[Rp] L'inattendu : De vieux tréteaux dans la clairière

[Lothringen]

Arrivant de l'ambassade de Manost
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Lorsqu'ils se rematérialisèrent, la désorientation les laissa quelques instants hébétés. Comme la conscience lui revenait, Lothringen remarqua qu'ils foulaient de l'herbe, et que la nuit tombait presque ; ils avaient bien migré vers le levant. En relevant les yeux, il découvrit une clairière immense, dont l'herbe avait été tassée ou détruite par un piétinement déjà assez ancien, ou par des structures désormais disparues, rondes ou rectangulaires. Répartis un peu partout, des tréteaux de bois, des gradins, des estrades se dressaient encore, bien que la majorité des planches aient apparemment été récupérées pour un nouvel usage. Au milieu des poteaux, des herbes folles commençaient de reprendre leurs droits. On devinait la côte, pas très loin. L'endroit était totalement désert. Des oiseaux sauvages y commençaient leur chant du crépuscule...

Lothringen s'était inconsciemment rapproché de son compagnon.

"Reconnais-tu cet endroit ?" souffla-t-il en souriant.

[Mornagest]

Le temps de laisser son organisme se remettre du long voyage, et il pouvait enfin ouvrir les yeux sans avoir cette désagréable impression de naviguer par temps fort, mais sur la terre ferme. Les choses semblaient rester stables autour de lui, et son estomac finissait par s'habituer aux mauvais traitements que les téléportations de Lothringen lui faisaient subir.

Il jeta un coup d'œil circulaire à la clairière, et constata les dégâts occasionnés sur l'herbe environnante. Il chercha à savoir quel endroit, en pleine nature, il avait pu fréquenter avec son compagnon... le bosquet des pierres, sans doute pas. Il n'y avait pas trace d'activité humaine dans les cent lieues à la ronde...

Le festival de Lumenis ? Cela remontait à si loin... la première fois qu'il avait croisé le semi-drow, alors si énigmatique, froid, distant et méfiant. Comment aurait-il pu agir autrement, cependant ? Un mélandien était l'ennemi - et l'était toujours d'ailleurs. Ajouté au fait qu'il accompagnait Devir...

"Nous avions discuté de la possibilité d'accords entre Manost et Melandis... cela me semble si lointain..."

Il pouvait voir l'éclat malicieux de son compagnon, suffisamment proche pour cela. Rarement il avait eu l'occasion de le contempler, ces derniers temps, sans même parler de leur éloignement précédent. Une question lui trotta en tête :

"Pourquoi ici ? Tu crains une trop grande proximité, sur Dorrandin ?"

L'endroit était cependant parfait. Le calme n'était troublé - ou accompagné, plutôt - que par les gazouillis paisibles des oiseaux et le bruissement des hautes herbes lorsque la brise venait paresseusement les taquiner. Loin de tout, de tout le monde... l'idéal pour se retrouver.

[Lothringen]

Lothringen balayait à son tour du regard cette vaste clairière ouverte en bordure de forêt. Il n'était pas trop mécontent de son choix. Ici, ni les arbres ni les bêtes ne recélaient aucune magie, et il n'y aurait pas grand monde pour venir les déranger...

"J'ai visité beaucoup de localités de l'arrière-pays manostien dans le cadre de ma charge, mais il n'y en a guère où trop de personnes ne me reconnaissent au premier coup d'œil comme le conseiller à la diplomatie. Je cherchais un endroit où nous ne soyons que des anonymes, pas trop peuplé, un terrain neutre...

Le festival a été mon unique occasion de me rendre sur Helonna : je croyais me souvenir que l'environnement n'était pas trop mal. J'ai un faible pour la forêt ; ça me rappelle mon enfance, les hauts fûts du Téthyr."

Il esquissa une grimace d'autodérision.

"Le mage drow typique."

La lumière faiblissait. Lothringen était trop épuisé par une journée déjà riche en fatigue magique, physique et émotionnelle pour envisager de courir après son dîner. Heureusement qu'il avait pris le temps de remplir son sac...

"Ce que l'on m'a fourni à l'office devrait suffire pour le repas du soir. Explorons un peu le coin et trouvons-nous un bon emplacement pour camper..."

[Mornagest]

La clairière était grande ; des arbres avaient probablement été abattus pour laisser la place aux chapiteaux, gradins et autres tentes de l'éphémère festival. Aussi durent-il marcher un petit moment avant d'atteindre la lisière de la forêt avoisinante, sans trouver d'endroit particulièrement propice à un campement. Après tout, ils n'étaient pas pressés... ils trouveraient assez rapidement un ruisseau accessible, et pourraient s'installer tranquillement.

Pour l'heure, le guerrier profitait du calme ambiant. Le silence n'était pas total, fort heureusement. Les oiseaux chantaient le début du coucher de soleil, dont on voyait la sphère rougeoyante se déformer derrière les nuages, au loin, et commencer de disparaître lentement derrière les arbres.

"Ton parcours est bien étrange, c'est vrai... cela dit, je viens d'une contrée si froide, si sauvage... difficile de croire que j'en suis arrivé là, non ?", souffla-t-il doucement. Il sentait que Lothringen avait besoin de parler, et le choix de l'endroit n'était apparemment pas anodin. Ils seraient loin de quiconque, et bien.

"Tu as de bons souvenirs de ton enfance ?"

[Lothringen]

Tout en baissant régulièrement les yeux sur le sous-bois, les branches mortes et les feuilles mal décomposées susceptibles d'entraver sa marche, Lothringen tentait de s'imprégner des odeurs de terre, d'humidité, de moisissure, et des couleurs vertes et brunes qui composaient le paysage. De temps à autres, il croyait voir affleurer un souvenir nouveau, comme une réminiscence, une réactualisation d'une sensation longtemps enfouie, mais cela se dérobait aussitôt... en réalité, il ressassait toujours les cinq ou six mêmes scènes.

