[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Son flegme eut l’effet d’une gifle, et Albérich se détourna. Il se releva, traversa un parterre, un deuxième, foulant le travail de Garance sans s’en inquiéter. Il était manifestement dans un ailleurs hors du temps, prisonnier de ses propres obsessions, de ses propres chaînes. Il s’arrêta au mur d’enceinte, s’y appuya, face dans ses mains, contre pierre. Il ferma les yeux pour trouver les ténèbres. Le froid. Les faits. Elle voulait entendre les faits, elle aurait les faits. Rien de plus. Il pouvait se faire marbre. Raconter mais refouler. Garder tout au dehors.
« Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais attaché entre deux piliers et devant moi, il y avait les montagnes et la forêt. Eux, je les avais entrevus dans la nuit, au moment où ils nous ont attaqués. C’étaient des clercs de l’ombre, je n’étais pas certain de leur obédience… Il avait fallu réagir si vite, nous étions si mal préparés… Je me souvenais de bribes… Hector tombant, la gorge tranchée, mon incapacité à prévenir sa chute, à me porter à son secours… Je pouvais encore voir son visage, l’expression de surprise horrifiée sur ses traits… Et la détermination sur celui d’Euryale, plus rapide que moi pour comprendre qu’il fallait se mobiliser… Mais ils étaient si nombreux. Et nous étions deux, et je n’avais pratiquement pas de sorts offensifs à ma disposition, et pas d’arme, un peu trop d’alcool et de fatigue dans le sang, et surtout… surtout pas la moindre idée de la stratégie qu’elle allait employer… Alors quand elle a invoqués ces squelettes pour nous défendre… Des squelettes, bon sang, les trois quarts de ma force de frappe visent à les détruire. Je n’avais pas confiance en mes pouvoirs, je ne savais pas ce qu’ils valaient… Cette indécision… Des instants perdus pour faire face… Peut-être que cela n’aurait rien changé. Ils savaient, eux, parfaitement, de quoi nous étions capables. Il reste que… j’aurais dû me douter que j’étais une cible potentielle. Plus on devient puissant, plus on s’expose. Plus on est symbole, plus on risque… Je n’ai vu que la bienveillance… Cette bienveillance maudite. Les gens sont fondamentalement bons. Je suis un agent de la lumière. Je suis aimé. Quel imbécile. Euryale est tombée à cause de moi, je ne peux pas échapper à cela. Si j’avais eu la présence d’esprit de la garder à distance… De penser à mon devoir plutôt que d’agir en gamin égoïste… Je savais qu’il n’y avait pas de place pour autre chose dans ma vie. Je savais qu’elle devrait en sortir tôt ou tard. Mais je n’ai pensé à rien. »
Il frappa le mur du poing.
« Penser, c’est mon métier, pourtant. »
Il appuya son front sur le mur, il était frais, à l’ombre des arbres qui se balançaient doucement dans la brise. Il espéra à demi que l’inertie de la pierre se transmettrait à son être, qu’il trouverait la paix dans une forme de mort intérieure. Figer. Figer tout ce qui saigne, jusqu’à la délivrance.
« Je ne l’ai jamais revue vivante. J’ai su ce qu’ils lui infligeaient parce qu’ils me l’ont raconté. Et puis j’ai vu sa tête. »
Il s’assit à nouveau, toujours face au mur. Les mots ne vinrent pas. Il laissa la douleur ruisseler en lui, hors de lui, envahir tout son être, lui battre les tempes, lui briser le cœur, exploser dans son ventre, crisper et torturer chaque fibre de sa carcasse et de ce qu’elle abritait. Il se sentit sur le point de se désintégrer, tant la tension était extrême, et rien ne semblait pouvoir l’atténuer. Les larmes versées ne déchargeaient rien, elles martelaient juste une évidence, il avait l’impression qu’il pourrait se répandre ainsi pour l’éternité, et quelque part, c’est ce qu’il faisait jour après jour, sans toujours le réaliser. Il savait qu’il pleurait sur quelque chose qui n’avait pas vraiment été. Mais il songeait aussi à ce qu’Euryale avait été et à la souffrance qui avait été la sienne avant de s’éteindre. Rien de cela ne sortit.
« Alors Lathandre s’est tu. » lâcha-t-il finalement. « La connexion s’est rompue, le vide s’est fait, il n’est resté que l’horreur. J’ai compris que j’étais seul. Ça n’a pas été une réelle prise de conscience, un moment de lucidité… C’est juste arrivé. J’ai été frappé et le vide s’est fait. Voilà tout. En une seconde… Ce que les Sharites m’ont fait à moi… La torture et l’humiliation, jour après jour, sans aucun autre but que de fragiliser ce que j’étais pour le retourner… J’aurais pu m’en remettre. Si Lathandre… »
Il s’interrompit à nouveau et poussa un profond soupir.
« J’ai été stupide. Les lendemains sont tantôt roses, tantôt noirs. L’espoir fait vivre… mais le hasard est plus puissant. Nous étions livrés à nous-mêmes, Euryale, Erwan, Hector, moi-même… et nos ennemis étaient plus forts que nous. C’est tout. J’ai été stupide de penser que Lathandre veillait quelque part sur moi, parce que je lui étais fidèle et que je l’aimais. Parce qu’il était toute ma vie, ou presque. J’avais besoin de lui, il n’a jamais eu besoin de moi. »
Il eut un rire sans joie.
« Vanité de l’homme, voilà tout. Piégé par ma propre vanité. Et je n’ai pas changé. Une partie de moi attend que Lathandre revienne. Or, il ne reviendra pas… Je suis seul à pouvoir lui revenir. Et j’ai trop de colère, et d’amertume, et de violence en moi pour ça. Je le sais bien. Ma haine est à la mesure de l’amour que je lui portais. Fébrile. Démesurée. Peut-être absolue. Et en même temps… Je sens tout ce vide. C’est ce vide qui nourrit mon mouvement vers l’auto-destruction… »
Il se releva.
« Peut-être est-ce la seule décision possible… Le néant en mon sein appelle le néant de mon corps. Respirer par devoir. Je n’en peux plus. »

