[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

[Galathée]

En se déplaçant, Taliesin sentit soudain une douleur vive au niveau de sa cheville. Lorsqu'il se fut assis près de Victor, il réalisa que sa botte était déchirée et que les crocs du chien l'avaient atteint. Tout au combat, il n'avait rien senti sur le moment. Victor, quant à lui, était hors d'haleine, l'avant-bras gauche en sang. La morsure n'était pas très profonde, rien n'avait été arraché, mais il était quand même bien blessé, et ses larmes indiquaient qu'il souffrait.
Derrière eux, la brume finit par disparaître. Il n'y avait plus trace des chasseurs, ni de leurs chiens. Deux des animaux étaient manifestement morts, en plus du troisième qu'avait calciné l'élémentaire avant de s'éteindre. Mélégorn gisait sur le dos, un peu plus loin. Taliesin le vit bouger, mais pas se relever pour autant.

[Taliesin]

Trois blessés. Deux sorts de soin en réserve.
Restait à savoir qui en aurait le plus besoin... Pas lui, sans doute : sa blessure était douloureuse mais ne l'empêcherait pas de marcher. Ou de boitiller cahin-caha. Il faudrait qu'il essaie. Victor, lui, était mal en point...
Mais peut-être pas tant que l'ensorceleur. Il fallait qu'il découvre la nature des blessures reçues par son compagnon. Voir s'il pouvait y faire quelque chose.
Doucement, il passa un bras autour des épaules de Victor et le serra contre lui.
-Bonhomme... Est-ce que tu crois que tu peux tenir encore un tout petit peu ? Je dois aller voir Mélégorn... Il faut qu'on l'aide, qu'on reparte vite tous les trois... Je peux te porter avec moi, si tu veux... Ou te laisser là pendant que j'y vais. Dis-moi... Et si tu as trop mal... Je m'occupe de toi tout de suite. Avant tout le reste.

[Galathée]

Victor acquiesça en se mordant la lèvre. Il regarda furtivement Taliesin, mais ses yeux retournèrent au chien carbonisé, qu’il avait vu se tordre dans les flammes. D’une main, il maintenait sa manche en lambeaux sur son bras, endiguant quelque peu le flot écarlate.. Le barde put se traîner jusqu’à Mélégorn. L’ensorceleur avait les yeux ouverts et respirait lentement, mais du sang perlait au coin de sa bouche et Taliesin ne comprit l’étendue des dégâts qu’en le surplombant : il avait prit une flèche dans le flanc. Vu ce qu’il en dépassait, elle était profondément enfoncée.
Mélégorn avait les yeux embrumés mais il sourit au barde lorsqu’il croisa son regard.

[Taliesin]

L'elfe grimaça. C'était bien un coup de déveine que l'ensorceleur ait écopé d'une flèche au milieu de la bataille. Peut-être était-ce là la raison de la brume qu'il avait lancée : un voile opaque entre eux et les paysans...
Quoi qu'il en soit, la flèche avait atteint son but. Et la blessure était mauvaise. Si mauvaise que le barde doutait de pouvoir y faire quoi que ce soit.
Il tenterait, cependant.
-On va arranger ça... dit-il avec un optimisme feint. Je vais faire bouillir de l'eau, je retirerai le trait... Puis je te soignerai. Je ne suis pas un clerc, mais... Je ferai de mon mieux. Tu crois pouvoir tenir, si j'essaie de te déplacer ? Ce serait bête si, par-dessus le marché, tu attrapais froid.

[Galathée]

Mélégorn secoua lentement la tête, le visage brièvement crispé par une grimace de douleur, puis dans un mouvement maladroit, il se mit à palper son manteau, du côté indemne. Le barde comprit au bout d’un moment que l’ensorceleur cherchait de quoi écrire. Du sang coulait désormais de sa narine droite, traçant un sillon sur sa joue avant de perler sur la neige piétinée. Talesin n’avait pas besoin d’être expert pour deviner que la blessure de son congénère était autrement plus mauvaise que les égratignures qu’il avait récoltées ou même la morsure qui marbrait le bras de Victor. Mais Mélégorn ne semblait pas inquiet, ou plus.

