[Lieu] Belles-Vagues

[Taliesin]

Comme l'avait promis Allaric, les deux hommes n'ennuyèrent pas l'aubemestre, ne lui proposèrent pas de jouer avec eux, ne lui adressèrent même pas la parole. Ils respectèrent son silence, son envie d'isolement relatif, mais l'avoir à leurs côtés semblait tout de même les rasséréner. Tallad, surtout, qui au bout d'un moment cessa même de glisser des regards inquiets dans sa direction. Il se concentra sur les cartes, puis sur les dés, quand ils en eurent assé... puis sur les cartes à nouveau. Ils étaient de bonne humeur, Allaric forcément plus expensif que le muet, et le temps s'écoulait sans qu'ils paraissent décider à monter se coucher.
Au dehors, derrière la porte barrée, la tempête hullulait toujours, furibonde, secouant la maison comme si elle espérait l'arracher du sol, l'emporter dans ses tourbillons pour la plonger dans la mer. Ou ailleurs...

[Galathée]

Fracas de la tempête. Aucun chant pour atténuer la violence des éléments, le roulement à peine audible des dés, le glissement discret des cartes. Respirations. Parfois Alaric fait un commentaire enjoué. Albérich n’entend rien.
Hurlement du vent. Hurlement de l’âme. Le souffle de la mer en furie le détourne des cris intérieurs, mais pas assez. Il le glace, comme si c’était l’augure de tourments à venir. Ce n’est que la nature, pourtant, moins retorse, plus franche que l’être humain et les circonvolutions de sa malveillance. Chemins détournés.
La plage grise, désormais théâtre d’un affrontement entre le ciel, l’eau et la terre. A moins qu’ils ne dansent, simplement, se moquant de l’homme qui tremble à l’abri dérisoire de son toit de planches et de son mur de cailloux. Virevolte, une fois, deux fois, tout peut être emporté.
Aurile s’en fout, pourtant. Talos s’en moque. Shar ignore tout de ce qui frappe la côte hélonienne, il le sait.
Mais Lathandre…
Il ferme les yeux pour repousser ce qui commence à l’étreindre. Une envie d’ouvrir cette porte pour aller crier dehors, pour aller maudire. Exactement ce qu’ils voulaient, exactement, Albérich, tu ne fais rien d’autre. Tu suis le cheminement qu’ils ont tracé, parce qu’immanquablement, ils savaient que tu étais perdu.
Il prend une profonde inspiration, tente de reporter son attention sur la partie que disputent ses compagnons, sans succès. Il fixe cependant leurs mains affairées pendant plusieurs minutes, se forçant à garder les paupières ouvertes, concentré, ailleurs.
La main de l’homme, siège d’une telle force. D’un tel potentiel de destruction et de mort. Morféa Nwalk. Calme Péril. La source n’est jamais tarie, celle qui abreuve les bas instincts, la fureur atavique, la ruine, la souffrance.
Il est assourdi par l’orage, laisse ses cris déferler en lui-même, secouant la trame de son être, ce qu’il en reste, une toile affaiblie qui ne retient plus grand chose. Peut-être emportera-t-il ce qui ne devrait jamais rester dans une carcasse, cette masse de regrets, de souvenirs, d’élans, qui ne servent plus qu’à miner, noyer, déconstruire.
Ne serait-ce pas abandonner ce que tu es ?
Peu importe. Qui suis-je, après tout ? Tant mieux.
Il pleut au dehors, chaque goutte comme une lance qui martèle les volets et les tuiles, la litanie du ciel lui met les nerfs à vif. Il s’épuise à museler l’explosion de sa terreur, l’expression de son désarroi.
Mais il fait si froid, soudain. Froid comme au sommet d’une tour, froid comme au fond d’une prison. Froid comme quand on est irrémédiablement seul, en dépit de la braise et des sourires, de toute cette bienveillance, répugnante, factice, qui dégouline de mauvaise foi.
Quelle foi ? Aucune foi.
Foi en rien, en personne.
Tu allais mieux !
Qui a jamais dit ça ? Qui y a cru ?
J’y ai cru.
Tant pis pour toi. C’est dur, hein, de croire, puis de réaliser que tout n’était que du vent ?
Dehors, le vent a fait tomber quelque chose. Une cheminée, un arbre, peut-être simplement un tonneau mal arrimé qui maintenant roule, dément, en cercles erratiques au milieu de la cour.
Albérich tressaille, reprend pied une seconde dans la réalité. La fatigue dirige la danse.
Je suis en train de devenir fou.