"J'avais quinze ans quand je suis descendu en Ombreterre... Il soupira. Et je ne me souviens pourtant de presque rien. L'intérieur de notre cahutte, son poulailler, ses deux moutons... le visage las de ma mère... les odeurs d'humus, et l'impression d'écrasement que produisaient les immenses mallornes - le jeu de la lumière dans les feuilles... Un lièvre étranglé dans un piège... C'est si peu. Même nos adieux sont flous, et j'ai plusieurs versions de notre dernier dialogue...

Je me souviens qu'à vingt ans, cela me tourmentait. J'ai pensé que mon Maître avait effacé ces souvenirs de mon esprit, pour éloigner de moi toute nostalgie surfacine. Ce n'est pas une hypothèse absurde. Il y a des sorts de barde qui font cela assez facilement..."

De toutes les manipulations mentales auxquelles s'était livré Dorson, celle-là avait de loin été la plus cruelle... car elle l'avait privé de son histoire, de son identité. Quinze ans durant, Leodacya avait été tout pour lui : et c'était à peine s'il se rappelait les traits de son visage ; il avait oublié sa voix.

Le semi-drow s'était tu à nouveau. Il n'avait aucune envie d'inviter l'archimage dans leur conversation.

"Si peu nombreux qu'ils soient, ce sont de bons souvenirs, conclut-il. Des souvenirs d'avant. Nous étions libres... nous nous aimions. Puis-je te retourner la question ? Tu m'as un peu parlé de ta vengeance, mais pas beaucoup de ton tuteur."

Lothringen ne s'attendait pas vraiment à entendre parler d'une enfance radieuse : Mornagest ne se serait pas lancé éperdument dans cette quête des assassins de ses parents s'il avait eu le sentiment d'avoir gagné au change. Mais le guerrier-mage voulait mieux le connaître, le comprendre. Reprendre les choses dans l'ordre...

[Mornagest]

Il resta un long moment silencieux. Que dire de son enfance ? Y penser lui rouvrait des plaies douloureuses, et, contrairement à Lothringen, il en gardait un souvenir assez précis et récent. Il n'avait jamais connu le bonheur. Seulement la rigueur de l'hiver perpétuel et de son tuteur. Et le seul moment de quiétude qu'il avait pu attraper s'était achevé sur une note tellement amère...

"De la neige, de la glace, presque partout... mais des forêts immenses également, qui regorgent de vie sauvage. Cependant, le calme est assez rare, là-haut. Le vent souffle souvent, et fort. Je ne sais pas si cela me manque."

Il s'arrêta de parler. Que cherchait-il finalement ? La perspective de diriger Melandis ne lui procurait aucune espèce de satisfaction, ni personnelle, ni philosophique. Au contraire, il avait peur de son avenir. Il avait un certain avantage, était garçon, de savoir de quoi serait composé son lendemain. Ici... seuls les quelques jours qui allaient s'écouler bien trop rapidement, en compagnie de Lothringen, lui étaient assurés. Après... le doute, l'inconnu, et l'angoisse inhérent à cela.

"Sigurd était un homme dur... mais il avait lui-même connu une existence faite de rigueur. La nature façonne les hommes comme elle l'entend, je suppose. Il était comme fait de glace et de pierre froide. Mais dans le fond... il m'a recueilli, il m'a élevé. J'imagine qu'il a fait cela uniquement pour me sauver la vie."

Il ne s'était jamais interrogé sur les motivations du vieil homme jusqu'à cet instant. Et il se rendait compte qu'en réalité, beaucoup de détails de son existence passée s'étaient envolés. Ou plutôt, s'étaient enfouies profondément dans sa mémoire, contraints par sa volonté de ne plus en ressurgir. Ne restaient que la haine et le ressentiment, jadis... et maintenant...

Il regarda Lothringen dans les yeux. "Beaucoup de temps a passé. Je suis resté seul pendant plusieurs années... pendant lesquelles je me suis efforcé de... d'oublier."

[Lothringen]

Lothringen hocha tristement la tête.

"Je voudrais me souvenir et les souvenirs m'ont glissé comme sable entre les doigts. Tu voudrais oublier, et... tu n'y a manifestement pas réussi. Le destin n'est-il pas délicieusement ironique ?"

Il se tut un moment, rassemblant ses idées. Il voulait aider Mornagest mais n'était pas certain de savoir comment s'y prendre. Avait-il jamais senti les mots si lourds, si maladroits, si patauds sur ses lèvres ? Enfin,il se lança.

"Je crois que le passé nous façonne, qu'on le veuille ou non, plus durablement même lorsqu'il est occulté. Il a suffi que Gythris s'efforce de réveiller mes fragments de souvenirs pour que le désir irrépressible me prenne de revoir le jour, en dépit de tout ce en quoi je croyais. Et toi... A réagir ainsi, en t'isolant, tu n'as sans doute gagné que de dire bonjour à la folie. Je sais de quoi je parle. Après mon évasion, j'ai passé plusieurs mois dans la solitude, en croyant moi aussi que le temps effacerait tout. Puis j'ai compris que je faisais fausse route et je suis retourné vers les hommes, en dépit de ma défiance. Non pas le temps. D'autres rencontres, d'autres actes... De nouveaux souvenirs."

Il reprit son inspiration, reportant son regard vers son compagnon. Depuis combien de temps avaient-ils cessé de marcher ?

