[Temple] Le Sanctuaire de Lathandre

[Taliesin]

Le silence s'installa entre eux, lourd de non dits.
Marcus semblait de plus en plus mal à l'aise, ce qui se trahissais par quelques gestes nerveux qui mettaient à mal son masque calme et posé.. Il parut vouloir toucher le bras d'Albérich, dans un élan spontané qu'il musela finalement. Il parut vouloir parler, à plusieurs reprises, y renonçant également.
Mais, finalement, le silence devint par trop insupportable et, n'y tenant plus, l'intendant poussa un profond soupir.
-Personne n'est responsable, Albérich. Ni toi, ni nous. C'était imprévisible. Eussions-nous multiplié les mesures de sécurité que ça n'aurait rien changé. Le général Maelwedd pense autrement, croit que nous avons failli... Je ne pense pas, moi. Quant à Tybert, il croit t'avoir vendu, parce qu'il a indiqué où tu te trouvais à une vieille dame, le soir de ta disparition. Mais nombre d'entre nous l'auraient fait. Comment soupçonner une telle horreur ? On ne peut pas voir le monde qu'en mal...
Il grimaça.
-En même temps, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir coupables, de nous dire que les choses auraient pu se dérouler autrement si... Mais cela n'a pas d'importance, c'est notre lot à nous, tu n'as pas à t'en préoccuper. Ce... Ce qui compte, c'est que toi tu ne te sentes pas coupable, Albérich. Tu n'es pour rien dans ce qui s'est passé.

[Galathée]

Marcus étouffait son angoisse sous les mots et Albérich se sentit balayé par son discours. Il savait que l’intendant ne cherchait pas à trivialiser les choses, mais il ne pouvait pas régler tout ça en quelques affirmations, même s’il était persuadé, intimement persuadé, que c’était là la vérité.
Que savait Marcus ? Que certains étaient morts, qu’Albérich était en vie, qu’il fallait aller de l’avant et ne pas ressasser. Mais si Hector n’avait pas été ce fidèle rempart, si Euryale n’avait pas eu envie, un jour, de partager son lit, si Erwan n’avait pas été si preux, si loyal…
Il secoua la tête, comme émergeant d’un songe.
« Combien de temps ai-je dormi ? » demanda-t-il, de but en blanc, coupant le fil de la spirale dans laquelle ils s’enfonçaient malgré eux.

[Taliesin]

Marcus grimaça à nouveau.
-Trois jours. Quatre avec celui-ci qui est déjà bien entamé. Et ce sans compter la fin de ton voyage de retour. Les soldats t'ont assommé avec je ne sais quelle potion... Tu as essayé de t'enfuir, une fois, et ils n'ont plus voulu que tu leur files entre les doigts. Mais cela n'excuse pas leur attitude : on ne traite pas ainsi l'Aubemestre. On ne devrait traîter personne, ainsi. Je leur ai dit ma façon de penser, tu peux me croire. Mais les militaires se moquent de ce qu'on a à dire. Ils nous prennent pour des idéalistes un peu niais et ne ne font même pas semblant de nous écouter.
Il serra les poings, un instant, avant de se relâcher légèrement.
-Mais il n'y a pas que leur potion. Tu étais littéralement à bout de forces, ton corps avait besoin de repos. Et nous avons dû t'abrutir pour apaiser ta douleur, aussi, lorsque nous t'avons soigné... Nous n'y sommes pas arrivés aussi bien que nous l'aurions voulu.

[Galathée]

Le conseiller opina du chef, pensif.
La nécessité de partir, vite, s’imposa à nouveau à lui, mais il savait qu’il n’était pas en état. Il savait aussi que s’il en parlait à Marcus, celui-ci ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l’en empêcher. Albérich avait confiance en la bonté profonde du clerc qui lui faisait face, mais il savait aussi que la bienveillance tente parfois de se substituer à la volonté de celui qu’on entend aider contre son gré. Marcus ne comprendrait pas. Marcus se braquerait comme un cheval rétif, c’était cette énergie mâtinée de colère qui en faisait un serviteur de Lathandre potentiellement épanoui.
Lathandre.
Le mot, même, semblait chargé d’une sorte de mensonge.
Albérich ne voulait pas s’opposer à l’intendant. Dans l’état dans lequel il était, il perdrait à coup sûr l’affrontement. Il ne voulait pas se retrouver prisonnier de ses propres murs, de sa propre chambre, retenu à son corps défendant par ceux qu’il aimait.
Marcus était empli de virulence, d’un ressentiment qu’Albérich finit par craindre. En même temps, il ne savait rien.
« Chacun a fait ce qu’il estimait nécessaire. » dit-il finalement.
Il ne se souvenait pas de cet épisode de fuite. Pourtant, il n’était pas surpris. Affaibli et désarmé face aux songes, mille choses avaient pu l’effrayer. Sa mémoire était vide de l’événement. Il revoyait le campement dressé sur la colline, les tentes bleu ciel de l’armée luménienne, des paroles de commisération qu’il n’avait pas entendues, mais qui ruisselaient de pitié, juste dans cette musique particulière que suit la voix… Ensuite il avait dormi. Jusqu’à ce matin.
Il sourit à l’intendant, qui devait avoir perçu sa dérive.
« J’ai besoin d’un peu de temps. » se défendit-il.

[Taliesin]

La dernière phrase du clerc parut embarrasser Marcus. Il demeura un instant silencieux, se débattant visiblement entre des émotions contradictoires, puis finit par secouer la tête.
-Bien sûr, je comprends... Et tu l'auras, tu as ma parole. Je ne t'embêterai avec aucun souci du temple. Je gèrerai les choses le temps qu'il faudra. D'ici là... N'hésite pas à me faire appeler, à demander ce dont tu as besoin. Quoi que ce soit.
Il repoussa sa chaise, se leva, puis posa un regard pénétrant sur son supérieur.
-Tu ne vas pas à nouveau essayer de t'enfuir, n'est-ce pas ? souffla-t-il enfin. Je sais, c'est idiot de dire ça... Et je ne vais pas te faire boire de potion, ou mettre des gardes devant ta porte, évidemment. Tu es entièrement libre de tes mouvements... Mais je voudrais que nous discutions, tôt ou tard Et puis, j'ai des comptes à rendre...
Il se mordit la lèvre.
Mais pardonne-moi, je suis un peu tendu, je raconte n'importe quoi. Oublie ce que j'ai dit, et repose-toi. Autant de temps que ce sera nécessaire.

