[Quête] Par monts et par vaux

[Taliesin]

Le rôdeur hésita un instant puis haussa les épaules, comme si raconter l'histoire n'avait guère d'importance.
-Je crois que je l'ai brisé tout seul. Nous nous entendions plutôt bien, autrefois, malgré nos caractères très différents... Lui était le garçon sage, travailleur, moi le fantasque aventureux... IL avait envie de reprendre la ferme, moi de courir la campagne... Mais notre, à sa mort, nous a légué la ferme à tous les deux, et je me suis un temps résigné à travailler avec lui... Il s'est marié, a eu sa fille et, pour suivre son exemple, je me suis même fiancé à une jeune fille du village avec qui je m'étais lié... Et puis j'ai connu quelqu'un d'autre. Une elfe solitaire qui allait par monts et par vaux... Je me suis laissé séduire, et j'ai tout envoyé balader : ma promise, la ferme, mon frère. Il a essayé de me retenir, disant qu'il ne pourrait pas s'en sortir, seul, que je risquais beaucoup dans ce qui n'était sans doute qu'une amourette fugitive... Je n'ai rien voulu entendre et je l'ai envoyé promener avant de claquer la porte derrière moi.
Il eut un sourire amer.
-Il avait raison. L'elfe s'est vite lassée de moi et je me suis retrouvé seul. J'étais trop fier, cependant, pour revenir à la ferme l'échine courbée, et j'ai donc décidé de faire ma vie de mon côté... Je ne suis jamais revenu voir Guilhem. Même pas quand sa femme est morte. Sans doute étais-je trop fier, sans doute redoutais-je son accueil... Après tout, je l'avais laissé tomber alors qu'il avait besoin de moi pour s'occuper des troupeaux, alors que son épouse se remettait à peine de son accouchement... Je refusais aussi d'admettre mon erreur, alors j'ai préféré m'entêter.

[Galathée]

Des elfes et des humains. La vie prenait des couleurs terriblement familières, tout autour, dans les mots de Mathieu, le regard de Valaellyn, le sourire de Taliesin. Mais elle ne pouvait pas s’arrêter aux histoires des autres, à leurs échecs et leurs pertes, à leurs espoirs déçus, au rythme des sentiments qui les avaient habités puis perdus. Chaque fois, cependant, l’humain restait derrière, abandonné ou trop vieux.
Elle secoua la tête et sourit.
« Vos errements appartiennent au passé. Vous êtes revenu, pourtant, et vous avez sauvé leur vie à tous. C’est peut-être le moment de tenter quelque chose… avant que vous ne soyez à nouveau séparés. »

[Taliesin]

-Peut-être... souffla Mathieu..
Il n'ajouta rien, la mine froncée, le regard vide, plongé dans les souvenirs qu'avaient fait remonter son bref récit. Enfin, il soupira et se leva.
-Nous verrons bien. Peut-être vous accompagnerai-je un temps pour vous aider à rassembler de la nourriture... Je n'en sais rien. Il est probable que la perspective ne le tente guère : après tout, vous en avez fait plus que moi, et nous n'avons pas échangé un mot depuis mon retour. Ni même avant mon départ. Comment juger, dès lors ? Si j'étais à sa place, je m'enverrai paître vertement...
Il sourit tristement puis se détourna, lorgnant la forêt comme s'il mourrait d'envie de s'y réfugier.

[Galathée]

« Prenez les devants, Mathieu. Vous ne risquez rien, sinon de retrouver un frère. Les choses ne peuvent pas s’envenimer davantage. Au pire, vous repartirez comme hier, en sachant que vous avez sauvé votre famille, que vous avez permis au bon droit de régner à nouveau dans la région, que vous avez tendu une main… Vous n’aurez pas de regrets. Au mieux… Vos neveux méritent de vous connaître. Et vous méritez de retrouver l’affection des vôtres. »
Elle grimaça.
« J’ai bon dos de dire ça, je sais, et je ne suis pas vous… » souffla-t-elle. « Vous seul pouvez décider. »
Elle pressa une seconde son épaule.
« La nature nous ravit, nous emporte, nous protège. Nous y pansons nos blessures, y retrouvons notre âme… Mais nous sommes humains, elle ne nous suffira jamais. »
Puis, le laissant à sa contemplation, elle regagna la chaumière et la chaleur des siens.