[Taliesin]

Ada le scrutait, toujours. Mais, cette fois, elle parla.
-Et si vous laissiez sortir ce qui ne veut pas sortir ? Si vous disiez enfin ce que vous voulez taire, à votre corps défendant... ou sans réellement le savoir, peut-être ? Si vous laissiez libre cours à ce qui vous habite, quoi que soit ? Du vide, dites-vous ? Il me paraît bien plein, ce vide.
Elle croisa les bras.
-Brisez enfin les barrage. Dépouillez vous de cette cuirasse imparfaite qui vous emprisonne et vous étouffe plus qu'elle ne vous protège. Parlez franchement. Au moins une fois. Vous ne l'avez jamais réellement fait.

[Galathée]

Il la dévisagea sans la voir, pendant une seconde.
« Je vous ai dit la vérité. » lâcha-t-il simplement. « Que voulez-vous que j’ajoute ? Que je ne pense pas qu’Euryale m’aimait réellement ? Quelle importance ? Moi je l’aimais et c’est moi qui reste pour la pleurer. Et ça n’enlève rien à la souffrance qu’elle a ressenti, à l’injustice de sa mort. Pour le reste, je n’ai rien tu. Vous me jugez durement. Vous prétendez que je dois cracher ma bile pour aller de l’avant. Je vais de l’avant depuis des veilles. Je vais déjà beaucoup mieux qu’au lendemain des événements. Je m’alimente, je me lave, je vous parle et je me mobilise chaque jour. Je suis venu de Luménis seul… Est-ce tout ce à quoi j’ai droit ? Un mois de deuil, puis je suis prié de me prendre en main ? Oui, j’ai des affres, oui, je vacille… Bon sang, tout ça s’est produit hier ! Qu’espérez-vous ? Qu’avec un haussement d’épaules, je remise tout ça ? Le temps, Ada, est mon seul allié. Je n’ai pas l’intention de mourir. Si c’était mon désir, j’en aurais déjà eu mille occasions. Mais j’ai le droit d’être malheureux. C’est mon droit. Il serait inhumain de ne pas l’être. »

[Taliesin]

Ada secoua la tête. Poussa un profond soupir. C'était la première fois qu'elle laissait transparaître quoi que ce soit de son ressenti, qu'elle quittait, même un tout petit peu, son rôle de froide observatrice.
-On ne peut rien construire sur des fondations branlantes, dit-elle calmement. Bâtissez la plus solide forteresse au monde : si vous l'avez édifiée dans un marécage, sur des sables mouvants, tous vos efforts seront bientôt réduits à néant. Je n'ai jamais dit qu'il vous fallait tout dépasser d'un claquement de doigts, jamais. Et n'y aurait-il que de la tristesse, en vous, que je vous aurais offert mon épaule. Mon bras. Mais il n'y a pas que la tristesse. Alors, j'ai voulu vous permettre d'exprimer le reste.
Elle secoua la tête à nouveau.
-Il y a la culpabilité, la colère contre vous-même. C'est cela qui vous détruit. La culpabilité... Pleurer les siens, quoi de plus normal et justifié ? Endosser l'entière responsabilité de leur destin, en revanche... C'est nier leurs choix personnels, leur propre responsabilité. C'est tenter de se dire qu'on aurait pu faire quelque chose, alors que ce n'est pas le cas.
Elle fit un pas dans sa direction, croisa un instant son regard.
-Quant à la colère... Vous allez jusqu'à vous reprocher votre foi en Lathandre. Vous rendez-vous compte de l'irrationalité de ce reproche ? Vous avez cru comme on vous a appris à croire, dans ce temple où on vous a envoyé alors que vous étiez encore tout enfant... On vous a formé, modelé, à votre insu, parfois, pour que vous correspondiez au rôle que vous devriez jouer. Au rôle que vous n'aviez pas choisi, même si, depuis, vous vous en êtes persuadé. Rêviez-vous d'être clerc, à dix ans ?
Elle croisa les bras, sans cesser de le fixer.
-Nous ne sommes pas purs êtres de raison, Albérich. Nous ne nous bâtissons pas tout seuls. Nos choix ne sont pas que la conséquence de notre volonté. Le monde extérieur, nos, nos maîtres, nos proches ont contribué à faire de nous ce que nous sommes devenus. Évidemment, nous ne sommes pas que déterminisme, loin s'en faut. Mais croire qu'on est entièrement responsable de son destin, c'est comme croire qu'on est entièrement responsable du destin des autres. Et c'est de ces illusions qu'il faut vous libérer. Tant que vous ne l'aurez pas fait, vous aurez beau vous démener, vous reviendrez toujours au point de départ. Et vous ne pourrez pas vraiment pleurer les vôtres.