[Taliesin]

Il grimaça, mal à l'aise. S'il devait intervenir, c'était tout de suite, sans tarder, sans laisser à l'ensorceleur le temps de s'épuiser en vaines écritures. Il faillit d'ailleurs jeter un premier sort, mais se ravisa. Si la blessure était trop grave, il s'épuiserait sans rien y changer. Pire : cela ne pourrait que rallonger l'agonie du malheureux.
Mais il ne pouvait pourtant pas rester là, les bras ballants, à le regarder se vider de son sang...
Mélégorn lui avait fait signe de ne pas intervenir. Avait juste cherché de quoi écrire.
Et puis il y avait Victor, encore faible, fiévreux, blessé... Avait-il le droit de gaspiller sa maigre magie, ses forces déclinantes pour une cause perdue ? Alors qu'on avait décliné son offre ?
Cruel dilemme.
Pas le temps non plus pour les dilemmes, malheureusement. Les paysans pouvaient revenir. Ou bien les gardes du pénitencier retrouver leur trace et fondre sur eux, bien plus coriaces...
La mort dans l'âme, la gorge nouée, le barde tendit la main et, doucement fouilla dans la poche de l'elfe blessé, tirant parchemin, encre, plume...
-Je dois quand même pouvoir faire quelque chose... souffla-t-il en les lui remettant.

[Galathée]

Mélégorn sourit doucement, comme pour le réconforter, puis d'une main maladroite, avec l'aide du barde qui lui soutenait le parchemin, il écrivit quelques mots. Derrière eux, Victor s'était calmé, Taliesin le vit qui enrubannait sa main avec lenteur, les yeux écarquillés, frissonnant. L'ensorceleur lui tendit son message.
Pourquoi les as-tu tués ?
Taliesin pouvait prétendre qu'il parlait des chiens, mais le regard incisif de l'ensorceleur ne prêtait pas réellement à confusion.

[Taliesin]

Taliesin le dévisagea, décontenancé. Il fallait que la chose préoccupe vraiment l'ensorceleur pour qu'il lui en parle à cet instant précis, plutôt que de l'encourager à le soigner.
Chose qu'il savait peut-être impossible, lui...
Alors, peut-être voulait-il partir en essayant de se dire qu'il n'avait pas aidé un tortionnaire...
Tortionnaire qu'il était, pourtant.
-Pourquoi ? murmura-t-il. Parce que j'étais un monstre, Mélégorn. Parce que j'étais un monstre... Toute autre explication me donnerait l'impression de me chercher des excuses. Te donnerait l'impression que je cherche à minimiser, à te mentir.
Il jeta un regard à Victor, soupira.
-Mais si tu veux vraiment savoir... Le juge Kanter avait torturé et assassiné l'une de mes amies. Que le tyran Morféa Nwalk lui avait offert en cadeau, après m'avoir laissé pour mort... Nwalk que j'avais moi-même mené à Luménis, dont je n'avais pas vu la noirceur. Dont j'avais refusé de voir la noirceur, plutôt, naïvement convaincu qu'il avait trop souffert, qu'il y avait du bon en lui... Il m'a longtemps gardé en ses geôles. Puis jeté dans un charnier, comme un cadavre, après s'être servi de moi pour parvenir à ses fins. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas mort : sans doute le garde qui m'a transporté a-t-il eu pitié... Je n'en sais rien. Il aurait dû s'abstenir, en tout cas. Car quand je me suis réveillé, j'étais consumé par la haine, par la volonté de me venger. C'était la seule chose qui comptait. Alors, j'ai libéré des esclaves. Pas pour les aider, non. Juste pour qu'ils me servent dans mes noirs projets. Ensemble, nous avons commencé par tuer des gardes du régime. Puis j'ai appris, pour Kanter. Appris qu'on lui avait livrée mon amie... Appris qu'il avait restauré l'esclavage. Je me suis dit qu'il fallait frapper un grand coup, faire comprendre à Nwalk et à tous ses serviteurs qu'ils ne seraient jamais en paix tant que vivrait le Monstre. Alors, je me suis glissé dans la maison des Kanter... Et tu connais la suite. J'ai commis... j'ai fait commettre des choses sans nom. Des choses que rien, jamais, ne pourra justifier...
Il serra les dents, les poings.
-Après... Une ancienne amie, que j'avais connue à Manost, a appris mon existence. Elle s'était engagée avec les résistants pour tenter de me libéré. A vu que j'étais devenu le Monstre. A pensé... Que celui que j'étais autrefois vivait encore, peut-être, derrière la haine. Alors elle m'a capturé. Mené hors les murs. Je voulais mourir, Mélégorn, vraiment. Le Monstre était mort, mais restaient ses crimes. Et je les portais alors comme je les porte aujourd'hui... Je voulais mettre fin à mes jours mais je n'en ai pas eu la force. Galathée... elle et le petit m'ont redonné goût à la vie. Alors... j'ai choisi de vivre, d'expier mes crimes non par ma mort, mais par mon existence. J'ai surtout cru que le bonheur était encore possible, égoïstement, malgré tout ce que j'avais perpétré. J'aurais dû être plus ferme. M'éliminer de la surface du monde. Galathée et Victor s'en porteraient mieux, aujourd'hui. Seraient sains et saufs, ensemble. N'auraient pas souffert à cause de moi...
Il s'interrompit, incapable d'aller plus loin, incapable de dévisager à novueau l'ensorceleur terrassé.