[Taliesin]

Un feu clair crépitait dans la cheminée et, au dessus, l'eau commençait à bouillir dans la grande marmite qu'ils avaient fini par se procurer pour répondre aux besoins de leur petite communauté. Taliesin avait visiblement anticipé l'arrivée prochaine des Merlus, et tout était apprêté, sur la table.
Mais, pour l'heure, il était seul en compagnie de Valaellyn qui terminait un morceau de pain beurré. Les deux elfes levèrent les yeux à l'entrée de la rôdeuse,, et l'ancien barde quitta le coin de l'âtre où il s'était assis.
-Alors ? Quel est le verdict ? demanda-t-il.

[Galathée]

Une fois de plus, alors qu’ils s’interrompaient à son entrée, Galathée fut frappée par la ressemblance entre les deux êtres qui lui faisaient face, à la fois dans la forme et dans les attitudes, cette grâce un peu animale que dégageaient leurs mouvements, la manière dont leurs traits s’ouvraient à la surprise ou au sourire.
Mais de la similitude naît l’ennui, songea-t-elle sereinement, avant de les rejoindre à table.
Elle ne savait pas ce que Taliesin avait confié à Valaellyn, mais vu la manière dont il avait abordé la chose, elle devina qu’il avait dû lui résumer la situation.
« Guillhem a accepté. Non sans mal, mais il a accepté. » fit-elle avec le sourire.
Valaellyn leva les yeux vers Taliesin, hocha la tête.
« C’est une bonne nouvelle. »

[Taliesin]

Une expression fugace assombrit les traits de l'ancien barde, mélange d'angoisse, d'anticipation douloureuse et de résignation. Cependant, il se composait déjà une mine avenante et se fendait d'un sourire qui n'était pas dépourvu de sincérité.
-Oui, fit-il. C'est une bonne nouvelle. Compte tenu des circonstances, les choses n'auraient pas pu tourner mieux... Tout ne sera pas simple mais au moins, les Merlus auront une chance de reconstruire...
Il jeta un regard circulaire sur la salle commune.
-Toutefois, on est bon pour une corvée de bagages...

[Galathée]

« Nous ne sommes pas si pressés… » fit-elle avec le sourire. « Et nous devons réfléchir à la manière dont nous allons gagner Luménis. Nous ne disposons pas d’assez de chevaux pour que tout le monde monte… et je pense qu’il faudrait que Victor et moi, au moins, y allions d’abord pour nous occuper de l’adoption officielle… Cela évitera à tout le monde de poireauter dans la campagne sans avoir un toit… »
Valaellyn sourit.
« Si je puis me permettre… Je pense que vous devriez penser à la mer. Nous ne sommes pas très loin de plusieurs villes côtières d’où partent des navires pour la capitale… En revendant les chevaux excédentaires, des peaux, peut-être, je ne sais pas, le mobilier dont vous n’avez pas besoin, vous pourriez sans doute avoir de quoi payer la traversée. »

[Taliesin]

-C'est une possibilité, oui... fit Taliesin que la perspective d'un voyage bref et les faisant débarquer directement dans les murs de la cité semblait rien moins que réjouir. Et je pense aussi que les pelleteries sont une bonne idée : à l'aproche de l'hiver, cela doit bien se vendre... Dans le pire des cas, je pourrais aussi me séparer de certaines choses inutiles...
Comme de coutume lorsqu'il était troublé, l'elfe se concentrait sur les aspects pratiques, tangibles, pour oublier le reste. Il enchaîna d'ailleurs aussitôt :
-Il ne faudra pas trop tarder, dans tous les cas. Nous ne savons pas dans quel état est la ferme de Victor, et l'hiver peut être rude... Il y aura peut-être des travaux... Et si nous décidons de voyager tous ensemble, je pourrais proposer mes services dans les auberges que nous croiserons : cela aidera à y payer notre séjour.
Malgré son peu de réussite, il s'était contraint à poursuivre ses exercices à la harpe et, à présent, il se sentait en mesure de donner des représentations acceptables, sinon probantes.