[Galathée]

Il resta silencieux, pesant les paroles de la vieille femme.
« Je sais… Mais la rage reste là. Le poids des regrets, des actes manqués… Savoir que ces gens sont morts à cause de moi, que s’ils avaient eu la chance… de ne pas me connaître… Je ne les ai pas tués. Mais je les ai condamnés à mon insu. Et je dois pouvoir… apprendre des erreurs que j’ai commises… Si j’avais écouté Hector qui s’inquiétait de mon insouciance… Si j’avais écouté Lathiriel qui doutait du bien fondé de mes escapades en ville… Cela ne me rendra personne. »
Il se détourna.
« Vous savez… J’ai vraiment adopté la religion qu’on m’a imposée. Je suis conscient de n’avoir eu aucun choix dans ma voie. Mais autour de moi, des novices se sont étiolés, ont rué dans les brancards, sont restés apathiques ou rétifs tandis que nos aînés dispensaient leur enseignement… Moi je me suis révélé. Je ne connaissais rien du monde, rien des possibles. Mes parents n’avaient rien imaginé pour moi… J’étais le petit dernier, faiblard, qui n’arrivera peut-être jamais à l’âge adulte… Je me suis senti chez moi… Comme si une évidence… Comme si… Je n’ai pas dû brider ce que j’étais. J’ai pu le laisser exploser. C’était ce que j’étais destiné à être, tout coulait de source, j’étais véritablement heureux. Je ne me suis pas persuadé de quoi que ce soit, ne dites pas ça. J’ai fait ce choix de manière éclairée. J’ai eu l’opportunité, plus tard, de quitter le clergé. Personne ne prononce ses vœux sans avoir l’ouverture de fuir… Mais cela n’aurait eu aucun sens… »
Il la regarda.
« Je sais que nous ne contrôlons pas tout. » lâcha-t-il à contrecoeur. « Mais certains de mes choix m’appartiennent. Ne m’enlevez pas ça. »
Un soupir s’échappa de sa poitrine.
« Si je ne suis maître de rien, alors je n’ai aucun moyen de m’en sortir. Alors il ne me reste qu’à sombrer… J’ai agi. Je suis parti. »
Il leva les yeux au ciel.
« Plus que la colère ou que la culpabilité, c’est le vide qui me fait peur. » murmura-t-il la voix un peu cassée. « Et la peur en elle-même. Je ne cesserai jamais de faire des cauchemars. Je ne me remettrai jamais vraiment. Mais le temps… Je dois compter sur le temps, et tenir jusqu’à ce qu’il me sauve. Raconter soulage un moment. Raconter fait du bien. Mais le trouble demeure. La parole ne suffit pas. Je l’ai vu mille fois, quand j’ai parlé avec des fidèles, qui venaient me voir au Temple, quand j’ai soutenu des personnes troublées dans les taudis de Luménis. Le changement n’est pas dans les mots, il est dans la trame même de la vie. »
Il secoua la tête, comme pour échapper à un songe.
« Je dois laisser aller ma colère, vous avez raison. Empêcher les Sharites de gagner. Je me sens las. »

[Taliesin]

La vieille halfeline grimaça.
-On n'est pas coupable d'être simplement là. Si Hector ne vous avait pas connu, il serait peut-être tombé en servant un autre maître. Si Erwan ne vous avait pas connu, il serait peut-être tombé en se jetant tête baissée dans un autre traquenard. Ils auraient peut-être survécu, peut-être seraient-ils morts bien plus tôt. Personne ne peut savoir. Quant à vos erreurs... Les "si j'avais" ne servent à rien. "Vous avez", voilà tout, et s'il faut en tirer des choses, c'est pour influer sur l'avenir, pas pour se lancer dans de vaines conjectures sur un passé alternatif. Nous faisons tous des erreurs. Même les devins en font, alors qu'ils peuvent voir le futur. Enfin... Enfin, je vous dirai bien que vous auriez pu vous épanouir ailleurs que dans ce temple, ailleurs qu'au service de ce dieu. Mais, soit, je ne vous enlèverai pas ça, puisque cela compte encore pour vous. Même si je pense que cela vous pèse plus qu'autre chose, puisque... Puisque vous l'avez perdu.
Elle se frotta le menton, pensive.
-Le vide, oui. Le vide, c'est le pire. Mais... Si vous avez à tel point peur du vide, pourquoi avez vous fui vos amis ? Pourquoi avez vous refusé l'aide de ceux qui voulaient vous porter secours ? L'Ours était tout prêt à vous suivre, à vous prendre sous son aile. Vous avez refusé. Il a fait ce qu'il a pu en vous envoyant ici, mais sans doute regrette-t-il de vous avoir laissé partir, de ne pas vous avoir... pris en main de manière plus autoritaire. Malgré vous. Parfois, on n'est pas très bon juge de ce qui est bon pour nous...

[Galathée]

« Je ne pouvais pas rester au Temple. Je dois m’en défaire parce que... comme vous le dites, je l’ai perdu. Je ne crois pas… je n’arrive pas à en faire mon deuil… pas encore… C’était toute ma vie. J’ai encore… une sorte d’espoir… J’imagine. Je sais que… je suis comme un amant repoussé, je m’accroche à des bribes, et en même temps j’ai cette colère en moi… Je veux qu’il me reprenne, je le déteste de ne pas le faire… Et je sais… Je sais que je devrais faire volte-face. C’est juste immensément douloureux, vous comprenez… Cet espoir, c’est un peu… ce à quoi je me raccroche… Je reviendrai. Je retrouverai la lumière. C’était un malentendu, nous nous sommes manqués mais le sentiment est toujours le même… et c’est un mensonge, j’en conviens… Alaric… Il était dans la lumière. L’obliger à la quitter… Il ne me doit rien. Il était heureux. Pourquoi l’aurais-je arraché à cela ? De quel droit ? Je ne peux pas condamner les gens à me servir de béquille. Alaric ne le méritait pas. Il était à sa place et il était heureux. Je me suis déjà bien trop épanché sur lui, et je regrette de l’avoir fait, si cela lui cause désormais du souci. Il m’a sauvé la vie. Il a donné bien assez. »
Il frôla un tronc du bout des doigts, leva les yeux vers les branches lourdes.
« En venant à Combeloup, j’espérais… me retrouver une place, sans être d’emblée considéré comme une victime. L’amour des autres peut être fragilisant, quand il vous renvoie sans cesse votre faiblesse au visage. J’imaginais… j’imaginais pouvoir m’intégrer et vivre… et peut-être ensuite purger. Mais je n'en ai pas la force, j'en suis conscient. »

