[Lieu] Combeloup

[Galathée]

« Bien sûr. » répondit Albérich, grave.
En réalité, il ne savait pas grand chose des liens qui unissaient rôdeurs, druides et mages à leurs compagnons animaux. Mais il pouvait bien imaginer qu’il y avait là plus qu’une simple affection. Un instant, il songea verbaliser sa culpabilité et ses regrets, mais il trouva cela vaguement indécent. Quêter une forme d’absolution alors que le gamin était mourant… Personne n’ignorait le décours des événements et il assumerait ses responsabilités. Il ne fallait pas perdre de vue l’urgence présente, et il se replia à nouveau sur son guet des signes vitaux de l’enfant.

[Taliesin]

Peu à peu, avec une lenteur désespérante, la chaleur s'insinuait dans la carcasse transie du petit garçon. Contre sa poitrine, Albérich le sentait moins glacial. Mais c'était bien là le seul signe encourageant.
De son côté, sans rien ajouter, Ada avait attisé le feu, puis commencer à fouiller dans sa sacoche. Elle finit par en tirer une petite bouteille de verre sombre qu'elle tendit à l'ancien aubemestre.
-Dès que vous le penserez possible, il faudrait essayer de lui faire avaler ça...
Au dehors, des gens s'étaient approchés. Ils purent percevoir une conversation murmurée, et le grand-père du gamin fit son apparition. Le vieil homme observa la scène, sans mot dire, puis, après avoir échangé un regard avec Ada, s'assit contre la paroi de la grotte, toujours silencieux.

[Galathée]

Il vivait toujours. Bien sûr, cela ne voulait pas dire qu’il reprendrait jamais conscience. Mais il fallait se raccrocher aux petites victoires. Albérich était conscient de l’étrangeté de la situation. C’était un étranger et il s’accrochait à l’enfant alors que son grand-père aurait sans doute voulu l’étreindre, lui aussi, et lui communiquer sa chaleur. Mais les impératifs médicaux étaient tels qu’il lui était impossible d’échanger sa place avec qui que ce soit. Le moindre mouvement était potentiellement porteur de choc. Il fallait d’abord qu’il se réchauffe davantage.
L’ancien clerc prit cependant la fiole d’Ada. A l’abri du manteau, il renversa doucement la tête de l’enfant en arrière et lui entrouvrit les lèvres en tirant son menton vers le bas. Le liquide lui coula, quelques gouttes seulement, dans la bouche. Albérich guetta un réflexe de déglutition, qui finit par se produire. Bastien n’était pas encore dans le coma le plus profond. Le Luménien recommença, vidant petit à petit la bouteille dans la gorge de l’enfant, au rythme des mouvements presque imperceptibles de sa glotte. Il en perdit à la commissure de ses lèvres, et le gamin s’étrangla deux fois, mais Albérich finit par tendre la fiole vide à la halfeline, et l’attente reprit.

[Taliesin]

Un bruit de galop, à l'extérieur. Des éclats de voix. Animés, intenses, bien qu'ils ne puissent en saisir la teneur.
De la neige qui dégringole, à nouveau. Elisa qui déboule la pente, presque aussi pale que l'enfant. Ses yeux agrandis, hagards, observent un instant la scène.
-Messire Eloi est mort... finit-elle par lâcher.
Ada tressaillit.
-Quoi ? Mais cette nuit...
-Vous n'y êtes pour rien, trancha la jeune fille. Il allait beaucoup mieux. Tellement mieux qu'il s'est habillé et a voulu descendre de sa chambre. Sans doute pour nous rejoindre, au cas où il pourrait nous être utile. Malheureusement, il était plus faible qu'il ne le croyait, semble-t-il. Les serviteurs l'ont retrouvé au pied d'un escalier. Il s'est rompu le cou.
La vieille halefline demeura bouche bée, tandis que l'adolescente s'asseyait lourdement, non loin du vieillard toujours muet, et remontait les genoux sous son menton.