Il se leva brusquement, comme s’il s’arrachait au sommeil.
« Finalement, je pense que je… que je vais prendre un peu de ce thé. » balbutia-t-il.

[Taliesin]

Les deux hommes l'observèrent. Ils n'avaient pas sursauté lorsqu'il s'était dressé sans crier gare, mais sa réaction les décontenançait quelque peu.
-Pas de ce thé-là... dit finalement Allaric, réagissant le premier. Il est presque froid. Laissez-moi un instant : il doit y avoir de l'eau chaude en cuisine.
Il s'esquiva vivement, laissant l'aubemestre seul en compagnie de Tallad. Lequel commençait à avoir bien du mal à garder les yeux ouverts. Il était détendu, cependant : soit que la fatigue ait émoussé ses sens, soit qu'il fût persudé qu'il n'y ait rien à craindre dans les environs.
Le colosse revint quelques instants plus tard, portant un nouveau pichet et une tasse pour Albérich. Il le servit aussitôt, puis se tourna vers son comparse ;
-Tallad ?
L'homme secoua la tête, fit quelques signes, se leva.
-Oui, si tu t'en sens capable, va donc dormir. Tu as veillé toute la nuit dernière, en plus. Tu mérites bien un peu de repos... A demain !
Le muet le salua, salua son supérieur, puis disparut dans les étages. Alaric, pour sa part, reprit place près de l'âtre, se servit du thé. Et tira pipe et briquer.
-A moins que l'odeur vous soit par trop désagréable... glissa-t-il;

[Galathée]

« Pas de souci. » murmura l’Aubemestre avec un pâle sourire, avant de rebaisser les yeux sur son thé.
Il n’avait aucune idée du temps qui s’était écoulé mais se sentait épuisé, la carcasse percluse comme après une nuit blanche. Ce n’était rien en comparaison de certaines heures dans la Tour des Sharites, bien sûr, quand la position dans laquelle le forçaient les fers l’empêchaient de fermer l’œil. Mais on s’accommode de tout, l’organisme est résilient, il avait dormi là aussi.
La tempête soufflait avec toujours la même violence, heurtant la porte de l’auberge comme un bélier ou un hôte indésirable. Albérich prit une lampée du breuvage chaud et amer qu’on lui avait servi, accueillit sa chaleur bienfaisante avec un soulagement indicible, qu’il lui mena inexplicablement les larmes aux yeux.

[Taliesin]

Tout près, Alaric tirait sur sa pipe, confortablement installé dans son fauteuil. Il avait distraitement rangé les cartes, les dés et, à présent, il s'amusait à faire des ronds de fumée qui s'envolaient, bleutés, pour se perdre sous les poutres.
-Oh, que ça m'a manqué... murmura-t-il tout à coup. Lathandre m'en soit témoin... ça m'a manqué, ça et tout le reste. Et...
Il se tourna vers Albérich.
-C'est à vous que je le dois, vous savez ? C'est grâce à vous que je peux à nouveau boire, fumer, manger autre chose que du pain sec...

[Galathée]

Il leva les yeux de son breuvage et dévisagea une seconde son compagnon. Le Temple de Lathandre n’avait jamais été un endroit ascétique, bien au contraire. Lathandre était un dieu bon vivant, un des joyeux lurons d’en-haut, contrairement à Helm ou à Ilmater. La table était toujours chargée de mets fins, de vins choisis avec goût (sauf quand Marcus en était responsable) et il n’était pas rare que les soupers se transforment en petites fêtes improvisées. Il fallait bien sûr pouvoir assumer les agapes et se présenter frais et dispos aux cérémonies de l'aube.
« Je ne comprends pas… » souffla Albérich. « Qui vous a jamais empêché de… de faire ces choses ? »

[Taliesin]

Alaric lui sourit de toutes ses dents.
-Moi ! Rien que moi ! J'ai prononcé des vœux, il y a près de vingt-cinq ans. En présence de l'aubemestre d'alors, en suivant toutes les règles et tous les procédés. Plus d'alcool, plus de tabac, plus rien d'autre à manger que du pain. Et plus le droit de parler, non plus. Seulement celui de chanter pour Lathandre. Mais c'est fini, à présent. Après que j'ai accepté de vous accompagner, Marcus m'a dit qu'il serait peut-être temps de... renoncer à mes vœux, que je vous serai plus utile parlant - avec modération - que muet. Alors... J'ai aussi trouvé que le temps était venu.