[Galathée]

L’ensorceleur avait écouté son récit avec attention, le visage parfois traversé par un éclair de souffrance, mais sans pour autant en décrocher. Lorsque Taliesin en eut terminé, Mélégorn poussa un léger soupir et un faible sourire éclaira ses traits. D’une main un peu tremblante, il reprit le parchemin et se remit à écrire.
Allez plein ouest, jusqu’aux montagnes, allez en Lorien. Ils ne s’y attendront pas, la route sera rude. Gagnez Loth Imarhil, au bout de la rivière. Demande à voir Halderion Polfinn, il vous aidera. Donne-lui ce que j’ai écrit pour lui, dans mon sac. Je jure qu’il vous aidera.
Avant de partir, assure-toi que je suis mort. Maintenant, occupe-toi de ton fils.

[Taliesin]

L'elfe releva les yeux du parchemin, ému, chamboulé à un point qu'il n'aurait su décrire. Mélégorn n'avait aucune raison de l'aider. Surtout après ce qu'il avait dit. Et pourtant...
Se pouvait-il qu'il y ait tant d'âmes justes, en ce bas monde ? Et que toutes soient destinées au trépas, alors que lui-même, le bourreau, le monstre, survivait envers et contre tout ? Apportant le malheur à ceux qui l'aidaient, l'aimaient malgré tout ?
Je n'aurais jamais le droit d'appeler Victor mon fils, manqua-t-il dire. Il mérite mieux que moi. Galathée mérite mieux que moi. Toi... Toi tu mériterais de vivre. De t'occuper du petit, de le ramener près de sa mère...
Il en fut incapable, cependant. Ne put que demeurer silencieux, le regard rivé sur les traits tirés de l'ensorceleur.
-Je n'ai pas le droit de te laisser comme ça... finit-il par murmurer, la voix roque, tremblante. Ce n'est pas juste. Je dois pouvoir faire quelque chose. Laisse-moi essayer...
Non, il ne pouvait pas abandonner sans rien tenter celui qui l'avait aidé à quitter le pénitencier. Qui acceptait de l'aider alors qu'il savait.
Cela lui aurait fait l'effet d'une trahison.
Une énième.

[Galathée]

A nouveau, l’ensorceleur secoua lentement la tête. Puis il s’immobilisa pour prendre deux longues goulées d’air glacé, les yeux clos, avant de retendre la main pour écrire à nouveau. Cette fois, la manœuvre lui prit plus de temps, sa patte se fit plus maladroite, par endroits presque illisible, et Taliesin comprit qu’il ne pourrait s’exprimer de la sorte encore longtemps.
Tu as déjà fait beaucoup. Grâce à toi, la torture a pris fin, je vais pouvoir mourir parmi les arbres plutôt que dans les galeries obscures.
Brûle la dernière page de ce que j’ai écrit, ils n’ont pas besoin de savoir.
Assure-toi que je suis mort avant de partir. Je ne te demande rien de plus. Va chez les miens. Ils m’attendent toujours.