[Galathée]

C’était fichu. En l’absence d’une intervention extérieure, le gamin ne pouvait pas s’en sortir. Albérich devinait que s’il y avait eu un druide ou un rôdeur dans les parages, il serait déjà à son chevet. L’ancien clerc sentit la frustration rayonner dans tout son organisme. Autrefois, il aurait murmuré deux mots et le gosse aurait repris des couleurs. Il aurait pu le remettre sur pied en moins d’une minute. Le ramener, ou son chien, s’ils avaient été morts. Mais à présent, il ne se souvenait plus de la première syllabe du sortilège le plus basique. Aucune idée du geste à esquisser. Et surtout, la source du pouvoir était tarie, invisible, il n’avait pas la moindre prise sur l’énergie nécessaire au miracle. Tout ce vide… Il avait envie de hurler. Mais il repoussa la décharge inutile de violence au profit d’une action, n’importe laquelle, aussi désespérée soit-elle.
« Est-il possible qu’Eloi ait eu des parchemins en sa possession ? De sorts basiques ? Des potions ? Ou dans la sacristie du temple ? Elle m’a eu l’air encore bien fournie… »
Les chances étaient grandes que même face au texte et aux explications nécessaires, il soit incapable d’invoquer quoi que ce soit. Mais il avait eu ces choses en lui. Tant qu’il restait une infime chance, il fallait qu’il la saisisse.

[Taliesin]

Ada fronça les sourcils.
-Il n'y a plus rien en rapport avec Lathandre, au temple, dit-elle. Je sais que messire Eloi a emporté au château tout ce qu'il contenait encore. Il n'est donc pas impossible que...
-Je vais y aller, fit Elisa en se levant.
Mais le vieillard la retint par le bras.
-Reposez-vous, madame. Je vais sortir et demander à votre père d'envoyer quelqu'un...
Lorsqu'il se fut éclipsé, Ada poussa un profond soupir.
-Le mieux serait de le transporter chez vous, Albérich, c'est le plus près. De lui faire prendre un pain, de préparer des potions... il y serait bien mieux qu'ici. Mais, aussi infime que soit le trajet, je ne sais pas s'il tiendrait le coup...

[Galathée]

« Vous avez raison. Nous n’avons pas vraiment le choix. » répondit-il. « Il faudra le transporter le plus doucement possible… Sans doute aplanir le chemin jusque là, en tassant la neige pour créer une sorte de chemin… Et l’idéal serait de disposer d’une sorte de traîneau pour le déplacer. Il a repris un peu de chaleur, mais son cœur bat à peine, il pourrait lâcher au moindre cahot. »
Il secoua la tête, un peu embarrassé.
« Vous savez tout cela, bien sûr. »
Il leva les yeux sur Elisa.
« Si quelqu’un peut nous précéder pour préparer le cottage, ce ne serait pas non plus une mauvaise idée… »
Il espéra que personne ne lui tiendrait rigueur de se montrer légèrement directif. Mais réflexion faite, ça lui était complètement égal.

[Taliesin]

-J'ai ramené un cheval supplémentaire du château... répondit Elisa. Je me suis dit que ça pourrait toujours servir... Si on lui fait suivre plusieurs fois la route d'ici à votre maison, ça devrait aider... Après, pour le traineau... Vous en avez au village, non ? Des luges, du moins, les gosses adorent en faire...
Ada acquiesça.
-Oui, on devrait pouvoir trouver ça. Et je vais me rendre chez vous, Albérich. Je préparerai tout ce qu'il est possible... Je serai toujours plus utile qu'ici.
L'instant d'après, toutes deux quittaient la grotte, laissant l'ancien aubemestre seul avec l'enfant.

[Galathée]

Une fois les deux femmes parties, Albérich reprit sa veille consciencieuse du petit garçon mourant. La solitude lui ramena la conscience aiguë du caractère désespéré de leurs efforts. Même si on trouvait un parchemin de soins dans les affaires d’Eloi, il ne serait jamais capable d’en faire quoi que ce soit. Un bain ne ramènerait pas l’enfant à la vie, pas plus qu’un lit douillet ou une décoction d’herbes. Le premier clerc à la ronde était sans doute ce prêtre bougon de Sylvanus chez qui il avait logé sur la route de Combeloup… à deux jours de marche qu’ils n’avaient pas. Le temps s’égrenait, indifférent. Bien sûr, il leur était impossible de s’asseoir et de le regarder partir. Ça aurait été la chose sensée à faire, cesser de harceler cet organisme affaibli, le laisser glisser, sans plus de heurts ni de violence. Se préparer à son trépas. Ils le faisaient tous, malgré la frénésie de leurs actes, Albérich en était persuadé. Son cœur battait toujours, presque imperceptible, mais volontaire. Pour combien de temps ?

