[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich la dévisagea.
« Vous y allez un peu fort. » dit-il simplement. « Je pense aussi que vous faites l’économie d’un élément très important. Lorsque l’on se choisit un dieu, un culte, c’est parce qu’on a entrevu la vérité dans ce que le dieu propose pour l’humanité. On pense que ce qu’il professe, que ce qu’il représente, est crucial dans le monde, la vie, la réalité. En servant le dieu, on sert le principe qu’il promeut : la nature, la joie, le renouveau, la magie… On essaie de faire en sorte que les gens puissent profiter de cet aspect au mieux… Ce n’est pas facile à expliquer. D’autre part… Servir, sans rien garder pour soi… Ce n’est pas évident. C’est sans doute rare. Et il est vital de penser un peu à soi. Un minimum. Sinon… »
Il s’interrompit un moment, face à ses propres errances.
« Je pense que servir un dieu, c’est aussi s’assurer d’un soutien. Trouver la force en soi seul… C’est épuisant. C’est troublant aussi. Je ne connais pas beaucoup d’hommes, ou de femmes, qui soient capables de se vouer tout entiers aux autres. Avoir un dieu avec soi, c’est avoir une force, et une voie, c’est se sentir compris et aidé, puiser une énergie ailleurs, et disposer par là de moyens plus vastes… plus efficaces… d’aider son prochain. De surcroît, résider dans un temple, parmi d’autres personnes qui partagent une même vision, une même vocation… C’est comme bénéficier d’une grande famille de cœur… »
Il eut un sourire amer.
« Je ne parle que pour moi. Certains clercs sont imbus de pouvoir et désireux de s’élever dans la hiérarchie, bien sûr. Ou de prendre l’ascendant sur la population d’un village, d’une ville, d’un pays… Humains, je le disais, nous ne prétendons à rien d’autre. Mais pour ce qui est du prosélytisme ou du recrutement… Ça n’a jamais été ma partie favorite du métier, mais… Imaginez que vous ayez trouvé un mode de vie merveilleux, qui vous transcende, vous réalise, vous a tiré du désespoir, de la misère, ou de la superficialité d’une existence médiocre… Ne voudriez-vous pas en faire profiter autrui ? Des gosses dont les perspectives sont réduites, par exemple ? Imaginez que vous ayez entrevu la vérité, la vraie valeur de l’existence, le sens profond du vivant, ne voudriez-vous pas que les gens, autour de vous, qu’ils soient fermiers, voyageurs ou seigneurs, comprennent et partagent cette vision ? Imaginez qu’autour de vous, des dieux mauvais, pleutres, stupides, qui flattent les bas instincts de l’homme, rampent et convertissent… Ne voudriez-vous sauver les âmes avant qu’ils ne les pervertissent à tout jamais ? Parce que les questions se posent en ces termes, pour les clercs qui ont la véritable foi de ce qu’ils louent. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas de place pour le doute et la nuance…. Mais il ne s’agit pas juste d’arracher des gamins à leurs parents ou de soutirer des deniers aux fidèles. Il s’agit de professer quelque chose que l’on pense grand et riche, pour tous. De s’en faire la voix. Après, peut-être que c’est une existence qui vous semble creuse. Je le conçois. Ce n’est pas totalement faux. Mais tant qu’on la vit… C’est difficile à expliquer. C’est une voie qui se nourrit de dessein. Un dessein qui nous dépasse et dont on se fait l’instrument. »
Il secoua la tête, amusé.
« Désolé pour le sermon. »

[Taliesin]

Elisa lui sourit.
-Ne soyez pas désolé. Je vous ai posé des questions, c'est normal que vous m'apportiez vos réponses. Et soyez-le d'autant moins que des questions, j'en ai d'autres !
Elle se laissa aller dans son fauteuil, les mains croisées derrière la tête.
-J'entends bien ce que vous me dites. Mais... Cette force que donne la foi, ne peut-on pas en bénéficier sans devenir prêtre ? Ces principes que représentent les dieux, ne peut-on pas avoir envie de les défendre sans entrer dans les ordres ? Les rôdeurs vénèrent Mielikki, les paysans Chauntéa, les mages Mystra. Le soutien qu'ils puisent chez leur divinité tutélaire est-il moins fort que celui des clercs ? Leur foi, leur volontés de dévendre le bien sont-elles moins sincères, moins vraies ?
Elle se redressa.
-Vous voyez, leur démarche, à eux, je peux la comprendre. Prenez l'exemple de mon père : il vénère Lathandre, il essaie de se conformer à ses préceptes, puise en lui de la force, du courage, la conviction d'agir pour le bien d'autrui. Mais il n'essaie pas de convertir les autres, n'a jamais tenté de faire renoncer les habitants à leur pacte. Il ne ressent pas, non plus, le besoin d'un rapport... plus fusionnel avec son dieu. Pour moi, c'est une attitude tout à fait respectable.
Elle observa Albérich quelques instants, puis reprit :
-Respectable notamment parce que cela procède d'un choix personnel. Peut-on en dire autant de la majorité des clercs ? A quel âge les a-t-on arrachés à leur famille ? Huit, dix ans ? Que connaît-on du monde et de soi-même, si jeune ? Rien, ou presque ! On les enferme dans un temple, avec des gens qui ont tous la même manière de voir, de penser, de juger. Et qui la leur inculquent. Alors, forcément : à moins qu'ils n'aient en eu la force de caractère pour jouer les rebelles des années durant, ils se soumettent, font leurs les principes qu'on leur enseigne, la vérité d'autrui. Ou est le choix personnel, là-dedans ? Sans vouloir vous faire offense, pour moi, cela tient surtout du lavage de cerveau.
Elle soupira.
-On les empêche de voir autre chose. On ne les laisse pas vraiment fréquenter d'autres gens. Bien sûr, vous me direz que juste avant de devenir prêtres, on leur laisse l'opportunité de partir. Mais combien le font ? C'est déjà trop tard, en réalité. Ils sont convertis, ou ont trop peur de s'élancer dans un monde extérieur dont ils ont tout oublié, dont ils ne connaissent plus rien. Ce n'est pas évident de s'arracher à l'univers qui a été le vôtre durant déjà une décennie. Pas évident de renoncer à la voie qu'on vous a tracée. J'imagine que la plupart sont persuadés d'avoir trouvé la foi, la vérité... Mais n'auraient-ils pas pu en trouver une autre ? Si un clerc d'un autre culte, plus convaincant, était venu les arracher à leurs parents, n'auraient-ils pas par la force des choses tout autant adopté sa cause, vénéré son dieu, persuadés que c'était là une vérité dont ils avaient intimement conscience ? Et, mieux encore : si on les avait laissés tranquillement chez eux, s'ils avaient pu découvrir d'autres métier, est-il impossible d'imaginer qu'ils se seraient pris de passion pour l'herboristerie, les armes, les courses dans les bois ou la magie ?
A nouveau, elle se rencogna dans son fauteuil.
-Alors, autant je comprends et juge vraie la foi des rares clercs qui ont découvert leur vocation à l'âge adulte, ou alors qu'ils s'en approchaient, autant je pense que pour ceux qu'on a enfermés alors que, hauts comme trois pommes, ils savaient à peine s'habiller tout seuls... Je pense que pour eux, c'est une foi imposée par un endoctrinement pur et simple.