[Galathée]

Galathée était songeuse.
« Nous devrions en parler avec les Merlus quand ils sont levés… Je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour eux d’aller jusqu’à Luménis. La ferme est certainement vide, ils peuvent s’y installer en attendant que nous ayons réglé les problèmes pratiques. Mais je ne sais même pas où est cette ferme… » murmura la rôdeuse.
Elle secoua la tête.
« Cela dit, vous avez raison, Valaellyn. Je ne pense pas qu’on puisse faire marcher les enfants. »
Elle sourit.
« Nous aviserons entre adultes dès que possible. »

[Taliesin]

Les Merlus firent leur apparition moins de cinq minutes plus tard. Tous avaient des mines fatiguées mais, rien qu'à voir leur air enthousiaste, Galathée comprit que leur père avait transmis la bonne nouvelle.
Les enfants la saluèrent comme d'ordinaire, s'installèrent autour de la table et avalèrent avec appétit le petit-déjeuner que Taliesin leur servit. La rôdeuse nota bien quelques regards un peu gênés de la part des plus âgés, mais ce fut tout. Même Guilhem semblait libéré de ses tourments, et il se montra plus loquace et animé que les jours précédents.
Il planait néanmoins sur la petite assemblée une espèce d'excitation latente : ils ne partiraient pas tout de suite, certes, mais le voyage et surtout sa destination étaient déjà dans tous les esprits.

[Galathée]

Le petit déjeuner se déroula sans événements majeurs. Galathée avait espéré que Mathieu se joindrait à eux, mais ne le voyant pas arriver, elle finit par rassembler quelques victuailles et retourna au dehors. Il n’avait certainement pas abordé Guillhem, mais elle n’avait pas l’intention de revenir encore à la charge. Simplement, elle trouvait dommage que cette tension, compréhensible au demeurant, l’isole du groupe. Elle se doutait qu’il serait bientôt parti.

Restée en arrière, Valaellyn finit par venir s’asseoir près de Taliesin.
« Puis-je vous parler un instant ? » demanda-t-elle, embarrassée.

[Taliesin]

L'elfe s'arracha à ses pensées nébuleuses et leva les yeux sur la jeune femme. Puis il porta son regard sur la salle commune : les petits Merlus encore affairés à déjeuner ne leur prêtaient guère d'attention. Quant à Victor, il ne s'était pas encore montré, et l'ancien barde avait de bonnes raisons de croire qu'on ne le verrait pas émerger avant encore quelques heures.
-Bie sûr, fit-il avec un sourire avenant. Dites-moi.

[Galathée]

L’elfe sourit timidement, jeta un œil sur l’assemblée, puis son visage prit une expression soucieuse, une seconde, avant de se détendre.
« Je voudrais vous accompagner à Luménis. » fit-elle de but en blanc. « Les circonstances font que… que je n’ai plus rien à faire ici, désormais… Gérold… Gérold a décidé de se retirer à Haradhar et… je n’y suis pas la bienvenue. Comme vous le savez sans doute… Nous avons été proches, longtemps… quand nous avions le même âge et les mêmes perspectives… Désormais, l’amertume a remplacé l’amour dans son cœur, et je mentirais si je vous disais que ce que je ressens pour le vieillard d’aujourd’hui est comparable à ce que je ressentais pour le jeune homme qu’il était… Mais peu importe. »
Elle sourit tristement.
« Je n’ai plus rien à faire ici. Gérold fera en sorte qu’un nouveau clerc vienne nous remplacer, moi… Je ne peux pas rester à Hautépine comme ça. Le lieu est chargé, trop chargé. »
Elle pinça les lèvres.
« Je promets de me faire toute petite. Et je disparaîtrai une fois sur place. Comme je vous l’ai dit… j’aspire à découvrir le monde, et les nôtres. Je sais que leurs forêts sont proches, qu’il me suffirait de m’y perdre pour les retrouver, mais je ne me sens pas encore prête à fuir la compagnie des hommes… J’irai un jour, me reposer dans les ramures millénaires de notre peuple, je le sais. C’est notre destin à tous, immanquablement. Mais d’ici là… Je suis encore jeune, et j’ai encore foi… Dites-moi oui. »

[Taliesin]

Taliesin demeura un instant muet. Les paroles de la jeune prêtresse avaient eu un sinistre écho en lui, éveillant des pensées sur lesquelles il préférait ne pas s'appesantir. Il se demanda même, brièvement, si elle ne s'était pas confiée dans un but bien précis... Mais il chassa cette idée : elle n'avait parlé que d'elle. Elle avait juste expliqué sa situation. Rien de plus.
Il se hâta donc de se reprendre et de répondre, afin que Valaellyn ne prît pas son hésitation pour un refus.
-Oui, bien sûr que vous pouvez venir;.. Enfin, vous n'avez même pas à me demander la permission, je ne suis pas... Vous ne trouverez personne ici qui s'oppose à votre présence, bien au contraire : vous n'avez cessé de nos aider ces derniers mois. Vous avoir à nos côtés sera un plaisir pour tout le monde...