[Taliesin]

Les minutes passèrent. Des discussions, parfois, se faisaient entendre. Mais personne n'entra. Dans ses bras, Bastein était toujours parfaitement immobile, Le froid, cependant, l'abandonnait peu à peu. Sans que cela change grand chose à son souffle ou aux battements de son cœur.
Enfin, le grand-père du gamin refit son apparition.
-La route nous semble assez dégagée, et nous avons un traineau... dit-il simplement..

[Galathée]

« Très bien. » dit simplement l’ancien clerc.
Il se leva lentement, serrant toujours l’enfant contre lui et se dirigea vers la sortie. Les villageois avaient eu le temps d’en dégager les abords et il put gagner aisément la piste où attendait le traîneau. Il s’efforça de ne pas prêter attention aux villageois, le moindre faux pas pouvait être fatal, et se pencha sur le véhicule pour y déposer l’enfant. Il se délesta de son manteau qu’il drapa autour de la petite forme inconsciente, veillant à l’emmitoufler au mieux sans l’étouffer. Il se servit de sa ceinture pour l’attacher au traîneau. Il ne fallait pas qu’il glisse. Deux des villageois l’imitèrent, puis il recula. Il avait conscience du vent froid, mordant, sur sa peau nue, et de la lumière qui révélait la marque sur son épaule. Il ne comptait qu’à moitié sur la méconnaissance des villageois en matière de symboles religieux. En fait, tout ça n’avait aucune importance pour l’instant.
« Conduisez-le prudemment jusque là. Le moindre choc peut le tuer. Il vaut mieux vous y mettre à plusieurs pour le stabiliser. Mieux vaut perdre quelques minutes que de prendre des risques en se hâtant » souffla-t-il.
Puis, sans attendre le départ du convoi, il repartit vers la grotte pour y récupérer ses vêtements.

[Taliesin]

Lorsqu'il ressortit de la grotte, Albérich trouva ses abords quasiment déserts. Ceux des villageois qui n'étaient pas occupés à suivre la piste de la chienne s'afféraient autour du traineau. Ils progressaient lentement, mais faisaient montre d'extrêmes précautions, pour éviter le moindre heurt, le moindre choc.
cependant, à quelques mètres à contrebas, l'ancien aubemestre repéra le baron et sire Hugues. Ils étaient lancés dans une discussion animée, à voix basse. Si animée, cependant, que parfois des éclats de voix parvenaient jusqu'à lui. Ils semblaient en profond désaccord, et le seigneur de Combeloup finit par secouer fermement la tête, prononçant une sentence qui, sans doute, n'autorisait aucune protestation. Son sénéchal demeura coi, s'inclina raidement, puis fit demi tour et s'éloigna à grandes enjambées.
Sire Eudes resta un instant immobile, le suivant des yeux. Enfin, il repéra Albérich, et s'empressa de le rejoindre. Il avait l'air pâle, tendu à l'extrême, mais il s'arracha un sourire et, avant que l'ancien clerc n'ait pu prononcer le moindre mot, il se départit de son manteau et le lui posa sur les épaules, d'autorité.
-Allons, ce n'est pas le moment que vous attrapiez froid. Ils vont avoir besoin de vous, la haut.

[Galathée]

Albérich accepta avec gratitude le manteau du baron. Il se sentait à nouveau un peu faible, et le fait d’avoir serré un enfant glacé n’y était pas pour rien. Il ne s’interrogea pas réellement sur les causes de la discussion houleuse entre le noble et son sénéchal : d’autres pensées, plus sinistres, occupaient son esprit. En entendant les paroles de sire Eudes, il réalisa qu’il avait peut-être donné de faux espoirs à certains. Il était plus que probable qu’il ne comprendrait rien aux parchemins dénichés, s’il y en avait. Il entreprit néanmoins de retourner au cottage, sur la piste du traîneau, aux côtés du baron.
« J’ai appris pour messire Eloi. » dit-il. « Je suis vraiment désolé. Ce jour est maudit d’entre tous. »

[Taliesin]

-Serais-je superstitieux que j'y verrais un signe... lâcha sire Eudes, comme s'il se parlait à lui-même.
Mais il se reprit bien vite.
-Il n'y a pas de jour maudit, messire. Pas de malédiction. Juste les circonstances auxquelles on tente de donner un sens, surtout quand l'enchaînement est aussi dramatique... Je ne sais pas ce qui a pu pousser Eloi à se lever alors qu'il était si faible. Il se connaissait bien, pourtant. Savait qu'il n'avait plus vingt ans... Et que nous lui aurions envoyé un messager, un cheval, au cas où ses services aient pu être requis...
Il soupira.
-Mais il n'est pas temps de se laisser aller à des "si", à des "pourquoi". Pour l'heure, il reste encore à agir, aussi ténu soit l'espoir. Eloi avait des parchemins et des fioles, je le sais. Pour les coups durs, disait-il. Peut-être y trouvera-t-on quelque chose d'utile. Tout seras mis à votre disposition et à celle d'Ada, en tout cas.
Devant eux, le traineau poursuivait sa lente progression. D'ici quelques minutes, ils auraient regagné l'ancienne garnison.