[Taliesin]

Ada fronça les sourcils.
-Je ne vous comprends pas... fit-elle. Vous aimiez aider les autres, être utile. cela vous donnait de la force... Pourquoi ne pouvez-vous pas imaginer qu'il en soit ainsi pour les autres ? Que l'Ours se serait tout autant épanoui en voyageant avec vous qu'en officiant au temple ? Aider autrui devient-il un fardeau quand autrui, c'est vous ?
Elle releva la tête, lorgnant un instant le ciel blanc, puis reporta son attention vers l'ancien aubemestre.
-De plus, l'ours ne vous voyait pas comme une victime. Il vous comprenait, vu son passé. Et vous découvrirez qu'ici, à l'origine, beaucoup d'habitants pouvaient être considérés comme des victimes. De la compréhension, c'est ce que vous trouverez. De la pitié, non. On n'a pas pitié de ses pairs : on les comprend et on les aide.

[Galathée]

Il ne répondit rien, fit quelques pas au hasard.
« Je n’ai pas vu les choses comme ça. » fit-il pensivement. « Je connaissais à peine Alaric… Et ce que nous avons vécu n’était pas si similaire… Il n’a été victime que des circonstances… Je n’aurais pas pu lui demander une chose pareille. »
Il se frotta le visage.
« Ou peut-être ai-je l’impression que vivre uniquement pour autrui n’est pas une manière saine d’exister… Dans le fond. »
Il se tourna vers elle et esquissa un semblant de sourire.
« Quant aux Combelupins… Je les connais à peine. Je suis prêt à croire ce que vous me direz à leur sujet. Et entre nous… Que je sois prêt à vous croire est la preuve que je vais mieux que vous ne le pensez. »

[Taliesin]

-Et n'avez-vous pas, vous aussi, été victime des circonstances ? soupira-t-elle.
Elle parut vouloir insister sur ce point, mais renonça et sourit à son tour.
-Vous irez vraiment mieux quand vous le croirez de manière égale au fil du temps, quand vos affres ne remettront plus en cause, ou plus totalement, votre conviction. Mais oui, sans doute, votre état est-il moins pire qu'il ne l'a été au début.

[Galathée]

« Sans doute. » fit-il.
Il se sentait fatigué et vide, un peu engourdi. L’herbe sous ses pieds était douce, il aurait pu s’y coucher et regarder passer les nuages, simplement. Il n’était plus certain de savoir où il en était. La halfeline l’avait poussé à parler et il l’avait fait. Mais tout lui semblait en désordre, imparfait. A force d’avoir refusé de repenser aux événements, il en restait un magma indéfini, des ombres et des impressions sans visage, sans consistance. Peut-être magnifiées par leur absence de réalité.
« J’écrirai ce qui s’est produit. Je pense que c’est la meilleure manière, pour moi, de l’exprimer. Je mettrai des mots sur ce qui me hante. Ça me permettra de regarder le diable droit dans les yeux. »
Il soupira.
« Et je m’ouvrirai aux gens, je vous le promets. »

[Taliesin]

La vieille halfeline occupa du chef, et Albérich eut l'impression fugace d'un changement de lumniosité.
-Bonnes résolutions. Ecrire, parler à un miroir, cela revient au même : c'est à soi qu'on s'adresse et, dès lors, autant utiliser le moyen qui nous convient le mieux. Quant aux autres... Vous les trouverez prêts à vous écouter, soyez-en certain. Vous n'aurez que l'embarras du choix. J'espère que vous trouverez interlocuteurs à votre goût. Dans tous les cas, nous veillerons au grain.
Elle avança la main.
-Tenez, à présent. Vous n'avez pas fini votre infusion.
L'oreiller se tassa un peu, dans le dos de l'ancien aubemestre, et ses doigts se refermèrent sur sa tasse, tandis qu'un léger courant d'air faisait vaciller la flamme de la bougie.

[Galathée]

Il frissonna en retrouvant sa couverture, le moelleux de son lit, et la légère migraine due à la maladie. Les courbatures reprirent possession de son organisme, il sentit la chaleur rayonner sur son front, et son regard se voila une seconde. Il croisa les yeux clairs de la halfeline, but l’infusion, lentement.
« Comment savez-vous autant de choses à mon sujet ? » demanda-t-il finalement.

[Taliesin]

Ada haussa les épaules.
-Disons que... je ne suis pas dépourvue de quelques pouvoirs magiques. Je n'aime pas en user pour me mêler des affaires des autres. Je ne le fais jamais. Sauf quand j'ai l'impression que... quelqu'un est en danger. ce qui m'a semblé être votre cas.
Elle lui sourit.
-Mais rassurez-vous. Lorsque j'agis de la sorte, je n'en parle qu'avec l'intéressé. Personne ne saura rien de ce que vous m'avez dit ou montré ce soir. Vous avez ma parole. L'équilibre est donc sauf.