[Galathée]

Valaellyn sourit, les yeux brillants, et mue par un élan irrépressible, elle étreignit une seconde l’elfe et posa un chaste baiser sur sa joue.
« Merci. » fit-elle en se redressant. « Merci du fond du cœur. »
Elle se leva, toujours émue, et lissa son aube d’une main maladroite.
« Je dois retourner à Hautépine. Je ne voudrais pas que vous deviez attendre. Je prendrai ma jument… et si… si nous prenons la mer, peut-être pourrons-nous accompagner Gérold jusqu’à Haradhar… Ce ne serait pas du luxe pour un homme de son âge… Mais je reviens au plus vite. »
Elle sourit encore, ce qui illuminait son visage à la fois enfantin et sans âge, puis fila au dehors.

Galathée de son côté, avait retrouvé Mathieu aux abords de l’étang, où il faisait les cent pas, perdu dans ses pensées.
« Encore moi… » fit-elle en approchant, et elle lui tendit l’assiette où elle avait disposé fromage et pain, ainsi que du miel et une confiture de myrtilles maison un peu surette.

[Taliesin]

Dans la maison, l'elfe demeura immobile, abasourdi par la joie flagrante de la prêtresse et surtout les manifestations par lesquelles elle l'avait exprimée. Brusquement gêné sans trop savoir pourquoi, il jeta un regard à la ronde : aucun des Merlus ne semblait s'intéresser à lui, mais il était peu probable que l'événement fut passé totalement inaperçu. Mais qu'importait, après tout ? Le baiser de l'elfe avait été chaste, spontané, sans arrière pensée. Il n'y avait rien de mal à cela, et personne ne se méprendrait sur sa signification.
Tu es fatigué. Tu t'inquiètes trop, et pour rien... se morigéna-t-il en se levant. Il se sentait l'esprit un peu embrumé, les nerfs un peu à vif, et ne sachant trop comment s'occuper, il entreprit de bourrer sa pipe de tabac.
Il s'inquiétait vraiment pour rien. Tout allait bien, irait bien
Du moins l'espérait-il sincèrement.

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Le rôdeur accepta l'assiette et s'empara derechef d'un morceau de pain. Visiblement, la nourriture n'était pas malvenue...
-Non, je ne suis pas encore allé le voir, répondit-il après avoir avalé une bouchée. Mais j'y réfléchis. Je ne fais que ça.

[Galathée]

« Ce n’était absolument pas l’objet de ma visite. J’ai dit ce que j’avais à dire à ce sujet, je ne vous poursuivrai pas. »
Elle lui décocha un léger sourire.
« J’ai l’impression que sous la peau d’ours, il y a un homme avec suffisamment de jugeote pour prendre ses responsabilités. »
Son regard traversa l’étang, se posa sur la chaumière. Le murmure des conversations s’en échappait comme une petite fumée chaleureuse au cœur de l’hiver.
« Je voulais m’enquérir du prisonnier, Boris. Qu’en avez-vous fait ? » reprit-elle, plus sérieuse.

[Taliesin]

Mathieu prit le temps de goûter au fromage avant de répondre.
-Il est toujours à Luménis. Libre, de surcroît. Il s'est très bien comporté durant tout le voyage, ne cherchant jamais à me fausser compagnie et, une fois devant les autorités, il a dit tout ce qu'il savait, sans essayer de minimiser son rôle ni à couvrir ses anciens comparses. Il m'a fait l'impression d'être un brave garçon fourvoyé malgré lui et bien heureux qu'on le remette sur le droit chemin.
Il esquissa un demi sourire pensif.
Enfin, les Luméniens ont décidé de le relâcher, compte tenu de sa bonne attitude, du fait qu'il ait finalement essayé de nous aider chez Guilhem et surtout des mesonges que lui avait fait gober Montcerf... Il a choisit de rester en ville et de tenter de s'y rendre utile. Il a tellement honte de s'être laissé embrigader qu'il ne veut plus rentrer au village... Où il ne lui reste personne, de surcroît, si j'ai bien compris.