[Galathée]

Albérich fut pris au dépourvu par la subtilité de Marcus et demeura un instant bouche bée. Il savait qu’il aurait dû le détromper, peut-être lui donner des assurances quant à l’avenir, mais il se sentait mis à nu, pris en flagrant délit de trahison, et une bouffée d’angoisse l’envahit, bloquant une seconde sa respiration. Il cacha le tremblement de ses mains entre ses genoux et tenta de sourire à l’intendant, tandis que celui-ci battait en retraite.
« Merci, Marcus. » dit-il.
Ils ne le laisseraient jamais partir.
L’intendant s’éclipsa sur un dernier sourire contrit, presque aussi empressé que l’avait été Tybert quelques minutes plus tôt.
Dès que la porte se fut refermée, le conseiller posa ses coudes sur la table et enfouit son visage au creux de ses paumes, lorgnant le petit déjeuner oublié au travers des fentes entre ses doigts. Il se força à prendre de longues inspirations pour chasser la détresse qui le menaçait, tournoyant tel un vautour au-dessus de sa tête. Il sentait que si elle venait se poser sur son épaule, il s’affaisserait sous son poids.
Comment expliquer à Marcus qu’il n’y avait pas d’échappatoire ?
Il pouvait lui écrire quelques mots, les abandonner sur le bureau, puis se glisser hors du temple. Sans doute l’intendant avait-il menti, sans doute le surveillait-on en dépit de ce qu’il prétendait… Il faudrait endormir leur méfiance, d’abord, jouer la comédie…
Albérich s’en sentait incapable. Il ne servait à rien de réfléchir en tacticien alors qu’il se sentait complètement vide. Il avait besoin de reprendre des forces, au moins physiques, pour commencer.
Mais tu pourrais te laisser mourir.
Il se massa les sourcils du bout des doigts.
A présent qu’il était sauvé, vivant, libre, presque libre, la chose lui semblait ridicule, presque obscène.
Tous ces gens qui sont morts pour toi, à cause de toi, qui ont risqué et combattu, versé leur sang, leur sueur, leurs larmes.
Il eut un hoquet et la douleur fulgurante qui rayonnait depuis son épaule le transperça de part en part. Une nausée irrépressible lui comprima les entrailles et titubant, il retourna vers sa chambre, tomba à genoux devant le pot d’aisance et rendit le vide de son ventre. L’odeur le révulsa, il s’écarta à quatre pattes, comme aveugle, saisit la couverture qui pendait de son lit et en serra un pan jusqu’à ce que son poing saigne, que la souffrance reflue et le laisse épuisé. Assommé, il prit appui sur le matelas, s’y hissa tant bien que mal et se réfugia sous les draps. Dans les ténèbres de son antre, peu à peu, le trouble s’éteignit et il se laissa envahir par une torpeur salvatrice qui sapa rapidement ses dernières forces et l'engloutit.

[Taliesin]

Albérich finit à nouveau par émerger des limbes. Combien de temps avait-il sombré ? Il n'en avait pas la moindre idée. Le seul indice dont il disposait était que la nuit avait succédé au jour. La pénombre régnait dans ses appartements. La pénombre, mais pas les ténèbres. Une chandelle était allumée sur la table de la salle à manger. Il pouvait distinctement la voir par la porte qu'il avait laissée ouverte. Auprès d'elle, on avait également déposé un pichet - d'eau ? de vin ? -, un verre, ainsi qu'une corbeille de fruits. Plus trace du petit déjeuner auquel il n'avait pas touché. Ni de l'odeur infecte qui l'avait rendu malade après sa nausée. Quelqu'un était venu dans sa chambre, il n'y avait pas le moindre doute. Mais on ne l'avait pas dérangé.

[Galathée]

Il se rassit. Son esprit était plus clair que lors de son premier réveil, il se demanda si c’était un signe de guérison progressive ou simplement un hasard. Il se demanda si c’était un effet de la nuit, le refuge, le moment où les Sharites se désintéressaient de lui pour vaquer à leurs occupations, le laissant récupérer en vue des réjouissances de l’aube. Il posa la main sur son épaule blessée, grimaça de douleur en frôlant la brûlure puis déroula doucement les muscles de son dos. A voir l’état de la chandelle, il devait déjà être tard. Le silence régnait tout autour de lui, épais. Les Lathandrites étaient des diurnes, même en hiver. Une bande de marmottes, disaient les mauvaises langues. C’était une juste équilibration de leurs courtes nuits d’été, quand ils avaient à peine le temps de se coucher que le ciel rougeoyait à nouveau.
Il se leva, plus stable malgré le vide de son ventre, la faiblesse profondément ancrée dans sa chair, et gagna la salle à manger. Il avait vaguement conscience de l’état limite de sa tunique, de la nécessité d’en changer rapidement, mais il se sentait protégé des regards par les ténèbres, comme en sécurité. Pourtant, quelqu’un était venu, avait arpenté son antre, et ce viol de son intimité le remplissait d’une honte sinistre qu’il ne parvenait pas complètement à écarter.

C’était de l’eau. Il n’aurait pas imaginé pouvoir boire autre chose. Il avala une gorgée avec prudence, une seconde, puis regarda les fruits, saisit une pomme ronde et lisse, probablement restaurée par un sortilège simple que connaissaient la plupart des novices. Il la reposa.

Profiter d’une solitude sans angoisse. L’aube viendrait, il le savait. Le ciel rougeoierait. Le soleil, resplendissant, indifférent, s’arracherait au sol pour conquérir le ciel. Environ quatre cent battements de cœur entre l’instant où le premier rayon surgirait et celui où le cercle jaune serait entier dans le ciel. Son dos se crispa sous le poids du souvenir mais il demeura immobile, se focalisant sur sa respiration ample et le silence du sanctuaire.

