[Lieu] Les Rocheuses du Dragon

[Galathée]

Cette chaîne montagneuse s’élève entre les plaines habitées par les humains et la grande forêt de Lorien peuplée par les elfes, rempart naturel entre deux peuples et deux modes de vie. Quelques routes rares arpentent les pics et cols de cette petite cordillère, peu empruntées et mal entretenues. On dit que des hordes de gobelours et de trolls hantent les sommets les plus escarpés des montagnes, tandis que le dragon qui leur donne son nom peuple de nombreuses légendes et quelques témoignages. Ni gnomes ni nains ne se sont établis dans les Rocheuses, car leur pauvreté en gisements précieux est documentée depuis des siècles, parmi les peuples des galeries.

[Galathée]

Quête : Les Squelettes du Placard, chapitre 4.

Quittant les collines, Taliesin, Victor et leur mule pénétrèrent dans la zone plus accidentée des montagnes. Comme l'avait promis Ava, le ciel était dégagé, limpide, même s'il faisait très froid. L'elfe ouvrait la marche, suivi de la mule, et l'ânon venait derrière. Ils progressèrent à un bon rythme, relativement lent mais régulier, ponctué de nombreux arrêts : la neige dissimulait les chemins et Taliesin devait s'aider du relief pour s'assurer de ne pas se perdre. Mais la moyenne montagne regorgeait de signes particuliers et les cartes de la gnome étaient précises, du moins aussi près de sa chaumière : arbres gigantesques et rochers aux formes étranges y étaient mentionnés, ainsi que le cairn occasionnel, le défilé étroit, le bosquet dénudé. L'elfe avait tracé un passage qui contournait les plus hauts pics sans cependant retourner dans les plaines où ils risquaient de trop nombreuses mauvaises rencontres. Il était cependant difficile de prévoir le temps que cela leur prendrait. Le périple en lui-même n'était pas si long, mais les conditions climatiques pouvaient piéger la route, voire même la bloquer pendant des journées entières.
La nuit commença à tomber alors qu'ils pénétraient dans un chaos pierreux et glacé, où la neige était rare, soufflée par un vent violent. Taliesin trouva l'entrée de mine qu'il avait indiquée sa carte, désaffectée depuis longtemps, et ils purent s'y réfugier.

[Taliesin]

Le barde se mit en devoir de préparer leur camp, scène qui, avait-il l'impression, serait amenée à se répéter quasiment à l'identique au cours des jours et des semaines à venir. Il débarrassa Victor de son sac, déchargea le mulet, l'entrava au cas où il veuille leur fausser compagnie. Il alluma le feu, se servant du bois qu'il avait ramassé, de-ci, de-là, au cours du trajet.
Vint ensuite le moment de préparer le repas... De l'avaler... Puis de sortir les livres de magie et de s'y plonger avec un acharnement presque maniaque.
En travaillant, que ce fût pour décharger les sacs, allumer le feu, cuisiner, il n'avait cessé de parler à Victor. Comme il l'aurait fait si celui-ci avait été capable de lui répondre. Et, ouvrant le premier grimoire, il entreprit de le lire à voix haute, prétextant que cela l'aiderait à mieux se mettre les choses en tête.
En réalité, il avait peur du silence. Peur de la solitude glacée...

[Galathée]

Taliesin voyait juste, la scène se répéta jour après jour. Le temps clément leur permit d'avancer comme prévu, ils quittèrent définitivement les zones habitées, parvinrent dans des régions plus escarpées et sauvages, où le chemin était la seule trace, quand il était visible, que quelqu'un soit passé par là avant eux. Ils entendirent parfois des cris lugubres, virent quelques traces dans la neige, mais ne croisèrent aucune créature inquiétante, hormis, une fois, un loup solitaire qui ne s'attarda pas pour les observer. Ils louvoyèrent de grotte en renfoncement rocheux, durent deux fois dresser une tente au milieu de nulle part. Il faisait de plus en plus froid à mesure qu'ils grimpaient, et Taliesin dut placer des couvertures sur les animaux pour les protéger, même en journée.
Les quelques premiers jours, l'ânon suivit le mouvement sans rechigner, placide, comme un peu assommé. Le soir, il venait dormir près de l'elfe, ne faisait pas de cauchemars, s'éveillait à l'aube et reprenait la route.
Ensuite, il eut une phase de révolte qui les ralentit quelque peu. Parfois, au milieu de la journée, il se couchait dans la neige et refusait d'avancer. Ou il se montrait agressif, caractériel, refusait de manger, forçant Taliesin à intervenir...