[Galathée]

« Voilà une bonne nouvelle. » murmura Galathée. « Il n’avait pas l’air d’un mauvais bougre, en effet. Peut-être le croiserons-nous à nouveau. »
Elle laissa son regard courir sur la clairière, jusqu’au corral où s’ébattaient leurs chevaux. Une fois que Mathieu aurait récupéré le sien, il leur resterait cinq bêtes, et ils étaient onze. Quelle que soit l’option qu’ils choisissaient, mer ou terre, ils avaient tout intérêt à se mettre en branle au plus vite. L’hiver n’était encore qu’un souffle de vent frais dans une brise automnale, mais il les rattraperait tôt ou tard. Par précaution, ils avaient fait des réserves de tout ce qu’ils pouvaient trouver et cultiver, mais comment les transporter… Ils n’avaient pas le choix, il leur faudrait un chariot.
« Il faut que je me mette en chasse. » souffla finalement la rôdeuse.
Puis elle sourit à Mathieu et s’esquiva vers la chaumière.

[Taliesin]

Celle-ci était en voie de dépeuplement rapide. Outre Valaellyn, sortie quelques instants plus tôt, les Merlus la quittaient peu à peu, leur déjeuner terminé, pour aller vaquer à leurs occupations. Victor, lui, était toujours invisible.
Quant à Taliesin, il se leva dès qu'il aperçut Galathée, exhala un dernier rond de fumée, posa sa pipe sur le manteau de la cheminée et vint la rejoindre.
-Valaellyn veut faire le voyage avec nous...dit-il d'emblée.
Il lui rapporta ensuite brièvement les propos que lui avait tenus la prêtresse - même s'il n'insista pas sur certain aspect qu'il trouvait mal approprié.
-Je ne sais pas pourquoi c'est à moi qu'elle a demandé la permission... conclut-il.-Mais... Je n'ai pas vu de raison de lui dire non... D'autant qu'accompagner Gérold jusqu'à Haradhar nous évitera de tergiverser quant aux divers itinéraires possibles...

[Galathée]

« Oui, cela nous permet de trancher, effectivement... Il me semble me souvenir que Gérold et Valaellyn disposaient d’une charrette, nous pourrons sans doute la leur emprunter pour gagner Haradhar. Je doute que Gérold soit encore en état de voyager à cheval, de toute façon. »
Elle jeta un regard circulaire sur la salle à manger désertée.
« Il faut que j’aille chasser. Je ne sais pas si la vente des chevaux suffira pour payer notre passage, et je voudrais que nous puissions garder les chèvres et la volaille, ainsi qu’au moins un des chevaux, pour un éventuel labour. »
Doucement, elle se glissa sous son bras.
« Je sais que les jours à venir vont être difficiles pour toi. Je veux que tu m’en parles dès que tu en ressens le besoin. Ce n’est pas parce que nous avons à faire que je ne peux pas t’entendre. »

[Taliesin]

L'elfe la serra contre lui.
-Ne t'inquiète pas, ça va aller... et je ter parlerai, en cas de besoin. Il faudra d'ailleurs que nous discutions de certains détails, mais... Cela peut attendre, j'imagine. Le plus important est de rassembler de quoi payer notre voyage et de partir au plus vite...
Il y avait des choses à dire sur ce qui pourrait se passer lorsqu'il serait à nouveau entre les murs de Luménis. Des choses peu réjouissantes. Mais ce n'était pas le moment : il fallait agir, préparer, partir. S'il reculait pour mieux sauter, il ne sauterait jamais.