[Galathée]

Albérich resta silencieux un long moment. Il se sentait sur le point de capituler, de lui dire qu’elle avait raison. Après tout, elle avait raison. Qu’avait-il fait sinon gâché sa vie, après s’être leurré des années durant ? Mais en réalité, il ne regrettait pas grand chose. Quelle importance qu’il ne se soit pas révélé rôdeur ou mage, puisqu’il avait été heureux ? N’était-ce pas là la chose principale ? Il serait resté heureux, avec la sensation d’être utile, de servir un idéal élevé, qu’on pouvait appeler Lathandre, ou simplement le bien, si les Sharites n’étaient pas venus tout renverser. Si le dieu s’était montré plus accessible. Il y avait donc bien eu une faille dans son parcours. Il s’était donné, il avait reçu, mais pas autant qu’il ne l’avait espéré.
« Vous n’avez pas complètement tort. Pas tort sur tout… Mais disons… Les dieux nous regardent aussi parce qu’ils sont loués par des clercs. Sans eux, ni le rôdeur, ni le seigneur, ni le fermier n’auraient réellement leur faveur. C’est peut-être sinistre, mais c’est ainsi. De plus… Le clerc reçoit de son dieu bien plus qu’une énergie et une certitude. Autrefois… »
Il soupira.
« Autrefois, j’aurais pu ramener Bastien parmi nous, relever Eloi malgré son échine brisée, soigner n’importe quelle morsure de loup d’une simple pression des doigts, j’aurais pu aussi faire des ravages dans les rangs de nos agresseurs en prononçant quelques mots, découvrir la personne responsable de tout ce désastre juste en le regardant dans les yeux. C’est aussi ça, être clerc. C’est recevoir un pouvoir divin en échange du service que l’on rend. Un pouvoir qui dépasse celui d’une simple faveur. Alors oui. Tout croyant peut puiser une force certaine dans sa foi, et je ne doute en rien de la volonté de chacun… Mais le clerc est investi d’un pouvoir divin fondamentalement différent. Je ne dénigre en rien d’autres voies. Il faut de tout pour faire tourner le monde. »
Il croisa les bras, regarda à nouveau par la fenêtre.
« Quant à savoir ce que chacun d’entre nous deviendrait s’il en avait la liberté… La question se pose pour tous. Les fils de paysans deviennent paysans, les fils de marchands deviennent marchands, les filles de barons deviennent baronnes… C’est ainsi partout et pour tous. Le clergé et l’armée sont les deux endroits, peut-être, où l’on peut changer de peau. Mais je suis d’accord avec vous. Ce n’est qu’une voie à emprunter. Peut-être d’autres auraient-elles convenu… Mais comment le savoir ? Personne ne choisit son avenir à l’âge adulte. Nous sommes de toute façon façonnés, chaque jour, par nos expériences. Penser que cette liberté de se définir absolument existe… est naïf, pardonnez-moi. Et ne retombez pas de vos images figées : les temples sont rarement des prisons, en tout cas sur cette île. Ils ne le sont pas à Luménis, ne l’étaient certainement pas à Eredhùn. Les opportunités de rencontres et d’apprentissage que j’y ai eues ont dépassé mille fois tout ce que j’aurais pu imaginer en restant chez mes parents. Vous devez aussi savoir que bien souvent, les plus jeunes novices n’ont pas été recrutés par les clercs, mais jetés par leurs familles. Mais peu importe… Il est vrai que je ne sais pas, aujourd’hui, si j’aurais été meilleur Ilmate que Lathandrite. J’étais lathandrite, vous vous en doutiez. Peut-être aurais-je dû me glisser dans les robes des adorateurs de Sunie, même si j’en doute, ou dans celles des placides servants d’Eldath. Je n’en sais rien. Mais ça n’a pas de réelle importance, je pense. Ce que j’ai fait, je l’aurais fait sous les auspices de n’importe quelle divinité bienveillante. Avec une philosophie différente, peut-être, mais j’aurais servi, j’aurais soigné, j’aurais guidé, écouté, enseigné, appris et loué. »
Il n'avait pas complètement répondu à ses interrogations, il le savait bien.

[Taliesin]

Elisa grimaça et eut un geste de mauvaise humeur.
-Alors, vous aussi, vous prêchez la parole de la résignation, de l'acceptation de l'ordre établi... Baisons la tête, suivons, bien dociles, la voie qu'on nous a tracée. Sans poser de questions, sans réfléchir à d'autres possibles, essayons simplement d'y trouver notre compte en ravalant nos rêves, en les oubliant, tentons de nous persuader que nous sommes heureux... Quel programme enthousiasmant !
Elle se leva, fit quelque pas dans la chambre, revint vers son fauteuil.
-Et bien, désolé de vous décevoir et de jouer les petites capricieuses, mais moi, je préfère définitivement les histoires de paysans qui se font aventuriers, d'obscurs écuyers qui s'assoient sur des trônes après avoir déniché une épée magique, de petits tailleurs qui deviennent des héros... Balivernes, contes de fées ? Ce genre de chose n'est pourtant pas si rare. Les changements de vie, de voie, au moins.
Elle croisa les bras, dévisagea crânement l'ancien aubemestre.
-J'espère bien avoir cette chance. Je ferai en sorte de l'avoir. Vous voulez savoir pourquoi je déteste Combeloup ? Parce que c'est plein de moutons. Moutons animaux comme humains, bien disciplinés, bien obéissants. Et bien, je ne bêlerai pas avec le troupeau ! Je préfère courir avec les loups... Et dieux merci, je ne suis pas la seule à penser ainsi !

[Galathée]

« Et je vous le souhaite. Et à ceux qui ont les mêmes ambitions que vous. J’ai toujours pensé que les nobles étaient les plus libres d’entre tous, nous en avons déjà parlé, puis vous m’avez dit qu’Hugues était forcé de faire ce qu’on attendait de lui, je vous le rappelle. Votre discours a bien changé, depuis hier. Sans doute parce que je vous ai mise en colère, ou déçue, peu importe. Mais je vous souhaite de faire de votre vie ce que vous voudrez. Vous êtes jeune et vous avez cette fougue… la fougue nécessaire. Vous le disiez, seuls les esprits rebelles échappent au façonnage, qu’il ait lieu dans les temples, les casernes ou les salles cossues des grands châteaux. »
Il secoua la tête.
« Et je ne prêche rien, Elisa. Je dis juste que ce que vous reprochez avec virulence aux seuls clercs, est l’apanage de toute la société. Alors vitupérez sur tous, si c’est ainsi que vous voyez le monde, mais ne réservez pas votre venin à la seule caste dont vous ne connaissez manifestement rien. »
Il réalisa qu’il était lui aussi en colère.
« Et je n’ai jamais parlé de renoncement. J’ai parlé d’expérience de vie. Vous aussi, vos rêves de loups sont simplement le fruit de ce que vous avez vécu. Pensez-vous que votre amour de la chasse, des chevaux et du fracas n’est pas quelque chose qu’on vous a inculqué ? Vous êtes doublement naïve. Mais soit, c’est votre droit, c’est de votre âge. »
C’était elle. Ce devait être elle. Elle et Hugues. Qui voulaient fuir. Qui avaient pris des mesures démentes pour y parvenir. Peut-être n’avaient-ils pas prévu que la nature répondrait en s’attaquant à Bastien, peut-être regrettaient-ils… Mais Elisa ne voulait pas rester à Combeloup, or la destruction du village était sa seule chance d’y parvenir.
« Je vais vous laisser, Elisa. Je pense que nous avons besoin l'un et l'autre de changer d'air. »
Et sur ces entrefaites, il gagna la sortie.