[Taliesin]

La chose ne manqua pas d'inquiéter le barde. De le terrifier, même, bien qu'il fit effort pour n'en rien laisser paraître. Il se demandait si c'était là simplement une manifestation du caractère marqué de Victor. Ou bien si, au contraire, cela témoignait d'un changement... Son esprit se transformait-il, peu à peu ? Sa forme nouvelle avait-elle une influence, insidieuse mais bien réelle ?
Dans un mois, il ne se souviendra même pas de ce qu'il était auparavant.
Il avait toujours pris soin de traiter Victor en humain. De lui parler, de lui expliquer les choses, de se montrer affectueux, encourageant... Et lorsque ses sautes d'humeurs se produisirent, l'elfe redoubla d'efforts. Il fallait qu'ils avancent vite, lui soufflait-il à l'oreille. La cité des elfes était de l'autre côté des montagnes. Il s'y trouverait des mages qui lui rendraient son apparence normale... Il fallait juste tenir bon.
Belles paroles. Joyeuse comédie. Mensonges éhontés, alors que lui-même doutait de plus en plus. Ses recherches dans les livres de sorcellerie étaient vaines. Tout ce qu'il récoltait, en dehors de vagues connaissances laborieusement acquises, c'était des maux de tête dévastateurs... Et le temps filait, toujours. Encore jusqu'ici avaient-ils pu avancer sans autre obstacle que les arrêts imposés par Victor. Mais il n'en irait pas ainsi tout le long du voyage...

[Galathée]

A la phase dépressive succéda une nouvelle période, complètement différente, mais peut-être pas plus rassurante. Soudain, l'âne se montra extrêmement enjoué. Ils avaient atteint un plateau montagneux qui s'étendait, plane, à perte de vue, et rendait leur progression nettement plus facile. Taliesin savait qu'ils arriveraient en bout de course à un petit lac de montagne, avant de recommencer à monter. Victor se mit littéralement à gambader, bouillant d'énergie. Peu chargé pour sa masse musculaire, il galopait à fond de train dans la neige, soulevant des pluies de cristaux, pilait loin devant eux, et revenait en arrière tout aussi vite. La tentation de le tancer était grande, mais en même temps, il n'était pas fatigué, ne demandait pas à manger plus, ne s'écartait jamais de la piste. Il était aussi d'humeur farceuse, aimait bousculer Taliesin pour l'envoyer tête la première dans la neige, brayait de plaisir en caracolant et maculait sa robe dès que possible, en se frottant sur tout ce qui semblait d'odeur prometteuse.

[Taliesin]

Galathée, elle, aurait su que faire...
Le constat revenait, de plus en plus fréquent, de plus en plus amer. L'enfant, sous sa forme humaine, aurait été bien mieux avec sa mère. Sous son apparence nouvelle, la chose était encore plus vraie. La rôdeuse aurait su communiquer avec lui. Aurait su lui insuffler la force de tenir, de ne pas laisser son esprit divaguer, se laisser modeler par sa carcasse animale... Lui ne pouvait que guetter le moindre signe de conscience, s'efforcer de traiter l'ânon en humain, quitte à frôler le ridicule, parfois. Un spectateur extérieur l'aurait jugé fou...
Aurait eu raison, sans doute.
Taliesin essayait de se rassurer. De se dire que la situation était encore plus difficile pour Victor que pour lui, que le gamin devait résister... Que s'il trouvait des moyens de s'amuser, de profiter de cette forme imposée, c'était sans doute pour le mieux... Cela lui permettrait de faire face encore un moment...
A moins qu'il n'y prenne vraiment goût. Et renonce au passé.
Serrer les dents. Continuer, comme toujours. Ne rien changer à la manière dont il s'occupait de l'enfant. Ne pas réfléchir. Avancer, simplement. Se montrer pragmatique... Avancer et étudier ces maudits livres...

[Galathée]

Lorsqu’ils arrivèrent en bordure du lac de montagne, Taliesin réalisa qu’un campement s’y était installé. Il était tard dans la journée, le soleil déclinait, et il compta une demi-douzaine de tentes rassemblées sur la berge, ainsi que deux foyers. A la distance à laquelle ils se trouvaient, il était difficile deviner de quel genre de voyageurs il s’agissait, mais ils occupaient le passage vers la piste que l’elfe avait l’intention d’emprunter. Trouver un abri avant le contrefort rocheux qui bordait le lac vers l’ouest était illusoire, mais il était possible de planter la tente au milieu de nulle part : le vent était tombé depuis plusieurs jours.