"Je ne sais pas si je m'exprime bien... Tout cela pour dire qu'il vaut mieux sortir de soi ce genre de choses. La solitude, le silence... Cela ne fait qu'enfouir la blessure, plus profondément. Vous meurtrir, plus profondément. Tu as peut-être l'impression d'avoir réussi à oublier, parce que tu n'y penses plus très souvent. Et en réalité... j'ai vaguement l'impression, moi, que toute ta façon d'être est encore dictée par cela... ces frustrations, ces rancœurs."

[Mornagest]

Ce genre de mots, il les avait lui-même pensés, une bonne année auparavant. Le prêtre d'Aurile, le refuge espéré dans la religion, le recueillement... sa tentative avait lamentablement échoué, tout empli de violence qu'il était. Avait-il changé depuis ? À en juger par son absence de réaction agressive, on pouvait penser que oui. Il réfléchissait aux paroles que Lothringen venait de prononcer. Oublier n'était pas un remède... il ne savait qu'en penser. Il était vrai que son expérience aurait dû lui montrer depuis longtemps qu'il était dans l'erreur... mais lorsqu'on vivait une situation, il était très difficile d'avoir le recul nécessaire... surtout lorsqu'on se persuadait qu'on avait raison. Et pourtant, il avait mille fois tort. Le reconnaître ne serait pas le plus difficile, mais s'en rendre compte, beaucoup plus.

"Je... je ne sais pas trop. Mes efforts pour oublier n'ont pas été couronné de succès. Je pense que je me souviens même très bien de ce qu'il s'est passé.. qu'il suffit d'y penser pour que tout me revienne parfaitement, comme si je venais de vivre ces moments. Pourtant, quelque part... est-ce réellement ce passé qui me rend parfois si... enfin, me rend comme je suis ? Défaitiste, prompt à la colère ?"

[Lothringen]

Lothringen ne répondit pas tout de suite, se remettant en marche : l'obscurité allait croissante et l'humain risquait fort de ne pas apprécier la progression nocturne sur un terrain aussi accidenté.

"Et quoi d'autre... répliqua-t-il enfin, d'une voix radoucie. Ne me dis pas que tu t'imagines porter cela dans ton sang ?"

J'étais un petit garçon naïf et confiant : si tu m'avais connu alors. Je croyais que les drows étaient aussi bons que ma mère, je ne voyais que générosité dans le mage qui m'avait recueilli. Comment nier que de là vienne mon actuelle misanthropie, ma défiance...

Il hésitait à poursuivre cette conversation. Le sujet restait manifestement très douloureux pour Mornagest, et il n'était pas certain d'être à la hauteur de l'enjeu. D'ailleurs, la tentation était constante de projeter sa propre histoire sur celle du guerrier... Or, ces souvenirs pénibles, justement, ils ne les partageaient pas. Ne les partageraient jamais vraiment. L'essentiel du chemin se faisait seul ; il ne pouvait qu'indiquer des pistes. Et encore.

"Je ne voulais pas te mettre dans l'embarras. Nous pourrons y revenir plus tard, si tu veux..."

Le silence se rétablit un moment. Lothringen tendait l'oreille, guettant l'éventuel chuintement d'un ruisseau...

[Mornagest]

Restant silencieux un bon moment, il hésitait quant à sa réponse. Porter cela dans le sang, non... mais pouvait-il défaire ce qui avait été fait depuis de si longues années ? Pouvait-il se comporter comme si tout cela n'avait pas existé ? Il n'avait en fait aucune certitude sur cela. Il finit par bredouiller :

"Je... euh... ce n'est pas que ça m'embarrasse. Je... en fait je n'en ai aucune idée. Je n'ai plus réfléchi à tout ça depuis des mois, et... je pense que ça doit encore mûrir un peu."

Il rougit légèrement. Il avait l'impression de parler pour ne rien dire. Était-ce le cas ? Probablement. Mais il ne savait trop lui-même où il en était, à son propre sujet. La seule certitude émanait de Lothringen, au final. Il était le seul en qui il avait confiance, pour qui il savait à quoi s'en tenir.

"J'espère que ça mûrira", conlut-il maladroitement, avant de lui demander s'il avait une préférence pour un endroit où camper.

[Lothringen]

"L'idéal serait d'avoir l'eau courante, un terrain plat, une nourriture abondante, saine et équilibrée, une bonne isolation et un panorama idyllique, plaisanta-t-il, mais il commence à être un peu tard pour faire le difficile... J'ai cru entendre quelque chose par là-bas."

En suivant la direction que Lothringen indiquait, ils parvinrent quelques minutes plus tard au bord d'une rivière. Un terrain découvert en surplomb semblait constituer un bon compromis.

"Qu'en penses-tu ? Ça devrait aller pour ce soir... le temps ne semble pas à la pluie."

Lothringen s'assit brusquement sur un tronc d'arbre, laissant filtrer sa lassitude.

"Quelle journée interminable", souffla-t-il. "J'ai hâte d'en finir avec elle."

Il se rendit compte un peu tard de ce que ces propos pouvaient avoir de vexant pour Mornagest ; aussi ajouta-t-il en balbutiant :

"Je suis pourtant heureux d'être à nouveau avec toi, c'est juste... ça ira mieux demain."

[Mornagest]

Il hocha simplement la tête. La journée avait en effet été très éprouvante pour le semi-drow. Ce sortilège de scrutation, le combat, et enfin ce passage effrayant qui restait jusqu'à présent inexpliqué et totalement imprévisible, apparemment... de quoi avoir envie de tomber de fatigue et dortmir à poings fermés jusqu'au lendemain.