[Galathée]

Il reposa la tasse et lui sourit doucement.
« Je suis désolé de ne pas jouer franc-jeu avec les habitants de ce village. Mais je ne veux pas que ce que j’ai été influence la perception qu’ils ont de moi aujourd’hui. » murmura-t-il. « Je n’ai pas de mauvaises intentions. »
La fatigue l’avait à nouveau saisi, il sentait qu’il aurait bientôt besoin de dormir à nouveau. Une partie de lui-même rechignait à laisser aller le Temple. Il avait l’impression qu’en fermant les yeux, il y retournerait.
« Merci pour votre aide, Ada. »

[Taliesin]

-Vous avez le droit de vouloir garder vos secrets, fit-elle. Personne ne vous jugera là dessus. Personne ne vous aurait jugé non plus si vous aviez dit d'emblée la vérité : le passé n'a guère d'importance. Ici, on estime les gens pour ce qu'ils sont, ce qu'ils font, pas pour ce qu'ils ont été.
Elle se leva.
-Je vais vous laisser vous reposer. Si vous avez besoin de quelque chose, appelez-moi. Je suis en bas.

[Galathée]

« Je ne crois pas qu’on puisse jamais faire complètement fi de ce qu’on sait de quelqu’un… Mais je me le tiendrai pour dit. » murmura-t-il.
Ensuite, il se recoucha, s’emmitoufla dans ses couvertures et ferma les yeux. Il entendit la halfeline quitter la pièce et refermer la porte, suivit son déplacement à travers la maison, ses pas dans l’escalier, puis elle fut dans la pièce de séjour.
Il était épuisé. A la fois physiquement et mentalement. La maladie avait reflué, mais elle était toujours présente, poids sur sa poitrine, tension dans ses membres, picotements dans sa gorge, et il avait besoin de repos. Parler l’avait vidé. Et ce vide était garant d’un sommeil sans rêves, il se sentait presque serein à l’idée de glisser dans le sommeil. Même si l’épisode du Temple le laissait songeur, un peu inquiet, un peu soulagé. Ada avait tout su, même ce qu’il n’avait pas dit, et il se demanda ce qu’il pensait de cette intrusion dans son intimité. Il aurait pu être furieux, mais il se sentit surtout las. Ça n’avait pas de réelle importance. Elle l’avait fait pour son bien, même s’il lui paraissait encore inaccessible. Il songea à Euryale, juste avant de sombrer. Il l’imagina telle qu’elle avait été en vie, repoussant toute image de son corps meurtri, et cela le fit sourire doucement. Il se souvint de l’adolescente vive et délurée qu’elle avait été, autrefois à Eredhun, des après-midi tranquilles que leur petit groupe passait, en été, au bord de la rivière. Le soleil et l’eau, le temps de vivre. Le passé, encore. Mais un passé doux qui l’accompagna alors qu’il s’endormait.

Il s’éveilla plus tard, sans aucune notion du temps écoulé, et s’assit sur son lit. Cette fois, il se sentait mieux, même s’il se sentait sale, et décida de descendre. Il sourit en songeant à Elisa qui avait dû l’attendre dans la salle de garde de son donjon. Mais vu l’ambiance au village, il devina que tout le monde devait désormais savoir qu’il avait attrapé la mort en batifolant sous la neige.

[Taliesin]

Il trouva le rez-de-chaussée désert. Mais ni froid ni obscur, malgré la nuit tombée, au dehors : quelques chandelles se consumaient doucement, repoussant les ombres, et l'âtre de la cuisine crépitait joyeusement, chauffant une marmite d'eau qu'on avait suspendue là peu de temps auparavant. Sur la table, on avait installé des couverts, ainsi que du pain, du fromage, et une soupière encore fumante. Ada s'était visiblement absentée, mais elle avait tout prévu au cas où Albérich s'éveillerait. Y compris un petit mot griffonné sur un morceau de papier. Elle y expliquait devoir regagner un moment le village, promettait de revenir vite ou, dans le pire des cas, d'envoyer quelqu'un le prévenir qu'elle tarderait plus que prévu.

[Galathée]

Albérich fut un peu surpris de se retrouver seul, mais il ne se formalisa pas. Après tout, c’était ainsi qu’il était supposé vivre, désormais. Il s’installa tranquillement à table, se servit et se mit à manger. Son esprit dériva jusqu’au réfectoire du Temple, un endroit toujours bruyant, animé, où tous les clercs, du plus jeune Eveillé au plus vieux Semeur, mangeaient ensemble trois fois par jour. Six longues tables de bois brut, un joyeux mélange d’hommes et de femmes unis par la même foi, partageant une nourriture saine mais toujours délicieuse, un bon vin, et leurs anecdotes du quotidien. Curieusement, s’ouvrir à Ada semblait l’avoir renvoyé au passé d’avant la chute, mais il ne ressentit pas de réel déchirement en évoquant ces temps révolus. Au plus une légère mélancolie, il avait l’impression de contempler une scène qui se déroulait hors de sa vie, hors d’atteinte. Il mangea lentement, savourant la soupe de la halfeline, le fromage, le pain frais… Il était ralenti, un peu hors du monde, mais petit à petit, il reprenait pied.

[Taliesin]

Ada ne semblait pas devoir revenir dans l'immédiat, et il était plus que probable qu'Albérich passerait son repas, sinon une partie de sa soirée, en solitaire. Ce n'était pas très étonnant : à en croire la chaleur du repas, la fraicheur de l'eau mise à chauffer lorsqu'il était descendu, la vieille halfeline ne devait pas être partie depuis plus de quelques minutes. Peut-être même était-ce son départ qui l'avait réveillé. Dans tous les cas, il fallait compter une demi-heure de trajet aller retour, plus le temps nécessaire à accomplir la tâche qui l'avait appelée au village.
Bref, il pouvait s'occuper, en attendant. Et s'il désirait procéder à quelques ablutions, il y avait même de l'eau chaude en quantité, sans doute destinée à cet effet. Quoi qu'elle était pour l'heure en train de bouillir...