Il ne se passerait rien, bien sûr. Plus rien. L’aube viendrait, quatre cent battements de cœur, et rien d’autre.

Il n’était cependant pas prêt à prendre le risque. Il prit le pichet d’eau et retourna dans sa chambre, se pencha sur la petite commode qui jouxtait le lit et en ouvrit les tiroirs. Il n’avait jamais été très féru de pharmacopée, sans doute parce qu’il avait toujours relativement bien dormi. L’espoir était un somnifère puissant, la promesse des lendemains roses, de la lumière après le sommeil. Mais il finit par dénicher un peu de valériane, sèche et malodorante, et il la mâcha pensivement, avant de la faire passer avec un peu d’eau, et de se recoucher.

Dehors, la nuit devenait grise, signe qu’il ne lui restait pas beaucoup de temps pour s’enfuir. Il rabattit la couverture par-dessus son visage et chercha la sérénité en lui-même, élusive, cachée, presque morte. Il finit par la trouver et tenta de l’apprivoiser, d’abord maladroitement, mais la valériane, même poussiéreuse, s’avéra une arme de choix, s’enroulant autour de la torpeur pour mieux la capturer, l’attirer vers lui, en lui, l’inviter à l’envahir, jusqu’à ce qu’il succombe enfin, terrassé.

[Galathée]

Il s’éveilla au crépuscule, plus perclus qu’il ne l’avait été ces derniers jours. Pour la première fois depuis son éveil, il fut curieux de voir le ciel, et entrouvrit les rideaux sur l’extérieur. Dehors, il neigeait. L’appui de fenêtre était déjà couvert d’au moins un pied de blancheur, et les flocons tombaient, serrés, engloutissant la cité. Albérich tenta mentalement de faire le compte des jours. Il avait été enlevé peu avant la Fête de la Lune. Il était resté aux mains des Sharites une veille, peut-être plus. La souffrance avait mêlé les jours, leur terrible routine, quelques événements qui avaient brisé l’inertie, la répétition, un visage aimé brisé par l’horreur, le désarroi d’un ami qui comprend qu’il va mourir mais qui fait face, la cruauté nue d’êtres qui n’ont d’humain que la forme, l’absence d’un principe que l’on pensait premier… Puis le chemin du retour, une dizaine de jours, là aussi, oubliés, perdus, avalés par le temps et le trouble.

La fin du mois de Nuiteuse, le crépuscule. Au moins deux mois de neige, encore, deux mois de grands froids, de gel, de ténèbres. Deux mois cloîtré entre ces murs, il allait devenir fou. Mais la neige était belle, au moins. Un instant, elle entretenait cette illusion de pureté, couvrait tout, étouffait la vie et la haine, et le tourment intime de chacun. Comme une couverture sur la laideur du monde… Si glacée, en même temps. Se retirer, engourdi, en soi-même, ne plus rien ressentir… Il avait eu froid, en haut de la tour… Soudain, il sentit un vertige le saisir et il referma la tenture. Les murs de sa chambre, comme les murs de sa cellule, étaient synonymes de répit.

Il resta debout quelques longues minutes puis, d’un geste un peu maladroit, retira sa tunique grise et la jeta sur le sol. Il alla jusqu’à la penderie, l’ouvrit, et dans la pénombre grise, il s’observa un instant dans le grand miroir éteint qui ornait le dos d’une des portes. C’était la première fois qu’il se mirait de la sorte. On lui avait expliqué qu’un Aubemestre doit veiller à sa mise. Il en avait profité pour jeter l’aube orange de fonction aux ordures. C’était un signal fort des priorités qu’il entendait mettre dans son travail.

Tout ça était aux orties, désormais. Au vent. Arraché par la bourrasque, emporté dans la nuit, dans un cri, dans le silence. Rien.

Du bout des doigts, il effleura ses côtes saillantes, le creux de son ventre, chercha la petite cicatrice qu’avait laissée le couteau de la rôdeuse, puis frôla son dos glabre, lisse, dépourvu de la moindre meurtrissure. Quatre cent battements de cœur. Cent coups de fouet. Parfois plus, parfois moins. D’entre tous, Noir Dessein avait le geste précis, visait comme il frappait, avec flegme, violence, une cruauté brute, il savait exactement où…

Albérich sursauta en étouffant un cri, mais il n’y avait personne. Un instant, une ombre, il avait eu l’impression que… comme si… juste derrière… Il n’y avait personne. Il expira avec bruit, ferma les yeux pour retrouver son calme, chasser l’importun. De la main gauche, il toucha son épaule, ses doigts épousèrent le relief de la brûlure, tâtonnant, puis il rouvrit les paupières et se tourna pour l’observer. La marque était noire, ronde et il n’avait pas besoin de décrypter ce qui était inscrit au cœur du cercle. On lui avait laissé l’opportunité de le lire avant de le marquer.

La nuit règne en tout lieu, songea-t-il.

Que se passerait-il s’il le disait à voix haute ? Shar en personne apparaîtrait-elle pour l’emporter dans son Enfer ? Etait-ce une formule magique imbue de puissance ?
Il referma la porte de l’armoire, bannissant son image et sa flétrissure, rejetant toute interrogation.

Ce n’est rien qu’une marque, rien d’autre. Ne te pose pas ces questions. C’est exactement ce qu’ils cherchent.

Il fallait qu’il se lave, il en avait un besoin presque viscéral. Cela n’effacerait rien, bien sûr, mais c’était une nécessité, il devait relâcher sa tension. Dans quelques heures, les autres clercs seraient couchés, et il pourrait tenter une sortie jusqu’à la salle d’eau. D’ici là…

Il leva les yeux vers l’embrasure de la porte et aperçut le plat de fruits, trônant sur la table, près d’un nouveau pichet d’eau. Des pommes rouges, rondes, des poires juteuses, une grappe de raisins sombres. La nausée le reprit. Il allait l’affronter.

