éleveurs avaient perdu des animaux… Hum… Vous paraîtrait-il possible que… »
Elle s’interrompit une seconde.
« Quels sont vos rapports avec le seigneur du coin ? » demanda-t-elle de but en blanc.

[Taliesin]

L'autre hésita, pris au dépourvu par la question.
-On ne dépend plus d'un seigneur, ici, depuis des lustres. Avant, toute la région appartenait au seigneur de Montcerf, mais ça fait peut-être cent cinquante ans que nos aïeux ont acheté leur indépendance... Le plus proche noble, ben, c'est toujours le sire de Monserf. Nous n'avons eu aucun rapport avec lui... En dehors d'aujourd'hui où ses hommes sont venus nous prévenir, pour les Morféens.

[Galathée]

« Ce seigneur de Montcerf… »
Galathée se tut et sourit.
« Vous pensez que je pourrais m’asseoir une seconde ? Je suis sur la route depuis hier soir, j’ai travaillé toute la journée hier et aujourd'hui, je suis passablement épuisée, je dois dire… Juste quelques minutes me suffiront, puis j’irai voir votre pré et je partirai. »

[Taliesin]

L'homme lui rendit son sourire.
-Entrez donc, il fait pus frais à l'intérieur, et on vous servira de quoi vous rafraichir un peu. Quant au pré, vous avez tout le temps. Et à moins que vous comptiez dormir en pleine forêt ou rejoindre l'auberge de Montserf - qui n'est pas à côté, loin s'en faut - profiter de l'une de nos chambres vides vous ferait sans doute un meilleur profit. Nous n'avons plus un sou vaillant et je n'ai pas la moindre idée de la manière dont nous passeront l' hiver, mais on ne dira pas pour autant que les Merlus ont manqué aux lois de l'hospitalité.
Sans attendre la réponse de Galathée, il la précéda dans le logis, l'invita à s'assoir sur l'un des deux grands bancs entourant la table massive de la salle commune, et lui servit une bolée de cidre qu'il alla quérir dans un vieux buffet.
-Et si vous avez faim, ajouta-t-il ensuite en prenant place de l'autre côté de la table, nous servirons d'ici une heure, je pense.

[Galathée]

« Vous êtes bien aimable, mais je ne voudrais pas vous grever d’avantage. » fit la jeune femme, avec un pauvre sourire. « Je devrais de toute façon retourner à Hautépine au plus tôt… »
Elle goûta le cidre qui la rafraîchit immédiatement et elle lâcha un soupir de satisfaction.
« Bon sang, ces journées ont été épouvantables. » murmura-t-elle. « Mais j’imagine que les vôtres ont été pires, je ne devrais pas me plaindre. »
A nouveau, elle sentit une idée lui trotter en tête.
« Est-ce que vos bêtes… étaient gardées, quand elles étaient au pré ? Ou bien étaient-elles hors de vue ? Quelqu’un aurait-il pu s’en approcher à votre insu ? »

[Taliesin]

-C'étaient mes plus jeunes fils qui les gardaient. Bon, je n'exige pas d'eux qu'ils les aient à l'œil en permanence, il n'y a pas de gouffre dans lequel elles pouvaient tomber, ou de rivières profondes... Mais si quelqu'un s'était intéressé de trop près à elles, j'ose espérer qu'ils l'auraient remarqué. Mais... Vous pensez qu'elles auraient été tuées volontairement ? Empoisonnées ? Les soldats qui sont passés peu de temps avant vous disaient que les hors-la-loi s'en prenaient aux animaux des fermiers qui refusaient de les aider. Mais nous n'avons vu aucun hors-la-loi ici. Aucun qui soit venu nous voir, en totu cas.
Il secoua la tête.
-Pour ce qui est de nous grever, n'ayez pas d'inquiétude à ce sujet. Le gîte, le couvert, ce n'est pas grand chose. Et si vous êtes aussi fatiguée que vous en avez l'air, m'est avis qu'une nuit ici vous évitera de tomber de selle.