[Galathée]

« Je ne suis pas certain que nous saurons en tirer quoi que ce soit… Mais s’il a conservé ne fut-ce qu’une fiole de soins… Ça pourrait faire toute la différence… »
Il leva les yeux au ciel plombé, évita d’ajouter qu’avec la poisse qui semblait les poursuivre, il ne se faisait pas beaucoup d’illusions.
« Eloi n’a-t-il jamais pris d’apprenti ? Tenté d’enseigner les bases de sa vocation à quelqu’un d’autre ? »
Même un novice peu doué savait lancer un sort de base. Mieux qu’un clerc déchu, certainement.

[Taliesin]

Sire Eudes grimaça.
-Il en a eu un, voici quelques années. Malheureusement, il ne s'est pas fait à Combeloup et a déguerpi sitôt qu'il l'a pu. Sire Eloi en a été assez peiné, mais... Il a essayé d'apprendre certaines choses à Elisa. Je ne sais pas jusqu'où il est allé. Il ne voulait rien lui imposer, juste voir, elle lui semblait avoir quelques dispositions... Je sais qu'il a fait attention, mais vous avez vu le résultat, la réaction de ma fille et son peu d'amour pour la gente cléricale.

[Galathée]

« Ça ne veut pas dire qu’elle n’a rien appris. Je lui en parlerai… Si nous trouvons quoi que ce soit d’utile. » fit-il, alors qu’ils parvenaient à l’enceinte du cottage, sur les traces du traîneau.
En s’arrêtant devant le bâtiment, il retira le manteau du baron et le lui rendit. Il fit signe aux villageois d’attendre et se pencha sur le petit garçon pour reprendre ses signes vitaux. Ensuite, il faudrait qu’il s’informe des dispositions prises par Ada, avant de le déplacer.

[Taliesin]

L'état de Bastien n'avait pas empiré... Certes, vu sa faiblesse, ce n'était guère possible que les choses soient pires, mais si l'enfant s'était un peu refroidi durant le transport, cela ne paraissait pas avoir eu de conséquences.
Ada apparut bientôt sur le seuil, les traits tirés.
-Amenez-le à l'intérieur... glissa-t-elle à Albérich. Il y a un cuvier d'eau tiède, une marmite d'eau bouillante pour les infusions, et j'ai commencé à préparer certaines herbes...
Puis, se tournant vers les villageois.
-Il vaudrait mieux que vous rentriez chez vous... Ou que vous poursuiviez les recherches de la chienne. Je vous ferai porter des nouvelles dès qu'il y aura quelque chose à dire...
Les Combelupins acquiescèrent, silencieux, et se détournèrent sans protester. Seul sire Eudes et le grand père du petit garçon s'attardèrent dans la cour. Ils discutaient à voix basse.

[Galathée]

Albérich se pencha sur le traîneau pour reprendre l’enfant, le souleva avec précaution, et l’entraîna vers l’intérieur. Il prit garde de ne pas le heurter dans le couloir étroit qui menait à la salle principale, et s’immobilisa à côté de la table. Ada y avait déroulé plusieurs couvertures et l’ancien clerc déposa doucement son fardeau. Il retira le manteau, qui s’était refroidi à l’air libre, et recouvrit Bastien de nouvelles couvertures. Il avisa le baquet d’eau tiède, effleura la surface et compara sa température à celle de l’enfant. Le contraste n’était pas trop important, il tiendrait probablement le coup. Il se tourna ensuite vers Ada.
" Que préparez-vous ?"

[Taliesin]

-Une friction, répondit la vieille halfeline. On utilise généralement de l'alcool, mais les sucs de certaines plantes sont autrement plus efficaces... et sans effets secondaires. Une infusion, aussi. Il s'agit, comme on dit, d'un remède de cheval, et il ne faudra l'utiliser qu'en cas d'extrême recours. Et puis... Du baume, pour ses extrémités. Même si...
Elle grimaça.
-Même si je suis bien consciente que c'est surtout pour m'occuper les mains et l'esprit que je le prépare.