[Galathée]

Pourquoi avoir prononcé ces vœux alors ? songea Albérich.
Qu’est-ce qui peut mener un homme à prendre une telle décision, à se priver de tant alors que Lathandre ne demande rien de cela ? Vingt-cinq ans plus tôt, Alaric avait pratiquement l’âge qu’avait Albérich aujourd’hui.
Nous vivons tous des crises, nous avons tous nos fractures.
« Je ne suis pas certain de constituer une raison valable de changer de vieilles habitudes ou de rompre des voeux. » murmura-t-il. « Mais vous avez l’air d’en être heureux. En cela, avoir servi de prétexte me convient. »

[Taliesin]

Alaric sourit, mais son ton était grave lorsqu'il reprit la parole.
-Je ne parlerai pas de prétexte... Ou alors, si je le faisais, j'estimerai qu'il y en a une infinité de moindres. Vous escorter est un honneur et un plaisir. Et votre sécurité impliquait que je sois capable de vous parler, en cas de besoin. J'ai donc rompu mes vœux pour quelque chose d'utile. Je pense que je n'aurais pas pu trouver meilleure occasion, et je vous en suis redevable.

[Galathée]

Vous devriez remercier les Sharites, dès lors. Sans eux, rien de tout ceci ne serait jamais arrivé.
Albérich fut surpris de la bile qui imprégnait ses pensées, de la colère rentrée qui affleurait sans crier gare. Ce n’était pas lui, pourtant. Il ne voulait pas devenir cet être amer, pétri de regrets, de rancoeurs, de rancunes. Alaric n’était responsable de rien. Personne n’était responsable. Et si une chose positive, rien qu’une, était sortie de tout ce sang et toute cette souffrance, il fallait la chérir, pas y voir une injure supplémentaire.
Il se contenta de sourire.
« C’est moi qui vous suis redevable, Alaric. » dit-il simplement.

[Taliesin]

Le colosse le dévisagea.
-Redevable de vous encrasser les poumons avec ma fumée et les oreilles avec mes volubilités qui tentent de rattraper vingt-cinq ans de silence ? Vous êtes plus que patient et tolérant, vous savez !
Bien qu'il eut fait mine de prendre les mots d'Albérich à la plaisanterie, ce n'était sans doute qu'une façade. Le clerc était semblait bien plus fin qu'il ne voulait le laisser paraître, plus fin que ne le supposait d'emblée l'observateur au regard des apparences.
Il redevint silencieux, tira encore quelques bouffées de sa pipe, puis dissimula un bâillement monumental derrière sa large paume.
-Je crois que le sommeil me rattrape enfin... murmura-t-il. Le temps de finir ça, et je vais au lit... Enfin, sauf si vous préférez que je reste, cela s'entend.

[Galathée]

Mais ce n’était pas réellement une surprise. La vocation de clerc en elle-même exigeait une sensibilité qui passait souvent inaperçue auprès des profanes. Qu’Alaric joue le fanfaron tout en comprenant ce qui se jouait autour de lui était bien naturel, surtout pour quelqu’un qui avait passé des années à observer ses pairs en restant en retrait. Il avait fatalement dû occuper son esprit à quelque chose et quoi de plus passionnant que le ballet des passions des êtres qu’il avait côtoyés quotidiennement ? Il devait tout savoir sur le Temple et ses âmes, peut-être plus encore. Albérich songea, malgré lui, que quand ils seraient rentrés, il devrait suggérer son nom à Marcus, pour un rôle de gestion, probablement.
Si tu fais ça, tu t’enlises.
Il frissonna, sourit à Alaric.
« N’hésitez pas. J’imagine que je ne tarderai plus non plus. Le feu me tiendra compagnie jusque là. »

[Taliesin]

-D'accord... Mais je pense que si vous restez un peu ici, le feu ne sera bientôt plus votre seul compagnon : vu l'heure, notre hôtesse ne va pas tarder à se lever...
Il termina son thé, vida les cendres de sa pipe dans la cheminée, puis se leva, bâillant à nouveau à s'en décrocher la mâchoire.
-Et bien, je vous souhaite la bonne nuit... fit-il. Même si c'est un peu incongru...
Il sourit au conseiller puis, d'un pas pesant, gagna l'escalier. Bientôt, le son de ses pas s'estompa. Albérich était seul avec le crépitement des flammes... et les rugissements du vent.