[Galathée]

Beaucoup plus tard, il quitta ses appartements. Les couloirs étaient déserts, endormis ; quelques glyphes protégeaient le temple des importuns, en plus des murs et des portes, tandis que les clercs se reposaient, fuyaient la nuit en contemplant l’aube au creux de leurs songes. Albérich avait passé une robe de chambre, attrapé une tunique qui lui semblait propre, et il espérait que les grands tonneaux d’eau qu’on entreposait dans la salle des ablutions seraient pleins, du moins l’un d’entre eux. Il chemina pieds nus sur la pierre froide, remonta le couloir où logeaient les prêtres confirmés, passa devant leurs portes en les nommant mentalement. Il ne put s’empêcher de songer à ce qu’ils devaient penser de son retour. Pitié, mépris, indifférence. Rien ne lui semblait bien reluisant, mais rien ne le surprenait. Il aurait eu pitié, lui aussi. N’aurait pas su quoi dire, quoi faire. Tout en se avançant dans le noir, il avait l’impression de palper leurs rêves, de les sentir se glisser autour de lui, fragments de lumière, étincelles de ténèbres. Il se avait l’impression d’être un voleur.
Le chemin pour gagner la salle d’eau passait par le sanctuaire et il s’immobilisa avant d’y pénétrer. Lathandre ne le foudroierait bien sûr pas, mais cela ne le rassurait pas pour autant. Il n’était pas certain de pouvoir traverser sans flancher. Il se sentit soudain ridicule, en robe de chambre au milieu du temple assoupi, paralysé par la perspective d’avoir à franchir quelques mètres dans un endroit désert. Il ferma les yeux, prit une profonde inspiration, et se glissa dans le sanctuaire, marchant vite, sans s’arrêter, retrouva le couvert d’un couloir et reprit son souffle. Les novices et les prêtres plus jeunes dormaient, eux aussi, et il ne s’attarda pas. Tomber sur un noctambule attardé n’était pas vraiment au programme de l’escapade, et il finit par atteindre la porte de la salle des ablutions, y entra et referma derrière lui.
Il faisait noir comme dans un four. Petit à petit, ses yeux s’habituèrent à l’obscurité, aidés par les trois petites fenêtres rondes qui coiffaient le mur extérieur. Il n’y verrait pas grand chose, mais il ne demandait pas mieux. Abandonnant sa robe de chambre et la tunique sur une chaise, il tâtonna sur le mur pour s’assurer qu’il restait une serviette disponible, en trouva une, un peu humide, puis se dirigea vers les barriques. La seconde était pleine d’une eau glacée, presque gelée, et il s’y mouilla le visage, avant de reculer en direction des brocs. Il en heurta un du pied, qui valdingua sur le sol de pierre avec fracas, et Albérich s’immobilisa, aux aguets, persuadé d’avoir réveillé tout le temple. Mais rien ne se produisit et il ramassa le récipient qui l’avait trahi pour l’emplir d’eau. La baignade promettait d’être revigorante. Assommé comme il l’était, ce n’était probablement pas un mal.

[Taliesin]

Albérich procédait tant bien que mal à ses ablutions glaciales, frissonnant dans la pénombre, lorsque celle-ci fut brutalement dissipée.
Sans qu'il ait entendu le moindre bruit de pas, la porte s'ouvrit, la lueur d'une chandelle envahit la pièce, et une voix de basse, profonde et vibrante, déchira le silence :
-Ah, je t'y prends, sacripan, à te faufiler dans le temple comme un voleur et à venir ici faire disparaître les traces de ta nuit de beuverie ! Où c'était, cette fois ? A la Bienveillance ? A la Pinte Pleine ? Dans un tripot des bas-fonds ?
Corpulent, l'homme qui se tenait sur le seuil, pieds nus, en chemise et bonnet de nuit, présentait une face ronde et glabre qu'Albérich n'eut aucun mal à reconnaître : c'était celle de Blaise, l'un des clercs chargés des novices. Pour l'heure, sa mine était froncée, sévère, même s'il ne parvenait pas à la dépouiller complètement de sa jovialité naturelle.
Son expression changea cependant du tout au tout lorsqu'il comprit à qui il avait affaire. Son teint rubicond devint blanc comme un linge et il demeura un instant bouche bée.
-Oh, Aubemestre...bafouilla-t-il. Pardon, je... Je vous prenais pour Lucas. Ce petit est un sacré fêtard et découche sans arrêt... Je me demande comment... comment il fait pour rentrer sans se faire pincer... Mais je veille...
Il s'interrompit, grimaça puis se fendit d'un sourire désolé tandis qu'il reprenait déjà couleurs et contenance.
-Enfin pardon, je pérorre, je pérore, alors que je vous dérange... Mais vous auriez dû demander à ce qu'on vous apporte de l'eau chaude, plutôt que de venir ici et risquer la mort avec ces glaçons !

[Galathée]

Bien que Blaise soit trop jeune pour avoir été l’un de ses instructeurs, Albérich se sentit comme le gosse que son aîné avait cru prendre en défaut. Nu comme un ver et grelottant de froid, il attrapa la serviette et la noua rapidement autour de sa taille.
« Ne vous excusez pas. » balbutia-t-il. « Je sais que c’est une heure indue pour procéder à ce genre de choses… »
Il n’y avait rien à ajouter à ce sujet. La raison pour laquelle il s’était glissé en pleine nuit jusqu’à la salle d’eau était probablement des plus évidentes, même pour un clerc tiré de son lit, et Albérich avait honte de ce que son comportement de conspirateur impliquait.
« Je suis désolé de vous vous soyez levé pour rien. » ajouta-t-il.
Un éternuement ébranla toute sa carcasse.