[Taliesin]

Les paroles de l'ancien aubemestre avaient manifestement décuplé la colère de la jeune fille. Ce qui, paradoxalement, se traduisit aussitôt par une attitude calme et posée. Glaciale, aussi. Terriblement glaciale.
-Pardonnez-moi... fit-elle. Je pensais qu'avoir, depuis ma plus tendre enfance, bénéficié des enseignement d'un clerc de Lathandre, avoir entendu maintes et maintes fois ses discours sur l'Eglise, me permettait d'avoir certains connaissances sur le sujet. Je pensais aussi qu'avoir vécu parmi des nobles, des éleveurs, des rôdeurs, des forgerons, des commerçants m'offrait une expérience relativement riche, en matière de milieux, de métiers... Mais vous avez raison, je dois me tromper. Mon horizon est sans doute beaucoup plus restreint que celui d'un homme qui a grandi entre les quatre murs étriqués d'un temple d'Erhedun. -Mais encore une fois, je vous mésestime. Vous en avec connu plusieurs, de temples. Oh, et à ce propos...
Elle fit un pas dans sa direction. Sourit.
. Avant que je ne vous laisse retourner à vos... occupations, accepteriez-vous d'accroître mon si misérable savoir ? En effet, je me demandais... Se faire marquer au fer rouge, est-ce la seule pratique originale, quand on fait partie du culte de Shar ?

[Galathée]

La rage de la jeune fille n’avait fait qu’accroître sa résolution de partir. Elle n’avait manifestement rien compris à ce qu’il disait et persévérait dans ses basses insultes. Si elle croyait qu’avoir fréquenté un clerc permettait de saisir la complexité de cette vocation, elle était vraiment à des lieues d’un début de compréhension… Cependant, ses dernières paroles, impérieuses et violentes, lui firent un tout autre effet. Il s’immobilisa, comme frappé par la foudre, mais demeura silencieux. Sa colère reflua, remplacée par un profond sentiment d’accablement. Où qu’il aille, quoi qu’il fasse, cet épisode le poursuivrait. Il aurait à se justifier, à craindre l’exposition, à fuir. C’était inexorable, à moins de gagner des contrées où personne n’avait jamais entendu parler de la déesse de la nuit. Si cela existait.
« Je ne suis pas et je ne serai jamais suppôt de Shar. » lâcha-t-il finalement. « J’espère que vous pouvez en dire autant. »
Puis il sortit dans le couloir et dirigea ses pas vers l'hiver.

[Taliesin]

Seul lui répondit un claquement de porte, sec, brutal, définitif. Il ne croisa personne, dans les couloirs du donjon, et ne trouva âme qui vive qu'aux portes, où l'unique garde de faction le gratifia d'un salut poli. Au dehors, le temps était toujours radieux, le soleil, son zénith fraichement dépassé, entamant sa lente descente vers l'horizon occidental. Sous ses rayons, la campagne resplendissant, éblouissante. La quiétude ambiante n'était troublé que par le hurlement des loups, dans le lointain. Et le croassement sinistre de corbeaux, dans le ciel dégagé.

[Galathée]

Albérich quitta le donjon mais ne se dirigea pas vers le cottage : il descendit vers le village. Une minute plus tôt, mille suppositions démentes avaient bouillonné dans son crâne, sur les responsabilités de chacun, le rôle que la jeune baronne jouait dans les événements tragiques qui frappaient son village natal, sur les mobiles de chacun, la noirceur inexorable au cœur de l’être humain, mais plus rien de tout ça n’avait la moindre importance. Il avait le sentiment que le piège qui menaçait Eudes s’était aussi refermé sur lui, et que contrairement au baron, il n’avait pas la force de défendre quoi que ce soit. Il restait déjà si peu. Au contraire, il ressentait comme une sorte de détachement définitif. Son esprit était vide, comme sonné, il avait besoin de calme, d’un endroit tranquille pour faire le point, mesurer ce qui s’était produit, ce qui était le fruit de son imagination blessée, ce qui était réalité.

Il alla aux ruines du temple, se glissa dans le sanctuaire fumant, dépourvu désormais de bancs ou de plantes aventureuses. L’autel de pierre était noirci. Il s’arrêta sous le ciel pâle, à la faveur d’une petite trouée que l’incendie avait ouverte dans le toit. Puis il s’assit à même le sol, sans réellement se soucier des frimas et des cendres. Il reprit le parchemin sur lequel il avait copié la prophétie, en fit une petite boulette, et la lança sur l’autel. Pourquoi se casser l’âme à essayer de sauver des gens qui le jugeraient mal ? Pourquoi chercher à sauvegarder le vide ? Elisa avait dit que les clercs étaient égoïstes. Ne pourrait-il pas l’être, une fois, et laisser le monde aller à vau l’eau, comme lui ? Qu’espérait-il, de toute façon ? Les choses tourneraient mal. C’était la seule chose qu’elles pouvaient faire, dans un univers abandonné par les dieux. Ada pensait qu’il avait une décision à prendre, mais la décision pouvait être prise par les événements, simplement.
C’est juste une adolescente qui t’a insulté, pourquoi en faire toute une montagne ?
Parce qu’elle l’avait blessé là où le sang coulait toujours.
C’était de sa faute, il n’aurait pas dû l’entraîner sur ce sujet. Mais il avait eu besoin de se défendre et maintenant… Etait-il réellement possible qu’elle soit l’esprit démoniaque derrière tout ce drame ? Il n’arrivait plus à penser droit. Il faisait froid. Il n’avait plus la moindre envie d’aller à cette réunion. Mourir gelé dans un temple brûlé. C’était romantique, quelque part, et il se surprit à sourire. L’écho de lui-même dans la décrépitude des lieux avait quelque chose de réconfortant, mais de ce réconfort du dernier instant, quand on a la sensation que tout est comme il devrait être, qu’on a fait ce qu’on a pu, qu’il est temps de partir.

Si Elisa était ce qu’il craignait qu’elle soit, le fait qu’elle l’accuse d’être Sharite pouvait précipiter les événements en sa défaveur. Il ne servirait alors à rien qu’il fasse quoi que ce soit. Elle le pointerait du doigt, ils la croiraient, évidemment, car elle était leur baronne, et ils se débarrasseraient de lui. Ainsi soit-il. Il avait le sentiment qu’il ne les détromperait pas. A quoi bon. Une fois encore. Il était fatigué.

Si Elisa n’était qu’une adolescente imbuvable, alors il perdait son temps. Il aurait mieux fait de continuer à réfléchir. Mais réfléchir le ramenait à Elisa, la jeune fille qui veut quitter Combeloup. Et comment quitter Combeloup sinon en détruisant le village ? Ce serait radical, elle serait libre. Et Hugues, que voulait-il ? Devenir seigneur de ce morceau de rien ? Etait-ce tout ce qu’ils visaient, la mort d’Eudes ? Le sénéchal avait-il échangé avec Elisa la promesse qu’elle pourrait aller et venir comme elle l’entendait, chevaucher, voyager, croiser le fer ? Etait-ce la raison pour laquelle le sort avait frappé l’enfant naturel du baron plutôt que son héritière ? La jeune fille avait-elle été horrifiée de découvrir que Bastien était vivant, plutôt que l’inverse ? Le pire semblait soudain possible. Et si le pire était vrai, alors on en revenait à la case départ : elle l’accuserait d’être Sharite et il tomberait.