[Galathée]

Galathée laissa Taliesin à ses réflexions qu’elle devinait difficiles et partit chercher son arc, avant de gagner les sous-bois. Comme de coutume, elle recruta Mathilde et Jehan, qui étaient devenus ses acolytes désignés au fil du temps. Elle aimait tirer la jeune fille de ses fourneaux, l’aidant à développer des compétences moins domestiques et plus aventureuses, tandis que Jehan, silencieux comme un chat sauvage, démontrait une aptitude toute naturelle à la promenade sylvestre. Elle avait hésité à associer le petit Benoît à leurs escapades, mais comme Victor, il semblait extrêmement sensible au sang et à la violence meurtrière inhérente à la chasse, elle avait donc rejeté l’idée.
Les trois compagnons s’enfoncèrent dans la forêt, aux aguets, et repérèrent bientôt une harde daims vagabonde. C’était la saison des amours chez les ongulés, et Galathée choisit ses proies avec soin, des jeunes mâles inutiles qui ne se reproduiraient pas cette saison. Grâce à l’efficacité de ses rabatteurs, elle parvint à tirer trois des cervidés avant que les survivants ne s’égaillent dans les broussailles. Jehan monta ensuite la garde auprès des carcasses tandis que Galathée et Mathilde les ramenaient une à une. Les chasseurs relevèrent ensuite les collets qu’ils avaient tendus dans plusieurs coulées de lapins, avant d’aller porter main forte à l’équipe de fumage. Nourrir chaque jour une dizaine de personnes avait demandé une organisation fine, et au bout de deux mois, ils étaient relativement rôdés. Seuls Victor, Benoît et le petit Mathieu étaient exemptés de travaux sanguinolents, mais ils se rattrapaient en s’improvisant pêcheurs ou porteurs d’eau.
A la tombée de la nuit, Galathée ressortit seule, bien décidée à ajouter un trophée supplémentaire à leur sinistre magot. Elle avait entendu une panthère feuler les nuits précédentes et la bête représentait un danger réel. C’était une opportunité. Elle croisa Mathieu dans l’herbe, alors qu’il semblait réfléchir à l’endroit où il allait poser son paquetage. Une tache rouge juste sous son œil indiquait que tous les moustiques n’avaient pas été rebutés par son humeur d’ours.
« Alors, qu’en est-il ? » demanda-t-elle avec un sourire.

[Taliesin]

Le rôdeur baissa les yeux.
-Ah... heu... Je crains ne pas avoir abordé le fond des choses, mais... J'ai laissé entendre à votre compagnon que je pourrais vous accompagner, histoire de contribuer à la chasse... Guilhem était là, bien sûr, et il n'a rien dit contre. J'imagine que si ça l'avait gêné...
Il grimaça.
-Dans tous les cas, je pourrai vous être utile. Sur le trajet, et une fois atteinte la ferme. Rien ne me retient ici, de totue manière.

[Galathée]

« Oh. » fit Galathée.
Ainsi, même sans avoir parlé à son frère, il avait décidé de les accompagner jusqu’à leur destination. C’était plutôt encourageant. Mais la jeune femme pouvait imaginer ce qu’avaient dû être ces années de solitude dans la nature, abandonné par la femme qu’il avait aimée, craignant de renouer avec la famille qu’il avait laissé derrière, étourdi par un bonheur égoïste. Il avait une chance de réintégrer un cercle, il se devait d’essayer. Et peut-être Guillhem serait-il plus coulant lorsqu’il aurait vu ce dont son cadet était capable.
La rôdeuse sourit, puis posa la main sur l’épaule de son homologue.
« Venez chasser avec moi. La panthère nous attend. »

[Taliesin]

-Avec plaisir, fit-il en récupérant arc et carquois. Cela fait longtemps que je ne me suis mesuré à semblable gibier...
Ils s'enfoncèrent de concert entre les troncs serrés qui bordaient la clairière et n'en émergèrent qu'à l'aube, fourbus mais victorieux.

La panthère ne fut pas la seule proie qu'ils accrochèrent à leur tableau de chasse les jours suivants. Accompagnés de Mathilde et de Jehan, ils coururent sans relâche les bois et finirent par amasser une quantité de peaux qui leur parut largement suffisante pour payer leur traversée.
Victor, Taliesin et les Merlus demeurés près de la chaumière ne chômèrent pas non plus : ils appétèrent fourrures et viandes, embalèrent les provisions et leurs possessions. Celles-ci étaient bien peu nombreuses : les Merlus n'avaient pas pu emporter grand chose lors de leur fuite, et leurs hôtes, fort récemment installés, n'étaient guère mieux pourvus. Si l'on ajoutait à cela la décision de n'emporter nulle pièce de leur mobilier rustique, on aboutissait à une somme de bagages pour le moins restreinte.