Il s'assit à côté de Lothringen et resta un moment coi, écoutant vaguement le ruissellement de l'eau plus bas. Le calme l'avait envahi, et il relâchait enfin la pression accumulée pendant tous ces derniers jours où il lui semblait avoir échappés, tous les deux, à mille morts affreuses. Pour l'heure, ils ne risquaient rien, sinon une averse nocturne et soudaine.

Que ne pouvaient-ils rester dans la nature, et profiter tranquillement du temps qu'ils leur restait à vivre, plutôt que se démener à lui permettre d'accéder à une place des plus dangereuses et contraignantes pour eux deux... mais il se garda bien de rappeler cet état de fait. Les choses allaient comme elles le voulaient, et ils n'avaient pas la possibilité d'intervenir davantage que ce qu'ils l'avaient déjà fait...

"Où en es-tu, pour... concernant... enfin, avec tes cauchemars ?"

Il avait du mal à oser aborder le sujet... comme si Lothringen lui en voudrait pour cela. Mais il se demandait, quelque part, si ce qui s'était produit cet après-midi n'était pas en relation directe avec ce sinistre sortilège.

[Lothringen]

Un long moment, il avait savouré le silence, se demandant avec combien de personnes il avait jamais pu demeurer ainsi, immobile, inactif, à écouter la nuit, la forêt, leurs deux souffles, sans que ne croisse aucune gêne. Mornagest était sans doute le seul, et c'était ce qu'il appréciait le plus dans sa compagnie : de pouvoir exister auprès de lui, simplement, tel qu'il était, sans avoir à jouer un rôle.

Puis était venue cette question, et le charme avait été rompu. Lothringen expira un soupir d'exaspération, Pourquoi l'interroger à nouveau là-dessus ? N'en avaient-ils pas déjà parlé, lors de son arrivée en ville ? Évidemment, il ne s'était pas attardé - il n'aimait jamais s'attarder là-dessus, ni repenser à son Maître, à son emprise, aux mensonges qu'il lui susurrait dans ses cauchemars... Mais le semi-drow devinait pourquoi son compagnon l'interrogeait : il devait se demander si Dorson n'était pas lié à son accès de démence.

Il rassembla son courage avant de se décider à répondre.

"Je n'en ai pas eu de nouveau cette semaine, mais il y en a eu deux depuis notre dernière séparation. Grâce aux entraînements d'Eloern, j'ai réussi à les interrompre avant la fin de leur déroulement : ce n'était pas une expérience agréable pour autant... Pour le reste, je m'en tiens à ses recommandations : ne pas se manifester, ne pas répondre. Repousser les idées, les sentiments qu'ils insufflent... J'étais plutôt en train de progresser."

Puis il se tut un moment.

"Je subis ces cauchemars depuis six ans maintenant, et les... enfin, que je perde pied dans un combat... ce n'est arrivé que deux fois, sans qu'il y ait eu de cauchemar dans la proximité immédiate. Mon Maître n'y a jamais fait allusion. Je pense..."

Il avala laborieusement sa salive. Il aurait tellement préféré pouvoir dire qu'il n'y était pour rien...

"Je pense que si Dorson a un lien avec cela, il n'est qu'indirect. Je veux dire... Mon esprit n'est pas ressorti indemne de l'Ombreterre. Un temps, j'ai cru que j'avais réussi à maîtriser cela, grâce à la foi du Vigilant. Je m'accrochais à ses principes, à ses préceptes stricts, à son code. Ma voie était tracée. Cela me rassurait, en un sens. Mais maintenant... les choses sont moins claires."

J'ai un chancelier de Melandis pour amant, je prends les armes pour l'aider, ma déesse œuvre pour le chaos, et je sers une cité qui adore un autre dieu que le mien : moins claires.

"... Plus vraies et plus conformes à ce que je suis, en un sens, et je ne regrette rien : mais cela a rendu mon équilibre mental, peut-être, plus fragile."

Qu'adviendrait-il si sa folie furieuse devait un jour se retourner contre Mornagest ? L'idée le terrifiait, et il détourna les yeux.

[Mornagest]

Tout cela aurait donc une origine magique... le guerrier s'en doutait, et Lothringen lui fournissait une explication plus ou moins valable. Ou du moins étaient-ce ses suppositions quant à leur raison d'être. Rien de bien encourageant, cependant.

"C'est certainement réversible. Tu ne crois pas ? Moi... si."

Il repensait à ce qu'ils s'étaient dit, quelques minutes plus tôt. Le lourd passif de Mornagest était-il inscrit au sein de sa psyché, impossible à l'en déloger ? Peut-être le pourrait-il un jour. Et pourquoi pas Lothringen ? Nul mal n'était incurable... voilà du moins ce qu'il se disait pour garder l'espoir ; celui de ne pas voir son compagnon sombrer petit à petit dans une sombre folie, bien plus effrayante que celle qui avait habité Mornagest étant plus jeune, car incontrôlable.

"Je suis désolé de te parler de tout ça... c'est... simplement, je m'inquiète", expliqua-t-il pour se justifier. Et c'était vrai... Il craignait plus pour le semi-drow que pour lui-même.

[Lothringen]

"Je sais bien", souffla-t-il doucement. "J'imagine que ça devait être assez... pénible à voir, mais il ne faut pas que cette pensée t'obscurcisse l'esprit. Ce n'est arrivé que deux fois, et pas dans n'importe quelles circonstances : durant un combat, où quelque chose ou quelqu'un me poussait à bout... Si ce sont bien des émotions qui jouent le rôle de déclencheur, alors oui, je dois pouvoir avoir une prise dessus."