Alors il ne fit rien, demeura en silence dans le temple, à attendre la fuite du temps.

[Taliesin]

Le temps paraissait figé, s'écoulant, sans qu'Albérich n'y prenne garde, sans qu'il puisse le mesurer. Le sanctuaire était silencieux, autour de lui. Silence et quiétude, presque. Quiétude et oubli, qui sait. Il n'entendait même plus la clameur des loups.
Enfin, il y eut des pas, au dehors, et une silhouette sombre se découpa dans l'embrasure des portes grandes ouvertes.
-Cela faisait bien longtemps que le soleil n'était plus entré ici... fit César en désignant, de la main, des rayons mordorés filtrant par une anfractuosité du toit et tombant, obliques, tout près de l'ancien aubemestre. Bien longtemps, aussi, que personne ne s'était tenu près de l'autel...
Il s'avança. S'immobilisa soudain.
-Mais je vous dérange, peut-être... Pardonnez-moi...

[Galathée]

« Vous ne me dérangez pas. » murmura Albérich d’une voix un peu altérée.
Il resta ensuite silencieux. La boulette de papier était toujours sur l’autel. Lui-même était transi. Il se demanda si la réunion avait commencé. Si César était là, sans doute n’était-ce pas le cas. Il s’interrogea une seconde sur cet étrange sanctuaire de Lathandre qui n’était pas ouvert aux rayons du soleil, attribua cela aux rigueurs de l’hiver. Il n’ajouta rien. Il ne savait pas pourquoi le vieillard était là, s’il cherchait du réconfort auprès des vestiges du dieu de l’aube, lequel avait manifestement abandonné les enfants de Combeloup. Mais s’il cherchait la quiétude du temple, il la trouverait peut-être.

[Taliesin]

Le vieillard s'avança jusqu'à lui, demeura un long moment immobile, puis finit par s'assoir, les yeux rivés sur l'autel.
-Il se pourrait que les choses changent... souffla-t-il, comme pour lui même. Que ce lieu redevienne fréquenté... Ce soir, la mobilisation sera sans doute proclamée. Ensuite, ce sera la guerre. Vers qui les gens iront-ils trouver du réconfort ? Plus auprès de la nature, en tout cas.

[Galathée]

Albérich hocha lentement la tête.
« Chauntéa serait plus indiquée que Lathandre. Voir Tyr ou Helm, puisqu’il faut se battre. Ce temple n’appartient plus à personne. Vous pourrez en faire ce que vous voulez. Y louer qui vous sied. Lathandre n’est pas le plus disponible des dieux, et il se souviendra que les Combelupins lui ont préféré la broussaille. Les dieux sont susceptibles. Vous feriez mieux de vous trouver quelqu’un d’autre. » dit-il sans agressivité, comme s'il énonçait une vérité lasse.

[Taliesin]

César le dévisagea un moment, sans rien dire, puis sourit doucement.
-Lathandre n'est-il pas le dieu des deuxièmes chances ? Des lendemains nouveaux ?
Il se tourna à nouveau vers l'autel. Soupira.
-Puissent tous les êtres de ce bas monde avoir une seconde chance. Puissions-nous en avoir une, si jamais nous faisons le mauvais choix...

[Galathée]

L’ancien clerc sourit à son tour, malgré lui. Il se demanda si Lathandre lui-même avait droit à une seconde chance. Si par définition, il devait faillir pour mieux vaincre ensuite.
« Vous avez raison. » dit-il. « Puisse-t-il vous entendre et vous exaucer. »
Il leva les yeux pour regarder les rayons du soleil, chercha en vain une présence, sans réellement y croire, puis pinça les lèvres.
« Je suis vraiment désolé pour votre garçon. J’aimerais croire que Lathandre lui donnera une seconde chance, à lui aussi. Malheureusement, je ne crois plus en grand chose. »

[Taliesin]

Le vieillard observa attentivement Albérich. Le trouble de l'ancien clerc devait être manifeste, mais il ne fit aucun commentaire, reportant son attention sur l'autel, puis sur la sacristie incendiée.
-Je ne sais pas qui je suis venu voir... murmura-t-il. Lathandre, ou l'être qui, parfois, est venu ici... Ce que je sais, en revanche, c'est que je ne suis pas venu quémander. Mais remercier.

[Galathée]

L’ancien aubemestre tourna la tête vers César, mais l’homme fixait les murs noircis de temple mort.
« Remercier ? » demanda simplement Albérich.
Sans doute le vieillard était-il d’humeur philosophe, c’était sans doute le genre de choses inhérentes à un âge vénérable.

[Taliesin]

-Il a bougé... dit-il. Ce matin, le chat est revenu s'installer sur ses genoux. Et... Je crois bien qu'il a bougé. J'en suis même sûr. Malheureusement, mon attention a été détournée, un oiseau à comme... frappé à la fenêtre, ce qui est pour le moins inhabituel. Quand je me suis retourné vers Bastien, quand je l'ai examiné, il était comme avant...
Il secoua la tête, soupira.
-Je suis venu remercier pour... pour l'espoir. Et tant pis si c'est une illusion.
-

[Galathée]

La veille, Albérich se serait peut-être fendu d’une banalité, d’un conseil. Laissez le temps aux choses. Il est jeune et solide. Ne jurez de rien. Aujourd’hui, il se sentait trop las pour les encouragements creux. Il ne savait rien de Bastien et des liens qui l’unissaient à ceux qui l’aimaient.
« Je suis heureux pour vous. » murmura-t-il.
Il se demanda si cela allégeait quelque peu sa propre culpabilité, mais il ne trouva que le néant en lui-même, une incapacité réflexive, il était comme paralysé. Il aurait voulu figer l’instant, ne jamais avoir à se relever, à continuer. La présence de César le forcerait à se rendre au conseil, malgré lui. Peut-être cela précipiterait-il les événements. Peut-être était-ce mieux.

[Taliesin]

En effet, le vieil homme, retombé quelques minutes dans le mutisme, finit par se relever.
-Je crois qu'il est l'heure... dit-il, en jetant un coup d'œil en direction de la porte. Si nous tardons plus, nous allons être en retard...
Il se tut, se tourna vers Albérich.
-Vous venez ?
La question n'était pas purement rhétorique. Même dans son état, l'ancien clerc put le remarquer.

[Galathée]

Il hésita, s’imaginant un instant en martyre qui attendrait dans la contemplation que ses bourreaux viennent l’arrêter. Puis il prit appui sur le sol et se redressa. Il marcha jusqu’à l’autel, reprit la boulette de parchemin et la mit dans sa poche. Ensuite, il emboîta le pas à César. Il se sentait comme une bête sacrificielle qu’on mène au couteau du prêtre. Une partie de lui-même était emplie d’une terreur brute, d’une envie de fuir droit devant, de se rompre l’échine, peut-être, mais d’échapper au destin. Une autre partie de lui-même, la plus importante, était complètement résignée. Il regretta de ne pas avoir osé s’enfoncer dans les brumes, comme il y avait songé quelque part. La neige était si belle, si pure, elle portait cette promesse d’oubli, de silence. D’abandon. Ne plus souffrir. C’était la seule chose qui lui semblait valable, à présent. Chaque fois qu’il s’engageait envers quelqu’un, le risque de la déchirure se présentait à nouveau, et il perdait son sang, la sève de son existence, sa réalité même, se transformant petit à petit en un fantôme, une ombre de l’homme qu’il avait été. Il fallait que ça cesse. Il pénétra donc dans la salle du comptoir, sur les pas de César.