[Taliesin]

Blaise secoua la tête.
-Vous n'avez pas non plus à vous excuser... D'abord, vous êtes plus que nul autre libre d'aller et venir dans le temple. Ensuite, je n'étais pas couché : Lucas est effectivement sorti, j'ai pu le constater en faisant ma petite tournée habituelle. Autant dire que je l'attends de pied ferme. Et puis, enfin... Je suis heureux de vous voir, Aubemestre. Heureux de vous voir sur pied. Vraiment. Comme vous êtes demeurés enfermé dans vos appartements depuis si longtemps, je m'inquiétais. Comme tout le monde. Et puis, les gens parlent, vous savez. Ils pérorent quand ils ne savent pas ce qui se passe.
Il secoua à nouveau la tête, puis son sourire s'élargit.
-Mais je vous vois là, devant moi, bien vivant. Et en passe de choper un bon rhume, si je ne me trompe pas. Hum... Que diriez-vous de vous rhabiller et de venir boire un petit remontant dans ma cellule ? J'ai justement confisqué une bonne bouteille à l'un de nos jeunots qui comptait faire la fête avec ses camarades de dortoir...

[Galathée]

Aller écluser du rhum avec un confrère était probablement la dernière chose qu’Albérich avait envie de faire à l’instant, mais il ne se sentait pas le courage de s’empêtrer dans des excuses. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, les choses seraient interprétées et déformées, avant de circuler dès l’aube, lors des premiers rites du jour. Il lui aurait pourtant été facile de se défiler, de prétexter la fatigue ou une migraine… D’autant que Blaise risquait de l’interroger sur des sujets dont il n’avait résolument pas l’intention de parler, à personne, pas même à lui-même.
« Je ne voudrais pas vous détourner de votre ronde, si vous avez l’intention d’attraper ce novice… » murmura-t-il de son ton rauque.

[Taliesin]

Le clerc haussa les épaules sans se départir le moins du monde de son sourire engageant.
-Allons, j'ai l'oreille fine, vous savez. Je l'entendrai même sous étions tous deux plongés dans une conversation des plus animées. Cette canaille, comme les autres, est d'autant moins discrète qu'elle me croît occupé;.. Et donc d'autant plus facile à repérer !
Blaise observa un instant Albérich, son expression devint un soupçon plus soucieuse, et il poussa un bref soupir.
-Enfin, je ne veux pas vous forcer la main... Et puis je vous ai interrompu... Je vais vous laisser finir et rentrer dans mes quartiers pour reprendre mon guet. Mais souvenez-vous que ma porte vous est grande ouverte, quelle que soit l'heure du jour ou de la nuit.

[Galathée]

« Merci, je m’en souviendrai. » dit Albérich, alors que Blaise le gratifiait d’un dernier salut avant de rejoindre le couloir.
Il se retrouva à nouveau dans les ténèbres, glacé. Il avait l’impression que ses cheveux gelaient sur sa nuque et il se frictionna vigoureusement, avant d’enfiler sa tunique et de repasser la robe de chambre. Il essaya de ranger le matériel qu’il avait utilisé à l’aveuglette, et imagina, avec une grimace, l’échange du petit matin quand le responsable de la salle d’eau, Hartyn, découvrirait le désastre.
« C’est quoi ce désordre ? »
« Blaise dit que c’est l’Aubemestre qui est venu se laver en pleine nuit. »
« Il n’a pas fait la lumière ou quoi ? »
« Faut croire que non. »
« Pfff, tout se perd, mon vieux. »
Albérich ouvrit la porte et scruta le couloir, à l’affût des pas du surveillant des novices. Il lui avait échappé une fois, mais savait qu’à trop tenter sa chance, il finirait par se retrouver tiré de force à des agapes organisées par les novices dans le cellier à vin. Il remonta donc rapidement le couloir, traversa le sanctuaire sans flancher, courut pratiquement le long du corridor des clercs, atteignit sa porte, l’ouvrit, la referma derrière lui et reprit son souffle.
Comme un voleur.

[Galathée]

Il sortit au dehors à la faveur de la nuit, à nouveau. Les quelques jours suivants n’avaient pas apporté de grands changements : il avait erré du lit à la table et de la table au lit, la tête emplie de pensées confuses, tourbillonnantes, incapables de se focaliser sur quoi que ce soit.
Demain.
Il avait mangé, du bout des lèvres, pour empêcher sa carcasse de lui échapper à nouveau. Etre maître de lui-même se devait d’être une victoire en soi. Pouvoir décider de ce qu’il ferait de son corps, où il l’emmènerait, comment il le ferait agir. Il n’avait plus de comptes à rendre au ciel. Il était temps de ne plus avoir de comptes à rendre à personne. Il ne voulait pas lire cela comme un échec, même si c’en était un, immanquablement. Mais commencer à comprendre ce qui l’avait mené au pied du mur, intimement persuadé d’une incompétence fondamentale, n’était pas à l’ordre du jour. Il avait d’abord besoin de réapprendre à respirer sans avoir mal.

Il gravit les quelques marches qui le séparaient de la terrasse couverte qui coiffait ses appartements, emmitouflé dans un épais manteau de laine brune. L’hiver avait dénudé les buissons qui garantissaient son intimité et le protégeaient des regards de ses condisciples affairés à leurs exercices sur les plateformes voisines. En pleine nuit, il n’y avait évidemment personne pour voir sa silhouette malhabile tituber dans l’épaisse couche de neige qui couvrait le sol, dégager une des chaises et s’y asseoir pesamment pour regarder les ténèbres et la ville endormie.

Les flocons dansaient une sarabande éthérée dans le noir. Plus que tout, Albérich aurait dû avoir peur de cette ombre qui avait voulu sa déchéance. Mais il savait que le ciel n’était pas responsable, que la déesse vengeresse qui avait inspiré ceux qui s’en étaient pris à lui ignorait tout ce qui s’était produit. Comme Lathandre ne s’était pas soucié de son destin, Shar n’avait pas davantage baissé les yeux sur les monstres qui la vénéraient. Chacun vivait son existence humaine, se revendiquant de l’une ou l’autre allégeance alors qu’en vérité, ils étaient irrémédiablement seuls. Eternellement. Dans un univers où l’on était encouragé à aller se réfugier dans les jupes d’une divinité au choix, il se sentait apatride. Plus rien ne l’appelait. La nuit était vide, la vie était creuse. Il ne savait pas où trouver le début d’une guérison. Une fuite en avant. Un tourbillon pour l’étourdir, imparfaitement. Où chercher l’oubli ?