[Galathée]

« Je dois avouer que j’en suis arrivée à envisager les scénarios les plus fous… Je pensais à une épidémie inconnue mais si vous me dites que seules les personnes qui désiraient vendre leurs bêtes ou qui en tiraient leurs subsistances ont été frappée par le mal… je ne connais pas beaucoup de maladies qui trient leurs victimes de la sorte… Cela ressemble presque à… à une volonté d’appauvrir les éleveurs… Alors pourquoi… et pourquoi eux plutôt que les autres ? Je n’en sais rien… Peut-être… peut-être quelqu’un cherche-t-il à vous récupérer d’une manière ou d’une autre... en vous poussant dans une situation telle que vous serez obligés d’accepter ce qu’on vous offre, poussés par la faim… Je ne sais pas… Le seigneur Montcerf qui veut récupérer vos terres, par exemple, et votre allégeance… Vous promettant nourriture en échange de sa protection… Ou bien des Morféens cachés dans les bois, désireux d’être bien accueillis… Mais je les imagine aux abois, et ils auront faim… Ils auraient probablement volé vos vaches plutôt que de les tuer… A moins que ce ne soit dirigé contre Hautépine, mais ça me semble peu probable… »
Elle but une nouvelle gorgée de cidre.
« La fatigue me fait imaginer des complots sordides. En même temps, je sais ce dont est capable l’homme… »

[Taliesin]

Le fermier poussa un soupire.
-J'ai eu les mêmes pensées, vous savez. Quand j'ai vu tout mon bétail mort, je me suis demandé qui m'avait fait un sale coup. Mais, à bien y réfléchir, ce ne pouvait être aucun des autres éleveurs. Je les connais depuis longtemps. Ce ne sont pas tous mes amis, mais nous sommes tous de trop petit exploitants pour pouvoir nous faire de l'ombre... Quant à un complot plus vaste, j'ose espérer que ce n'est pas le cas. Sinon, je ne sais comment je pourrais me défendre : je n'ai plus un sou, j'avais tout investi dans mes bêtes... Et ça m'aurait rapporté pas mal, si j'avais pu les vendre... Par contre, je ne crois pas que Hautépine ait été particulièrement visé, si c'est un coup monté : tant moi que les autres aurions vendu sur les trois foires. Nos bêtes mortes, les trois communautés en pâtiront, vu le manque à gagner...
Il vida son bol d'une traite, puis jeta un coup d'œil par la fenêtre. Le soir n'allait pas tarder à tomber
-Pensez-vous accepter mon invitation, pour la nuit ? Je ne veux pas vous forcer, même si vous avez l'air épuisée... Mais si vous êtes d'accord, je peux dire à mon Antoine de s'occuper de votre jument.

[Galathée]

« Je vais rester pour la nuit, oui, je pense… J’avais envisagé de me trouver un buisson touffu quelque part, mais puisque vous le proposez… Je vous dédommagerai, cependant. »
Elle leva la main comme il allait protester.
« Et je ne veux rien entendre. Cela dit… je pourrais aller vous tirer du gibier dans les bois… Si j’en avais l’énergie… »
Malgré elle, elle étouffa un bâillement dans son poing.
« Mais je crains de ne pas l’avoir. Je réfléchirai mieux à tête reposée, cependant… Je devrais peut-être aller prendre la température à Montcerf… Mais ce sera pour demain. »

[Taliesin]

Le fermier se leva.
-Bien, je vais prévenir Antoine, alors. Puis vous mettre des draps propres et aider ma fille à préparer le repas. Restez assise, surtout. Reposez-vous. Si vous reprenez vos pérégrinations demain, je gage que cela ne vous fera pas de mal de rester un peu tranquille auparavant.
Il sortit dans la cour et la jeune femme l'entendit héler l'un de ses fils. Il reparut peu après pour disparaître à nouveau à l'étage de la ferme.
Un instant plus tard, un petit garçon - pas plus de six ans, à vue de nez - entra en trombe dans la pièce.
-P'pa ! cria-t-il. Y a une drôle de chouette qui tourne autour de la maison ! On dirait une dame bl...
Voyant que son père était absent et qu'une inconnue se tenait dans la salle commune, il se tut et recula d'un pas, intimidé.

[Galathée]

« Ah, ça doit être la mienne… » fit Galathée, embarrassée, avant de se lever.
Elle sourit au petit garçon et regagna la cour, levant les yeux pour localiser Plume. La chouette décrivit encore un large cercle, hulula une fois, puis vint se poser, légère, sur l’avant-bras de son amie. La rôdeuse la gratifia d’une caresse amicale, puis retrouva le regard de l’enfant qui l’avait avertie.
« Tu veux la toucher ? Elle ne te donnera pas de coup de bec, je te le promets. »
Galathée était impatiente de lire la réponse de Taliesin, même si elle pouvait en deviner les grandes lignes. Elle savait qu’elle ne le ferait cependant pas en public.