[Taliesin]

Cela n'aurait avancé à rien, cependant. Il ne pouvait trouver aucun lieu où son petit bivouac serait invisible depuis la route. Or, les voyageurs venaient forcément en sens inverse... Et le rejoindraient le lendemain, à moins qu'ils n'aient établi leur campement pour une longue durée. Dans tous les cas, il ne pourrait pas passer sans être vu.
Alors, pourquoi retarder l'échéance ?
Monter la tente près du campement aurait-été une attitude des plus curieuses, des plus propices à susciter la suspicion de personnes bien intentionnées. Quel voyageur isolé se priverait-il volontairement de compagnie ? Un voyageur prudent... Mais pas très malin, compte tenu de la rencontre qui arriverait immanquablement.
Et s'il s'agissait de brigands, de bandits, ou que savait-il encore... La rencontre était inéluctable; Il ne pouvait pas rendre toute sa petite caravane invisible, ses traces se verraient dans la neige... Mieux valait, dès lors, paraître sur de soi. Avancer crânement.
Avec un soupir, Taliesin vérifia que son épée glissait bien dans son fourreau, que l'arc était à porté de main. Remonta son manteau pour dissimuler aux regard le collier qui lui enserrait le col.
Puis il donna le signal du départ.

[Galathée]

Mais on ne laissa pas le petit équipage s'avancer jusqu'aux berges du lac. Deux silhouettes apparurent, flèches encochées dans leur arc, et le mirent en joue alors qu'il s'approchait. Un troisième apparut, juché sur un cheval hirsute, et vint à sa rencontre. Il s'arrêta à l'entrée du campement, puis leva une main en guise de salut.
" Halte-là, étranger." annonça une voix claire, féminine. " Qui êtes-vous et pourquoi vous aventurez-vous dans les contrées du Peuple du Griffon ?"
Il n'y avait aucune hostilité dans le ton, mais une fermeté qui indiquait clairement qu'on ne se satisferait pas de faux-fuyants.

[Taliesin]

Il s'était immobilisé. Ce ne semblaient point être des brigands... C'était tout ce qu'il pouvait dire, cependant, car le Peuple du Griffon, il n'avait pour sûr jamais entendu une telle appellation... Restait à répondre. Dire la vérité semblait le plus évident. La vérité... mais pas sur son identité.
-Je m'appelle Belenn, dit-il, citant le premier nom qui lui passait par la tête. Je traverses ces montagnes en direction de la Lorien, où je désire retrouver mes congénères.

[Galathée]

Les archers firent quelques pas de plus dans la neige et la cavalière reprit.
" D'où venez-vous ? Pourquoi ce voyage ? Quel est votre art ? " demanda-t-elle, toujours sur le même ton.
Taliesin pouvait désormais distinguer plus précisément ses interlocuteurs : ils étaient elfes, mais différents de lui : plus sombres, plus forts, plus grands. Ils portaient des tenues adaptées aux conditions climatiques et à la montagne, leur peau était burinée par les grands vents, leurs yeux perçants.

[Taliesin]

Ils étaient bien curieux... Encore une fois, s'en tenir le plus possible à la vérité était le meilleur moyen de ne pas faire d'impair. Restait tout de même à adapter un peu les choses.
-Je suis barde. Je ne suis pas originaire d'Hélonna mais je séjourne sur cette île depuis quelques années, à présent. Voyageant pour mon métier avec mon fils, nous avons eu le malheur de séjourner chez une personne qui, sous ses dehors bienveillants, n'avaient à notre encotre que méfastes intentions. Outre avoir tenté de me dévorer, tout bonnement, elle a changé mon garçon en âne. N'ayant pas moi-même les compétences pour briser la magie, et la sorcière... n'ayant voulu m'y aider, j'ai songé que la meilleure solution serait de gagner les cités elfiques de la forêt. Les mages qui y résident pourront sans doute venir à bout de ce maléfice....