[Galathée]

Albérich demeura immobile, assis sur son banc, non loin du feu crépitant dont les lueurs étaient désormais plutôt rouges, au fur et à mesure que le bois se consumait. Il laissa venir la tempête, son vacarme était devenu presque routinier, presque partie intégrante d’un décor qu’il avait affronté toute la nuit. Il se sentait épuisé, trop épuisé pour être encore fébrile. Avec un peu de chance, le sommeil le reprendrait bientôt. Mais il craignait d’aller dormir avant l’aube, curieusement, et cette pensée le fit tristement sourire. Peur de la nuit, comme avant, comme tout Lathandrite. La nuit qui regorge de mystères et de dangers. Le jour protecteur. Pouvait-il être protecteur alors que la tourmente les assaillait, indifférente à la couleur du ciel ?
Illusions. Il faudrait bien qu’il dorme. Qu’il retrouve la voix. En y songeant, il sentit l’inquiétude le saisir à nouveau, mais il la réprima du mieux qu’il put. Bien sûr, il aurait préféré que Tallad et Alaric demeurent en sa compagnie. Ou qu’ils ne l’aient pas accompagné. Ou peut-être aurait-il voulu remonter des années plus tôt, quand on lui avait offert de regagner Luménis et qu’il avait sauté sur l’opportunité de revoir sa cité natale, plutôt que de rester, tranquillement, humblement, dans le Temple d’Eredhùn. Tous ces choix, ces mauvais choix.
Il frissonna. Et attendit l’aurore à l’abri des volets.

[Taliesin]

Celle-ci se laissa longtemps désirer, et Albérich, sans s'en rendre vraiment compte, finit par sombrer dans une vague somnolence. Elle ne fut peuplée d'aucune voix, cette fois. D'aucun poème aux sinistres prophéties. Juste le vide, l'oubli, un moment.
Cette accalmie prit fin de manière tonitruante. Par un violent claquement de porte. Puis par une voix quelque peu abasourdie.
-Et ben dites donc, il avait l'air pressé, votre ami... Soit il a oublié où se trouvaient les latrines, soit il a des tendances claustrophobes. En tout cas, il galopait comme s'il avait quelque démon aux trousses !
A en juger par sa mise, par le feu ronflant et les couverts déjà posés sur une table, la tenancière était levée depuis un certain temps et avait fait tout son possible pour ne pas réveiller le clerc. Il faisait toujours nuit, cependant. L'aurore ne tarderait plus, probablement. Mais elle n'était pas encore là. Peut-être craignait-elle la tempête, elle aussi ?

[Galathée]

Emergeant de sa torpeur, Albérich eut besoin de quelques secondes pour reprendre ses esprits, réaliser qui avait parlé et ce qu’elle avait dit. Il se frotta les yeux des poings, comme un enfant au saut du lit. Il était éreinté. Quelqu’un était sorti. Pourtant la tempête rugissait toujours au dehors. Comment avait-il fait pour sortir si facilement ? N’avait-on pas barré cette porte ?
« Je… Je ne sais pas… » murmura-t-il doucement. « Qui était-ce ? »
Un démon aux trousses. Les gens ne pouvaient-ils pas éviter de dire ce genre de choses ?

[Taliesin]

-C'était le petit, celui qui parle jamais... Tallad, je crois ? Enfin, en tout cas, il a déboulé de l'escalier, enlevé la barre et filé dehors avant que je puisse ouvrir la bouche. Le petit déjeuner ne sent pourtant pas si mauvais... Mais je peux comprendre que rester dans un bâtiment des heures durant devienne un peu usant, oppressant...
Elle sourit au conseiller.
-Mais enfin, il ne tardera pas à revenir. Trempé, frigorifié, et heureux de retrouver notre intérieur douiller... Quant à vous, manger vous tente-t-il ? Voulez-vous boire quelque chose , Ou préférez-vous regagner votre lit ? J'ai l'impression d'avoir été la seule à dormir quelque chose, cette nuit... Remarquez, je ne suis pas certaine d'avoir vraiment repris des forces : à part faire des rêves bizarres avec des animaux...

