[Lieu] Mine pénitentiaire de Gargouille

[Galathée]

Victor perçut bien évidemment la brusque tension de l'elfe et s'en détacha, l'observant, perplexe, au fur et à mesure que les pensées se bousculaient dans son esprit. Les yeux de l'enfant s'écarquillèrent alors et l'horreur se peignit sur son visage, comme les larmes coulaient sur les joues de son aîné.
" Elle ne t'avait pas dit..." murmura-t-il d'une voix atone. " Je pensais qu'elle te l'aurait dit".
Il tendit une main vers Taliesin, mais n'osa pas aller plus loin, comme s'il craignait qu'il se brise, s'il le touchait.

[Taliesin]

-Non... Je ne savais pas... fit l'elfe, d'un souffle ténu, presque inaudible.
Il essaya de se ressaisir, n'y parvint pas, crispa davantage ses doigts sur la table.
Un bébé...
Fallait-ils que le destin soit si cruel ? Plus cruel, même, à chaque instant, s'ingéniant à trouver des tours d'une perversité démente ? Pourquoi un tel acharnement, sans bornes, sans trêve ni répit ?
Parce que tu le mérites...
Il avala l'air à grandes goulées. Tenta de reprendre pied. Y réussit, peu à peu, équilibre précaire, prêt à se briser à chaque instant, au rythme des émotions brutes dont le flux et le reflux le ballotait dangereusement.
-Excuse-moi... murmura-t-il, adressant un sourire lamentable à Victor.
Il se força à respirer doucement, à se concentrer sur la réalité, autour de lui.
Un bébé...
Doucement, il tendit la main. Prit celle que lui tendait l'enfant. S'y raccrocha.
-On va s'en sortir, tu verras... Tous les trois. Tous les quatre. Et les choses seront comme avant. Il faut juste tenir le coup...
Vœu pieu. Incantation désuète.
C'était tout ce qu'il pouvait faire, pourtant.

[Galathée]

" Je suis désolé." gémit Victor. " Je sais qu'elle voulait te l'annoncer officiellement... Mais c'était le début, alors elle voulait être sûre, pour ne pas que... s'il se passait quelque chose... Elle m'avait fait promettre de garder le secret... Je suis bête."
Il s'interrompit, se blottit à nouveau contre le barde, le serrant comme s'il voulait s'y fondre.
" Mais c'est encore plus important qu'on la retrouve, hein... Ils sauront pas qu'elle est enceinte, si elle dit rien... Si on arrive vite... On doit arriver avant que le bébé naisse, de toute façon."

[Taliesin]

Cette fois, Taliesin ne songea pas à retenir ses gestes, et il prit Victor dans ses bras, se demandant vaguement qui des deux réconfortait l'autre. Mais peu importait, en réalité : ils devaient se soutenir dans l'épreuve. Et sentir le petit garçon contre lui, sa vie si frêle, si bouleversée, l'aidait à reprendre pied. A retrouver un semblant de courage. Il ne pouvait pas renoncer. Il fallait qu'il tienne bon, pour lui, pour Galathée...
-Nous l'aurons retrouvée bien avant... dit-il d'une voix tremblante, mal assurée. Neuf mois, c'est long, tu sais...
Il n'avait pas la moindre idée du temps qui s'était écoulé depuis leur capture. Un mois ? Deux ? Davantage ? Il n'aurait su dire. Il doutait en tout cas qu'ils parviennent à tirer la rôdeuse des griffes de leurs ennemis avant que les signes de sa grossesse ne soit flagrants. Mais il ne devait pas y penser. Ne pas penser à cet enfant, sous peine de perdre toutes forces. Juste se concentrer sur la jeune femme.
Facile à dire...
-On va s'en sortir, bonhomme... Et tout ira bien, après, tu verras... murmura-t-il en embrassant le gamin.
De telles démonstrations d'affection n'étaient sans doute propres qu'à troubler davantage Victor, sinon à le gêner. Mais le barde n'était pas en état d'y penser, de contenir cet abandon, ce besoin de tendresse.
C'était tout ce qu'ils avaient pour tenir bon.

[Galathée]

Ils restèrent silencieux, l'un dans les bras de l'autre, pendant de longues minutes. Taliesin finit par sentir l'humidité des larmes de Victor percer au travers de sa chemise, mais l'enfant semblait vouloir demeurer immobile, contre lui, et il le sentit s'apaiser petit à petit, son corps se détendre. Sa respiration s'était faite plus régulière, on aurait pu le penser endormi. Mais il reprit la parole, sa voix beaucoup plus calme, déterminée.
" Mais je sais que tu vas y arriver. C'est comme à Fumeterre. Tu y étais arrivé. Et cette fois-ci, je pourrai peut-être t'aider un peu... Je suis plus grand. Je n'ai pas peur."