[Galathée]

Albérich voulut répondre quelque chose, mais se contenta finalement de poser la main sur l’épaule de la halfeline et lui décocha une légère grimace. Ils savaient l’un et l’autre qu’ils ne le sauveraient pas.
« Je vais le réchauffer dans le bain… » murmura-t-il en retournant au chevet du gamin.
Il l’immergerait sans retirer les couvertures, de manière à ne pas lui imposer d’incessantes variations de température. Mais avant d’agir, il reprit son pouls, à l’aine, cette fois, pour tenter de percevoir si le rythme était stable malgré sa faiblesse.
« Savez-vous où se trouve Elisa ? Sire Eudes m’a dit qu’Eloi avait tenté de lui apprendre certains aspects de son art… Si elle a été même minimalement réceptive, elle est notre meilleure chance de tirer quelque chose d’un parchemin divin. »

[Taliesin]

Le pouls était faible, comme de coutume. Sinon même un peu plus faible... Mais il était difficile de juger. Quant à son rythme, il était extrêmement lent. On s'attendait presque, parfois, à ce que le cœur marque un coup d'arrêt.
-Elle est dans la cuisine, répondit Ada.Elle m'a demandé ce qu'elle pouvait faire, et je l'ai mise à décortiquer certaines plantes... Je ne sais si elle pourra lire les parchemins. Mais elle essaiera, en tout cas, vous pouvez compter sur elle.

[Galathée]

« Je n’en doute pas. » répondit-il. « Il ne nous reste plus qu’à espérer qu’ils auront trouvé quelque chose dans les affaires du chapelain. »
Glissant les bras sous les épaules et les genoux du petit garçon, Albérich le souleva et le mena jusqu’au baquet. Il était un peu trop grand pour pouvoir y être allongé, mais recroquevillé comme il l’était, ça n’avait pas d’importance. L’ancien clerc prit une profonde inspiration. Chaque nouvelle tentative de le ramener était à double-tranchant. Son jeune organisme était fort, c’était la seule raison pour laquelle il était encore suspendu entre la vie et la mort. Quelqu’un de plus usé que lui aurait déjà trépassé depuis longtemps, il en était conscient. Si le gosse craquait, le clerc connaissait les mouvements susceptibles de lui rendre souffle et cœur, mais ils n’étaient ni infaillibles ni bénins. Il expira et baissa doucement le corps glacé dans l’eau tiède. Bastien était toujours aussi inerte, il aurait pu être mort, Albérich ne s’en serait pas rendu compte. Lui maintenant la tête hors de l’eau, il reprit son pouls, le trouva, toujours infime, puis le débarrassa des couvertures trempées, qu’il posa d’une main sur les parois de la baignoire improvisée.
Quel gâchis, songea-t-il.
Il n’avait pas encore pris le temps de regarder attentivement ses extrémités gelées, concentré qu’il était sur sa survie. Il se demanda à quelle vie pourrait prétendre l’enfant s’il était mutilé, incapable de marcher et de prendre, et défiguré par le gel. Il repoussa ses pensées. Bastien allait mourir, et s’il ne mourrait pas, c’est que ces questions ne se poseraient pas. Il irait trouver le Sylvanite voisin et les choses s’arrangeraient au mieux.

[Taliesin]

Les minutes passèrent, sans que l'état de l'enfant change en rien. Ada s'éclipsa un moment, pour regagner la cuisine et achever de préparer les remèdes désespérés auxquels elle avait pensé.
Enfin, la porte d'entrée de la maison s'ouvrit, et le baron fit son apparition, suivi du grand-père de Bastien. Le premier tenait un sac de cuir qu'il déposa sur la table de la salle principal. Toujours aussi nerveux, il évita soigneusement de porter ses regards vers le petit garçon.
-Il y avait des fioles... dit-il. Mais elles étaient toutes vides ou brisées. Quant au parchemins... ils étaient pour la plupart froissés ou maculés d'encre. Anselme, mon chambellan, a fait porter le tout, cependant... Même si je doute qu'on puisse en tirer quoi que ce soit.