[Galathée]

Les déclarations de l'elfe créèrent un certain remous entre les tentes, et Taliesin comprit que plus d'un observateur invisible se cachait dans les ombres. Il y eut un conciliabule à proximité de l'entrée du campement, tandis que les deux archers, isolés, restaient de marbre.
" Si vous le désirez, vous êtes le bienvenu pour partager notre repas ce soir, maître barde." dit alors la voix de femme, moins rigide. " Et peut-être nous en dire davantage sur cette histoire."

[Taliesin]

-Avec plaisir, dit-il simplement.
Aucun voyageur n'aurait pu refuser cette proposition. Préférer la solitude glacée des montagnes à la chaleur d'un campement serait apparu comme pure folie. N'aurait pas manqué de provoquer moult interrogations.
Dire qu'il acceptait avec plaisir était cependant un peu exagéré. Il ne faisait pas confiance à ces gens. Comment pourrait-il encore faire confiance à qui que ce soit, compte tenu de ses récentes expériences ? Mais il ne pouvait se dérober. L'heure de la halte était proche. Et s'ils savaient quelque chose d'utile, pour Victor ou la poursuite de leur voyage...
Il lui faudrait être prudent. Demeurer constamment sur ses gardes. Veiller à garder dissimulé le collier infamant.
Mais, au moins, comme il avait opté pour la vérité, aussi étrange parut-elle, ses gestes, l'affection qu'il témoignait au petit ânon ne paraîtraient pas trop étranges.
Aucun d'entre eux n'avait ri, d'ailleurs. Alors que, pourtant, il y aurait eu de quoi.

[Galathée]

Les archers baissèrent leurs traits, demeurant cependant aux aguets, et Taliesin fut invité, ainsi que son équipage, à pénétrer dans l'espace relativement protégé que formaient les tentes. Celles-ci étaient vastes, bien loin des abris de fortune de voyageurs errants, ressemblant davantage à des structures conçues pour durer un certain temps et s'opposer aux forces de la nature. Il y en avait six, rondes et hautes comme deux hommes. De la fumée s'échappait du sommet de trois d'entre elles, les trois autres étaient silencieuses et obscures. Toute la petite troupe se rassembla autour du barde et des deux animaux. Ils étaient une douzaine, tous adultes, et tous elfes. A leur taille, leur allure, Taliesin en déduisit qu'il s'agissait d'elfes des bois, même si la forêt était lointaine, et qu'ils avaient manifestement une autre ascendance, plus ténue, plus lointaine, dans le sang. La femme qui leur avait servi de porte-parole était descendue de son poney hirsute et vint à sa rencontre. Grande et élancée, elle était rôdeuse ou guerrière, plus âgée que lui, et sa peau tannée trahissait son habitude des grands vents. Elle portait un tatouage sur le coin du front et la tempe droits, à peine perceptible dans la pénombre, et son plastron de cuir était frappé de la silhouette reconnaissable d'un Griffon. Elle le dévisagea d'abord sans rien dire, suspicieuse sans être méprisante, puis un sourire déforma ses lèvres.
" Bienvenue, maître barde. Je suis Ombeline Mène-Torrent, Maîtresse-Griffon de ce groupe." annonça-t-elle.
Derrière eux, un elfe avait saisit la bride de la mule.
" Puis-je emmener celle-ci avec nos bêtes ?" demanda le jeune homme.
L'ânon s'était collé à l'elfe, inquiet.

[Taliesin]

Taliesin passa une main qu'il voulait apaisante entre les deux oreilles du garçonnet métamorphosé.
-Oui, bien sûr... Je n'ai aucun moyen de savoir s'il s'agit d'un véritable animal ou d'un être piégé par les tours de cette maudite sorcière, mais si tel est le cas, je crains que le malheureux n'ait oublié sa nature première...
Refuser l'offre aurait paru discourtois. De plus, il avait l'essentiel sur lui. Ses armes. Les cartes et les grimoires, dans son sac. La flûte de Belenn, dans une poche de son manteau. Il était tendu, inquiet, sous des dehors agréables qu'il savait désormais revêtir à l'envie, comme le déguisement d'un imposteur, le masque d'un comédien, le casque d'un guerrier dissimulant ses traits avant la bataille. Mais il demeurait aux aguets, évidemment. Et vu l'attitude de ses hôtes, polis bien que circonspects, ceux-ci ne pourraient lui en tenir rigueur...