[Taliesin]

L'elfe sourit, passa une main légère dans les cheveux de l'enfant.
-Oh oui, on va y arriver. Et ce ce n'est pas peut-être que tu m'aideras : c'est certainement ! Je compte sur toi, vraiment. On forme une bonne équipe, on viendra à bout de toutes les difficultés... Si on ne s'entretue pas avant !
Il se sentait apaisé, lui aussi. Epuisé mais apaisé.
-Je sais que ce n'est pas toujours évident de me supporter... D'autant que je ne suis pas expert en l'art de m'occuper des enfants. Faire l'idiot, m'amuser, ça oui, c'est dans ma nature, je le crains, mais pour le reste... Enfin, tu m'apprendras. Cela et tant d'autres choses.
Il soupira. Il avait l'impression que, malgré ses deux jours d'assoupissement, il pourrait se rendormir dans l'instant. Peut-être était-ce ce qu'il allait faire, d'ailleurs.
-Bon, ce n'est pas ce soir que je vous jouerai quelque chose... fit-il d'un ton volontairement léger. Mais je me rattraperai à mon prochain réveil, promis... Pour l'heure, et à moins que notre hôtesse n'ait besoin de moi, je crois que je vais regagner mon lit... Enfin, évidement, sauf si tu veux que nous parlions encore.
Il rechignait à se séparer de l'enfant. Comme si ne plus l'avoir près de lui saperait ses forces déjà branlantes. Il songea même à lui proposer de venir avec lui. Mais y renonça. Le môme avait sans doute eu son compte d'effusions pour la veille à venir.

[Galathée]

Victor secoua la tête, mais ne se détacha pas de lui pour autant. Il lui fallut encore quelques minutes de silence et d'abandon, avant qu'il ne s'écarte de l'elfe.
" Je vais aller dormir aussi." murmura-t-il à mi-voix, le regard un peu fuyant.
Ava en profita pour refaire son apparition, ombre silencieuse. Elle avait probablement entendu une partie de leur conversation, ou deviné que des choses graves s'échangeaient, car sa vaisselle devait être terminée depuis bien longtemps. Elle déposa cependant deux bols devant eux, l'un remplit de lait chaud parfumé de miel, l'autre d'une décoction aux odeurs plus mélangées, peut-être un rien alcoolisée.
" Montez ça dans vos chambres. Il n'est jamais trop tôt pour reprendre des forces." dit-elle simplement.

[Taliesin]

Taliesin la remercia, tentant autant de chaleur dans ses mots que lui le permettaient son épuisement, son trouble. Puis, à la suite de l'enfant, il quitta la pièce, s'engagea dans le couloir. Ils se séparèrent bientôt, sur un au-revoir silencieux, et l'elfe grima seul dans sa chambre. Il se changea rapidement, avala sans perdre de temps l'infusion, espérant, sans réellement en douter, que la vielle gnome y aurait mis de quoi faciliter son sommeil.
Puis il s'étendit sous les couvertures, Il fut alors prit de vertige, comme s'il avait trop bu, et les pensées, les émotions tournoyaient tellement dans son crâne qu'il eut la nausée, qu'il pensa défaillir. Pourtant, après quelques instants d'angoisse, il sombra, le sommeil le prenant sans crier gare, l'emportant dans un ultime tourbillon.
Puis ce fut le néant.

[Galathée]

Les jours suivants se succédèrent sans vraiment se distinguer. Comme l'avait prévu la vieille, Taliesin avait le contrecoup de ses dures expériences précédentes, et son organisme profitait à plein du repos inespéré. Il dormit, dormit, dormit encore plus, et se rempluma. Ava le bourra de concoctions diverses, lui remit des baumes aux propriétés utiles et le gava de bonne chère. Bien évidemment, cela n'avait aucune influence sur son état d'esprit. Comme promis, elle lui retira la chaîne qui lui encombrait la cheville, grâce à la forge minimaliste de son défunt Herbert. Il sembla au barde que la petite vieille était heureuse d'avoir de la compagnie en ses longs mois d'hiver. Elle était en tout cas bien équipée pour affronter l'hiver et abritait un cheptel des plus extravagants dans les dépendances de sa fermette : poulets innombrables, quelques chèvres et moutons, une vache placide, une mule, sans compter un élevage de lapins florissant. Le cochon avait été saigné avant le début des grands froids.
Victor, de son côté, lui prêtait main forte dès qu'il le pouvait : il fendait et transportait les bûches, dégageait les allées entre les différents corps de bâtiment, puisait l'eau, partit même à la pêche... Ava finit par avouer à Taliesin qu'elle l'exploitait à dessein. Ça lui était utile à elle, bien évidemment, elle ne le cachait pas : ses vieux os n'étaient plus capables des prouesses d'autrefois, mais elle espérait aussi endurcir Victor, qui n'avait rien d'un grand randonneur de haute montagne. Et l'elfe put constater qu'elle disait vrai : petit à petit, le garçon se musclait, devenait plus souple, plus solide, il pouvait le deviner à la manière dont il se mouvait et dont il remplissait ses vêtements. Il devenait plus apte à affronter le périple à venir.
Pour l'elfe, le signe le plus criant de sa reconstruction progressive fut la repousse de ses cheveux. Le processus était lent mais visible, plus encore que la guérison manifeste de son bras.