[Taliesin]

Le gamin s'approcha, timide mais tenté, et tendit une main légèrement tremblante pour frôler le plumage de la chouette. Il la retira presque aussitôt mais, comme Plume ne se rebiffa pas, il s'y aventura à nouveau.
-Ouah, elle est gentille, dites, madame ! J'en avais jamais touché, de chouette. Des merles oui, une fois on en a apprivoisé un, pis des poules aussi, on en a plein. Mais c'est moins joli qu'une chouette, une poule...
Le fermier, sans doute alerté par l'appel de son fils, apparut alors sur le seuil et observa la scène, l'air amusé.
-Vous avez le chic avez les animaux, n'est-ce pas ? Seriez vous rôdeuse, par hasard ?

[Galathée]

Galathée se redressa et sourit.
« J’aime à le penser. Mais je ne sais pas si je rentre parfaitement dans la case. » fit-elle en invitant Plume à monter sur l’épaule du gamin, lequel gardait les yeux agrandis d’émerveillement.
Elle en profita pour détacher le message que l’animal portait à la patte. La chouette émit un petit bâillement et fit mine de s’endormir sur son nouveau perchoir.
« A mon avis, si tu as une grange tranquille à lui proposer, elle t’en sera éternellement reconnaissante. » murmura la jeune femme à l’adresse du garçonnet.

[Taliesin]

Le gamin tourna un regard suppliant vers son père.
-Bien sûr, amène-la à la grange, fit celui-ci, toujours souriant.
Le petit garçon s'éloigna alors à pas lents, prenant un luxe comique de précautions pour ne pas déranger l'animal posé sur son épaule. Le fermier le regarda aller un moment, puis se tourna à nouveau vers Galathée.
-Mon frère était rôdeur. Il n'aimait pas la vie de ferme et a préféré aller courir les bois... Au dernières nouvelles, il s'était fait engager comme garde-chasse à Montcerf. Mais ça remonte à vieux. Je n'ai pas eu de nouvelles depuis...
Il hocha la tête, visiblement attristé, avant de se reprendre et de sourire à nouveau.
-Mais je ne vais pas vous embêter avec mes histoires de famille. J'imagine que vous voudriez lire ce mot... Votre chambre est prête, si vous voulez y aller. C'est au premier, la deuxième porte à gauche. Et si un bain vous tente, je peux vous fair emonter de l'eau.

[Galathée]

Galathée remercia le fermier pour sa proposition et gravit les marches qui menaient à l’étage. Elle avait envie de se décrasser mais cela pouvait attendre. La promesse d’un bon lit était suffisante, même si elle craignait de le salir irrémédiablement en s’y installant. Elle retira donc sagement ses bottes, puis s’assit sur une chaise pour lire les quelques mots que lui avait envoyés Taliesin. Elle observa le message longuement avant d’oser l’ouvrir, puis s’y résolut.

[Taliesin]

Le mot, tracé de la main du barde, était assez court. Quelques lignes à peine. A croire que Taliesin était aussi peu disert par écrit que bavard de vive voix.

Galathée.

Je suis désolé que la foire ait pris un tel tour, et j'espère vraiment que tes recherches prouveront que les choses sont moins graves qu'on pourrait le penser.
En tout cas, ne te fais aucun souci pour nous : Victor a, somme toute, bien pris la nouvelle. Il comprend parfaitement que ta tâche est importante pour les habitants du pays et il pense bien à toi. Je me joins bien entendu à lui.
Nous tiendrons la place en t'attendant. Nous avons déjà repoussé l'assaut d'une armée de morts-vivants anthropophages et attendons l'attaque suivante de pied ferme.
Je te souhaite bien du courage pour ton périple. Prend soin de toi, lave-toi bien après avoir mis tes mains dans le ventre des vaches (ne me gronde pas, c'est un message de Victor) et revions nous vite.