[Taliesin]

Celle-ci était bondée. On avait repoussé les divers ballots qu'on y entreposait d'ordinaire, installé des planches sur des tréteaux, en manière de bancs, et la quasi totalité du village s'y pressait déjà. Les membres du conseil, bien sûr, mais aussi tous les habitants. La plupart des visages étaient connus d'Albérich, même s'il n'avait fait que les entrevoir au coin d'une rue, ou durant la battue qui avait débouché sur la découverte d'un Bastien mourant. Enfin, évidemment, les habitants du donjon s'étaient également déplacés : sire Eudes, Elisa, sire Hugues... et jusqu'au dernier serviteur, apparemment. Seuls étaient absents les gardes, sans doute encore en train de surveiller les abords de Combeloup. Il n'aurait pas fallu qu'une attaque inopinée les prennent par surprise...
Ceux qui remarquèrent leur arrivée les saluèrent tous deux poliment, quoique leur tension était manifeste. Si on avait prévu d'arrêter Albérich, personne ne semblait encore au courant. C'était l'enjeu du moment qui expliquait la nervosité générale, pas autre chose.
Le vieillard s'assit sur le premier coin de banc venu. Il restait encore de la place, à ses côtés, comme en quelques autres endroits. L'ancien aubemestre avait donc le choix.

[Galathée]

Albérich s’assit près du vieillard, sans réellement y réfléchir. Il n’essaya pas de se ménager une porte de sortie, n’y prêta guère attention, en vérité. Il avait toujours froid, et se sentait hors de la pièce, comme lorsqu’on a trop bu et qu’on navigue un peu à côté du réel, dans une dimension plus trouble, où les sons apparaissent distants. Il ne chercha personne du regard, ne prêta qu’une attention distraite à ce qui se déroulait autour de lui. Il songea à Euryale. A son sourire, son regard, à la sensation inédite qu’il avait eue d’être aimé. Il se demanda ce qu’était devenue son âme, si elle avait pu être préservée, si elle avait pu trouver la paix. Mutilée comme elle l’avait été, elle avait dû s’imprégner de souffrance, quelque chose qui tache l’esprit, même lorsqu’il se dégage du corps. Ses doigts se serrèrent sur la laine de son manteau. A côté de ce qu’elle avait vécu, il ne subirait jamais rien. Sinon le poids de devoir vivre encore un peu.
Il tenta de se réinvestir dans la situation présente. Quelqu’un allait sans doute parler. Mais il faisait toujours si froid.
Qu’on en finisse, songea-t-il. Je vous en prie, qu’on en finisse.

[Taliesin]