[Taliesin]

Taliesin se réfugia dans le sommeil tant qu'il le put, sans retenue, sans remords. Au début, ce fut chose aisée, tant les forces lui manquaient. Mais, peu à peu, tandis que celles-ci lui revenaient, cela devint ardu, l'oubli de l'inconscience se fut désirer et, bientôt, se serait probablement refusé sans les décoctions apaisantes de la vieille gnome.
L'oubli... Il le cherchait, l'appelait de tous ses vœux. Quant il dormait, il ne rêvait pas. Ne pensait pas au temps qui passait, à cette nécessité de demeurer ici tandis que Galathée souffrait. Galathée et leur enfant...
Il aurait pu se maudire de sa lâcheté : il n'en fit rien. Rester en la demeure de leur hôtesse était une obligation. Et il devait se reposer. Alors, pourquoi s'en priver ? Pourquoi souffrir inutilement ?
Vint un temps, pourtant, il dut renoncer. Dormir, il le pouvait de moins en moins. Et devait songer aussi, à l'instar de Victor, à se préparer au terrible voyage à venir. Il commença donc à aider de son mieux, fit quelques promenades aux abords immédiats de la fermette, essaya d'assouplir ses muscles gourds, malingres, a redonner de la vigueur à ses membres fluets.
Avec l'éveil, les pensées revinrent. Pénibles, douloureuses, angoissantes. Il fit son possible pour les assumer, pour les compenser, aussi, en s'abandonnant à la douce quiétude de la demeure, à la chaleur de la vieille gnome, aux chants joyeux dont il se fendait, lors des veillées. Il n'y parvenait pas tout à fait, mais c'était un moindre mal.
Avec l'angoisse, la conscience aiguë du temps qui passait, la peur refit son apparition. Peur pour leur protectrice, peur que des soldats surgissent tout à coup, la punissent à cause de lui, encore...
Il essayait de ne pas y songer. Mangeait autant qu'il le pouvait. Chantait, jouait de la harpe, se réjouissait de voir Victor s'épaissir...
Mais il faudrait partir, bientôt. Il le savait.

[Galathée]

Ce que Taliesin avait craint se produisit un matin, alors qu'il émergeait peu à peu de son sommeil. Il se sentait toujours lourd au réveil, comme s'il s'arrachait à une hibernation que son organisme aurait aimé prolonger tout l'hiver. Il entendit des voix inconnues, qui percèrent petit à petit les brumes de sa torpeur. Le ton était catégorique, le timbre masculin. Il était difficile de deviner ce qui se disait, risqué de s'approcher de la fenêtre pour jeter un oeil au dehors.
Victor déboula dans la chambre quelques secondes plus tard, et sauta sur le lit avec le visage paniqué.
" Ce sont les soldats de la mine." souffla-t-il, le teint rouge pivoine. " Ava dit de ne pas bouger."
Il avait l'air proche de la crise de nerfs.

[Taliesin]

Il serra l'enfant contre lui. Ferma les yeux.
Il apportait le malheur dans ses pas. Il n'y avait plus le moindre doute.
Il maudit son sort. Se maudit lui-même. Il n'était bon qu'à faire souffrir les autres. Les Dieux, les hommes ne le laisseraient pas en paix. Puniraient tous ceux qui l'aideraient...
Mais ce n'était pas le moment pour les malédiction. Pour s'apitoyer sur son sort. Il devait réfléchir, agir...
Alors, à toute force, il tenta de se concentrer.
Ils pouvaient essayer de fuir en se glissant par les fenêtres arrières de la ferme. Mais s'ils étaient repérés, on ne tarderait pas à les reprendre, et la vieille gnome en pâtirait, ce qui était hors de question.
Il pouvait les rendre invisible, lui et Victor. Malheureusement, les traces de leur présence seraient manifestes : leurs sacs, leurs lits... La culpabilité de leur hôtesse, le fait qu'elle les ait hébergés sauterait aux yeux. Et elle devrait en répondre...
Il n'y avait donc qu'une possibilité. Une seule.
Doucement, il releva le visage du petit garçon. Le regarda droit dans les yeux.
-Victor, tu dois m'écouter... souffla-t-il. M'écouter et faire exactement ce que je te dirai. S'ils entrent, s'ils arrivent ici, s'ils nous voient... Il faudra que tu dises que je vous ai pris en otage. Que je vous ai fait du mal. Que je vous ai obligés à m'aider, à me soigner... Que je convoquais un esprit pour veiller sur mon sommeil, vous empêcher de partir demander de l'aide... Dis leur tout ce que tu voudras : ils ne connaissent pas l'étendue de mon pouvoir. Ils te croiront : ils n'ont rien contre toi. Ils penseront que la vieille dame ne m'a pas dénoncé parce qu'elle craignait pour toi. Pour sa vie. S'il le faut.. S'il le faut, je serai un peu brutal avec toi. Pour qu'ils n'aient pas de doute...
Il grimaça. Dire ces choses lui faisait mal. Horriblement mal. Mais il n'avait pas le choix. Il devait continuer. Sauver leur hôtesse. Sauver le gamin. Se montrer fort. Pour eux...
-Ils n'emmèneront que moi. Te laisseront en paix. Et Ava t'aidera à retrouver Galathée. C'est tout ce qui importe. Vous serez tous les deux... tous les trois. Et plus personne, jamais, ne vous fera le moindre mal. Plus jamais vous ne serez séparés.
Il déglutit à grand peine.
-Jure-moi que tu le feras. Jure-moi que tu agiras ainsi, s'ils nous découvrent. Il le faut, mon bonhomme. C'est la seule solution.
Il serra plus fort les épaules de l'enfant. Son ton se fit plus pressant, presque impérieux.
-Jure-le moi sur ton honneur de Desmoulins.
Il ne le libérerait pas tant qu'il ne lui aurait pas arraché ce serment. Il se haïssait d'agir ainsi, de brutaliser, presque, le petit garçon... IL n'avait d'autre alternative, pourtant. Il n'était pas encore assez remis pour se battre. N'en aurait pas eu les moyens même armé, même au sommet de sa forme.
Il fallait protéger Victor. A tout prix. Même contre sa volonté.