[Galathée]

Après avoir rangé sa vaisselle, Albérich se dirigea vers la salle d’eau où il prit le temps de faire disparaître la sueur de plusieurs jours passés au lit. Machinalement, comme chaque fois, il effleura la marque que les Sharites avaient laissée sur son épaule, et tressaillit, plus par habitude que par réelle souffrance : la cicatrice l’avait laissé relativement tranquille depuis l’arrestation de Noir Dessein. Ensuite, il s’emmitoufla dans une robe de chambre, passa dans son bureau chercher encre, plume et papier, et regagna la salle principale et son âtre accueillant. Il s’assit, posa la première feuille devant lui, respira doucement, en regardant sa blancheur, puis se mit à écrire.

Martel, 1382 CV, Combeloup

Je n’avais aucune idée d’où j’étais, de qui ils étaient. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais debout entre deux pieux de bois, solidement arrimés au sol, les poignets liés en hauteur par des chaînes glacées qui me mordaient la peau. Devant moi s’ouvrait une vallée, j’en surplombais les collines, et le ciel était gris sombre. Je ne voyais pas mes ravisseurs. J’étais à moitié nu. Le soleil allait se lever.
« Voilà l’aube, Megrall. » m’a dit une voix, quelque part derrière moi, un homme de mon âge, sans doute.
C’était l’heure de Lathandre. J’étais prisonnier d’inconnus, vulnérable, j’avais peur, mais il allait répandre sa lumière sur le monde.
Un premier rayon a rosi le ciel.
Et le fouet m’a lacéré le dos, des épaules aux reins, lancinant et cruel.
Ils m’ont frappé pendant toute la lente progression du soleil, n’ont arrêté que lorsqu’il a paru, entier, dans le ciel. L’aurore a cédé la place au jour et ils m’ont abandonné là, face au ciel, à la nature, seul et sanglant. J’ai pleuré comme un môme. Je n’avais aucune prière en tête, aucun moyen de faire appel à la puissance du ciel, j’avais les épaules en charpie, chaque blessure pulsait dans ma carcasse affaiblie. Bien plus tard, au crépuscule, quelqu’un est venu. Il m’a lié les poings dans le dos, puis m’a entraîné dans les méandres d’une construction anonyme à flanc de montagne. J’ai été conduit jusqu’à une cellule par cet étrange personnage en robe noire, dont on ne voyait pas le visage ni la forme, et il m’y a attaché comme un chien, avant de repartir. Sur le sol, attendaient deux assiettes, l’une emplie d’eau, l’autre d’un brouet quelconque. Je les ai regardées, debout, à la lueur intermittente d’une torche placée de l’autre côté de la porte, puis je me suis résolu à manger, comme l’animal au rang duquel on entendait me reléguer.
Mais l’espoir, comme le professe Lathandre, l’espoir nous force à y croire et persévérer. J’avais faim. Il n’était pas question que je me laisse mourir. Le responsable de cette infamie finirait par se manifester, me montrer ce qu’il attendait de moi, j’en étais intimement persuadé.
Il n’en fut rien.
Le lendemain, on me tira de mon sommeil pour me ramener aux pieux sur la vallée. Et le même rituel recommença. L’aube et le fouet. Je priai, cette fois, sans m’arrêter en dépit de la douleur. Puis le soleil fut là, ils partirent à nouveau, et à la nuit, je fus reconduit à ma cellule pour un autre repas humiliant avant l’oubli.
Aube après aube.
Ils ne me disaient rien, se contentaient de déchirer ma chair. Personne n’avait rien à me dire, en dépit de mes suppliques, de mes provocations, de mon désespoir insidieux.
Je ne voulais pas me laisser aller. C’était une épreuve, inventée par quelque Dieu maléfique, on me punissait d’être à Lathandre, en réalité, car tout tournait autour de cette aube quotidienne, du sang qui en résultait. Je trouvais du réconfort dans sa présence. Mais si j’en venais à redouter l’aube, bientôt je la haïrais de toutes les fibres de mon corps, et je savais… je savais que c’était ce qu’ils voulaient. Ils voulaient que j’accepte l’impossible, l’inévitable, que j’accepte qu’il était aveugle à ma souffrance, mon martyre. Ils voulaient que je me détourne, que je le renie, que toute cette vie à son service soit réduite à rien.
Aube après aube.
Mon dos n’était plus qu’un charnier. Je n’avais plus de fierté, je m’accrochais à un espoir minable qu’on appelle le désir de survie. J’aurais voulu mourir mais je ne pouvais pas agir moi-même.
J’aurais dû attraper quelque chose, une gangrène fulgurante et crever dans ma geôle. La vérité est qu’ils me soignaient pour prolonger mon calvaire. Je m’en suis rendu compte en m’éveillant un jour au cours de leurs soins. Je n’en montrai rien, serrai les dents, espérant glaner quelques informations sur qui ils étaient et le pourquoi de leur haine. Sans succès.
Aube après aube, je restai prisonnier, meurtri.
J’étais une créature maudite, punie chaque matin pour le lever du soleil. On me punissait de l’aube. Sans doute étais-je la proie de suppôts de Shar, provoquant Lathandre sur ses propres terres, ou des disciples de Loviatar avaient-ils décidé de s’offrir une petite détente entre deux coups fourrés. Jamais les Helmites ne m’auraient infligé autant de douleur.