Il laissa retomber le silence. Fugitivement, il eut le souvenir de cette émotion atroce qui l'avait envahi peu après l'explosion, quand il avait cru à la mort de son compagnon. Tout cela paraissait si irréel à présent qu'ils étaient l'un près de l'autre, à mille lieues de l'endroit où s'était déroulé l'affrontement. L'obscurité était presque totale, et le silence à peine troublé par l'écoulement régulier du courant. La brise fraîchissait dans les feuillages, leur arrachant de premiers frissons et confirmant que la nuit s'installait. Lothringen déposa son sac sur ses genoux et entreprit sans conviction de révéler son contenu : il y avait là un gros pain rond, des olives, des œufs durs, des figues sèches, du fromage et de la viande salée, le tout en abondance – le cuistot avait bien fait les choses. Une outre de vin occupait enfin l'un des innombrables recoins du sac magique.

"N'hésite pas à tout rafler", murmura-t-il en prenant une figue qu'il se mit à mastiquer avec distraction. "Je n'ai pas très faim."

Néanmoins, l'écrasement des grains sur sa langue et la saveur sucrée s'écoulant dans sa gorge lui procurèrent une satisfaction réelle et bienvenue après toutes ces tensions.

Le passé est sombre, l'avenir incertain, et les esprits troublés. Heureusement que le corps reprend parfois ses droits, nous imposant des trêves : manger. Dormir.

[Mornagest]

Il mangea lui-même assez peu, du moins selon ses critères. Il justifia cela par le fait qu'il valait mieux garder quelques vivres pour le lendemain, au cas où la chasse s'avèrerait infructueuse... rester prévoyant ne faisait pas de mal. Il mangea cependant une part du pain avec de la viande, et avala quelques figues en guise de dessert.

Il restait silencieux, ne sachant trop que penser, ni que dire. La situation qu'ils vivaient était par trop burlesque... et aurait pu être drôle si elle n'eut été si dramatique. Ils s'étaient efforcés de lui tailler une place dans une cité hostile, et ce faisant, ils risquaient rien moins que se perdre l'un l'autre... il ne pouvait s'empêcher de songer qu'ils avaient fait une erreur, depuis le début. Trop tard pour reculer ? Sans doute... inexorablement, la cité du Chaos attirait le guerrier, presque contre son gré, inconsciemment tout du moins.

La journée touchait heureusement à sa fin, et ils pourraient sans doute dormir calmement cette nuit. Demain serait un autre jour, et les tracas de leur existence les quitteraient pour un moment. Autant essayer d'en profiter au maximum...

"Tu as des idées pour demain ? Ce soir, j'avoue tomber de sommeil... je ne vais pas tarder à me coucher."

[Lothringen]

"Même chose pour moi. Quant à demain... je n'ai pas prévu de programme. Peut-être pourrons-nous explorer un peu la région, si ça te tente ? Pour ma part, je t'avouerai que si nous ne croisons personne, ni la moindre occasion de risquer nos deux vies - je me tiendrai pour tout à fait satisfait."

C'était qu'ils avaient eu leur compte d'émotion pour un moment. Qu'attendait-il au juste de ces quelques jours ? Pour l'essentiel, de savoir où ils en étaient, ce qu'ils voulaient, et s'ils ne seraient pas mieux inspirés de mettre tout de suite un terme à leur histoire. Il y songeait de temps à autres, quand son esprit n'était plus encore trop absorbé par les derniers événements. Pour l'heure, il se sentait complètement perdu. Il lui semblait évident qu'il se fourvoyaient, et à la longue, ne savait trop si c'étaient les quelques jours passés près de Manost ou la semaine qui venait de s'écouler à Mélandis qui relevait de l'erreur ou de la vérité sur leur compte... En bien peu de temps, la politique, le meurtre avaient repris le premier plan, et ce n'était que le début. L'attitude même de Mornagest, d'ailleurs, pleine de sollicitude mais tellement... distante ? non...amicale ? lui faisait quelquefois l'effet d'une gifle.

Mais pour ce jour-là, c'en était assez. Lothringen était trop fatigué pour embrayer sur de pareils sujets. Après avoir rangé les reliefs du repas, il nettoya le sol des branches et feuilles mortes qui le rendaient trop inégal. Ses gestes étaient devenus d'une lenteur extrême. Le semi-drow tombait de sommeil, pour de bon...

[Mornagest]

Le guerrier dodelinait lui-même de la tête. Il aida son compagnon à préparer leur couche, allant cueillir des fougères en guise de matelas et afin de s'isoler quelque peu de l'humidité de la terre. La nuit étoilée n'était pas très fraîche, mais la fatigue les faisait frissonner, et ils s'allongèrent et se couvrirent avec un certain plaisir.

Il était resté silencieux, mais lorsqu'il fut couché, il passa son bras autour des épaules de Lothringen et se tint proche de lui. Sans mot dire, il contemplait le ciel, partiellement voilé par les feuillages des arbres, laissant entrevoir quelques astres des plus brillants. Quelques-uns dardaient leur lumière de façon irrégulière, laissant supposer pour un astronome d'une autre dimension que l'activité nucléaire en son sein devait être pour le moins frénétique, mais faisant simplement croire aux mortels des Royaumes qu'elles représentaient les âmes de quelque homme ou femme fougueux dans sa vie sur Toril...

"Que crois-tu qu'il y a, là haut ?", demanda-t-il sur un ton rêveur. "Sont-ce les enfers ?"

[Lothringen]

Clignant des yeux, Lothringen rassembla ce qu'il se rappelait de ses études. La position allongée et la chaleur qui se diffusait dans leur couchage ne faisaient qu'accélérer son inexorable glissement vers le sommeil.

"D'autres plans, à ce qu'on prétend, innombrables... Certains sont peuplés de créatures étranges ou dangereuses que les portails nous vomissent à l'envi ; d'autres plans appartiennent aux dieux, et ils y accueillent les âmes de ceux qui les ont servis. Les Abysses et les Plans démoniaques ne sont que quelques uns dans cette nébuleuse. Pourquoi le pire te fascine-t-il autant ?"