[Galathée]

" Je ne peux pas faire ça..." gémit Victor. " Je ne peux pas..."
Mais l'étreinte de Taliesin était ferme, déterminée, son regard dur malgré son trouble, et l'enfant se mit à trembler. L'elfe ne broncha pas pour autant. Victor finit par fermer les yeux, pour échapper à ceux du barde, et de sa bouche entrouverte sortirent les mots attendus, comme un mince filet lui échappant contre sa volonté.
" Je le jure sur l'honneur des Desmoulins." souffla-t-il, avant d'éclater en sanglots silencieux.
Dehors, les voix continuaient à résonner, mais il restait impossible de déterminer ce qui se disait. Pour l'instant, la maison demeurait silencieuse.

[Taliesin]

Taliesin relâcha Victor et poussa un long soupir, tremblant, déchirant.
Il se sentait vide, creux. Il n'éprouvait que haine à son égard. Pour ce qui se produisait, en bas. Pour ce qu'il venait d'infliger au gamin. Il eut envie de l'attirer contre lui, de lui demander pardon, mais n'en fit rien. Il avait fait le nécessaire. Opté pour le seul choix raisonnable. Le seul choix possible. Et lui témoigner de l'affection ne rendrait que plus difficiles les choses, le moment venu.
-Tu es courageux, Victor... dit-il pourtant. Ô combien courageux... Je sais que c'est dur, mais tu as fait ce qu'il fallait. Il faut que tu t'en tires. Que tu retrouves ta mère. Moi, ce qui m'arrive n'a plus d'importance... Je...
Il se tut, incapable de rajouter quoi que ce soit. La gorge nouée, le cœur battant, il ferma les yeux. Tenta de rassembler ses forces pour l'immédiat avenir.
Peut-être les choses ne tourneront-elles pas aussi mal... Peut-être parviendra-t-elle à les convaincre que je ne suis pas là... essaya-t-il de se convaincre. La vieille gnome avait dit que personne, jamais, n'avait été repris chez elle...
Mais il lui était impossible de le croire. Les choses ne tournaient jamais bien, pour lui. Jamais.
Et dans le fond, c'était mieux ainsi. Débarrassé de sa présence encombrante, dangereuse, Victor et Galathée pourraient vivre à nouveau sans crainte...
Eux et le bébé.

[Galathée]

De longues minutes s'écoulèrent, les voix s'étaient tues. Personne n'était rentré. Victor, entre deux sanglots, commença à s'agiter. Le silence était pesant. Au dehors, on entendait le souffle léger du vent, il faisait beau ce jour-là, et le caquètement des poules, parfois le bêlement de l'un des moutons. La porte finit par s'ouvrir, grinçant légèrement sur ses gonds, puis se referma.
Le pas d'Ava dans les escaliers, son poids sur chaque marche, faisant craquer le bois. Ils savaient que c'était elle, ils avaient appris à la reconnaître. Elle finit par s'encadrer dans l'embrasure de la porte et leur jeta un regard interloqué, puis bienveillant.
" Il ne fallait pas vous mettre dans de tels états, mes petits. Bien sûr qu'ils viendraient. Ils viennent toujours. Mais je vous avais dit qu'ils ne s'arrêteraient pas."
Elle sourit doucement.
" Requinquez-vous quelques minutes, puis descendez prendre un petit remontant. Il est l'heure du dîner, de toute façon. Et nous devons discuter."
Puis elle s'esquiva. Victor fondit à nouveau en larmes, mais cette fois, c'était peut-être de soulagement.