La neige. Il tendit la main pour cueillir des cristaux audacieux, l’effleurant. Leur perfection était de glace. La beauté du froid, de la mort. Il n’était pas tenté. Vide de tout élan, même de celui-là. Il se laissa hypnotiser par le ballet blanc qui virevoltait autour de lui et sur les toits de la cité endormie. Son souffle laiteux grimpait en volutes vers le néant et il avait la sensation que s’il n’y prenait pas garde, son âme fuirait à son tour, aspirant à se fondre dans un tout plus vaste et sans douleur. L’oubli. Il avait recouvré sa liberté, mais pour en faire quoi ?

Son regard se déporta sur la gauche et il se souvint de la dernière fois qu’il s’était trouvé sous la tonnelle, moins d’un mois plus tôt. Une nuit d’automne froide. Ils s’étaient blottis l’un contre l’autre, leurs doigts s’étaient entrecroisés et Euryale avait ri. Etait-ce de quelque chose qu’il avait dit ? Peut-être. La brume avait tout emporté, sauf la violence des sentiments. Il s’était attendu à un déchirement, mais pas à celui-là. On ne se prépare jamais à ce genre de désastre. Il porta une main à son visage pour tenter d'y museler le trouble mais fut forcé de le laisser fuser entre ses doigts. Avec son souffle, son âme, les flocons, les ténèbres...

La nuit grisait et il battit en retraite pour ne pas avoir à affronter le désert qu’apporterait immanquablement la lumière. Il était l'heure d'aller saigner dans les catacombes.

[Galathée]

Le soleil brillait, pour une fois. Albérich avait gardé les tentures closes, mais elles étaient de toile écrue et les rayons filtraient, curieux, au travers des fibres de laine. Il s’extirpa de son lit et se glissa jusqu’à la petite salle à manger, en évitant les taches de lumière comme si elles étaient contaminées par un poison mortel. C’était irrationnel, mais il ne pouvait pas s’en empêcher et ne voyait pas l’intérêt de se faire violence. Il était seul, de toute façon, et ne dérangeait personne.

A voir l’aspect du gruau, il devina qu’ils étaient probablement en fin de matinée. Il hésita une seconde au dessus du plateau chargé, mais n’y prit finalement rien, et continua sa route.

Il n’était plus entré dans le bureau depuis des lustres. La pièce était investie d’un pouvoir qu’il n’avait plus. Aubemestre du plus grand temple de Lathandre des îles. Conseiller d’une cité rayonnante, renaissante, d’un symbole désormais étranger. Il avait l’impression de pénétrer dans l’antre d’un autre, d’entrer par effraction, intrus indésirable dans les vestiges d’un passé déjà poussiéreux.

Il ne se laissa cependant pas faire par le trouble qui venait de s’immiscer en lui, profitant de toutes ces fêlures encore fraîches qui lézardaient son esprit. Il traversa la pièce d’un pas qu’il voulait assuré, se glissa sur le siège glacé, et ouvrit un tiroir à la recherche de parchemins et de plume. Son regard tomba sur son journal, qui était resté sur le bureau. Quelqu’un l’avait lu. Abandonnant un instant ses fouilles, il posa les doigts sur la couverture de toile rouge qui protégeait ses pensées les plus intimes. C’était de bonne guerre, bien sûr. Ils l’avaient cherché, avaient usé de toutes les informations à leur disposition. Mais il n’y avait rien dans ces pages, bien sûr. Pas un mot sur l’ombre imprévue, sur les ennemis surgis de nulle part. Juste les battements d’un cœur. Il ne s’inquiéta pas d’avoir pu paraître ridicule ou stupide, d’avoir révélé des choses qu’il aurait voulues secrètes à jamais. Tout ça n’avait plus d’importance car il n’était plus la personne qui avait autrefois livré son âme à des feuillets, pensant s’adresser, naïf, à un principe qui n’entendait rien.

Il retourna à son tiroir, attrapa un morceau de papier, une plume, regagna la salle à manger et s’assit à la place du visiteur, tournant le dos à ce qu’il venait de remuer. Il n’inscrivit que quelques mots : « Marcus, passe un soir si tu le peux, je dois te parler. » Son écriture, au moins, n’avait pas changé. Il sourit en regardant les courbes qu’il avait tracées, puis il cala le message sur le plateau intact du petit déjeuner, et retourna à son lit. Ces quelques minutes d’escapade l’avaient curieusement vidé, et il retrouva rapidement les limbes d’une torpeur sans images.

[Taliesin]

Lorsqu'Albérich s'éveilla, il ne tarda guère à constater qu'il n'était pas seul dans ses appartements.
Il y faisait sombre, presque noir, en dehors de la lueur projetée par la désormais habituelle chandelle qu'on déposait, nuit après nuit, sur la table de sa salle à manger. Et tout aurait été silencieux, s'il n'y avait eu ces bruits en provenance de son bureau.
Il aurait pu s'agir de la personne - ou de l'une des personnes - venant lui déposer ses repas et entretenir les lieux. Mais si c'était le cas, pourquoi s'attardait-elle ? On entendait des bruits de parchemins qu'on déroulait. Parfois, le raclement d'une chaise. Comme si le visiteur s'efforçait d'annoncer discrètement - mais indiscutablement - sa présence.
Peut-être Marcus, n'obtenant pas de réponse aux coups qu'il avait dû frapper sur la porte, avait-il décidé d'entrer, histoire de ne pas patienter indéfiniment dans le couloir ?

[Galathée]

Le bruit était ténu, Marcus n’avait pas dû oser s’aventurer au-delà du bureau. La pudeur de l’intendant fit sourire Albérich alors qu’il passait à la hâte une robe de chambre. Il ébouriffa distraitement ses cheveux qui commençaient à devenir trop longs, s’humidifia le visage dans le broc d’eau glacée, puis prit une profonde inspiration et franchit les quelques mètres qui le séparaient de la porte, traversa la salle à manger et gagna sa pièce de travail.
Marcus leva les yeux à son arrivée. Il avait apporté des documents, qu’il garda sur son giron, tandis qu’Albérich prenait place en face de lui. S’installer derrière la table, comme autrefois, lui semblait un étrange simulacre, une sorte de pièce de théâtre, et il espéra que Marcus ne se laisserait pas prendre en lui demandant de prendre position sur un détail trivial de la vie au temple. Mais l’intendant lui décocha un léger sourire, remplacé aussitôt par une mine préoccupée et Albérich étouffa un soupir.
« Merci d’être venu. » souffla-t-il de ce qu’il lui restait de voix.