Lorsque les derniers retardataires - une poignée - furent entrée, Ada se leva : en tant que bourgmestre, c'était à elle que revenait le rôle de diriger la séance. Elle se plaça face à l'assistance, l'observa, un instant, puis s'éclaircit la gorge.
-Puisque nous sommes tous là, à présent, commençons sans attendre. Chacun, ici, connaît les raisons de cette réunion ; sait ce qu'il s'est produit, ces derniers jours... Reste à déterminer les mesures qu'il convient de prendre. Comme de coutume, vous êtes libres de vous exprimer, de donner votre avis, votre interprétation des choses, de proposer ce que bon vous semble pour y remédier.
A nouveau, elle observa la petite communauté. La vieille halfeline avait l'air fatiguée mais plutôt calme, sinon déterminée.
-Qui désire parler en premier ? reprit-elle.
Un vague murmure parcourut la salle. Personne, cependant, ne se manifesta. Une minute s'écoula, deux peut-être. Enfin, sire Hugues se leva. D'un geste, Ada l'autorisa à prendre la parole.
-Merci... fit le jeune homme en s'avançant.
A son tour, il fixa les visages tournés vers lui, comme s'il tentait de juger, d'emblée, l'accueil qui serait fait à ses propositions. Enfin, il se lança.
-La situation me paraît terriblement claire. L'agression contre le jeune Bastien ; l'attaque contre Ada, Hodor et messire Ferwyn, alors qu'ils se rendaient, en ambassade, vers un lieu habituel de rencontre ; l'intrusion des loups autour de l'ancienne garnison ; l'incendie du temple, dont nous connaissons tous l'usage actuel ; enfin, le rassemblement des forces de la nature, aux portes de notre village : tout concorde pour nous permettre de constater que le pacte a été rompu.
Dans le public, certains manifestèrent leur accord. De façon discrète, certes. Mais il n'y avait pas à se tromper.
-C'est une véritable guerre qu'on veut nous mener, poursuivait le sénéchal. Et qui sait si elle n'a pas commencé depuis deux ans, déjà, discrète mais peut-être indéniable, à la lueur des nouveaux événements ? Des accidents, des disparitions, telles que nous n'en avions jamais connu, par le passé. Et pendant ce temps-là, nous nous employions, au quotidien, à respecter les termes d'un accord conclu par nos anciens avec un esprit censé nous protéger de semblables malheurs. Nous nous y employons toujours, malgré tout ce qui s'est produit. Vient un temps, toutefois, où o ne peut plus accepter l'injustice.
Il parlait bien, il fallait le reconnaître. Il parlait bien et avec une conviction manifeste, ce qui n'était pas sans effet sur les villageois. Leurs marques de soutien furent plus franches, cette fois. Plus nombreuses, aussi.
-Si nous tardons plus, continua-t-il, nul doute que nous serons rayés de la carte. Celui que nous croyions notre allié à rassemblé ses troupes. Désormais, à tout instant, il peut fondre sur nous. Il faut que nous soyons prêts à le recevoir, prêts à résister et à le chasser de nos terres. Que nous mandions des renforts pour nous aider dans cette lutte : lui ne s'en est pas privé.
Il se tut, laissa le silence s'installer dans la vaste pièce. Nul ne pipa mot, ne se fit entendre : chacun savait l'instant crucial. Force était de constater qu'en plus de l'art de la rhétorique, Hugues maîtrisait parfaitement celui de la mise en scène.
Enfin, après avoir jeté un coup d'œil au baron, il entreprit de conclure son discours, parlant avec plus de force encore que précédemment.
-Ainsi, en tant que membre du conseil, et conformément à la charte octroyée par le baron Eudes Ier au habitants de Combeloup, je demande que soient votées les mesures d'exception. Que soient accordés les pleins pouvoirs à sire Eudes, afin qu'il puisse organiser, coordonner notre défense. Que soit déclarée la mobilisation générale, pour que tous ceux capables de porter une arme, de faire le guet, de transmettre des messages joignent leurs forces à celles de nos soldats. Lorsque ce sera chose faite, les plus faibles seront abrités dans le donjon, là où nul croc, nulle griffe ne pourra les atteindre ; toutes les réserves de vivres et de matériel, ainsi que les troupeaux, y seront également transférées, pour que nous soyons à même de tenir tout l'hiver si, d'aventure, il fallait abandonner le village. Enfin, un message sera envoyé à la parentèle de notre baron, pour mander des troupes supplémentaires. Voilà les mesures que je propose, que je vous demande de voter aujourd'hui. Ainsi, Combeloup sera en mesure de se défendre,d e repousser le mal qui s'apprête à l'assaillir.
Sans rien ajouter, il regagna sa place. La salle ne tarda guère à résonner d'un brouhaha diffus, de conversations plus ou moins murmurées, de quelques exclamations, parfois. Même sans y prêter grande attention, il était évident que la majorité des réactions étaient favorables aux demandes du jeune chevalier. Pas toutes, cependant.
-Quelqu'un d'autre désire-t-il s'exprimer ? fit bientôt Ada.
Une fois encore, personne ne se manifesta. La vieille halfeline attendit quelques instants supplémentaires, puis reprit :
-Alors, je me permets d'intervenir à mon tour. J'apporterais mon entier soutien aux mesures proposées par sire Hugues, si nous étions sûrs de ce qui est en train de se produire. Or, ce ne me semble pas être le cas. Nul ne sait ce qu'il est exactement arrivé à Bastien. Évidemment, il y a des signes, mais ils ne nous permettent aucune certitude sur les circonstances exactes du drame. On ne sait pas non plus ce que cherchaient les loups qui se sont aventurés près de l'ancienne garnison, ni si ceux qui nous ont attaqués au cercle de pierre étaient menés par une autre motivation que la faim. En revanche, une chose me paraît claire : ce n'est pas l'esprit qui est à l'origine de l'incendie du temple. S'il avait voulu détruire cette ambassade, il aurait usé d'autres moyens, bien plus... naturels. Certainement pas du feu. Et s'il est évident que la nature masse ses forces à nos frontières, nous ne savons ni dans quel but, ni sous quel motif. Nous ne pouvons constater qu'une seule chose : elle n'a pas encore attaqué. Or, elle l'aurait pu, et ce, dès le début : une ou deux meutes de loups auraient semé le désordre, parmi nous. Auraient pu nous contraindre à nous cloîtrer dans nos demeures, limiter nos moyens de communiquer. Dès lors, il aurait suffit que des renforts arrivent, progressivement, pour que nous soyons promptement réduits à néant. Mais rien de tout cela n'est advenu.
Silence de mort, dans l'assistance. Sire Hugues parut sur le point d'intervenir, mais s'en abstint.
-Qui peut assurer que l'esprit n'a pas mal interprété certains de nos actes ? renchérit Ada. Que l'incendie du sanctuaire ait pu lui apparaître comme une provocation ? Qui peut être certain qu'il soit bien le responsable de l'attaque dont a été victime Bastien, des événeements du passé, ou des agissements de la meute qui nous attaqua, dans les montagnes ? Si, d'aventure, il n'y est pour rien, s'il s'est mépris sur sur les événements, s'il a rassemblé des forces pour se défendre, lui, contre ce qu'il peut penser être nos intentions... Ou même contre une autre force, quelle qu'elle soit... Voter la mobilisation, nous mettre sur le pied de guerre ne fera qu'empirer les choses. Que le convaincre que nous sommes d'humeur belliqueuse.
-Alors, vous proposez que nous ne fassions rien ? s'exclama Hugues, ne pouvant se contenir davantage. Dans la salle, quelques murmures vinrent le soutenir.
-Non, je ne propose rien de tel. Je pense simplement que nous devons agir avec mesure et discernement, que nous devons ménager nos arrières sans faire dégénérer la situation. Transférons les réserves au donjon ; permettons à ceux qui le désirent de s'y abriter ; demandons aux adultes de tenir prêtes les armes que nous leur distribuerons, de participer à la surveillance des frontières du village. Mais n'allons pas au-delà. N'envoyons pas de signe de guerre à ceux qui nous font fasse, ne faisons rien qui puisse briser le pacte, ce que feraient indéniablement le vote des pleins pouvoirs, puisque le conseil, qui a signé ledit traité, serait de fait dissout. Ne faisons entrer en scène personne d'extérieur. Nous montrerons ainsi que nous sommes prêts à nous défendre, sans être les premiers à déclencher les hostilités.
-Mais le pacte est déjà rompu ! Nous avons déjà été attaqués !
-Il n'en est peut-être rien, pour le pacte. Quant aux attaques, nous n'en connaissons pas exactement la provenance.
-Si le responsable est une autre force des montagnes... N'est-il pas du devoir de l'esprit, selon le pacte, de nous en préserver ? N'a-t-il pas rompu l'accord, en se montrant faillible ?
-Il n'est pas omniscient... dit Hodor. N'a jamais prétendu l'être.
-Pardonnez moi, Ada, si je vous ai mal comprise... intervint Alya, l'autre membre féminine du conseil. Mais, si vous pensez que l'incendie de l'ancien temple n'est pas le fait de l'esprit, qu'il aurait usé d'un moyen différent... N'en irait-il pas de même pour une autre force de la nature ?
-Probablement, répondit la vieille halfeline après une brève hésitation.
-Ce faisant, vous sous-entendez que le responsable de l'incendie pourrait être... humain. fit Umberto d'un ton posé.
-Ce n'est pas impossible.
-Iriez vous jusqu'à dire qu'il peut s'agir de l'un des nôtres ?
S'ensuivit un tonnerre de protestations, de remarques indignées. Ada demeura stoïque.
-Il ne faut exclure aucune possibilité... répartit-elle, calmement, lorsqu'un semblant de silence se fut rétabli. Comme il faut se garder de porter des accusations sans fondement. Nous ne savons pas ce qui s'est produit. Nous ne savons pas qui est responsable. Les choses peuvent-être ce qu'elles semblent, ou en différer fortement. Et le seul moyen de connaître le fin mot de cette histoire, avant qu'il ne soit trop tard, c'est de ne pas précipiter l'affrontement. De laisser, encore, la place à la discussion, à la dissipation des possibles malentendus.
-Il faut surtout faire en sorte que la discorde, que la suspicion ne gagne pas nos rangs... lâcha le sénéchal. Nous montrer divisés, nous méfier les uns des autres, c'est fournir une arme supplémentaire à notre ennemi, lequel n'en a déjà que trop.
-Je suis de votre avis, Hugues. J'ajouterai simplement que désigner hâtivement un ennemi commun et lui courir sus pour sceller notre unité n'est pas non plus une bonne solution.
-De même que se montrer pusillanime et attentiste.
-Est-ce être pusillanime que de vouloir éviter le pire, ménager la possibilité de négociation ? Il ne faut pas confondre prudence et lâcheté.
A nouveau, le brouhaha des voix, des avis contradictoires...
-Ada, ne craignez-vous pas que des demi-mesures nous soient fatales ? dit Umberto, assez fort pour se faire entendre de tous. Rassembler les réserves au donjon, mettre à l'abri ceux qui le veulent, n'armer que les adultes et leur faire monter le guet... Si un assaut subit intervient, ceux qui demeureront au village auront-ils le temps de gagner le château ? De s'armer pour défendre leur vie ? Et qui prendra le risque de conduire les troupeaux à bon port, dans la panique ?
Concert d'approbations inquiètes.
-Les guetteurs pourront repérer les mouvements des animaux assez tôt pour donner l'alerte... Si tout est prêt, il faudra moins d'une heure pour déplacer hommes et bêtes.
-Une heure, c'est long...
-Mieux vaut courir un risque possible que rendre la bataille inéluctable.
-Peut-être l'est-elle déjà...
L'assemblée avait depuis un moment du mal à se contenir, et les intervenants à se faire entendre. La dernière remarque de sire Hugues ne fit qu'empirer les choses. Les exclamations fusèrent, les discussions allèrent bon train, animées sinon enflammés. Certains parlaient de guerre, de vengeance ; d'autres, moins nombreux, appelaient à la modération.
-Et les renforts ? lança quelqu'un. Pourquoi ne pas mander des renforts ?
-Il s'agirait d'une force extérieure, répondit Hodor. Le pacte serait rompu.
-Et qui nous dit qu'ils n'arriveront pas trop tard, si nous ne les appelons pas dans l'instant ?
-Le donjon est solide. Les réserves nombreuses. Nous pourrons tenir le siège des mois durant, sans souffrir de la faim.
-Et s'ils utilisent des pouvoirs ? Des tremblements de terre ? fit un autre habitant, obligé de crier pour que sa voix porte par-dessus le vacarme ambiant.
-Si la nature déchaîne semblable forces, nous sommes perdus dans tous les cas, dit simplement Ada. Mais ne l'aurait-elle pas déjà fait, si telle était son intention ?Pendant quelques minutes, le fracas de discussions fiévreuses atteignit son paroxysme, et personne ne pouvait percevoir grand chose, au-delà des phrases prononcées par ses voisins immédiats. Les membres du conseil se tirent coi, conscients qu'il fallait que les choses se calment avant de pouvoir avancer. Cela se fit progressivement. Peu à peu, le bruit diminua, comme chacun se taisait, prenait conscience de la lente approche de l'étape suivante : tout avait été dit, ou presque. Maintenant, il fallait trancher.
Ce fut sire Hugues qui en donna le signal.
-Et si nous passions au vote, à présent ?
Ada acquiesça. Le silence se fit, presque brutal, oppressant. La tension, dans la pièce, était palpable.