[Taliesin]

Le barde s'affaissa contre ses oreillers.
Alors, ils étaient partis... Pourquoi n'y avait-il pas cru un seul instant ? Pourquoi avait-il été intimement convaincu du drame ? Sans doute était-il retombé dans ses anciens travers, son pessimisme crasse... Il avait des excuses, bien sûr : la chose s'était produite au saut du lit, alors qu'il était encore englué dans les brumes du sommeil. Pourtant, la chose ne manqua pas de le troubler. S'il était à se point incapable d'espérer, comment pourrait-il jamais voir la fin du cauchemar, parvenir au bout de leur périple ?
Les sanglots de Victor le tirèrent de ses sombres réflexions. Ouvrant les yeux, il l'observa un instant. Puis tendit une main pour l'attirer contre lui. Mais n'en fit rien.
Il ne pouvait présumer des conséquences du serment qu'il l'avait forcé à prononcer. Il ne pouvait pas, non plus, jouer avec lui : le pousser au renoncement et l'entourer de toute son affection l'instant d'après, comme si rien n'était changé.
Il avait paniqué, oui. Mais restait convaincu d'avoir agi comme il le devait. Il n'aurait pu attendre de savoir le tour que prendrait la discussion entre Ava et les gardes. S'ils étaient entrés, ç'aurait été trop tard. Il s'était montré responsable. Dur, cruel, sans doute. Mais responsable...
Et si le gamin venait à l'en haïr, c'était peut-être mieux. Car des circonstances similaires, ils en connaîtraient à n'en pas douter au cours de leur voyage. Ce qui avait dit... serait valable pour ces fois-là.
-Je suis désolé... articula-t-il cependant.

[Galathée]

Victor acquiesça les yeux baissés, puis frotta ses larmes dans la manche de sa tunique, avant de quitter le couvre-lit. Il se glissa hors de la chambre sans un mot, abandonnant le barde à ses sinistres pensées. Ce dernier l'entendit marcher lentement sur les lattes de bois du couloir, puis descendre pesamment l'escalier. Ava l'accueillit d'une exclamation étouffée, mais il ne put distinguer les paroles qu'ils échangèrent.

[Taliesin]

Creux. Vide. Comment mieux se définir ?
Mais il avait fait ce qu'il fallait. Les choses étaient mieux, ainsi. S'il venait à tomber, le gosse continuerait. N'était-ce pas la seule chose qui importait, au fond ?
Sans doute. Mais cela n'en apaisait pas pour autant son malaise...
Sur un nouveau soupir, l'elfe se leva. Se vêtit. Puis, à son tour, gagna le rez-de-chaussée, s'efforçant d'arborer une expression sereine, résolue. Masque dérisoire mais pourtant nécessaire : il devait être ferme, dur. Ne plus ployer. Aller de l'avant.
Sans quoi, ils n'arriveraient jamais à la fin du voyage. Même s'il redoutait ce qu'apporterait celle-ci. Pas le bonheur d'autrefois, pensait-il de plus en plus.

[Galathée]

Ava leur servit un des plantureux repas dont elle avait le secret, au miel, comme toujours. Elle ne leur épargna cependant pas un rapide compte-rendu de l'échange qu'elle venait d'avoir.
Elle estimait que les soldats de Gargouille resteraient dans les environs pendant cinq jours, à quadriller la région. Pendant ce laps de temps, il était impératif que Taliesin ne quitte pas la ferme. Victor pouvait éventuellement sortir dans la cour, mais pas hors des limites du domaine. Les gardes cherchaient l'elfe et ne semblaient pas au courant de l'existence de l'enfant. Il ne fallait néanmoins pas tenter le diable : Ava aurait du mal à expliquer la présence d'un jeune humain, subitement, dans sa maison. Elle se sentait prête à leur servir des balivernes, cependant, le cas échéant.
Pour remonter un peu le moral au barde consigné, elle lui proposa de passer l'après-midi à examiner les cartes qu'elle avait de la région, de manière à ce qu'il puisse se tracer un itinéraire vers sa prochaine destination. Elle était confiante : ils pourraient certainement partir avant la fin de la veille. Il fallait juste se montrer patient.

[Taliesin]

Taliesin se força à manger. A garder plaquer sur le visage son masque serein. Fendillé, dérisoire, il ne trompant personne, mais lui offrait, au moins, un semblant de contenance. Il acquiesça à la proposition d'Ava et, sitôt le repas terminé, sans attarder son regard sur Victor, sans chercher à guetter ses réactions, il s'abîma dans la contemplation des cartes qu'on venait d'étaler sur la table.
Se concentrer fut chose ardue. Presque impossible. Peu à peu, pourtant, il parvint à se familiariser avec la région, à repérer des passes, des itinéraires qui, sur le parchemin du moins, semblaient plus courts, moins dangereux. Mais quel que soit le chemin emprunté, le voyage serait long et difficile, pas exempt d'embûches... Il faudrait qu'il en discute avec la vieille gnome, bien sûr. Qu'il lui demande son avis, recueille ses conseils...
Et qu'il prépare le départ, aussi. Rassembler de quoi se couvrir, de quoi se couvrir... Mais également ce qu'elle pourrait leur offrir comme cordes, ce qui pourrait parer à toutes les éventualités... Même s'il était évidemment impossible de tout prévoir.
Il faudrait enfin qu'il songe à payer sa dette à Ava. A trouver un moyen de lui rendre service. Il ne reviendrait pas ici. Jamais. Il fallait qu'il lui prouve sa reconnaissance, qu'il ne parte pas en ingrat. En réalité, il se doutait qu'elle ne penserait pas cela, que sa gratitude était évidente... Mais tout de même. Pouvoir, à son tour, aider un peu... Il avait l'impression que cela remplirait, partiellement, sa carcasse désespérément creuse.