[Galathée]

Tallad, évidemment…
Les paroles de la tenancière renvoyèrent Albérich à ses rêves de la nuit.
Un ours, une belette, un crabe et une mouette, peut-être ?
Au moins, elle n’était pas dans la chanson, c’était déjà ça.
Il se leva, un peu tremblant, tentant de donner le change. Il fallait qu’il aille prévenir Alaric. Il ne pouvait pas sortir, lui, mais… Juste s’assurer, que…
Il prit appui sur la table, puis se rassit.
« Pourriez-vous… pourriez-vous aller réveiller Alaric ? C’est important. » murmura-t-il finalement, sapé par une lame de fond. « Dites-lui que c’est important… »
Un frisson l’ébranla tout entier, il crispa les doigts sur ses genoux et ferma les yeux, attendant quelque chose, n’importe quoi, le retour inespéré du clerc muet, le débarquement ensommeillé de son comparse, le ricanement d’une voix, une nouvelle brûlure à l’épaule…
Je délire, songea-t-il au coeur de son angoisse.
Etre fou aurait été un soulagement. Il n’y croyait même plus.

[Taliesin]

La tenancière, un peu pantoise, s'exécuta cependant. Elle revint quelques instants plus tard, et Alaric ne tarda pas à faire son apparition : il s'était habillé à la hâte, avait les yeux bouffies de sommeil et réprimait bâillement sur bâillement. Il observa la salle commune, puis se rapprocha d'Albérich.
-Quelque chose ne va pas ? s'enquit-il d'une voix un peu enrouée. Parce que sinon,c 'est cruel de tirer un ours de son hibernation...
Une boutade, comme toujours. Mais le cœur n'y était pas, visiblement. Le fait que le clerc le réclame, chose qui ne s'était jamais produite jusqu'ici, semblait l'inquiéter.

[Galathée]

Albérich leva les yeux sur le clerc, sans parvenir à masquer ce qui l’étreignait, sans chercher à le faire non plus. Il n’avait pas réussi à se rasséréner pendant les quelques minutes qu’avait duré l’absence de la tenancière. Au contraire, il se sentait ballotté par un vent violent, quelque chose d’irrépressible, quelque chose qui menaçait de le réduire à rien. Il dévisagea son interlocuteur, le souffle coupé, une seconde.
Pouvait-il lui faire confiance ? Il avait entendu sa voix, aussi, au milieu de la rengaine sinistre de son cauchemar.
N’était-il pas, sinon, dangereux de l’envoyer au dehors, à son tour ? Si quelque chose, quelqu’un…
Tu deviens fou.
« Est-ce qu’elle est morte, la mouette ? La vieille femme de la plage ? » articula-t-il finalement, avec difficulté.

[Taliesin]

Alaric grimaça. Jeta un regard en direction de la tenancière qui, elle, détourna les yeux.
-Oui, dit doucement le clerc. Si vous parlez de la vieille femme, elle est morte, oui. Mais je ne vois pas en quoi cela nous concerne... Elle ne nous est liée en rien. Et puis, un accident, c'est vite arrivé, surtout à son âge... C'est malheureux, mais c'est la vie. Nous ne la connaissions pas... Vous ne devriez pas vous faire de souci à ce sujet.

[Galathée]

Sa vision se troubla, il tendit une main vers Alaric pour se raccrocher à quelque chose, pour ne pas sombrer brusquement. Il devait parvenir à dire quelque chose, avant que l’angoisse le submerge, avant qu’il ne puisse plus bouger. Ses yeux se mouillèrent, mais l’étoffe de la tunique d’Alaric sous ses doigts l’ancrait dans la salle de l’auberge, dernier repère, dernier rempart.
Shar dans les ombres, déesse de la nuit, arpenteuse des cauchemars, de l’ombre, toute cette ombre.
Pourquoi me suivent-ils, je ne suis plus rien, je n’ai plus rien à donner, rien du tout…
« Tallad est sorti… » finit-il par murmurer, puis beaucoup plus bas : « J’ai peur. »

[Taliesin]

Le clerc se tendit. Albérich le sentit sans qu'il puisse rester le moindre doute. Cependant, lorsqu'il parla, ce fut d'un ton calme et léger.
-Oh, il aura voulu s'aérer un peu. C'est pénible de rester enfermé. Et après une nuit de veille... C'est d'autant plus nécessaire de respirer un peu d'air frais. Il reviendra vite, ne vous inquiétez pas.
Puis, se tournant vers la tenancière :
-Pourriez-vous nous apporter du thé, s'il vous plait ?
-Oui oui, bien sûr, tout de suite...
Sitôt qu'elle se fut esquivée, Alaric tira une chaise et s'assit tout près de son supérieur.
-Dites-moi ce qui vous effraie, murmura-t-il. Dites-le sans détour. C'est important.

