[Lieu] Belles-Vagues

[Taliesin]

Alaric se leva aussitôt.
-Attendez un instant. Juste une seconde.
Il gagna les vestiges de la tente ruinée. En ramena bientôt des couvertures et précéda Albérich dans l'abri préservé pour les y installer.
-Voilà... fit-il. Dormez tout votre saoul. Et sur vos deux oreilles. Tallad et moi monterons la garde, à tour de rôle.
Il lui sourit. S'esquivait déjà, rejoignant son compagnon près du feu.
L'aubemestre s'endormit sitôt couché. En réalité, il n'eut même pas le souvenir de s'être couché. Il reposa, paisible, sans que le sommeil n'apporte le moindre songe, le moindre poème sinistre. Et personne ne vint le réveiller : ses yeux s'ouvrir d'eux-mêmes, découvrant le jour qui traversait la toile de la tente, éblouissant.
Il devait être tard. Dehors, il entendait les autres s'afférer. Echos d'un repas qu'on prépare, d'un feu qu'on alimente.
Loin dans les airs, une mouette poussa un cri. Puis s'en retourna vers la mer.

[Galathée]

Il demeura un long moment couché, à deviner le soleil au travers du tissu, à écouter le souffle léger du vent dans les branches nues des arbres. Il avait la sensation d’avoir dormi un siècle, de s’éveiller ailleurs. Et il avait faim.
Les événements de la nuit lui revinrent, chargés, il sentit la tension reprendre pied dans sa carcasse, mais sa prise était moins ferme, moins brutale, il respirait mieux. Il soupira doucement, puis se redressa.
Comme la veille, il aspirait désormais à regagner la ville, le Temple, à se poser quelque part, à rassembler des forces. Mais il y avait moins d’urgence. Une partie de lui-même craignait que tout cela ne soit qu’un leurre, que quelque chose les attende au détour du chemin, les entraîne à nouveau dans une spirale infernale. Et cette partie de lui-même, aussi viscérale et sauvage soit-elle, il devait la respecter pour ne pas qu’elle envahisse tout son être. Elle avait besoin de sécurité, de certitudes, de murs, de Luménis.
La partie de lui-même qui avait repris timidement confiance avait envie de voir le ciel, et il quitta la tente, un peu ébloui avant même d’entrer dans la lumière pâle de l’hiver. Il fit quelques pas dans la neige salie, gagna les abords du feu et salua ses compagnons avant de s’asseoir sur le sol.

[Taliesin]

A en juger par la hauteur du soleil, la matinée était déjà bien avancée. Et il y avait un autre signe de cette heure tardive : le visage de ses compagnons. Pâle, quelque peu. Les traits toujours tirés. Mais pas autant, pas tout à fait aussi marqués. Eux aussi avaient profité de la nuit, même si c'était par intermittence, phases de repos et phases de veille se succédant jusqu'à l'aube. Au-delà.
Le thé était près. Et le petit-déjeuner copieux : Pain, miel, fromage, gruau d'avoine dans des écuelles de métal. Les deux hommes avaient vraiment pris soin de préparer leur petite halte impromptue...
-Bonjour ! fit joyeusement Alaric en le saluant de la main. Ses yeux encore bouffis de sommeil témoignaient qu'il s'était levé juste avant son supérieur.

[Galathée]

L’Aubemestre avait besoin d’un peu de temps pour s’éveiller et il se contenta d’un signe de tête avant d’attaquer le petit déjeuner. Son appétit ne tint pas longtemps, mais il parvint à avaler l’équivalent d’un demi-bol de gruau agrémenté d’un peu de miel avant de capituler. Le thé chaud lui ragaillardit l’organisme et il lâcha un soupir d’aise. Il avait envie de se laver, sentait la sueur qui imprégnait sa peau et ses vêtements, et sa barbe commençait à le gêner, même si elle le protégeait efficacement des frimas. Au bout d’un certain temps de silence tranquille, il finit par recroiser le regard d’Alaric et lui sourit doucement.
« Je dois le voir. Avant que nous repartions. Juste le voir. » dit-il simplement.

[Taliesin]

Comme ils le faisaient toujours, semble-t-il, avant de prendre une décision, Alaric et Tallad échangèrent un regard. Et acquiescèrent de concert.
-Très bien... dit le colosse. Suivez-moi, il n'est pas loin...
De fait, le Sharite se trouvait seulement à quelques pas, adossé à un arbre. Ils l'avaient solidement ligoté, bâillonné, puis recouvert d'une couverture. On ne voyait guère que la partie supérieure de son visage... Mais il n'y avait aucun doute : c'était bien Noir-Dessein. Pour l'heure, il était endormi. Du moins, ses paupières étaient closes.
-On lui a donné un petit truc pour qu'il se tienne bien tranquille... expliqua le colosse, avant de reculer. Il ne s'éloigna pas, toutefois. Restant à proximité, même s'il détourna les yeux de la scène, pour laisser à Albérich quelque intimité.

[Galathée]

Albérich demeura immobile, n’esquissa pas le moindre geste, tout entier à ce qui l’animait. Il fallait qu’il l’affronte maintenant, s’il voulait y faire face demain, quand on lui demanderait peut-être de témoigner et d’accuser. La peur était première, elle grondait dans ses entrailles, comme une entité distincte de lui-même, cherchant à coloniser son corps entier. Mais Noir Dessein était inoffensif, désormais. Et Albérich craignait la haine, il la devinait aussi, quelque part, enfouie. Elle était plus retorse, presque traître. La veille, dans le feu de l’action, il n’avait eu aucun mal à la libérer. L’urgence l’avait aidé à abattre ses réticences, mais en même temps, ça avait été si facile. L’envie de faire mal, de punir… Elles étaient en lui, irrémédiablement. Et elles étaient humaines. Sa fragilité les rendait plus proches, affleurant à la surface de son esprit, ne demandant qu’à s’exprimer. Il devait apprendre à les réprimer, à les voir pour ce qu’elles étaient : barbares, inutiles, contraires à ce qu’il était, à ce qu’il voulait être.
Il réalisa qu’il n’était pas prêt, fit un pas en arrière, puis se détourna.
« Nous pouvons partir quand vous le désirez. » dit-il simplement à Alaric.

[Taliesin]

-Oh, on sera en route dans une vingtaines de minutes, au pire ! fit le colosse. Pendant son dernier tour de garde, Tallad s'ennuyait tellement qu'il a remballé la plupart de nos affaires et sellé les chevaux.
Il accompagna Albérich près du feu et se mit aussitôt en devoir de terminer les préparatifs du départ. Cela ne prit effectivement guère de temps : il suffit de replier la dernière tente, d'empaqueter les ustensiles de cuisine, puis de s'en aller chercher Noir-Dessein. Ils le chargèrent sur la monture de Tallad, le plus léger du groupe, le jetant en travers de la selle et l'y arrimant solidement.
Puis ils grimpèrent à leur tour sur les chevaux... Et le périple reprit. La route était mauvaise, toujours, ce qui les força à avancer à faible allure. Mais les choses ne tardèrent pas à s'améliorer : la tempête avait été relativement circonscrite et, bientôt, ils purent aller au trot.
Autour d'eux, la campagne enneigée était resplendissante, brillant de mille feux sous les rayons d'un soleil radieux. Le paysage se fit peu à peu moins sauvage, des fermes apparaissant, de-ci, de-là, dans les replis de quelques collines basses.
Et, enfin, alors que le soleil commençait à peine à infléchir sa course à travers le ciel pour rejoindre l'horizon, les murailles de Luménis se dessinèrent dans le lointain.

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