[Galathée]

Les jours suivants ressemblèrent aux précédents, à la seule différence que Taliesin et Victor ne purent quitter la ferme. L'enfant continuait d'aider la vieille femme de son mieux et se montrait poli mais distant avec l'elfe.Taliesin finit de cicatriser, et réalisa qu'il avait repris du poids. Ce n'était pas difficile, vu ce qu'on leur servait quotidiennement. La gnome quitta sa chaumière deux fois, pour aller aux nouvelles de la région et s'enquérir des déplacements des hommes de Gargouille. Elle revint finalement avec ce qu'ils attendaient : les gardes étaient partis.
Ils étaient alors attablés pour le repas du midi, une grande omelette aux oignons et aux pommes de terre, rehaussée de lardons salés.
" Je pense que vous êtes prêts à repartir." leur dit-elle alors. " Demain matin, après-demain... Vous aurez une fenêtre de beau temps... Peut-être cinq ou six jours."

[Taliesin]

Taliesin accueillit la nouvelle avec soulagement. Le sentiment d'urgence qui l'habitait s'était fait plus poignant jour après jour, au point d'en devenir presque insupportable. Et la tension latente entre lui et Victor l'avait miné, quoi qu'il fasse pour la tourner en bien, pour s'assurer que leur distance était la meilleure chose qui pouvait arriver. Plusieurs fois, il avait songé à aller lui parler. N'en avait rien fait. Au final, ils n'avaient échangé que de vagues salutations au matin, de vagues bonne nuit au moment du coucher. Partir ne ferait pas disparaître leur éloignement. Mais, au moins, il n'y aurait plus d'autre témoin pour le contempler. Il était désolé du tour qu'avaient pris les choses. Désolé pour Ava. Il aurait voulu pouvoir lui offrir la meilleure compagnie possible, pour la remercier de sa générosité. Lui et l'enfant faisaient d'ailleurs tout leur possible pour ne rien laisser paraître... Mais la vieille gnome était fine. N'avait pu manquer de noter ce qui s'était rompu.
Mais ils allaient partir. Le plus rapidement possible.
-Très bien... fit le barde après un instant de réflexion. Je pense que nous nous mettrons en route dès demain matin. Si vous en êtes d'accord, j'aimerais profiter de l'après-midi pour vous interroger encore sur les montagnes, les périls qui nous y guettent, les abris possibles... Histoire de mettre toutes les chances de notre côté. Et puis...
Il sourit.
-Jusqu'ici, c'est surtout Victor qui vous a aidée. Moi, je n'ai été bon qu'à dormir, qu'à pousser parfois la chansonnette. Alors... Si je peux faire quelque chose pour vous, quoi que ce soit, vous ne devez pas hésiter à ma le dire. Cela me ferait plaisir, m'empêcherait de trop me sentir coupable d'avoir tant abusé de votre hospitalité.

[Galathée]

La vieille Ava sourit.
" Vous en avez déjà beaucoup fait. Vous avez égayé ma solitude en ces mois difficiles. Et vous ferez encore beaucoup..."
Elle hocha la tête, pensive.
" Les souvenirs sont parfois ce que l'on a de plus précieux. Tous les visiteurs que j'ai jamais eus, en cette modeste demeure, restent avec moi, à leur manière. Même quand ils sont loin."
Elle soupira doucement.
" Je pense que si vous partez demain en fin de matinée, vous arriverez au refuge de la source un peu avant la nuit. Ça ne servirait à rien de pousser plus loin pour une première journée, vous devez vous remettre en route. Ce serait dommage de vous claquer quelque chose parce que vous avez voulu faire du zèle..."
Son regard erra quelques secondes dans le vague.
" Voilà ce que nous allons faire. Demain matin, nous tuerons un mouton et le rôtirons. J'ai besoin de viande, et cela vous fera un bonne réserve pour commencer. Ce sera comme une petite fête avant votre départ ! Cet après-midi, je répondrai à vos questions, et notre Victor peut rassembler du bois pour le feu de demain ? Ensuite, nous préparerons vos sacs. Puis il vous faudra prendre du repos."