Il se tourna à demi vers Mornagest, posant une main sur son torse. Légèrement, comme s'il hésitait. Peut-être avaient-ils partagé la dernière intimité, mais c'était si loin.

"J'imagine que tu ne crois pas vraiment aux dieux ? J'ai vu ma déesse de trop près pour pouvoir douter de son existence, mais je ne saurais expliquer... J'aurais voulu que tu sois là. Il y a suffisamment d'occasions de vivre l'enfer sur terre sans redouter celui de l'au-delà."

Il regarda à son tour les étoiles. Elles étaient comme un dernier souvenir de la lumière au milieu des ténèbres, et c'était en cela qu'elles lui étaient précieuses, autant que l'ombre des feuillages par un après-midi d'été : parce qu'elles rappelaient que rien n'est dit, rien n'est certain, et rien n'est pur. Là s'exerçait la liberté humaine.

[Mornagest]

Il répondit, quelque peu gêné :

"Je... je ne voulais pas parler du pire... simplement, j'ai souvent trouvé les étoiles si... énigmatiques. Que peuvent-elles bien être ? Je pense qu'on ne le saura jamais... portails, âmes... qui peut vraiment dire ce qu'il en est vraiment ?"

Il ferma les yeux, s'imaginant à des milliers de lieues, près de ces étoiles, observant leur fascinante mais morbide clarté, sans parvenir à comprendre ce qu'elles étaient censées faire là.

"Je crois aux dieux. Qui peut prétendre qu'ils n'existent pas ? Le temps des Troubles le prouve... enfin, je pense. J'y crois. Sans penser qu'ils valent mieux que les humains."

Il pressa légèrement la main qui s'était posée sur sa poitrine, la porta à son visage et déposa un baiser sur son dos.

"Je pense qu'on ferait mieux de dormir. Cela ira mieux demain..." Pour sa part, il luttait désormais pour ne pas se laisser emporter par le sommeil. A qui la faute ? Il s'était engagé sur une discussion philosophique... mais elle risquait de tourner court.

[Lothringen]

Lothringen n'insista pas. Ses yeux se fermaient d'eux-mêmes, l'empêchant de soutenir quelque conversation suivie que ce soit. Le geste simple de Mornagest l'avait juste un peu rassuré, un peu ému, il n'aurait su avouer pourquoi. Incapable d'y attarder son esprit, il se sentait en confiance, simplement, et impatient de laisser derrière soi la fatigue accumulée et les tableaux macabres du jour passé...

"Je suis d'accord. Puissent d'énigmatiques étoiles veiller sur tes rêves... Bwael isto."

Et, sur ce vœu de bonne nuit, il ne tarda guère à s'abandonner tout à fait à ce sommeil qui le sollicitait depuis déjà de nombreuses heures. Une de ses dernières pensées fut que, peut-être, avec un peu de chance, ils seraient suffisamment épuisés, l'un et l'autre, pour réussir à échapper aux insomnies et aux cauchemars qui ponctuaient ordinairement leurs nuits...

Venant de tuer de sa main deux de ses propres hommes, il avait toutes les raisons d'en avoir - et s'il en eut, il n'en conserva cependant aucun souvenir.

[Mornagest]

Quant à lui, Mornagest eut une nuit qu'il pouvait qualifier de calme. Du moins, ne se souvint-il pas de ses rêves, comme la plupart du temps. Lorsque cela lui arrivait, c'était en général suite à un réveil brutal, et les détails de son cauchemar - parce que c'en étaient souvent - lui restaient gravés en mémoire un certain temps après. Ici, il ne se remémora pas le visage morbide et fascinant de Lothringen tranchant furieusement la gorge du malheureux qui avait fait mine de bouger, après l'explosion, au jardin. Il ne se remémora pas la jeune fille assassinée pour un rituel minable proféré par des comploteurs tout aussi pitoyables. Il ne se remémora pas les pensées toutes plus sinistres les unes que les autres qu'il avait eu depuis quelques jours, depuis le début de cette triste affaire.

Et au final, il se réveilla lorsqu'un rayon de soleil vint lui agacer les paupières, lui chauffant le visage de façon agréable. Les oiseaux avaient entamé depuis longtemps leur traditionnel concert matinal, et ce, dès avant l'apparition du soleil.

À côté de lui, Lothringen remua lorsqu'il se redressa sur son séant, s'étirant et détendant ses muscles endoloris par la rudesse du sol. Cela faisait longtemps qu'il n'avait plus dormi à même la terre...

"Bien dormi ?" demanda-t-il au semi-drow encore tout ensommeillé.

[Lothringen]

Assis sur son séant, Lothringen allongea les bras en avant et les étira comme un chat, une bonne minute durant. Il avait une conscience suraiguë de l'emplacement de ses lombaires, et l'impression d'avoir creusé durablement sa cuisse dans l'un des genoux de son compagnon.

"Bien, je suppose..., répondit-il d'une voix encore mal assurée. Je ne me souviens de rien."

Il souriait en se frottant les paupières. La fatigue, au moins, était partie, même s'il sentait qu'il aurait pu continuer à dormir ainsi longtemps encore, n'était la luminosité qui s'accroissait. Quand il releva enfin le regard vers Mornagest, le semi-drow fut frappé de la piètre allure du guerrier. Ses vêtements étaient fripés, ses cheveux emmêlés de feuilles mortes, et il flottait sur lui... sur eux... une odeur un peu rance, de sueur chaude et de laine mouillée. De sang séché, peut-être.