[Galathée]

Albérich ne releva pas les yeux, les gardant fixés sur ses mains, dont il essayait de maîtriser les tremblements. Il se sentait à deux doigts d’une crise, mais il ne savait pas quelle forme elle prendrait, refusait de s’y abandonner. Verbaliser sa terreur ne lui avait rendu aucun service, au contraire, cela avait cristallisé la réalité de ce qu’il ressentait à cet instant, lui avait donné corps, réalité, comme lorsqu’on promet ou qu’on jure. Sa seule voie de sortie était de se reposer tout entier sur Alaric, et il avait honte de le faire, mais il n’avait plus aucune autre possibilité.
« La nuit… » souffla-t-il. « J’entends une voix qui me parle de mort… Elle me chante quelque chose… Reprend les mots de la vieille, promet… Je l’ai entendue hier, et la vieille est morte… Cette nuit... Elle a dit… Elle a dit que Tallad ne pourrait pas crier… »

[Taliesin]

Alaric acquiesça, comme si la nouvelle ne le surprenait guère.
-J'ai entendu les voix aussi. Et Alaric m'en a parlé, également. Lui la fouine, vous le crabe ou le coquillage, la vieille mouette et moi l'ours. Elle cherche à nous monter contre vous, à insinuer le doute, la méfiance, à cause de la marque, sur votre épaule. Elle prétend que vous vous gorgez de haine, de rancœur, que vous étancherez votre soif de vengeance dans notre sang. Elle vous accusait d'avoir tué la vieille femme...
Doucement, il prit le bras du conseiller.
-Mais elle n'y est pas parvenue, messire. Nous avons confiance en vous, entièrement. Et vous pouvez compter sur nous, quoi qu'en dise cette voix. Je suppose qu'elle doit aussi vous mettre en garde à notre égard, ou dire que vous serez la cause de notre trépas... Mais ne vous y laissez pas prendre.
Il sourit.
Je ne sais pas pourquoi Tallad est sorti. Mais c'est son rôle : c'est lui qui doit surveiller les alentours, débusquer d'éventuels ennemis. Moi, je suis là pour rester à vos côtés, quoi qu'il arrive. Nous allons donc demeurer à l'attendre. J'ai juré de vous protéger : je ne faillirai pas, je ne me jetterai pas dans la gueule du loup.

[Galathée]

Les déclarations d’Alaric, le torrent d’émotions contradictoires qu’elles évoquaient, finirent par abattre les derniers piliers du barrage qu’Albérich avait érigé en lui-même, et brusquement, sans crier gare, il fondit en larmes.
Peut-être était-il soulagé, reconnaissant ou encore bien plus terrifié qu’une minute plus tôt.
Peut-être était-ce parce que l’homme en face de lui avait l’âge d’être son père, et qu’il n’avait plus pu craquer devant autrui depuis des années, emporté dans un tourbillon de responsabilités qu’il avait affronté avec une force révolue.
Peut-être était-il simplement épuisé.
Sans doute un peu de tout ça.
A cet instant-là, il n’était plus qu’un enfant qui suintait la détresse à l’état brut.

[Taliesin]

Les expressions qui purent se dessiner sur le visage d'Alaric, l'aubemestre n'en vit rien. Mais il sentit qu'on lui passait un bras puissant et protecteur aurour des épaules, qu'on le serrait doucement, sans gêne, sans hésitation.
Le clerc ne prononça pas un mot, se contentant de ce geste simple, sincère, pour essayer de lui apporter un peu de chaleur. Il n'y avait pas d'autres bruit que la tempête, au dehors, que le crépitement du feu. La tenancière ne parla pas. Ne revint pas.
-Lathandre...finit par souffler le colosse, la voix enrouée, alors que les sanglots du conseiller se calmaient quelque peu. Combien de temps avez vous dû garder tout cela en vous ?
Ce n'était pas réellement une question, tant la réponse était évidente. c'était juste une remarque instinctive, échappé à un homme ému, touché.