[Taliesin]

Il dévisagea un instant la vieille gnome, immobile, pris d'un brusque élan d'affection à son égard, troublé plus qu'il ne l'aurait cru par ses simples mots. Il acquiesça, lui sourit à nouveau, sans forcer, cette fois. Et, intérieurement, se promit de faire bonne figure. Pensa qu'il n'aurait pas trop de mal à y parvenir, qu'il n'aurait pas vraiment à jouer la comédie. Sans elle, ils auraient été perdus, repris. Le voyage se serait terminé dans les neiges glacées... Ou au pénitencier. Elle les avait logés, nourris, soignés, entourés de sa bienveillance.
C'était une chance. Un peu de lumière au milieu des ténèbres. L'un des rares jalons heureux au cours de ces dernières semaines.
Alors, il ferait en sorte que ces ultimes heures soient aussi chaleureuses que possible. Qu'elles demeurent pour Ava un bon souvenir, éclipsent, peut-être, les tensions dont avait pâtit l'atmosphère de sa demeure.
Sitôt le repas terminé, Victor fila à l'extérieur pour rassembler du bois. L'elfe et la vieille gnome s'assirent alors près de la cheminée, et le barde l'interrogea tant qu'il pu, achevant de noter les détails qui lui avaient échappé lors des discussions précédentes. Grâce à elle, encore, il savait où ils allaient, avait une bonne idée de leur itinéraire.
Etrangement, il se sentit optimiste. Sentiment qu'il n'avait plus vraiment éprouvé, ces derniers temps... Peut-être la perspective de se remettre en mouvement y était-elle pour quelque chose.

[Galathée]

Ils allèrent se coucher tôt, chacun de leur côté. Taliesin trouva le sommeil sans difficultés, s'enfonçant dans une torpeur tranquille, profonde, peut-être sa dernière opportunité avant longtemps de prendre du véritable repos.

Mais il fit des rêves étranges, inquiétants sans être effrayants. De la ferme et du lion Mille-Morceaux. De Victor. Des poulets. De la vieille gnome. De Galathée. Tout était mélangé. Gargouille et Mélégorn. L'elfe secouait la tête avec une grimace, lui indiquait une direction dans la brume. Il neigeait. Il y avait du soleil. La Tour du vallon ténébreux. Des moutons, un grand feu. Galathée encore, la ferme des Merlu. Gabriel Kanter. Une telle chaleur.
Une cité parmi les arbres. La Résidence des demi-elfes de la forêt maudite. Ou pas. Une grande cité elfique. De son passé. De son futur. Une jeune elfe lui souriait et l'accueillit d'une révérence un peu amusée.
Le braiment d'un âne.
Mais il faisait tellement chaud.
La neige sur les montagnes. Les mines de Gargouille. Une sensation d'étouffement, une seconde.
Le braiment d'un âne.
La neige.
Le braiment d'un âne, encore.

Dans la réalité cette fois.
Il ouvrit un oeil. Le soleil s'était levé. Il se sentait incroyablement lourd. Il lui faudrait une des bonnes infusions d'Ava pour s'arracher à ce poids, à n'en pas douter.

[Taliesin]

Encore marqué par ses rêves étranges, par le sensation de chaleur et d'oppression qui les avait accompagnés, Taliesin demeura allongé un long moment, laissant l'éveil éclaircir peu à peu ses pensées. C'était aussi, il en avait bien conscience, la dernière fois qu'il pouvait reposer dans un lit, et il rechignait à s'en arracher. Il le fit pourtant, bientôt, alors que le sommeil menaçait de le reprendre.
Lorsqu'il gagna la salle à manger, il la trouva déserte. Son petit déjeuner l'attendait, mais les couverts de la vieille femme et de l'enfant n'étaient déjà plus là. Il en éprouva une inquiétude fugace, mais se raisonna aussitôt. Ils avaient mangé, étaient partis tuer le mouton, comme Ava l'avait annoncé. Alors, il s'assit, solitaire, et entreprit de manger, bien décider à profiter à plein de ces derniers instants de quiétude, à ne pas se laisser gagner par de folles angoisses. Ils ne tarderaient pas à revenir...

[Galathée]

Ava rentra la première et le salua, amicale, comme chaque matin. Victor était apparemment affairé au poulailler : il s'était mis en tête de relever les nids une dernière fois avant de partir, il ne tarderait plus. Ils n'avaient pas encore tué le mouton : l'aide de Taliesin était requise pour l'abattage, d'autant que l'enfant, malgré ses prouesses de chasseur, s'était lié d'amitié avec les bêtes et refusait d'y prendre part.
Ensuite, la gnome le laissa terminer son petit déjeuner, l'observant avec un petit sourire tandis qu'il se sustentait, un peu comme si elle avait une déclaration à faire, mais attendait l'instant propice.
Mais rien ne vint.
Il finit son bol de gruau, sa tasse de thé, elle demeura silencieuse, souriante. Et Victor n'en avait pas encore terminé avec les poules.
Taliesin sentit soudain qu'il avait la tête lourde. Très lourde. Mais lorsqu'il voulut lever un bras pour soutenir celle-ci, sa main resta inerte, posée sur le banc à côté de lui. Ava se leva lentement, marcha jusqu'à lui, comme au ralenti. Puis elle le poussa d'une pichenette et il bascula, complètement flasque, par terre.
La vieille se pencha sur lui et lui sourit.
" Ne t'inquiète pas, mon tendre. On passe bientôt à table." souffla-t-elle.
Puis elle se releva et sortit de son champ de vision.