[Galathée]

On l'introduisit, ainsi que l'âne, dans la tente principale, qu'il devina richement décorée sur ses pans de cuir extérieurs, et qui dégageait chaleur et lumière. Un grand feu, habilement circonscrit, en occupait le centre, dégageant sa fumée vers le firmament d'une large ouverture. Il y faisait bon et lumineux, même si les pourtours de l'abri étaient plongés dans l'obscurité. Taliesin y découvrit trois personnes supplémentaires, affairées à préparer un repas qui sentait mille épices parfumées, mais pas le miel, et on l'invita à s'assoir près de la flambée, sur l'un des tapis fourrés qui couvraient le sol. La plupart des elfes retournèrent vaquer à leurs occupations, mais trois s'assirent près de Taliesin, tandis que les deux archers taciturnes demeuraient en faction.
Le premier de ses interlocuteurs était la Maîtresse Griffon, qui s'assit en tailleur, flanquée de ses deux acolytes, un elfe d'un âge vénérable au regard trouble et un jeune elfe beaucoup plus nerveux. Avant d'adresser la parole au barde, ils entreprirent tous les trois de se débarrasser de leur pelisse.
" Je vous conseille d'en faire de même." fit Ombeline Mène-Torrent. " Sinon vos frusques ne vous protégeront plus de rien lorsque vous ressortirez."
Un autre elfe vint déposer devant eux quatre verres ouvragés ainsi qu'un bol plat, remplis tous les cinq d'une infusion trouble.
" C'est mauvais mais efficace." le prévint le jeune elfe, avant de lui sourire, gêné.
Puis de deux doigts, il poussa le bol vers l'ânon, qui s'était couché près de Taliesin.

[Taliesin]

Il se dépouilla de son manteau, se félicitant d'avoir conservé même dans les désolations montagnardes l'écharpe dissimulant à la vue le traître collier. En revanche, il ne put s'empêcher de jeter un regard suspicieux à la boisson qu'on leur avait servi. Ses hôtes, eux étaient déjà en train de boire. Mais lui-même se sentait des plus hésitants...
-Je vous prie d'avance de bien vouloir excuser mon indélicatesse... dit-il d'un ton gêné. Mais... En quoi ceci est-ce efficace ? Loin de moi l'idée de vous prêter de mauvaises intentions à notre encontre.. Mais vous comprendrez que je fasse montre de prudence compte tenu des récents événements... J'ai eu mon compte de boissons aux effets... déroutants, pour le moins.

[Galathée]

" C'est une boisson spéciale qui retourne les sens, mon petit. Après ça, vous verrez apparaître une demi douzaine de nymphes nues, qui danseront une gigue autour de vous, en vous offrant de l'hydromel... Elles vous susurreront à l'oreille des choses épouvantables, mais pas désagréables, quand on y pense, puis vous montreront leurs..."
" Rhamnus !" s'offusqua Ombeline.
L'elfe vénérable éclata de rire en secouant les épaules, tout entier traversé de spasmes. Le jeune elfe rougit comme une pivoine, lorgnant ses aînés, ne sachant pas quoi dire.
" C'est une infusion de lichen." intervint-il, timidement. " Contre la fatigue de la route. La toux."
" Avec un peu de lierre pour les coups de froid." ajouta Ombeline, avant de décocher un nouveau regard noir au dénommé Rhamnus, qui reprenait tout juste son souffle.

[Taliesin]

Taliesin sourit.
-D'accord... Cela ne pourra que nous faire du bien. Même si, je dois l'avouer, les effets décrits par messire ne m'auraient pas déplu, ne serait-ce qu'à titre d'expérience intellectuelle...
Il observa le liquide, moins décidé qu'il n'avait bien voulu le dire. Pourtant, les autres avaient bu. Et auraient pu se débarrasser de lui par des moyens bien plus directs...
Il soupira, souleva le verre et, après avoir fait signe à Victor qu'il pouvait boire, le vida d'un trait. Ce qu'il regretta aussitôt : le goût était réellement abominable.
-Fichtre... Je crois que ta mère a encore des progrès à faire en matière d'infusion... souffla-t-il à l'ânon. J'ai l'impression que celle-ci est d'une efficacité redoutable...