Malgré tous ces préparatifs, il restait du temps libre à la petite communauté, et chacun s'employait à en profiter de osn mieux. D'autant qu'il faisait particulièrement beau et chaud, comme si l'été jetait ses derniers feux estivaux à leur intention, illuminant la petite clairière qui, bientôt, serait à nouveau désertée.
Alors que d'autres jouaient, se baignaient, se reposaient, Taliesin allait de son côté, seul la plupart du temps, flâner le long de la rivière et dans les bois environnants. Il se sentait chaque jour plus nerveux, plus fébrile, et tentait de puiser dans la quiétude du lieu un peu de courage. Il s'était attaché à l'endroit plus qu'il ne l'aurait cru : même si son séjour ici n'avait pas été exempt de tourments, la chaumière et ses parages n'en était pas moins demeuré un havre, une retraite paisible loin du monde. Monde dans lequel il s'apprêtait à replogner...

Dans lequel il replongerait dès le lendemain, prit-il subitement conscience lors de l'une de ses promenades. Certes, la date du départ était fixée depuis déjà longtemps, mais c'était une chose de le savoir, une autre de se trouver soudain au pied du mur.

[Galathée]

Galathée se sentait sale d’avoir tant chassé. Jamais elle n’avait désiré mettre ses talents de pisteuse au service d’une œuvre de mort, mais la nécessité en avait décidé autrement. Cela ne lui apportait qu’un maigre réconfort, et malgré plusieurs plongées dans l’étang, elle avait l’impression de puer la charogne. Elle était heureuse d’avoir enfin bouclé cette tâche pour le moins détestable.

Grâce au chariot de Gérold et Valaellyn, le trajet vers Haradhar serait facilité et ils avaient déjà chargé la plupart de leurs affaires. Le vieux clerc pourrait conduire son équipage de chevaux de ferme, et on avait ménagé un espace pour que les trois plus jeunes enfants se perchent sur les fourrures. Ils étaient toujours dix pour les six montures restantes, mais ils se débrouilleraient. Galathée et Mathieu pouvaient marcher sur de longues distances, Taliesin et Valaellyn étaient suffisamment légers pour accueillir chacun un enfant en croupe. Ils se débrouilleraient. De cela, la rôdeuse n’avait pas peur.

Alors que l’imminence du départ se faisait plus pressante, que chacun terminait de se préparer, elle eut le regard attiré par ses compagnons. Victor ne semblait pas réellement se soucier des lendemains. Il faut dire que l’enthousiasme ludique de ses congénères était sans fin et que l’activité saine à laquelle il s’adonnait ne pouvait que chasser les éventuelles noires pensées qui flottaient dans son esprit. Il devait y en avoir peu. Les enfants récupéraient toujours mieux que leurs aînés, comme si leur âme avait à cœur de préserver leur innocence, à travers tout, de leur donner une multitude de seconde chance. Il s’était cependant lié avec Benoît plus qu’avec les autres : ils avaient le même âge et les mêmes terreurs. Une association potentiellement destructrice, mais qui semblait plutôt bénéfique pour l’heure. Victor avait même pris le Merlu sous son aile, comme un survivant protège le grand blessé.

Taliesin était beaucoup plus sombre.

Elle-même s’était attachée aux lieux, n’avait aucun désir de retourner à la civilisation, dont les derniers mois avaient encore exalté les possibles ténèbres, mais la nécessité avait fait taire toute velléité de révolte en son cœur. A présent qu’il fallait partir, elle espérait qu’ils reviendraient au plus vite. Après tout, il y avait des formalités à remplir, un lien à définir, des Merlus à installer, puis ils seraient à nouveau libres. Elle ne comprenait pas ce qui aurait pu les garder entre les murs oppressants de la cité de Lathandre. Pourtant, elle sentait que les choses ne seraient pas simples.