[Galathée]

Albérich s’était efforcé de rester attentif. Rien de ce qui s’échangeait ne le surprenait réellement. Hugues voulait se battre, humilié par les événements comme le sont souvent ceux de sang noble ; Ada voulait attendre et comprendre, avec l’humilité et l’application des grands sages. Même s’il ne se sentait plus vraiment concerné, il savait que la vieille femme avait raison, ses arguments étaient plus forts, et quelqu’un avait bel et bien bouté le feu au temple. Sans les événements de l’après-midi, il aurait cependant voté avec Hugues. Il continuait à penser que la source du conflit venait du château, et il aurait été impératif de conserver leur confiance pour pouvoir les côtoyer et les percer à jour. Cependant, à la lumière de son accrochage avec Elisa, cela lui semblait inutile. Il ne serait de toute façon plus le bienvenu entre leurs murs avant longtemps. De surcroît, Shar était la déesse de la traîtrise et du mensonge, et il ne voulait plus jouer ce jeu. Tant pis pour les masques, il serait fidèle à ce qu’il croyait. Ada avait raison : il devait songer à se préserver, ne fût-ce que préserver son intégrité, s’il devait perdre la vie. Avancer dans la lumière.
Il ne bougea donc pas, attendant que les Combelupins se décident : pour la guerre ou l’attente.

[Taliesin]

-Je propose que nous procédions par étapes... fit la vieille halfeline. En commençant par les points les plus consensuels.
Acquiescement général.
-En premier lieu, le transfert des réserves de vivres et de matériel vers le donjon.
Une forêt de mains s'éleva. Le vote fut unanime.
-Adopté... dit Ada. La mise à l'abri, au donjon, de ceux qui le désireront.
Encore une fois, la motion fut adoptée à une écrasante majorité.
-La distribution des armes aux adultes et leur mobilisation pour le guet.
L'entièreté de l'assistance se prononça en faveur de la mesure, même si certains hésitèrent quelques instants.
-La mise à l'abri des troupeaux.
Le résultat fut long à se dessiner. Il y eux quelques vagues conciliabules, les mains se levèrent une à une...
-Adopté... conclut la vieille femme sans rien laisser paraître de son sentiment, lorsque la majorité fut évidente.
Jusqu'ici, les n'avaient pas posé problème et, à l'exception de celle concernant les troupeaux, elles allaient dans les sens des deux plans exposées plus tôt. Mais, maintenant, les choses sérieuses allaient commencer.
-La demande de renforts, lâcha Ada.
Cette fois, il ne fallut que quelques secondes pour que la plupart des personnes présentes se prononcent en faveur de ce point. Les avertissements d'Hodor, en la matière, n'avaient pas pesé bien lourd.
-La mobilisation générale.
A nouveau, il y eut des conciliabules, des discussions murmurées, quelques exclamations. Certains paraissaient rien moins qu'enthousiasmés par la perspective, probablement ceux qui avaient des enfants susceptibles d'être appelés à combattre... Pourtant, quelques mains commencèrent à jaillir de l'assistance, bientôt rejointes par d'autres.
-Adopté... fit Ada, après avoir soigneusement compté les votes.
Elle jeta un regard aux autres membres du conseil, Au seigneur de Combeloup. Refit face à l'assistance.
-Les pleins pouvoirs.
c'était le dernier point. Le plus crucial. Celui qui signifierait la dissolution du conseil. La fin du pacte.
La déclaration de guerre.

[Galathée]

Albérich n’était pas réellement surpris que les villageois se soient laissés convaincre par la rhétorique guerrière de Hugues. Ils avaient peur, ils étaient isolés, et les signaux envoyés par la nature n’avaient rien d’encourageant. Les murs du donjon constituaient un rempart sûr, même s’ils indiquaient aussi une aliénation certaine à leur seigneur jusqu’ici très discret. L’ancien clerc se demanda s’ils avaient prévu une marche arrière, un retour à la normale : Eudes rendrait-il le pouvoir aux villageois une fois qu’il l’avait eu entre ses mains ? Ou bien Combeloup deviendrait-il un hameau à l’ancienne, inféodé à son noble bienveillant mais supérieur ? S’ils survivaient. Terrés dans l’ombre, esclaves de la peur. Une fois les portes refermées, quand sortiraient-ils ? Ne suffirait-il pas de bouter le feu au château pour se débarrasser en une fois de Combeloup tout entier ? Il frissonna, resserra son manteau autour de lui. Ils étaient responsables de leurs choix, de leurs vies. Dans un instant, ils remettraient tout entre les mains d’Eudes. Il fallait qu’il observe attentivement l’expression d’Hugues et d’Elisa.

[Taliesin]