[Galathée]

L'ânon y trempa les lèvres, puis leva les yeux vers le barde, poussa un léger soupir, et but l'entièreté du bol sans rechigner.
" Oh que j'aimerais avoir les papilles d'un âne." fit Rhamnus en le regardant. " Ça me permettrait de bien mieux supporter toutes les choses infâmes que je dois ingurgiter sous cette tente..."
Venu de nulle part, un navet vola dans les airs, droit vers l'elfe aux cheveux grisonnants. Mais il le rattrapa d'une main leste, avant d'être percuté.
" Y'a qu'la vérité qui blesse, Finn !" glapit-il.
" Vieille outre sénile ! Tu vas voir ton prochain gruau !" lança quelqu'un dans la pénombre.
Ombeline leva les yeux au ciel, puis les reposa sur Taliesin.
" Vous avez choisi une très mauvaise période pour voyager au travers des Montagnes, messire barde. Le temps est rude et les chances de faire de funestes rencontres nombreuses, car seules les créatures de la nuit et du froid rôdent en cette période." fit-elle, sérieuse. " De plus, vous n'êtes manifestement ni de Loth Imarhil, ni de Belred Luyn..."

[Taliesin]

L'elfe grimaça.
-Croyez bien que mon idée première n'était pas de m'y aventurer. Nous nous serions prudemment maintenus à l'écart des montagnes, si nous n'avions été piégés dans le piémont oriental par cette sorcière. Mais voilà, les choses ont pris un tour aussi désagréable qu'inattendu. Je ne connais pas la région, j'ai surtout voyagé aux alentours de Luménis et dans la vallée du Nirvana. Le seul contact dont je dispose, révélé par un ami, se situe à Loth Imarhil. J'en ai donc fait notre destination. J'ai tenté de suivre l'itinéraire à la fois le plus rapide et le moins dangereux. Car le temps presse, malheureusement. Je ne suis pas mage, les livres que j'ai pris chez la sorcière me paraissent obscurs même après des heures et des heures de lecture... Il faut donc trouver au plus vite une solution pour mon garçon. Loth Imarhil me semble toujours la meilleure...

[Galathée]

Ombeline acquiesça.
" Nous avons entendu parler de cette sorcière." dit-elle finalement. " Il s'agit plus d'une légende que d'un récit, cependant. Nous ne descendons que très rarement dans les régions humaines, surtout celles qui dépendent d'Ithilion. Les nôtres y sont malvenus et ont tendance à ne plus donner signe de vie, ou à nous revenir méconnaissables, viciés par la civilisation pervertie et obtuse qui y sévit. Mais quelques histoires circulent, en montagne, des mises en garde... sur les multiples traquenards de l'est. Vous êtes la première victime que je rencontre, cela dit."
Elle se tourna vers Rhamnus, mais celui-ci était en train, distrait, de découper des morceaux du navet qu'on lui avait lancé et de les donner à Victor. Il releva les yeux et sourit.
" Jamais rencontré non plus, désolé, Ombeline." fit-il en haussant les épaules, avant de reprendre son travail.
" Vous trouverez effectivement des mages puissants à Loth Imharil, mais vous n'êtes pas près d'y arriver, malheureusement."
" Me permettriez-vous ?" demanda alors le jeune elfe en désignant Victor d'un geste.
" Sylvern est belluaire. Il parle aux animaux." dit Ombeline.

[Taliesin]

-Oui, si vous voulez... fit Taliesin, un peu ailleurs.
Pas près d'y arriver ? Qu'avait-elle voulu entendre par là ? Etait-il simplement question de distance ? Le tajet ne paraissait pourtant pas si long... Ou bien avait-elle connaissance de quelque embuche, quelque péril insurmontable situé sur la route ? Le barde n'était pas certain de vouloir connaître la réponse. Le découragement était là, toujours. Il le refoulait avec force aux frontières de sa conscience, dressait des barrières de volonté froide pour l'y maintenir. Mais il ne faudrait pas beaucoup pour qu'il cède, qu'il craque.
Non, il n'était pas certain de vouloir connaître la réponse.

[Galathée]

Le jeune elfe, tout juste adulte, d'après les standards de leur race, s'approcha de l'ânon et tendit une main vers lui, un peu embarrassé. Victor jeta un oeil vers Taliesin, mais le reposa sur son nouvel interlocuteur en constatant que le barde semblait tranquille. Rhamnus attrapa son congénère par le poignet et lui posa la main sur le front de l'animal. Le belluaire ferma les yeux, quelques secondes, son visage se crispa sous l'effet d'une concentration intense, puis il se relâcha, recula et revint s'asseoir, un sourire contrit sur les traits.
" Ce n'est pas un animal, je ne peux rien lire..." fit-il, timide, mais le regard qu'il lança, rapide, à Taliesin, indiquait qu'il était conscient que c'était peut-être là une bonne nouvelle.