[Galathée]

Albérich regarda le fatras qu’on venait de déposer sur la table avec un œil distrait : il ne pouvait lâcher l’enfant dans l’eau tiède qu’Ada alimentait de temps en temps en passant. Il était cependant surpris de l’état dans lequel on avait trouvé les fournitures du chapelain. Eloi lui avait donné l’impression d’un homme posé, sérieux. Mais il restait possible qu’il soit désordonné et négligent en privé. Il guetta les expressions sur le visage de ses interlocuteurs pour y déceler leurs sentiments en la matière.
« Qu’avons-nous là ? » demanda-t-il à la halfeline.
Au fond de lui-même, la frustration enflait, même s’il ne s’était attendu à rien d’autre. Ils couraient droit sur un mur. Et ils le savaient probablement tous, désormais. Même le grand-père avait renoncé.

[Taliesin]

Le baron tentait de se montrer impassible, mais, sous son masque, on le sentait tendu, terriblement inquiet... et passablement dérouté, perdu. Le vieil homme, à ses côtés, ne pouvait détacher les yeux du gamin, les traits figés. Quant à Ada, elle était pour le moins estomaquée. Non, a les voir, on doutait que rien les eu jamais préparé à trouver les possessions du défunt chapelain dans un tel état.
L'halfeline, cependant, ne resta pas immobile et se mit aussitôt à fouiller dans le sac. Elle en tira des fioles vides, des parchemins froissés, maculés...
-On aurait renversé un encrier dessus que ça ne serait pas pire... finit-elle par lâcher.
Elle poursuivit son examen. Brandit enfin un rouleau.
-Celui-là... dit-elle. C'est comme si on l'avait roulé en boule. Les pliures rendent certains passages difficiles à lire. sans parler des taches... Mais c'est le moins pire de tous.

[Galathée]

Autrefois, Albérich n’aurait tiré aucune conclusion de cet épisode, mais son esprit avait commencé à guetter le mal en toute chose, sans qu’il puisse l’en empêcher. Etait-il possible que quelqu’un, au donjon, ait voulu s’assurer de la mort de Bastien ? Au point d’assassiner Eloi et de détruire ses possessions ? Le gosse savait-il quelque chose de compromettant ? Etait-il en lui-même dépositaire de quelque chose ? L’avalanche de mauvaises nouvelles avait quelque chose de déprimant mais aussi de surnaturel. Si Albérich avait cru les dieux susceptibles de s’immiscer dans le quotidien des gens, il aurait vu là la patte de Beshaba. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser que peut-être, une main humaine, combelupine, avait agi en la matière. Même s’il y aurait eu des moyens plus rapides et moins douteux de se débarrasser du gamin.
Arrête, tu vois le mal partout.
Le mal est partout.
Il s’arracha à ses réflexions sinistres.
« De quoi s’agit-il ? Est-ce potentiellement utile ? » demanda-t-il.

[Taliesin]

Ada grimaça.
-Je ne suis pas experte en la matière, et les pattes de mouches d'Eloi sont dures à déchiffrer. Mais... j'ai tout lieu de croire qu'il s'agit là d'un sort de soins. C'est le cas des autres parchemins, aussi... Hum, Pareil pour les potions, si j'en crois les étiquettes... Ainsi que des antidotes.
A cet instant, Elisa rentra dans la pièce.
-J'ai terminé... murmura-t-elle.

[Galathée]

Albérich fit signe au grand-père de Bastien de s’approcher.
« Je vais vous demander de le soutenir. Vous devez mettre votre main ici, juste sous l’aisselle… Gardez-lui la tête hors de l’eau, et surtout, pas d’à-coups. Si ça devient trop difficile, je viendrai vous relayer. »
Une fois qu’il fut certain que le vieil homme tenait convenablement l’enfant, il se redressa et rejoignit Ada. Il se tourna ensuite vers Elisa.
« Elisa, votre père m’a dit qu’un temps, Eloi avait tenté de vous enseigner certains aspects de sa discipline… Avez-vous été réceptive à quoi que ce soit ? Vous a-t-il parlé de magie divine ? »

[Taliesin]

Elle blêmit.
-Heu... Oui... souffla-t-elle. C'était... c'était le plus marrant, les sorts. Enfin, je veux dire, moins... moins ennuyeux que la théologie et tout le bataclan... Mais... Je n'ai jamais pu en lancer. Je ne croyais pas assez à ces trucs... Enfin, les dieux existent, évidemment, mais...
Elle déglutit péniblement.
-Il me faisait lire certains parchemins, parfois. Pour que j'essaie de comprendre... Mais ça n'a jamais rien produit... Ou presque... Je ne devais pas être assez attentive, pas assez appliquée...