Je t'embrasse

Taliesin

[Galathée]

Galathée resta silencieuse quelques minutes, contemplant le pli avec une douce mélancolie, qui lui mouilla légèrement les yeux. Ils allaient bien. Evidemment. Elle était partie si peu de temps auparavant. Vu son manque de sommeil et la cascade des événements récents, elle avait l’impression qu’une éternité s’était écoulée. A cet instant, elle aurait aimé se trouver dans cette petite clairière, debout sous le soleil, devant l’étang, à regarder Victor et Taliesin lire. La vision n’était pas complètement illusoire, c’était juste une question de patience et de courage. Peut-être renverrait-elle un message, peut-être pas… A quoi bon les inquiéter inutilement. Ce qui se passait autour d’elle, bien que déroutant, n’était finalement que les aléas de son métier.
Elle replia le parchemin, soigneusement, et le glissa dans une de ses poches, puis alla se rafraîchir au broc d’eau fraîche qu’on avait posé sur la petite table voisine, devant un miroir terne qui lui renvoya son reflet. Elle contempla ses cernes avec un sourire interdit, étouffa un bâillement, puis regagna le rez de chaussée et la compagnie accueillante de ses hôtes.


HRP : on peut ffwder, si tu penses que c'est bien...

[Taliesin]

A son retour, elle trouva la salle commune en pleine ébullition. Une ribambelle de gamins de tailles et d'âges variés - mais partageant tous le poil blond roux de leur père - s'activaient à dresser la table et a allumer des chandelles pour lutter contre l'ombre qui, à l'extérieur, s'épaississait lentement mais sûrement. Lorsqu'ils la virent, tous saluèrent poliment la jeune femme avant de reprendre derechef leurs occupations.
Emergeant de la porte qui devait sans doute donner sur la cuisine, Galathée vit apparaître le petit garçon à qui elle avait "confié" Plume. Celui-ci transportait, avec presque autant de précautions qu'il l'avait fait pour l'animal, une corbeille débordant de pain frais.
-J'ai bien montré la grange à votre chouette, madame, fit-il en lui adressant un sourire concentré. Et je crois qu'elle a aimé ! Dès qu'on est entrés, pouf, elle s'est envolée pour aller sur la plus grosse des poutres !
Il déposa son fardeau sur la longue table autour de laquelle ses frères s'affairaient, puis repartit d'où il était venu.
Quelques minutes plus tard, tout était en place, et le fermier refit son apparition, un plat dans les mains, suivi de sa fille, une adolescente de seize ou dix-sept ans qui était visiblement l'aînée de la fratrie.
-Vous pouvez vous assoir, vous savez ! fit son père en désignant à Galathée le haut bout de la table. Je crains que le repas soit on ne peut plus simple... Nous ne savions pas que nous aurions une invitée. Mais au mois est-il nourrissant...
Il déposa son plat - tranches de melon rafraîchissantes en guise d'entrée - et gagna sa place. Ses enfants - sept, au total, sauf si d'autres se cachaient encore quelque part - s'installèrent de même et attendirent que leur père eut servie leur convive avant de tendre à leur tour, avides, leurs assiettes.

[Galathée]

La bonne humeur de la fratrie était communicative, et Galathée se sentit bientôt plus détendue au cœur de ce doux désordre. Bien sûr, elle nota l’absence de la mère de cette marmaille, mais refusa d’y voir fatalement quelque chose de sinistre, même si l’organisation des tâches autour de la table indiquaient que son absence était chose fréquente, si pas définitive. La rôdeuse mangea avec appétit, en silence sauf lorsqu’elle était prise à parti dans la conversation des enfants, lesquels bavardaient avec entrain de leurs aventures de la journée. Ils avaient l’énergie optimiste de la jeunesse et Galathée leur envia une seconde leur insouciance, comme elle croisait le regard plus marqué de leur père, sans doute perdu dans les limbes déprimantes de l’avenir.

[Taliesin]