Peu importait. Ils étaient seuls au monde, et les mauvais souvenirs étaient provisoirement derrière eux. Un soleil insolent, qui menaçait de l'aveugler pour le restant de la journée, jouait dans la chevelure blonde du guerrier : Lothringen se sentit fugitivement l'âme d'un faune s'éveillant à côté d'une dryade. Néanmoins, il n'était ni l'un ni l'autre, et la lueur maligne s'effaça progressivement de son regard. Mornagest, comme souvent, n'avait sans doute rien vu.

"... Un peu de toilette ne sera pas de trop."

Avec précaution, le semi-drow descendit le talus qui le séparait du lit de la rivière. Si près des côtes, le courant était faible, et l'eau peu profonde paraissait si pure qu'on y dénombrait au soleil chaque nuance de gravier. Lothringen se déchaussa, releva les bords de son pantalon, avant d'aventurer ses pieds sur les roches lisses, en s'immergeant jusqu'au genou. Une grimace furtive : l'eau était froide. Mais propre, au moins... Il se mit torse nu et commença ses ablutions, non sans surveiller du coin de l'œil ce que faisait son compagnon.

[Mornagest]

Le temps de masser succinctement ses muscles ankylosés, et Lothringen se trouvait déjà dans l'eau. L'idée de l'arroser d'eau apparemment glacée lui traversa l'esprit, mais il songea - à raison ? - qu'il n'apprécierait que moyennement la farce...

Il retira sa tunique, ne portant plus qu'un surcot vert sombre, et s'avança vers la berge du ruisseau. L'eau était effectivement vivifiante... il y entra avec précaution, tout d'abord, puis se jeta entièrement dans l'eau froide, pour en ressortir un instant après, soufflant et frissonnant tout le long du corps.

"Aaah... argh", bredouilla-t-il tout d'abord, avant de se frictionner le corps. "J'ai perdu l'habitude, on dirait..." Il entreprit de se laver et de retirer les nombreuses traces du combat de la veille, ainsi que la terre collée sur ses bras. Une longue croûte de sang séché lui barrait également la cuisse, vestige de l'estafilade reçue la veille. Enfin, il tenta tant bien que mal de se débarrasser de ses cheveux à moitié brûlés, mais sans y voir suffisamment.

Fatigué de tout ceci, il décida enfin d'exécuter son tour idiot, et aspergea le semi-drow dans le dos, lui arrachant un cri de surprise. Il prit un air innocent tandis que Lothringen se retournait.

[Lothringen]

Cela faisait déjà un petit moment que Lothringen trempait un bras, puis l'autre, et s'aspergeait le torse. N'ayant pas pris part aux combats rapprochés, il ne portait sur lui, pour toute trace des affrontements, que les traînées de ce sang que lui avait soutiré le tigre sanguinaire. Pour le reste, un peu de terre sur le visage, quelques feuilles dans les cheveux... Il était en train de se demander s'il ne ferait pas mieux d'imiter Mornagest quand il fut surpris par son aspersion traîtresse, qui le fit se redresser en sursaut. Du Téthyr au Calimshan, en passant par l'Ombreterre, il avait passé des années et des années dans des pays trop chauds : l'eau glacée le tétanisait.

Passé le premier choc, il se retourna pour découvrir un Mornagest très occupé à prendre l'air idiot. Et, passé le premier choc, ça le faisait plutôt sourire. Il songea fugitivement à certain barde qui l'avait un jour jeté à l'eau. Plus récemment, à la façon dont le guerrier savait jouer avec un pot de miel. Le semi-drow s'approcha lentement de lui, en souriant d'un air aussi faussement nonchalant que son compagnon jouait bien l'innocence. Et quand il fut parvenu au pied de Mornagest, il lui pinça soudain le nez et le secoua à plusieurs reprises, l'air fâché.

"Hé bien ? J'aurais pensé qu'il coulerait encore un peu de lait de ces narines."

Tu es si jeune...

[Mornagest]

"Aie ! Ouille !" cria Mornagest en se débattant vaguement. "Pitié, m'sieur, c'est pas moi, j'vous l'jure !", implora-t-il. "C'est le démon de la tentation qui s'est emparé de moi... j'espère que je ne t'ai pas donné trop froid... les drows ont la constitution fragile, paraît-il", reprit-il avant de pouffer et reculer d'un bon pas avant de recevoir le fruit de la fausse colère de Lothringen.

Il se laissa ensuite choir en arrière dans l'eau, éclaboussant tout sur son passage, flottant à la surface, les membres écartés, le visage tourné vers le ciel, yeux clos. Il était heureux, tout simplement, en ce moment. Le seul souci qu'ils avaient à se faire consistait en la composition des repas de la journée... et vu la saison, cela ne poserait pas trop de problèmes ; ils n'auraient que l'embarras du choix.

[Lothringen]

Ne voulant pas déranger Mornagest, Lothringen s'immergea brièvement la tête, puis remonta rapidement sur la rive. Il commençait à greloter, de toute façon, et il dut se frictionner un bon moment avant de voir disparaître les derniers frissons, sa constitution drow n'étant effectivement pas des plus robustes. Une fois réchauffé et rhabillé de frais, il s'assit, pour entreprendre de dénouer sa natte détrempée et de la démêler - ce qui, compte tenu de la longueur de cette chevelure qui prenait une fois lâchée des allures de crinière, risquait de prendre un bon moment. Quand il eut dénoué le lien de cuir qui fermait la natte, ses doigts s'appliquèrent à séparer une à une les mèches entremêlées. Pour fastidieuse qu'elle soit, la tâche ne le rebutait pourtant pas : c'était un moment de paix comme la vie en offrait peu souvent...