[Taliesin]

Le barde poussa un profond soupir.
Il devait se rendre à l'évidence : un regard suffisait désormais pour comprendre qu'il ne pourrait rien pour l'ensorceleur. Lorsque Galathée et ses compagnes s'étaient emparées de lui, il avait écopé de deux flèches dont la plus dangereuse au flanc, justement. Et ce n'était pas quelques sorts dérisoires qui lui avaient permis de survivre, mais les soins patients, les plantes et tout le savoir de la rôdeuse. Il lui avait fallu longtemps pour se remettre, malgré tout. Et ce n'était pas l'hiver, ils n'étaient pas démunis de tout...
A nouveau, il se sentit gagnée par un atroce sentiment d'impuissance. La culpabilité n'était pas loin mais, une fois n'est pas coutume, ce n'était pas le sentiment le plus atroce. Les paysans étaient venus pour eux deux. Et il avait fait son possible pour les repousser. Il pouvait simplement se reprocher de n'être pas plus puissant pour réparer les dégâts...
Et, à présent, il devait songer au plus urgent. Se concentrer sur ce qu'il pouvait, devait faire. Ne pas se laisser piéger par les émotions qui menaçaient de le déborder...
Facile à dire.
-Tu peux compter sur moi... fit-il en elfique, d'un ton qu'il ne parvint pas à rendre tranquille ou apaisant. Merci pour tout, Mélégorn. Sans toi, je ne serai pas allé bien loin. Je ne l'oublierai pas. Et les tiens sauront ce que je te dois.
Doucement, il toucha l'épaule de l'ensorceleur. Puis, la gorge nouée, il se força à se redresser, à s'éloigner.
Se concentrer sur ce qu'il pouvait faire, ne pas se laisser piéger.
Il récupéra une couverture près du feu, revint la déposer sur l'elfe agonisant, sans appesantir son regard sur lui, puis avança vers l'enfant. Au spectacle qu'il offrait, sanglant, perdu, encore malade, Taliesin se sentit chavirer. Il serra les dents, se laissa tomber dans la neige.
Là, il pouvait agir. Réconforter.
Là, il n'était pas impuissant.
Peut-être.
-Tu veux bien me montrer ton bras, mon grand ? souffla-t-il, la voix enrouée. Je vais arranger ça...

[Galathée]

Victor tremblait doucement, comme si ses frissons étaient désormais partie intégrante de son attitude au repos. Il avait manifestement très froid et en levant les yeux, Taliesin réalisa que la température était tombée et que le ciel s'était couvert. L'enfant lui tendit l'avant-bras qu'il avait emmitouflé dans une manche en lambeaux, désormais rougie. Il avait les yeux toujours écarquillés, comme s'il était sonné, et n'ouvrit pas la bouche lorsque l'elfe retira son pansement de fortune. Les meurtrissures étaient écarlates, béantes, sur sa peau blafarde. Mais aucune ne semblait très profonde. Le risque était davantage lié aux mille germes que transportait un chien de chasse dans sa gueule immonde.

[Taliesin]

Il n'y avait plus à hésiter sur la manière d'utiliser ses sorts. Victor avait besoin de soins : les plaies pouvaient s'infecter, et ce n'était certainement pas le moment. Alors, doucement, l'elfe se mit à incanter. Ce qui lui parut terriblement difficile : il avait du mal à concentrer son esprit à cause du froid, de la douleur, des émotions diverses qui se bousculaient en lui, furieuses.
Il cabra sa volonté, cependant. Il n'avait pas le droit d'échouer. Là, il pouvait agir. Allait le faire, quoi qu'il lui en coûte.

Taliesin --> soins légers --> Victor

Puis il attendit le résultat, prêt à récidiver dans l'instant en cas de besoin.

[Galathée]

Une lueur bleutée piquetée d'or s'échappa de ses doigts et engloba le bras blessé de Victor, comme une nuée de papillons minuscules, dansant quelques secondes dans l'air glacé, avant de se dissoudre. La peau de l'enfant affichait encore des taches plus sombres, vestiges de cicatrices, aux endroits où les crocs du chien avaient pénétré sa chair, mais toutes les plaies étaient refermées, le sang résiduel était coagulé, dessinant des arabesques sinistres mais désormais sans danger. A voir le visage du petit garçon, Taliesin devina aussi que la douleur s'était en grande partie évaporée avec les blessures.

[Taliesin]

L'elfe poussa un soupir. Il ne pouvait rien contre d'éventuels germes, mais il avait paré au plus pressé, ce qui était tout de même encourageant. Rien qu'un peu, évidemment. Néanmoins, vu les circonstances, tout était bon à prendre.
Il hésita une seconde puis posa une main sur l'épaule du petit garçon.
-Est-ce que tu crois que ça va aller ? demanda-t-il. Est-ce que tu as mal autre part ? Besoin d'autre chose ? Dis-moi, Victor, n'hésite pas. Je ferai ce que je peux...