[Taliesin]

Il demeura inerte sur le sol. Incapable d'esquisser le moindre mouvement. De fermer ne serait-ce qu'une paupière. Son esprit engourdi peinait à mettre bout à bout les évènements, à comprendre ce qui se jouait. Pourtant, lentement, la vérité se fit jour en lui. Et une étrange satisfaction lui succéda. Celle de ne pas s'être trompé. Jamais. Contre tous les avis, contre l'optimisme de Galathée, les déclarations de Belenn. Tout n'était que malheur, pour lui. Ruine. Lumière entrevue et aussitôt changée en ténèbres. Bonheurs pervertis, souillés, métamorphosés en horreurs blêmes, glacées.
Il aurait souri, s'il avait pu. Point de voyage. Point de tourments à venir, de pérégrinations interminables dans les montagnes. De cité elfique. Rien de tout cela. Juste... le terme, probablement. Evidemment, la vieille Ava pouvait le destiner aux gardes, mais il en doutait. Lui revenait soudain à l'esprit ceux de ces contes pour enfants ou une sorcière gave ses pensionnaires avant de les dévorer. Serait-ce le sort qu'on lui réservait ?
Il aurait ri, s'il avait pu. Mourir ainsi, pour un barde, n'était-ce pas d'un raffinement délicieux, digne d'être mis en chanson ?
Restait le cas de Victor, bien sûr. Peut-être l'épargnerait-elle. Peut-être était-il déjà mort...
Il le saurait bientôt, de toute façon. Pourquoi s'en inquiéter ?
C'était la fin, cette fois.
Il eut une pensée pour Galathée. Il ne viendrait jamais à elle... Mais elle était forte. Trouverait le moyen de survivre, de s'enfuir. De surmonter cette épreuve comme elle avait surmonté toutes les autres. Et elle aurait un enfant...
Il aurait pleuré, s'il avait pu.

[Galathée]

Ava revint peu après, musant une ritournelle à mi-voix. Elle s'accroupit à côté du barde, le retourna, puis entreprit de le déshabiller.
" La viande d'elfe est la plus tendre." dit-elle finalement. " Surtout si on évite à la bête de faire de l'exercice, qu'on lui donne du miel. Enfin, ça c'est une question de goût. Moi j'aime le miel..."
Elle lui retira sa chemise, palpa ses bras avec une petite grimace, puis lui pinça la taille. Taliesin ressentit un petit tiraillement, engourdi.
" Même la peau se mange. Grillée au feu de bois, c'est un régal. Les yeux en gelée. La langue, évidemment. Alors un elfe du soleil de surcroît... C'est la chair qui s'imbibe le mieux de ce qu'on lui donne à manger. On peut presque lui donner le goût qu'on veut."
Elle lui retira ses chausses, frôla ses fesses, puis ses cuisses, souriante.
" Le nain, c'est dégueulasse. J'en fais des poulets, quand j'en croise. L'humain n'est pas terrible. Il gagne à être mouton un an ou deux. Le demi-elfe... Hum. Ça dépend de la qualité du morceau et de l'individu. Mais l'elfe..."
Elle se pourlécha les babines, comme un animal, et se redressa, contemplant le barde nu comme un ver, à l'exception de son collier métallique. Elle prit ensuite des cordes fines, presque de la ficelle de cuisson, et lui lia les poings serrés dans le dos, ainsi que les chevilles et les genoux.
Ensuite, elle le prit par les épaules et le traîna vers l'extérieur.
Dehors, il y avait un grand feu, comme prévu. Les braises étaient rouges et la neige avait fondu, tout autour. Même à plusieurs mètres, on en percevait l'intense chaleur.
Un âne brait, de toute la force de ses poumons.
" Victor n'a pas envie de voir ça, on dirait." fit la vieille. " Mais il acceptera plus facilement s'il voit tout."

[Taliesin]

Taliesin ne pipa mot, évidemment. Mais il n'en pensa pas moins.
Il avait trouvé la situation cocasse depuis le début. Cette vieille dame au milieu des terres désolées, son manteau en peau de lapin, sa gouaille, sa mule... Très décalé, très irréaliste. Et à présent, les choses tournaient carrément à la farce.
Farce dont il était le dindon, évidemment.
Jeux de trompes-l'œil, aussi, de faux semblants, A l'image de sa vie : une comédie dérisoire, pitoyable. Eclose dans le sang et les flammes d'une cité idéale mise à sac, baignée dans le sang et les flammes de Mélandis, de Luménis... Achevée dans celles d'un foyer, dans la cour d'une petite ferme...
Oui, une histoire. A faire rire ou à faire pleurer, là était la seule question.
Et voici que Victor était changé en âne. Il devait se sentir bien bête. Ne l'avait-il pas prévenu que ses initiatives pourraient mal tourner ? Qu'elles ne pourraient pas toutes être heureuses ? Ne l'avait-il pas fait ? Oh si, bien sûr. Et le gamin n'en avait fait qu'à sa tête. Et bien, qu'il regarde, à présent ! Qu'il se gorge du spectacle. Et en tire, peut-être, une leçon...
La haine était revenue, brutale, brûlante. Mais elle ne prit pas le dessus. La dérision, la résignation l'envie d'en finir étaient bien plus prégnantes.
Et la fin ne tarderait plus.
Patience, une dernière fois...