[Taliesin]

C'en était une, évidemment. Le barde se nourrissait de l'espoir qu'il n'était pas trop tard, constatait chaque jour des signes prouvant que la conscience de l'enfant survivait malgré sa nouvelle forme. Mais le doute était bel et bien présent, et, parfois, il se demandait s'il ne voyait pas juste ce qu'il voulait voir. Après tout, nombreux étaient ceux à parler de l'intelligence exceptionnelle de certains animaux. Et il n'y avait qu'à considérer les familiers...
Bref, à présent, il était au moins rassuré sur un point : Victor était encore là.
-Il tient bon, oui... murmura-t-il avec un pauvre sourire. Il n'en reste pas moins que nous devons poursuivre notre voyage au plus vite... Et je ne vois pas où je pourrai aller, sinon à Loth Imarhil, aussi lointaine que soit cette destination.

[Galathée]

Ombeline acquiesça.
" Nous allons manger, à présent. Ensuite, Geldan, notre chef éclaireur, examinera votre itinéraire avec vous. Il devrait pouvoir le corriger au besoin, et vous indiquer les endroits les plus dangereux. Je crains cependant que vous ne puissiez éviter certaines rencontres. J'espère que vous savez vous servir des armes que vous transportez."
Sylvern s'était levé et faisait signe à ses compagnons.
" Puis, je gage que vous profiterez d'une bonne nuit de sommeil, sans garde à monter."
Le jeune elfe posa un bol contenant un étrange ragoût devant lui. C'était du poisson.
" Spécialité locale." annonça ce dernier, tandis qu'Ombeline se levait pour aller deviser avec d'autres membres de son groupe.
Victor se vit offrir une énorme écuelle pleine de verdure.

[Taliesin]

Taliesin flatta doucement l'encolure de l'ânon.
-Tu vois, toi qui as toujours adoré les légumes ! Te voilà servi !
Il était loin d'être aussi joyeux qu'il voulait bien le montrer, en réalité. Certes, il avait désormais la certitude qu'il y aurait des mages, dans la cité elfique. Celle, aussi, que Victor était toujours bien là. Mais il ne savait pas combien de temps il en serait ainsi. Et les dangers soulignés par son hôtesse ne le rassuraient guère... Pourtant, il devrait faire face, aller de l'avant, comme de coutume. Il n'avait pas le choix.

[Galathée]

Après le repas, le dénommé Geldan, un grand elfe dans la fleur de l'âge, à la mine broussailleuse et aux gestes félins, vint à la rencontre de Taliesin pour examiner son itinéraire.
Plus on s'éloignait de la chaumière d'Ava et plus le plan devenait imprécis, et l'éclaireur put compléter certaines parties manquantes.
" Vous ne pourrez pas passer par ce col. Il est bloqué par la neige depuis plus d'un mois, et le sera encore quand vous l'atteindrez. S'il ne l'était plus, les choses seraient encore pires : il charrie alors un torrent qui emporterait un dragon endormi sans que la bestiole ne puisse rien faire. Vous devrez vous détourner par ici, si vous voulez faire au plus court. Mais il y a des trolls des glaces sur toute cette portion de terrain, et au moins une tribu de yétis sur les flancs de cette montagne. Le chemin plus long passe par le sud et une vallée qui reste fleurie même en hiver."
Rharmus s'était approché, mine de rien.
" Dans cette vallée, que nous appelons le Val aux Mille Campanules, réside un groupe de druides fées." intervint-il. " Ils sont généralement discrets, peu belliqueux si l'on respecte la nature, parfois farceurs."
Il leva les yeux vers le barde.
" Comme tous les druides, ils maîtrisent la métamorphose animale."
" Les druides fées sont imprévisibles. Caractériels. Faire affaire avec eux est chose risquée. Leurs valeurs... leur morale... échappent souvent à la logique..."
" Mais ils sont à mi-chemin. A mi-chemin, pensez-y. Et vous m'avez l'air du type à faire fonctionner son esprit."
" Je ne ferais pas une chose pareille." dit Geldan.
" Mais tu n'es pas connu pour tenter ta chance, jamais. Certaines circonstances permettent la prudence, d'autres requièrent des mesures drastiques."