Lorsque le repas toucha à son terme, la nuit était complètement tombée. Les enfants sollicitèrent - et obtinrent - la permission de sortir de table. Ils débarrassèrent celle-ci en un tournemain et s'en furent vaquer à leurs occupations, non sans s'être chamaillés pour savoir à qui incombait la corvée de vaisselle. Visiblement, il y avait mésentente sur la question, mais les choses se réglèrent rapidement, et sans fracas.
Quant au fermier - Galathée avait appris qu'il s'appelait Guilhem - il alla quérir dans le buffet une bouteille de liqueur dorée.
-C'est à base de pommes, fit-il en s'asseyant. Mais je crains que ce soit un peu plus corsé que le cidre... Je ne veux pas que vous pensiez que j'essaie de vous enivrer, mais pour ma part... Un petit remontant n'est pas de trop.
En effet, il avait brusquement l'air éprouvé, comme si le silence relatif qui avait succédé, dans la salle commune, au brouhaha du dîner, l'avait profondément affecté.
-Au succès de votre enquête, dit-il d'un ton faussement léger en levant son verre. J'espère que les choses ne sont pas aussi sombres que vous le pressentez. Ou que, si coupable il y a, il sera de nature à réparer les dégâts commis. Parce que sinon...
Il s'interrompit, secoua la tête.
-Sinon, je n'aurais pas de quoi nourir mes gosses cet hiver, et il me faudra les placer... lâcha-t-il finalement.
Le plus petit de ces derniers choisit cet instant pour reparaître.
-Bonne nuit madame, fit-il en adressant un signe de la main à Galathée. Votre chouette, elle a pas vraiment l'air de vouloir dormir, mais elle sait où aller, si elle a envie !
Il se tourna vers son père et hésita un instant. Guilhem lui sourit.
-Oui, ne t'inquiète pas, je monte te dire bonne nuit dans un instant.
Le gosse s'esquiva dans l'escalier, tandis que le fermier vidait son verre.
-En tout cas, c'est réconfortant de voir qu'il y a des gens pour enquêter là dessus,fit-il. Dans le malheur, beaucoup ont tendance à se replier sur eux-même... Mais rien ne vaut un peu d'entraide. Et si je puis vous être utile pour quoi que ce soit dans vos recherches, n'hésitez pas à me demander. Déjà, ma porte vous est ouverte, si vous avez besoin d'un endroit où dormir.

[Galathée]

Galathée accepta bien volontiers un petit verre de l’eau de vie artisanale que lui proposait le fermier. Elle était forte mais pas désagréable et la rôdeuse apprécia le remontant.
« J’espère que je trouverai quelque chose… Je dois dire que j’étais un peu dépassée, mais les derniers éléments que vous m’avez rapportés changent fortement la donne… Cela dit, si nous avons affaire à une intention malveillante… Je ne sais pas bien quelles seront les options… Je suis vétérinaire, je ne redresse pas les torts… Mais il est encore tôt pour en juger. Je vais monter me reposer, vous laisser border vos enfants. Merci pour votre accueil, déjà. Je ne peux pas vous dire si je vais rester… tout ça dépendra de ce que demain m’apprend. »
Elle sourit doucement puis se leva, faillit ajouter quelque chose puis se ravisa. Elle le salua d’un signe de tête puis monta se coucher, pensive. Il fallait qu’elle renvoie un message à Taliesin : il lui semblait que son retour n’était pas encore à l’ordre du jour.

[Taliesin]

Sitôt sa missive envoyée, Galathée se glissa entre les draps du lit et, malgré les pensées qui tourbillonnaient dans son esprit, s'endormit presque aussitôt, vaincue par l'épuisement accumulé au fil des jours précédents.
Lorsqu'elle s'éveilla, la lumière filtrant entre les volets clos laissait supposer que l'aube était déjà un lointain souvenir. Supposition qui se confirma quand la jeune femme pénétra dans la salle à manger : autour de la grande table ne se tenaient plus que les plus jeunes fils Merlu. Les autres s'afféraient déjà au dehors.
Le fermier ne tarda guère à apparaître et servit à son invitée un petit déjeuner simple mais copieux. Il la laissa manger sans l'importuner puis revint desservir une vingtaine de minutes plus tard.
-J'espère que vous avez pu vous reposer, dit-il avec un sourire, et que vous ne m'en voudrez pas de ne pas vous avoir réveillée plus tôt. Vous m'aviez l'air tellement fatiguée... Dans tous les cas, votre jument est prête, si vous voulez vous mettre en route. Mais si vous désirez vous attarder un peu pour réfléchir à la suite de votre enquête tout en reprenant des forces, n'hésitez surtout pas.

[Galathée]

« Je voudrais parler avec vos fils… ceux qui gardaient les vaches avant qu’elles ne meurent. » fit Galathée. « Ensuite, j’imagine que j’irai à Moncerf… »
Elle sourit. Elle ne savait pas bien ce que le bourg lui réserverait, ce qu’elle pouvait en espérer, mais cela semblait la dernière étape logique.
« Je pense que je resterai là-bas le temps qu’il faudra. Ensuite… Si j’ai des informations utiles, je ne manquerai pas de vous en avertir. »

[Taliesin]