Elle aurait voulu dire à Taliesin qu’il pouvait rester à la clairière, qu’ils reviendraient dans quelques mois, mais elle n’avait pas envie d’être à nouveau loin de lui, et elle savait qu’il avait besoin d’eux. Curieusement, sans réellement en parler, ils avaient empaqueté leurs affaires comme s’ils ne reviendraient jamais. Pourtant, il n’avait pas encore été question de rester à Luménis, pas explicitement. Pourquoi avaient-ils pris cette décision tacite alors qu’elle les rebutait tous, immanquablement ?
Debout près de l’étang, elle vit l’elfe revenir de sa promenade. Le soleil déclinait paresseusement, nimbant leur trouée de verdure de reflets chaleureux. Taliesin s’approcha de son pas tranquille, mais la rôdeuse n’était pas dupe et lorsqu’il fut devant elle, elle posa une main sur son bras.
« Dis-moi ce qui ne va pas. » fit-elle simplement.

[Taliesin]

Sans rien dire, l'elfe lui prit le bras et l'entraîna le long de la rivière, loin de la clairière où résonnaient le cris et les rires de la marmaille joyeuse que l'imminence du départ rendait plus effervescente que jamais.
Taliesin n'avait pas franchement envie de parler, de formuler ses craintes à haute voix. Il aurait préféré attendre qu'ils se soient mis en route, qu'ils aient fait trop de chemin pour encore imaginer revenir en arrière. Mais son inquiétude était allée croissante de jour en jour, et il avait eu de plus en plus de mal à la dissimuler à Galathée. Autant parler, dès lors. Les choses étaient de toute manière déjà trop engagée pour tout annuler.
Lorsqu'il eut rassemblé son courage, il s'arrêta et fit face à la rôdeuse. Ils étaient à présent en pleine forêt, et les voix de leurs compagnons n'étaient plus guère que d'infimes rumeurs portées par la brise.
-Il y a un sujet dont nous n'avons pas encore parlé... se lança-t-il. Quelque chose qu'il nous faut malheureusement prendre en compte.
Il déglutit, croisa le regard de la jeune femme, s'y attarda sans ciller.
-Il se peut qu'une fois à Luménis, j'ai... des ennuis avec les autorités.
Maintenant qu'il avait commencé, il avait hâte d'en terminer et, ne laissant pas le temps à Galathée de dire quoi que ce soit, il reprit :
-On pourrait m'avoir identifié comme étant le Monstre, d'abord. C'est peu probable, certes : mes acolytes n'iront pas se venter de ce que nous avons commis, et ni toi ni Althéa ne me trahirez... Mais la jeune fille qui vous a aidées, qui sait si elle ne parlera pas ? De plus, j'ai laissé des indices pour que Nwalk sache à qui il avait affaire... Il n'est pas impossible que d'autres que lui les aient relevés.
Il hocha la tête et soupira.
-Mais même dans le cas où le lien entre le Monstre et moi ne serait pas fait, je n'en serai pas pour autant tiré d'affaire. Après tout, c'est dans mes bagages que Nwalk à gagné Luménis. C'est moi qui n'aie pas su prévoir son manège, qui n'aie pas pu l'empêcher de nuire... Certes, à l'époque, je négociais avec les autorités luméniennes pour permettre aux réfugiés de s'intégrer... Mais il n'est pas sûr qu'on s'en souvienne.
Il eut un sourire triste.
-Bref... Il est possible que je sois inquiété, voir arrêté. Cela m'importe peu, et je répondrai à toutes les accusations qui seront formulées contre moi. Mais j'ai peur des conséquences que cela pourrait avoir pour toi et pour Victor.

[Galathée]

Galathée le dévisagea avec stupeur, une seconde, puis se reprit.
« Je n’avais effectivement… pas songé à cela. » murmura-t-elle, mais elle serra sa main avec plus de force.
« Taliesin, il n’est pas question que tu ailles au devant de… La justice de nos pairs… n’est pas toujours sensible à… aux réalités de la vie. S’ils découvrent que tu as été le Monstre… Il faut pas qu’ils le découvrent. Nous avons quitté Luménis pour avoir l’opportunité de redéfinir l’avenir. Nous ne devons pas y retourner si cela signifie que tu… »
Elle s’écarta de lui, fit quelques pas, pensive, à la fois déboussolée et concentrée.
« Tu ne dois pas nous accompagner jusque là. Tu peux demeurer auprès des Merlus, à la campagne. C’est le plus prudent. Nous reviendrons dès que l’adoption sera entérinée. C’est le plus sûr. »