Il reposa sa plume. Il se sentait tendu. Des blessures fantômes saignaient sur son dos. Les événements bouillonnaient en lui, l’histoire n’était pas terminée, mais il ne se sentait pas la force de continuer. Pas tout de suite. Il se leva et gagna la cuisine pour se préparer une infusion.

[Taliesin]

Il était en train de siroter celle-ci lorqu'un aboiement résonna dans le jardin. L'instant d'après, on toquait à la porte, et celui qui la franchit à l'invite d'Albérich fut, de manière très attendue, le jeune Bastien. Apparemment, c'était le messager en titre du village. Même après la tombée de la nuit.
-Ada ne pourra pas revenir ce soir... fit-il après avoir poliment salué l'ancien aubemestre. Elle s'en excuse, et elle m'a envoyé vous proposer de vous conduire chez elle, si vous préfériez pas rester seul au milieu des brumes. Parce que de la brume, franchement, y en a beaucoup... Bon, elle sera pas chez elle, mais y aura les maisons autour... 'Fin, vous voyez ce que j'veux dire...

[Galathée]

Il ne manquait plus qu'il aille se caler chez la vieille halfeline après l'avoir obligée à lui tenir la main pendant plusieurs jours.
« Ça va aller, je vais me débrouiller. Tu remercieras Ada de sa prévenance. » fit-il amicalement. « Je suis désolé de t’avoir fait sortir en pleine nuit. Si tu préfères dormir ici pour t’éviter le chemin du retour, il y a suffisamment de pièces pour que tu trouves une chambre à ta convenance. »
Voir le gamin cavaler dans la brume, alors qu’on n’y voyait goutte, n’était pas pour rassurer l’ancien clerc, mais il devinait que Bastien savait ce qu’il faisait et que s’il déclinait son offre, ce serait qu’il se sentait, avec justesse, capable de rentrer chez lui sans encombres.

[Taliesin]

Le gamin hésita une seconde... puis secoua la tête.
-Merci m'sieur. Mais j'veux pas vous causer de dérangement. En plus, je pourrai pas laisser Belle dehors, vu comme y caille et comme y neige. Et si elle rentre, franchement, elle va tout vous salir !
La chienne, demeurée sur le pas de la porte, jappa joyeusement.
-Bon, mais je vais pas tarder... reprit l'enfant. Le vent se lève, en plus du reste... Ça sent la tempête !
De fait, un premier hurlement, encore ténu, déchirait la nuit.

[Galathée]

« Fais attention à toi. » murmura le Luménien, en les regardant repartir dans la nuit glacée.
Il referma ensuite la porte et retourna à son bol fumant. Il s’était dosé des plantes fortifiantes, promesses d’énergie et d’humeur stable. Il avait l’intention d’aller au bout de son récit, quel que soit le temps nécessaire, et finalement, le fait qu’Ada ne revienne pas lui en laisserait la liberté. Il ne comptait pas s’épancher inutilement, juste écrire la suite de son calvaire, avant d’aller se reposer et d’en contempler le résultat. Il sentait que s’il postposait l’exercice, il risquait de ne pas retrouver l’élan favorable avant longtemps. Une partie de lui-même lui soufflait déjà qu’il avait commis une erreur en rouvrant trop vite les vannes de sa mémoire.
Au moins, je garderai les faits, pas un mythe sans cesse transformé.
Il termina son breuvage et retourna s’asseoir face à son récit.

Un matin, enfin, ils laissèrent le soleil se lever sans me battre. L’espoir rejaillit. Je sentais un élan de bonheur profond envahir mon être, l’impression que, oui, le renouveau était possible. Quelque chose allait changer.

Mais ce n’était pas Lathandre qui veillait sur moi ce jour-là. Shar était toujours embusquée, maudite. Ils se sont approchés de moi, m’ont lié les chevilles au sol. L’un d’entre eux est venu face à moi, et m’a bloqué la nuque dans le creux de son coude. Son visage était à quelques centimètres du mien, mais je ne voyais que la nuit dans les trous noirs de son masque. Sa bouche était apparente, des lèvres rouge sombre qui trouvèrent le creux de mon oreille, tandis qu’ils me maintenaient avec force. Je n’étais pas un guerrier, pourquoi devaient-ils me restreindre de la sorte ?
La réponse se manifesta via une grande chaleur qui devint intolérable. Ils me marquèrent au fer rouge, à l’épaule droite, j’en eu un haut le cœur qui devint hurlement, mais je ne pouvais pas me dégager. L’homme qui me maintenait, Noir Dessein, riait, lui.
Je ne perdis pas conscience. J’aurais tant aimé.
Et il lécha mes larmes du bout de sa langue rouge, tout en me disant : « Pleure, Megrall, j’aime ça. »
Je l’écris et j’en suis révulsé. J’en fus révulsé tout au fond de mon âme. Peut-être cela explique-t-il pourquoi la douleur passa au second plan de mon horreur. Je ne savais pas ce qu’ils avaient brûlé dans ma chair. Ça n’avait aucune importance. Je ne savais pas pourquoi ils l’avaient fait, mais découvrir que l’un d’entre eux, même s’il était le seul, se délectait de mes tourments, tua brusquement l’espoir en moi.
Ils ne me laisseraient jamais partir. Ils ne m’avaient pas enlevé pour faire chanter qui que ce soit, pour obtenir quoi que ce soit. Ils voulaient ma souffrance et je la leur offrais, jour après jour, aube après aube, parce que c’était tout ce qui me restait.
Il fallait que j’en finisse.
Je refusais leur nourriture les jours qui suivirent.
Les aubes étaient redevenues sanglantes, je sentais mes forces s’amenuiser, ma raison s’égarer, petit à petit, mais j’étais déterminé. Je n’avais plus rien à attendre, plus de renouveau à espérer, rien ni personne ne viendrait, j’étais seul maître de ma destinée. Lathandre n’existait plus. Il m’avait trahi. J’avais été puni pour son aube, sans que jamais il ne me vienne en aide. J’avais cru en vain.
Le dénommé Noir Dessein, fils de Loviatar, leur bourreau, revint me voir plusieurs fois. Que je me laisse aller arrangeait leurs affaires, bien évidemment. Ils cherchaient le point de rupture où ma colère me ferait passer dans leurs rangs. Je pense que mourir ne les inquiétait pas. Leur mission tournait autour de mon revirement. Un revirement potentiellement destructeur pour Luménis. Un Sharite à la tête de l’église Lathandrite, retors, prêt à se venger, à trahir, à tromper tous pour mieux répandre haine et venin. Un Sharite au conseil. L’ombre au cœur de la lumière. Jusqu’à l’avaler, trou noir vorace, sans état d’âme. Et Noir Dessein était leur instrument de torture. J’espérais en vain qu’il me tue. Ou plutôt je n’espérais rien. Et il fit en sorte que je ne risque jamais le trépas. Jour après jour. Alors que ses semblables dormaient, il se glissait jusqu’à moi. Je ne veux pas m’en souvenir. Même ici.