[Galathée]

Victor pinça les lèvres, son regard fiévreux errant quelques secondes autour d'eux, sans parvenir à se fixer sur quoi que ce soit. Il semblait à Taliesin qu'il voyait des choses invisibles, ses sourcils se fronçaient puis se soulevaient, il plissait les paupières avant de sursauter, pour s'enfoncer à nouveau dans le vague. Il finit par revenir sur l'elfe, comme surpris de le trouver là.
" J'ai froid et j'ai sommeil, et ma tête me fait mal." murmura-t-il d'une voix presque éteinte. " Est-ce qu'on peut dormir, dis ? Quand pourra-t-on dormir ?"

[Taliesin]

Spontanément, l'elfe passa un bras autour de l'enfant et le serra doucement contre lui.
-Pour la faim, on a ce qu'il faut... dit-il d'un ton qui se voulait léger. Pour la tête... Je ne vois que le sommeil. Et tu vas pouvoir dormir, oui, sitôt que tu auras avalé un morceau. On va devoir rester un peu ici. Peut-être une heure ou deux. Tu pourras te reposer, et ensuite, quand nous partirons... Je te porterai. On ira pas très loin, mais il faut quand même essayer de trouver un endroit plus abrité pour passer la nuit.

[Galathée]

Victor acquiesça doucement, restant immobile là où il se trouvait, dos au feu. Mélégorn respirait toujours, Taliesin voyait son souffle s'élever dans l'air froid. Il ne tarderait plus à neiger, cependant. Le ciel s'était voilé, le vent agitait les branches au-dessus d'eux. Il restait une odeur de brûlé dans l'air.
L'enfant ne bougea pas pendant que l'elfe lui cherchait à manger, laissant à nouveau son regard voyager sur les alentours. Il semblait amorti, peu nerveux. Il finit par s'arrêter sur l'ensorceleur.
" Il va mourir ?" demanda-t-il d'une voix atone à Taliesin lorsque celui-ci revint.

[Taliesin]

Taliesin grimaça. Mais à quoi bon mentir ? Victor n'était pas bête, il le saurait, qu'il se taise ou non.
-Oui... murmura-t-il. Je lui ai proposé de l'aider, mais il n'a pas voulu. Sans doute que je n'aurais rien pu changer. Mais...
Il soupira, tenta un sourire rassurant malgré la boule qui lui nouait la gorge.
-Je sais que ça peut paraître bizarre, mais il est content de partir au milieu des arbres, et non pas dans une galerie de la mine, ou dans un barraquement. Content de partir en homme libre, plus en forçat... Et puis... La mort, ce n'est pas tout à fait la même chose pour les humains et pour les elfes. Je ne suis pas expert en la matière, j'ai très peu côtoyé mes congénères, mais... C'est une histoire de cycles qui recommencent. Un novueau départ, pas vraiment une fin.
Ce disant, il se demanda qui, de lui ou de l'enfant, il espérait rassurer.

[Galathée]

" Oh." répondit simplement Victor, avant d'acquiescer, la mine sombre.
Taliesin réalisa alors que l'enfant avant les mains serrées sur son entrejambe, et ce, depuis quelques minutes. Lui écartant les doigts, il découvrit une tache circulaire qui trahissait un oubli malheureux. Le petit garçon leva un regard vide sur l'elfe, comme si c'était une chose invisible ou sans importance.

[Taliesin]

L'elfe lui rendit un sourire encourageant.
-C'est rien, hein, bonhomme. Je sais que ce n'est pas agréable, mais c'est rien. C'est normal, vu ce qui c'est passé. Et en fait, ça me rassure même plutôt. Sans ça... j'aurais vraiment pensé que tu étais cent fois plus courageux que moi... J'aurais été jaloux. Là, ça veut juste dire que tu l'es... dix fois plus, dirons nous.
Lui-même navré par sa pitoyable tentative d'humour, l'elfe secoua la tête.
-Enfin, tu ne peux pas garder ça. Il fait froid, tu as encore de la fièvre... On a vu le résultat que donnaient les habits mouillés. Tu crois que tu peux enlever ce qui l'est ? Ou bien tu veux un coup de main ? Si la neige veut bien attendre un peu, on fera sécher ça près du feu... Et sinon, je te trouverai quelque chose dans les sacs.