L'homme acquiesça.
-Je vous indiquerai le plus court chemin pour Montcerf. Ce n'est pas très loin des Rosières, un peu au nord du hameau, en fait... Il s'agit de la plus grosse bourgade du coin, ce qui ne veut pas dire grand chose, vu la taille de nos villages. Mais au moins, vous y trouverez une auberge.
Il sourit, tourna les talons, gagna la cour et revint quelques minutes plus tard, suivi de deux de ses fils. L'un devait avoir peu ou prou l'âge de Victor. L'autre, un ou deux ans de plus. Tous les deux n'en menaient pas large, comme s'ils redoutaient d'être grondés pour avoir fait une bêtise, et se tinrent timidement, les mains dans le dos, à quelques pas de la rôdeuse.
-Ils sont à vous,dit le fermier d'un ton léger. Mais ne recourrez au fer rouge que si tout a échoué...
Il ébouriffa les cheveux des deux gamins puis s'en fut. Il désirait sans doute les soulager un peu, leur permettre de parler plus librement, d'avouer un éventuel manquement sans avoir à encourir son potentiel courroux.

[Galathée]

Galathée sourit aux garçons, espérant qu’ils dépasseraient leur malaise.
« Voilà, je voulais vous poser quelques questions… à propos des vaches dont vous aviez la garde. Certaines choses précises m’intéressent mais… si vous avez remarqué quoi que ce soit, même quelque chose qui vous paraît insignifiant ou stupide, ou ridicule, n’hésitez pas à le dire. Parfois, les petites choses sans importance sont les plus cruciales… »
Elle releva les yeux, espérant ne pas les perdre.
« J’aurais voulu savoir si dans les jours qui ont précédé… la mort des vaches, vous aviez aperçu quelqu’un dans les pâturages. N’importe qui. Quelqu’un qui se serait approché des bêtes ou qui vous aurait parlé... »

[Taliesin]

Les deux enfants se dandinèrent d'un pied sur l'autre, échangèrent un regard puis jetèrent un coup d'œil par dessus leur épaule, comme pour vérifier que leur père n'était pas dans les parages.
-On a pas vu grand chose de spécial, dit finalement le plus grand. Il y a presque personne qui passe par ici. Des fois des gens du village, mais ils nous disent juste bonjour ou nous demandent comment va p'pa. Ou alors des voyageurs qui veulent savoir où c'est Eaux-Vives, ou Vieux-Gué... Mais y en a pas beaucoup.
-Y a eu les clowns, hasarda son cadet.
-Ils étaient pas bizarres, les clowns ! Ils voulaient juste trouver le chemin le plus court pour aller à la foire de Hautépine.
-Ben, celui qui nous a proposé des ballons et qui nous a dit "On flotte tous en bas", il était quand même bizarre.
-C'était juste un clown comme les autres. Font des trucs comme ça, les clowns.
Le plus jeune hocha la tête, visiblement peu convaincu. Le silence s'installa à nouveau, comme les deux gamins réfléchissaient à ce qu'ils pouvaient bien dire d'autre.
-On voit pas tout le monde, aussi, reprit le cadet. Des fois, on s'en va du pré, pour aller jouer.
-Mais c'est pas une bêtise ! s'empressa d'ajouter l'autre. P'pa le sait. Quand les vaches font la sieste ou mangent tranquillement, on peut aller un peu s'amuser, tant qu'on revient regarder de temps en temps. Elles risquent rien, y a un enclos, pis pas d'endroit dangereux pour elles dans les environs.
-Et on revient voir souvent.
-Oui. Et on s'en va pas loin.
Nouveau silence.
-Bon, une fois, on a trouvé la barrière ouverte...
-Pas ouverte ! Juste entrebâillée ! On s'en est rendus compte qu'en arrivant tout près, et les vaches, elles, elles l'avaient même pas vu. On avait dû oublier de la refermer, en partant. On était allé jouer, mais comme on les a entendu meugler, on est revenus. Et y avait rien, alors on a juste refermé la barrière, on est restés un moment, pis on est repartis.
Le petit acquiesça de nouveaux et, les mains dans le dos, ils attendirent d'éventuelles nouvelles questions. Apparemment, ils avaient dit tout ce qui leur était venu à l'esprit.

[Galathée]

Quelqu’un avait pu s’introduire sur le champ en l’absence des enfants, cela ne faisait plus aucun doute. Cela restait une explication audacieuse, et improbable, mais c’était la seule piste dont disposait la rôdeuse.
« Etait-ce il y a longtemps ? Pourriez-vous me montrer cette barrière ? » demanda-t-elle.
Il y avait peu de chances qu’il reste des traces, mais s'il y en avait, même d'infimes, Galathée devrait pouvoir les trouver.