Quand les secours sont arrivés, je ne vivais plus vraiment. Les Sharites avaient gagné le combat, ils avaient vaincu ma foi, en liant ma torture à l’aube que je vénérais. Ils sont tous morts, mais j’avais perdu. Mais je ne suis pas passé de leur côté.

Il se leva et s’étira, un peu tremblant. Il restait de la soupe froide, mais il se sentit incapable de la boire : l’odeur lui donna la nausée. La nuit s’était déroulée en douce, paisible, et le ciel était déjà moins sombre. L’aube. Il demeura immobile, un instant, à la fenêtre qui donnait sur le jardin, contemplant la couleur changeante des nuages et de la brume. Puis, prudemment, il battit en retraite et alla se coucher. Chaque chose en son temps. Pas à pas. Il était épuisé et s’endormit rapidement, sans attendre le soleil.

[Taliesin]

Il se réveilla bien plus tôt qu'il ne l'aurait fallu, sans doute, pour rattraper sa nuit blanche et récupérer, un peu, de sa fièvre et de ses émotions. L'aube était passée depuis longtemps, cependant, à en croire le rayon de lumière qui filtrait à travers un interstice du rideau. Et quelqu'un tapait à la porte d'entrée. Ce ne pouvait être Ada : elle serait entrée sans toquer à l'huis. Et il n'entendait pas non plus d'aboiements de chien.

[Galathée]

Albérich balaya la pièce d’un œil trouble, attrapa la robe de chambre qui traînait au pied du lit et s’en revêtit rapidement. Il saisit son reflet dans le miroir de la porte, pas brillant mais pas dramatique, se frotta le visage d’une main énergique pour en chasser les dernières poussières du sommeil et descendit rapidement en se fendant d’un « j’arrive, j’arrive » maugréé un peu trop bas pour être réellement audible de l’extérieur. Ensuite, il ouvrit la porte pour accueillir son visiteur.

[Taliesin]

Sur le seuil se tenait un vieillard qu'il se souvenait avoir vu, de loin, dans les rues du village. Grand, droit malgré les ans, un bâton de marche à la main, il arborait une barbe fleurie et une mine inquiète tout autant que désolée.
-Veuillez me pardonner de vous avoir tiré du lit, messire... fit-il, embarrassé. Je vous prie de croire que je ne l'aurais pas fait sans bonne raison... Mais voilà : mon petit-fils, Bastien, n'ai pas rentré à la maison, cette nuit. Or, Ada m'a dit qu'il était venu vous porter un message de sa part... J'ai donc voulu vérifier si vous l'aviez bien vu....

[Galathée]

Albérich sentit son sang se figer une seconde dans ses veines. Il l’avait pressenti. Il s’était rassuré.
« Oh bon sang… Il est venu, oui… »
La chienne allait tout salir. Voilà ce qu’avait dit le gosse. A cause d’un peu de boue, d’un peu de neige, il l’avait laissé repartir sur les chemins obscurs.
« Je lui ai proposé de rester mais il a préféré repartir… » ajouta-t-il d’une voix atone.
Accaparé par sa propre tâche, il n’avait pas insisté. Il sentit un vent de culpabilité souffler en lui, brutal.
« N’y a-t-il pas d’endroit où il aurait pu se réfugier, entre ici et chez vous ? » demanda-t-il, en attrapant ses bottes qui traînaient près de l’entrée.

[Taliesin]

-J'ai vérifié, vous pensez bien, avant de venir vous déranger... répondit le vieil homme. Il y a bien quelques affleurement rocheux,, mais il n'y était pas. Et puis, le souci, c'est que la neige a effacé toutes les traces, donc, je ne peux pas voir s'il s'est écarté du chemin...
Voyant Albérich enfiler ses bottes, il ouvrit de grands yeux.
-Mais vous n'allez quand même pas sortir vêtu comme ça ! s'exclama-t-il. Je vous suis reconnaissant de vouloir m'aider, mais n'aller pas risquer d'attraper la mort en vous précipitant au dehors...
Il secoua la tête.
-Bastien est un garçon débrouillard, vous savez. Ce n'est pas normal qu'il ne soit pas rentré, mais... il a pu se perdre, se mettre à l'abri; Dormir encore...