[Galathée]

Victor se débarrassa de son pantalon mouillé en se tortillant, le regard toujours absent, comme tourné en lui-même. Sans doute toute la situation lui apparaissait-elle comme un songe troublé, au travers des brumes de sa fièvre. Lorsqu’il eut les fesses à l’air, il replia son manteau sous lui et s’assit à nouveau devant les flammes, immobile. Parfois, un frisson lui animait les épaules, mais il avait cessé de trembler comme une feuille. Il aurait pu dormir debout. Au loin, l’elfe entendit des aboiements résonner, mais ils ne semblèrent pas s’approcher. Quelques flocons se mirent à tomber, tranquilles.

[Taliesin]

Les aboiements et les premiers flocons renvoyèrent brutalement Taliesin à la sinistre précarité de leur situation. La brève accalmie climatique n'avait été qu'un leurre. Et les chiens... Peut-être étaient-ce les survivants de l'affrontement. Peut-être leurs maîtres les avaient-ils retrouvés... Il fallait espérer que leur peur serait encore assez grande pour les empêcher de revenir. Parce qu'il était impossible de partir immédiatement : il devait tenir la promesse faite à Mélégorn, rassembler leurs affaires...
Après s'être assuré que Victor avait encore de quoi manger, il jeta les dernières branches dans le feu et déposa tout à côté les chausses humides de l'enfant. Puis il se mit en devoir de ranger dans les sacs les provisions encore éparses, les couvertures sorties pour la nuit. Celles, du moins, qui n'avaient pas été réduites en lambeaux. Puis il s'approcha doucement de l'ensorceleur, afin de vérifier son état.
Une pensée désagréable effleura son esprit : et s'ils devaient filer en catastrophe alors que l'elfe était toujours vivant ? Devrait-il le tuer de ses mains ?
Il frissonna.

[Galathée]

Au moment où Taliesin rejoignit Mélégorn, ce dernier eut un nouveau soubresaut d'agonie. Son regard était désormais fixe, lorgnant la toile des branches noires qui les surplombaient, peut-être aveugle, et du sang maculait son visage, coulant depuis ses lèvres et son nez, en fins ruisseaux paresseux. Il entendit cependant le barde s'approcher, et tendit péniblement la main, comme s'il attendait qu'on la lui prenne. Il s'arc-bouta une seconde, aspira une longue goulée d'air, retomba. Il n'était pas encore mort.

[Taliesin]

Le spectacle qu'offrait l'ensorceleur ébranla à nouveau l'elfe qui s'assit dans la neige à côté de lui, prenant la main tendue dans les siennes. Il aurait dû faire quelque chose, quoi que ce fût. C'était inhumain de laisser Mélégorn trépasser ainsi : il n'osait imaginer les souffrances qui étaient les siennes. Que pesait, face à elles, le réconfort de partir au milieu des arbres, en homme libre ? Pas grand chose, aurait-il été tenté de dire.
Il aurait fallu qu'il essaie de le sauver envers et contre tout. Ou, plus raisonnablement, avoir le courage d'abréger ses tourments. Cela, pourtant, il s'en sentait totalement incapable.
Proposes-le lui.... Tu lui dois bien ça.
Il ne pourra pas répondre.
Propose quand même.
Le barde se mordit les lèvres, jeta un regard en coin vers Victor, toujours prostré près du feu.
-Courage, mon ami... fit-t-il dans un elfique que la fatigue rendait approximatif. Tu seras bientôt libéré...
Propose-le, bons dieux ! Aies du courage !
-Mais... mais si c'est trop dur... Je peux t'aider à partir... souffla-t-il, presque atone.

[Galathée]

Mélégorn ne répondit rien, se contentant de serrer avec force la main du barde, tandis qu’il était traversé par un spasme. Il retomba dans la neige, un gémissement désarticulé s’échappa de ses lèvres bleuies, s’entrouvrant sur sa langue mutilée, inutile. Plusieurs frissons l’ébranlèrent des épaules aux chevilles et un instant, son visage revêtit une expression de terreur indicible, comme s’il contemplait quelque chose d’insupportable, comme s’il réalisait, peut-être simplement, qu’il allait s’éteindre. Il se cramponna à la main de Taliesin, puis ses yeux se révulsèrent, une sorte de hoquet s’échappa de sa poitrine, et ce fut terminé.
Sa poigne se relâcha doucement, ses poumons se vidèrent dans un souffle laiteux, s’affaissant sous la toile de son manteau, ses yeux roulèrent dans leurs orbites pour à nouveau fixer le blanc du ciel qui crachait désormais mille flocons de suaire sur son cadavre. Taliesin eut l’impression, ce n’était qu’une impression, que la rigidité de la mort l’envahissait déjà, que le froid glacial de l’hiver refluait, comme s’il avait été repoussé par une énergie surnaturelle et pouvait enfin déferler. Des cristaux de glace se posèrent sur les cils, les lèvres et le sang.