De temps en temps, son regard tombait sur Mornagest, pour se teinter peu à peu de mélancolie. Etait-il parfaitement heureux, en cet instant ? Il y avait trop de questions sans réponses, trop d'incertitudes sur l'avenir, trop de non dits.

Et comment faire comprendre à quelqu'un qui se trouve à une dizaine de pas de vous qu'il vous... manque ?

[Mornagest]

Il resta un long moment, la tête à moitié dans l'eau, n'entendant que les battements de son cœur et le clapotis de l'eau dévalant la pente légère et caillouteuse de son lit confortablement installé dans le sous-bois. Il ne pensait à rien. Son esprit ne vagabondait pas, comme à son habitude, entre pensée sinistre et morbides ressassements de rêves ou conjectures pessimistes. Il ne ressentait que le froid piquant de l'eau lui glissant le long de l'échine, lui chatouillant la peau par la même occasion.

Il se décida finalement à sortir de l'eau, dégouttant et tremblotant. Un frisson parcourut son corps, et la chair de poule apparut sur ses bras. Il entreprit de se sécher comme il le pouvait à l'aide de ses vêtements, puis d'imiter son compagnon, démêlant ses cheveux, certes plus courts, mais néanmoins assez fournis.

Le silence s'était à nouveau établi. Un coup d'œil furtif vers Lothringen, qui le lui rendit avec un pâle sourire. Il semblait soucieux...

"Tu veux parler ?", souffla-t-il, ayant terminé sa tâche.

[Lothringen]

Il baissa les yeux. Il redoutait cette conversation autant qu'il l'avait attendue...

"Hum... Oui, en effet. Mais je ne sais par où commencer. J'ai déjà essayé de t'en parler, pourtant... Mais ce n'était pas le bon moment. Y a-t-il jamais un bon moment ? Le problème est que j'essaie de me représenter un avenir à deux, Mornagest, et que je n'y parviens pas."

Lothringen haussa les épaules, rejetant en arrière les lourdes mèches humides qui tombaient en cascade jusqu'à sa taille.

"Je suppose que c'est ma faute. Après tout, quand je t'ai rencontré, je me suis bien gardé de penser au lendemain. Il m'apparaissait comme un trou noir où tu ne serais plus là, et je me suis hâté de vivre le plus que je pouvais avant cette échéance. Tu dis que je ne t'ai pas forcé, pas poussé, que je n'ai pas abusé de toi. Je ne demande qu'à le croire, et pourtant, une simple amitié paraît faire assez bien ton affaire... Est-ce que j'ai rêvé quelque chose qui ne devait pas être, qui ne te convient pas ? Si c'est le cas, alors il est encore temps de corriger le tir, mais plus pour longtemps. Avec ton nouveau poste, nos rencontres se feront encore plus rares, encore plus difficiles. Je crains que tu ne changes... Et je crains de souffrir, ou de te faire souffrir en te demandant plus que tu ne peux donner."

Il se tut un instant. Il n'avait pas fini... Et maintenant qu'il avait réussi à se lancer, il voulait aller jusqu'au bout.

"Ne te trompe pas sur mon compte. Je ne joue pas. Et les derniers événements ne me l'ont que trop démontré : c'est quelquefois de vie et de mort qu'il s'agit. Comment t'expliquer ? J'ai fait un rêve..."

Il ferma fugitivement les yeux pour se remémorer la scène.

"Il y a quelques jours. J'étais dans la forêt du Bosquet, empreinte de magie sauvage comme du temps où nous l'avons traversée. Et je voyais un cerf au milieu des feuillages, un grand cerf blanc, aux andouillers robustes mais encore peu développés. L'arc à la main, je lui courais après, mais impossible d'ajuster mon tir, et impossible de le rattraper, et il m'entraînait toujours plus profondément, jusqu'à ce que je perde tout à fait tout repère, et alors il disparaissait, et je ne savais plus s'il avait existé ou si ce n'avait été qu'une autre des fantasmagories d'Eloern. Alors j'étais à nouveau seul, et plus perdu qu'auparavant. Et je savais que je ne retrouverais pas la paix tant que je ne l'aurais pas retrouvé. Dussé-je ne jamais le retrouver. Dussé-je ne pas savoir quoi faire quand je l'aurais retrouvé."

Il s'interrompit, gêné à l'idée de s'épancher de la sorte, et de peut-être gêner à son tour son interlocuteur.

"Et c'est ce que je ressens, à présent..."

[Mornagest]

Le mélandien resta coi un moment après que Lothringen ait terminé de parler, ressassant ses paroles, essayant de formuler une réponse. Par où commencer ? Une amitié... était-ce là l'image qu'il renvoyait de son comportement ? Il était vrai qu'ils n'avaient pas eu beaucoup de temps pour eux-mêmes, dans l'intimité... mais tout de même !

"Je ne pensais pas t'avoir semblé si distant... si c'est bel et bien le cas, c'est... ce serait plutôt là que je voudrais qu'on corrige le tir. Je ne veux pas que... que notre relation s'arrête, ni à cause de cela, ni parce que... c'est vrai qu'en étant chancelier, nos rencontres seront plus rares. Mais..."

Il n'arrivait guère à trouver correctement ses mots, et cessa de parler, se sentant idiot. L'émotion le travaillait, à vrai dire, et il avait une soudaine et désagréable envie de pleurer. Mais il se contint, et continua à parler quelques instants après.

"J'ai envie de poursuivre, parce que j'ai foi en nous deux. En toi, surtout, je l'avoue... mais je crois que nous pourrons y arriver. Même si... ce sera dur."

Il songeait au rêve de Lothringen. Inaccessible... le serait-il toujours ? L'était-il, l'instant présent ? Il lui posa la question.