[Galathée]

Les larmes se tarirent sans que ne vienne un réel apaisement. Albérich se sentait engourdi, comme s’il faisait subitement trop chaud, comme s’il avait consommé de la valériane à trop hautes doses, comme s’il s’éveillait difficilement d’un songe. Le monde lui semblait trouble. Il lâcha un soupir douloureux, s’arracha lentement à l’étreinte d’Alaric et demeura prostré à côté de lui, les épaules basses, tentant, petit à petit, de retrouver une contenance.
Il avait honte de ce qu’il était, de tout ce vide qu’il avait en lui, de l’absence de cette force dans laquelle il avait puisé autrefois, sans imaginer qu’elle puisse un jour disparaître. Il était furieux, et déçu aussi, de constater qu’il n’était pas capable de surmonter ce qui s’était produit dans la Tour des Sharites. Alaric avait raison mais tort. Il gardait probablement beaucoup trop en lui et depuis trop longtemps. Qu’il n’ait jamais été taillé pour la place qu’il avait prise dans la vie luménienne, il le savait.
Mais pendant l’invasion morféenne, tu n’as jamais perdu espoir. Jamais. Il faisait noir, faim et douleur, et tu n’as pas perdu espoir.
Personne ne me haïssait, alors.
Il ne restait plus qu’à attendre Tallad. Albérich n’espérait rien. Il était trop sonné pour vraiment réfléchir à la suite, aux décisions à prendre si le clerc ne reparaissait pas. Alaric veillait. Il avait confiance en cela, pour l’heure, c’était amplement suffisant. Il aurait voulu le remercier mais il n’en avait pas l’aplomb. Un mot hors de ses lèvres et le torrent reviendrait tout emporter, il en était persuadé.

[Taliesin]

Alaric ne pipa mot. Il demeura un moment assis près de l'aubemestre, sans apesantir sur lui son regard, comme par pudeur. Puis il soupira, se leva, gagna la porte de la cuisine. Il revint quelques instants plus tard, porteur de thé fumant, de pain, de miel, de confiture. Il déposa une tasse devant Albérich, en prit une pour lui et, tout en buvant à grandes lampées, commença à manger. Avec appétit, toujours. Quoi que plus lentement que les fois précédentes, indéniablement. Et en jetant de fréquents regards vers la porte.
La tenancière finit par revenir, alimenta le feu, s'enquit de leurs besoins. Puis repartit dans son antre sans leur poser la moindre question. Elle était discrète, avait appris à l'être. On ne faisait pas son métier bien longtemps si on se mêlait de ce qui ne vous regarde pas.
Tallad, pour sa part, ne semblait pas décidé à revenir.

[Galathée]

Ils l’avaient perdu. Albérich en était désormais persuadé. Conscient, même. Alaric gardait espoir, c’était naturel. Quelque part entre l’optimisme du Lathandrite et le désarroi destructeur de l’Aubemestre, se trouvait probablement la réalité.
Albérich ne comprenait pas pourquoi on l’avait poursuivi jusqu’à Belles-Vagues, pourquoi l’ombre s’intéressait encore à sa coquille vide, à une nouvelle tentative de le pervertir. Ils ne parviendraient qu’à le souffler.
Il regarda Alaric à la dérobée.
Lui ravir des choses chères jusqu’à la révolte. Mais il n’avait pas succombé alors qu’Euryale avait été torturée, Euryale qu’il chérissait tant, qu’il avait aimée comme un adolescent déraisonnable. Pourquoi pensaient-ils qu’il craquerait pour des hommes qu’il connaissait à peine deux jours auparavant ?
Parce que petit à petit, ta raison s’effrite. Te pousser dans tes derniers retranchements, te forcer à la solitude, te forcer à l’exil.
Mort ou perverti. Ils ne lâchaient pas leur proie, refusaient d'échouer.
Et Noir Dessein était parti avant l’assaut. Il était venu le saluer, avec son habituel petit sourire, cette joie presque enfantine de contempler l’avilissement d’autrui. Il avait posé la main sur son épaule, un geste presque amical, avant de crisper les doigts sur la brûlure toute neuve, comme pour l’enfoncer plus profondément en lui, et il avait profité de sa souffrance, quelques secondes, tellement serein, avant de l’abandonner.
Albérich eut un hoquet et il se mordit les lèvres jusqu’au sang, avant d’expirer avec bruit. Si quelqu’un franchissait cette porte, ce ne serait pas Tallad. Ce serait la tempête.