[Taliesin]

C'était fini.
La mâchoire crispée, presque bloquée, l'elfe releva la couverture maculée de sang pour s'en assurer. Mais il n'y avait aucun doute à avoir. Fini, oui.
Il demeura un long moment à contempler le cadavre, effondré, comme incapable de s'en détourner. Il était parcouru par des vagues d'émotions violentes, peine, impuissance, colère, désarroi et, pendant un temps, les laissa déferler en lui, contradictoires, sans qu'aucune ne parvienne à prendre le dessus.
Il finit cependant par revenir à la réalité. Le feu crachotait, derrière lui. La neige tombait, drue. Bientôt, elle ensevelirait l'ensorceleur trépassé. Ferait disparaître les traces du carnage. Les tremperait jusqu'aux os.
Il devait agir. Se secouer. Se concentrer sur ce qu'il était encore possible de faire. Sur l'enfant.
Et, plus que tout, se montrer pragmatique.
Alors, avec un goût au bile au fond de la gorge, il retira à Mélégorn l'une de ses bottes : il ne pourraitt pas marcher longtemps avec celle qu'avait abîmée le molosse... Il se débarrassa de celle-ci puis, après une hésitation, l'enfila à l'elfe.
-Je pense que tu ne m'en voudras pas de l'échange... souffla-t-il.
Il prit aussi l'encre, le papier et la plume, puis, après un dernier regard à son compagnon de chaînes, après un adieu muet, ils revint vers le foyer.
Penser à ceux qui étaient encore vivant. Faire vite.
Il vérifia qu'il avait bien le briquet, qu'il n'avait rien laissé traîner sur le sol. Puis il examina les chausses de Victor : elles n'avaient évidemment pas eu le temps de sécher. Alors, il rouvrit le sac qui contenait les vêtements. Y chercha quelque chose susceptible de convenir.

[Galathée]

Victor avait observé la scène de loin, le visage rougi par la fièvre, les yeux toujours brumeux, et il se laissa faire lorsque Taliesin commença à s’occuper de lui. Le barde trouva deux autres paires de chausses roulées en boule dans le sac, l’une et l’autre bien trop grandes pour l’enfant, mais qu’il pourrait porter moyennant quelques nœuds et autres ourlets. Il dénicha aussi une ceinture, une nouvelle tunique, un manteau supplémentaire mais un peu étriqué. Victor grignotait un morceau de pain, l’air absent, les yeux vides désormais fixés sur le cadavre qui disparaissait peu à peu. Il toussa brusquement, un aboiement caverneux qui l’ébranla des pieds à la tête, et cracha un peu de morve verdâtre sur le sol.

[Taliesin]

Après avoir achevé de rhabiller l'enfant, s'être assuré que ses chausses ne dégringoleraient pas en cours de route, Taliesin referma son manteau, le nouant jusqu'au col et en rabattit même le capuchon.
-Tu devrais avoir chaud un moment, comme ça... dit-il, se donnant l'apparence de la tranquillité.
Tranquille, il ne l'était pas, pourtant. Ils avaient déjà traversé une tourmente. ils étaient trois, alors. Disposaient de montures... Et avaient survécu par miracle. Mais alors, ils n'avaient pas de vêtements chauds ni de couvertures. Rien pour faire du feu. Peut-être les choses en seraient-elles équilibrées....
Quoi qu'il en soit, il était plus que temps de filer. Une nouvelle fois, il vérifia ne rien avoir oublié : le briquet dont dépendant leur survie, les couvertures et les frusques, la nourriture... Et les notes de Mélégorn. Non, rien ne manquait. restait juste à se mettre en route.
Il chargea les sacs sur ses épaules, rabattit son propres capuchon, puis revint vers l'enfant.
-Viens ça, Victor, je vais te porter... fit-il. Si tu peux t'accrocher un peu à moi, ça m'aiderait, mais sinon, je me débrouillerai. On va se chercher un abri. Un coin ou on pourra être au chaud. et au sec. Et dormir un peu. Toi et moi en avons besoin.