[Taliesin]

Marcus jeta à son supérieur un regard pénétrant, mais il ne dit rien avant d'avoir enroulé chacun des parchemins qu'il avait amenés avec lui. Visiblement, ils concernaient des affaires dont il n'avait pas l'intention de parler à Albérich.
-Non, merci à toi, vraiment, finit-il par soupirer. Pour être franc, je commençais à me demander si tu me manderais jamais... Cela fait des jours que tu n'es pas sorti d'ici...
Il observa à nouveau l'Aubemestre, sans s'en cacher, sans tenter de dissimuler son trouble. Il paraissait sur le point de poser mille questions, mais pas une seule ne franchit le barrage de ses lèvres pincées.
-J'imagine que c'est mieux si je te laisse commencer... murmura-t-il enfin. A vrai dire, à te voir, je n'ose même pas te demander comment tu vas.

[Galathée]

La réaction de Marcus prit Albérich au dépourvu. Il avait l’impression d’avoir fait des progrès, même minimes, ces derniers jours, et ce que lui renvoyait l’intendant n’était pas des plus rassurants. Mais il savait que son cadet avait raison, qu’il avait une mine à faire peur.
« Je vais comme je peux. » répondit-il simplement. « Mieux je pense. Pas encore bien, non. J'apprécie beaucoup ce que vous faites pour moi, tous... »
Et ça ne peut plus durer.
Il croisa les bras et esquissa un maigre sourire.
« Marcus, j’aimerais… m’éloigner du temple pendant quelques jours. J’ai besoin de prendre un peu l’air. Comme tu l’as dit, je n’ai pas quitté mes appartements depuis… je ne sais pas depuis combien de temps… J’étouffe. Je sais… »
Il leva la main pour empêcher son collègue d’intervenir.
« Je sais que ceci est mon foyer, je ne m’en défends, mais j’ai juste besoin… Juste besoin d’un peu d’air. Quelques jours. Je pensais descendre sur la côte, jusqu’au village de Belles-Vagues ou à Merivorn. »

[Taliesin]

Marcus grimaça ostensiblement.
-Et je suppose que tu refuseras toute compagnie durant ce voyage...
Il dévisagea son supérieur, comme s'il cherchait sur ses traits la réponse à une question qu'il n'osait encore formuler. Mais qu'il l'ait obtenue ou non, il finit par détourner le regard et poussa un profond soupir.
-Les autres vont avoir du mal à avaler ça. Après toutes les peines qu'on a eues à te retrouver, certains vont penser que c'est un risque inutile, voir une idiotie... Mais tu es notre chef, Albérich, tu n'as pas à nous demander notre avis, notre assentiment pour prendre tes décisions. Moi-même... Moi-même, je te soutiendrai, j'essaierai de faire passer la chose en douceur. Toutefois... Je ne peux le faire que si tu me promets une chose. Que tu reviendras. Que tu ne disparaitras pas sans donner de nouvelles. Si tu t'évanouissais à nouveau dans la nature... Le Culte n'y survivrait pas.

[Galathée]

Albérich resta silencieux, un silence qui pouvait vouloir dire mille choses, et que Marcus ne manquerait pas d’interpréter, bien entendu. Il ne pouvait pas nier qu’il n’y avait pas songé mais maintenant qu’il était face à l’intendant, il prenait conscience de l’inanité d’un tel projet. Même en laissant une lettre ou deux derrière, même en tentant d’y expliquer l’inexplicable, il comprenait qu’il ne pourrait pas faire une chose pareille à son ami.
Je dois partir, Marcus. Tu ne comprends pas ?
« Juste quelques jours, rien de plus. Et si tu penses qu’il vaut mieux que l’on m’accompagne… Je ne m’y opposerai pas. Je ne suis pas certain de savoir exactement comment les choses vont se passer… et j’aime autant me savoir entouré que soupçonner que tu m’as fait suivre. Mais je te demande juste de ne pas m’adjoindre un détachement de cinquante gardes armés jusqu’aux dents. »
Il sourit douloureusement pour lui-même.
« Je ne risquerai rien. Ceux qui s’en sont pris à moi ont accompli leur besogne… »
Il s’interrompit, prit une seconde à la gorge par l’afflux violent d’émotions qu’il ne comprenait même pas.
« … ils ne reviendront pas. » ajouta-t-il.

[Taliesin]

Si le fait qu'Albérich accepte d'être accompagné sembla grandement soulager Marcus, sa remarque touchant à la victoire des Sharites le fit tressaillir.
-Allons, protesta-t-il. Ils n'ont pas réussi. Tu vis encore, tu marches encore et tu n'as pas rejoint leurs rangs, malgré tous leurs efforts. C'est un échec, cela. Pas une réussite...
Son ton, décidé, pouvait aussi bien être une tentative d'auto-persuasion que le reflet d'une conviction profonde. Quoi qu'il en soit, l'intendant se hâta de poursuivre.
-Pour ton excursion... Nous dirons que tu vas visiter les représentatns locaux du culte. Tout le monde ne sera pas dupe, mais il y en aura beaucoup pour voir cela comme une reprise en douceur de ton activité. Quant à tes compagnons de route... Le plus logique aurait été de t'adjoindre Tybert. Mais il risque de s'évanouir si on lui parle du projet, et tu serais contraint d'avoir une longue, très longue conversation avec lui. Ce dont tu n'as peut-être pas envie pour l'heure. Bref : nomme-moi une ou deux personnes dont la compagnie t'irait, et je les préviendrai.

[Galathée]

L’aplomb de Marcus surprit à nouveau Albérich. Son caractère sanguin était typiquement lathandrite, pourtant, mais l’intendant avait, à son insu peut-être, commencé à prendre la place qui lui reviendrait, incessamment, quand l’Aubemestre oserait lui faire part de ses décisions et de ses certitudes. A l’entendre improviser une excuse pour son escapade, il reconnut des qualités qu’il avait toujours soupçonnées chez son cadet, et qui étaient en train de s’épanouir, qui feraient de lui un chef de culte subtil et impétueux, du genre que Molwen d’Eredhùn apprécierait. Un peu trop franc, un peu trop enthousiaste, un peu trop sûr de lui. Digne du dieu qu’il entendait servir. A bien y réfléchir, Albérich n’avait jamais douté que Marcus puisse faire un bon Aubemestre, mais jusque là, il avait vu son prochain départ comme une trahison nécessaire. A présent, il réalisait que cette trahison déboucherait sur un mieux pour tous. Lathandre choisissait les siens.
Il se sentit un peu mis à nu par la manière dont l’intendant semblait avoir percé le dessein des Sharites à jour, soupira mentalement de la facilité avec laquelle il écartait ce qui s’était produit, mais n’en ajouta rien.
« Je ne sais pas bien. Je ne veux forcer personne à m’accompagner. Parles-en, vois qui s’en sent le courage. Je ne serai pas un compagnon très disert, très chaleureux ou très joyeux. Si personne ne veut, je peux partir seul. Belles-Vagues est à moins d’une demi-journée à cheval et c’est un village bien fréquenté. Je logerai à l’Auberge de la Houle. Il ne peut vraiment rien m’arriver. »

[Taliesin]

L'intendant secoua la tête.
-Tout de même. On ne peut pas laisser l'Aubemestre courir seul les chemins. On ne sait jamais ce qui peut se produire. Et puis, les gens du Fort nous traitent déjà d'irresponsables. Je n'ai pas envie de leur donner du grain à moudre, ils en seraient trop contents.
Il soupira.
-J'en parlerai aux autres, et on essaiera de te trouver une paire de compagnons qui pourront assurer ta sécurité sans trop s'imposer à toi. Mais nous ne manquons pas de gens compréhensifs qui verront cela comme un honneur, et qui auront à cœur de ne pas t'abrutir de propos vains, de ne pas te forfer la main pour quoi que ce soit. Je te promets d'essayer de choisir au mieux.

[Galathée]

« Très bien. » fit Albérich. « J’aimerais partir assez rapidement, peut-être… »
Il s’interrompit, réalisant qu’il allait parler du crépuscule alors que son interlocuteur aurait spontanément invoqué l’aube. Depuis qu’il était rentré, il n’avait pas assisté au moindre office et avait, de surcroît, réussi à éviter toutes les aurores en se réfugiant au creux de son sommeil. Marcus avait percé à jour les intentions troubles des Sharites, qui n’avaient sans doute jamais oeuvré qu’à sa chute personnelle, mais comment pouvait-il être certain qu’ils aient échoué ? Quelles preuves avait-il ?
Si j’étais envahi par le mal, il le sentirait.
Néanmoins, l’Aubemestre ne put s’empêcher de se sentir glacé. Bien sûr, l’intendant avait toujours été un homme subtil, et il en savait manifestement plus que prévu. Mais jusqu’où avait-il saisi les retombées de cet épisode malheureux ?
« Demain, idéalement, ou le jour d’après. Tu dis que l’armée va hausser les sourcils mais il n’est pas nécessaire de crier sur tous les toits que je m’en vais. On passe facilement les portes sans se faire voir… J’aimerais autant que la chose reste entre nous. »
De toute façon, Maelwedd devait être un peu déçu de l'avoir vu revenir, en vérité.

[Taliesin]

Marcus eut un sourire désolé.
-Le souci, c'est que les gens s'intéressent encore à toi, Albérich. On ne t'a pas oublié, nulle part. Nos frères s'enquièrent souvent de ta santé. De ton retour prochain aux affaires, de ta présence espérée, souhaitée aux cérémonie. Tu leur manques... Sans parler de ces hommes du Fort qui sont déjà venus nous voir pour te rencontrer, t'interroger quant aux Sharites. Nous les avons éconduits le plus fermement possible, en parlant de ta fatigue, mais... Ils reviendront à la charge, tôt ou tard. De plus, les services secrets sont plus actifs que jamais. Cela ne m'étonnerait pas qu'ils aient une ou deux taupes chez nous, histoire de se tenir inormés de ce que nous manigançons. Tu me traiteras de paranoïaque, mais... Il m'a suffi de te suppléer quelque temps pour me rendre compte de l'équilibre précaire des pouvoirs, des rivalités... Rien n'est simple. Je ne t'envie pas... Et, fort égoïstement, j'ai hâte de retourner à mes livres de comptes !
Il secoua la tête.
-Enfin, je tiendrai le temps qu'il faudra, compte sur moi. Et je ferai en sorte que ton départ soit le plus discret possible. J'en parlerai au minimum de monde. Et tout devrait être prêt pour après-demain. Même demain, si la chance est avec nous.

[Galathée]

Les paroles de l’intendant glacèrent l’Aubemestre d’effroi. Un instant, il eut l’impression d’étouffer, le suivant de sombrer. Les murs du bureau semblaient soudain beaucoup plus proches, comme l’emprisonnant dans une cage de pierre dont il ne parviendrait pas à s’extirper aisément, peut-être jamais. En même temps, il ne pouvait pas faire semblant, il n’était plus capable d’assumer ce que Marcus, et d’autres, d’autres trop nombreux, attendaient de lui. L’aveu fut à deux doigts de lui franchir les lèvres, mais il le contint, passa une main sur son visage et ses yeux, puis opina du chef, ignorant à quoi, exactement, il feignait d’adhérer, mais espérant renvoyer un signal positif à son interlocuteur.
« Très bien, tu sais où me trouver. » murmura-t-il à mi-voix, avec un sourire bref, refoulant avec violence l'angoisse qui lui broyait les tempes.