Quelques mains se levèrent aussitôt, éparses, parmi lesquelles se trouvait bien évidemment celle du sénéchal. Elisa mit quelques secondes de plus avant de se décider, bientôt imitée par l'ensemble des résidents du donjon. Dans la salle, les discussions à voix basse s'étaient brusquement multipliées, et les mains ne jaillissaient qu'au compte goutte, une à une. Parmi les membres du conseil, Umberto fut le premier à se prononcer en faveur de la mesure, suivi, quelques minutes plus tard, par Alya. En revanche, Hodor - et bien sûr Ada - s'abstinrent.
Les minutes s'écoulèrent, tandis que chacun pesait le pour et le contre, avant de faire son choix. Le baron, pour sa part, se tenait parfaitement immobile. A côté d'Albérich, César n'avait pas bougé, les bras croisés.
-La motion est adoptée à la majorité plus trois voix... dit finalement Ada, d'un ton neutre. Les pleins pouvoirs sont accordés à sire Eudes.
Tout à coup, ce fut le silence. Tous les regards s'étaient tournés vers l'intéressés. Lequel finit par se lever.
-Je prends acte de la décision du conseil de Combeloup, dit-il. J'assumerai de mon mieux les pouvoirs qu'il m'ont conférés, dans le souci du bien commun, et je fais le serment de les rendre sitôt que le danger qui pèse sur le village sera dissipé, ainsi que le prévoit la charte.
Paroles de circonstance, peut-être. Elles ne suscitèrent pas moins une vague d'approbation.
-Les mesures décidées plus tôt seront appliquées dès ce soir, reprit-il. Je demande à chacun de se rendre au donjon, avec les biens et bagages qu'il jugera nécessaires. Toutes les réserves de nourriture, grandes ou petites, appartenant au grenier communal ou aux particuliers, devront également être transportées dans les celliers du château. Lorsque nous y serons rassemblés, armes et armures seront distribuées à tous ceux qui, sans distinction d'âge ou de sexe, seront capables de les porter. De même, toute personne susceptible de se montrer utile pour la défense du village sera incorporée dans la milice. Enfin, j'enverrai des demandes d'assistance aux seigneurs riverains susceptibles de nous venir en aide.
L'énumération des mesures drastiques dont l'application ne saurait tarder réduisit au silence l'assistance, consciente que les choses allaient radicalement changer. Pourtant, personne ne protesta, et il semblait bien que le baron emportât toujours l'assentiment général. De son côté, Hugues paraissait ravi, même s'il faisait effort pour se montrer impassible. Quant à Elisa, elle ne laissait rien transparaître de ses sentiments.
-Avant toute chose, cependant... continua sire Eudes. Ma première décision sera de proroger l'existence du conseil municipal. Je serais un homme bien sot que de me priver de ses avis, et je promets de ne prendre aucune décision sans l'avoir préalablement consulté.
La nouvelle suscita un enthousiasme immédiat ; hormis chez le sénéchal qui se fendit d'une grimace éloquente, avant de reprendre une mine sereine.

[Galathée]

Albérich fut parmi les premiers à sortir. Il n’avait rien appris, sinon qu’il allait se retrouver avec une fourche à défendre le village contre des loups. La perspective ne l’enthousiasmait en rien, mais à bien y réfléchir, il ne pensait pas pouvoir s’enthousiasmer pour quoi que ce soit. Il s’en voulait d’avoir fait ce détour sur la route d’Eredhùn, et la seule chose dont il était certain, c’est que s’il survivait, si un jour, il recouvrait sa liberté, il irait droit sur la cité aux mille temples pour rendre un dernier hommage à Euryale. Mais il lui semblait bien plus plausible que sa vie s’écourte endéans la veille. La pensée ne lui évoquait rien.
La garnison était sans doute l’un des endroits où le garde-manger était le mieux achalandé, mais il était possible qu’on y laisse une partie des victuailles pour nourrir les indispensables guetteurs. Il aurait sans doute fallu qu’il pose la question à qui de droit, mais il n’en eut cure. Les habitants du donjon avaient pris les choses en main: qu’ils lui transmettent leurs instructions. Il n’avait pas l’intention de réfléchir à leur place. Il lui semblait aussi qu’il aurait dû s’excuser auprès d’Ada, de ne pas avoir réussi à élucider les choses à temps, mais il n’en avait pas la force.
Il remonta sur la piste enneigée, sombre, perdu dans des pensées sans structure, se concentrant bientôt uniquement sur ses pas. Il se demanda s’il aurait le courage de fuir plutôt que de rester. Il se demanda où aurait été le courage, en vérité. Une fois à l’abri des murs du cottage, il commença par se laver. Il était crasseux depuis la séance d’entraînement matinale, et il doutait que l’hygiène serait le point fort de la promiscuité forcée qui serait son lot les jours suivants. Ensuite, il rassembla ses quelques affaires, ses vêtements survivants, et retourna jusqu’à l’âtre de la salle à manger. Il hésita, s’assit, sortit son journal, les quelques pages qu’il avait griffonnées depuis son arrivée à Combeloup. Il n’en relirait jamais rien. L’acte d’écrire avait été le plus important, l’instant crucial de la matérialisation d’une pensée, un dialogue avec lui-même, simplement. Il ne pouvait pas emmener ses mots au château. S’il devait se produire quoi que ce soit, il ne voulait pas que quiconque puisse les lire. Tout ça, le sang, le bonheur et les larmes, n’était qu’à lui. Il fallait les brûler. Pourtant, il contempla les flammes longtemps, les doigts serrés sur les pages maculées, et ne leur livra finalement rien. Il rangea le journal dans son sac et passa à la cuisine. Il regarda les herbes médicinales, détaché, puis opéra un choix rapide. Tout était question de dosage, et de goût, mais il disposait d’une certaine expertise en la matière : éteindre les sens pour limiter la souffrance, composer une décoction rapide, qui ne lui laisserait le temps de rien. Il y ajouta du miel, un peu de farine pour l’assécher sous la forme d’une petite boulette, puis l’emballa dans un morceau de papier, et le glissa dans sa chemise. Une bonne chose de faite.
Il regagna la salle à manger et prit l’épée mystérieuse que lui avait remise son compagnon de route, Herbert, quelques jours plus tôt. Il n’avait pas l’intention de s’en servir, mais peut-être serait-elle utile à un guerrier plus averti que lui.
Enfin, il remit son manteau et sortit. Au dehors, il aperçut quelques Combelupins, petites taches sombres, qui gravissaient déjà la pente de la colline menant au château. Dans une heure, il n’y aurait plus personne dans les chaumières, à part peut-être un chat abandonné, et quelques fantômes. Albérich n’était pas pressé d’aller s’enfermer chez Eudes. La notion de soir était vague et il devait encore faire une dernière chose avant de remiser son existence entre les mains d’autrui. Il regagna donc le village, et même le Temple. Il ne s’inquiéta pas réellement d’être vu, il savait que les villageois avaient d’autres soucis en tête. Une fois à l’abri de la nef, il marcha jusqu’à l’autel et y posa son journal et les parchemins plus récents, ceux qui comptaient ses premiers jours à Combeloup, ceux qui chroniquaient ses jours sombres entre les mains des Sharites. Il n’adressa aucune prière, aucun souhait, rien à personne. Puis seulement, il y bouta le feu. Il regarda brûler ce qu’il avait vécu, ce qu’il avait voulu confier ou transmettre, peut-être simplement prononcer ou partager, sans émotion particulière. Il attendit qu’il n’en reste rien.
Alors seulement, il sortit et emboîta le pas à tous ceux qui grimpaient vers le donjon.

[Taliesin]

Pendant son trajet, Albérich croisa plusieurs chariots, allant dans les deux sens. Ceux qui montaient vers le château étaient chargés de fourrage, de victuailles diverses, de bois, parfois, ou d'autres marchandises - on avait apparemment déménagé les stocks du Comptoir des Laines. Ceux qui en descendaient, évidemment, étaient vides, prêts à recevoir un nouveau chargement. Il y avait des gens, aussi, beaucoup : des familles avançant en groupe serrés, des bergers menant leurs troupeau. Voir autant de monde, d'un seul coup, avait quelque chose d'étonnant, de déconcertant, dans un lieu aussi paisible et isolé que l'était d'ordinaire Combeloup.
La cour du château, elle, était purement et simplement bondée. On avait ouvert les portes, relevé la herse, et un flot continu passait sous son arche. Pourtant, par-delà la prime impression de désordre, force était de constater que les choses étaient bien organisées. Dès qu'un chariot se présentait, sire Eudes, sire Hugues ou quelque soldat le dirigeait vers la réserve appropriée. Un troupeau survenait-il qu'on le conduisait vers les étables. Quant aux familles, elles étaient prises en charge par les serviteurs qui les introduisaient à l'intérieur du donjon.
Ce fut le baron en personne qui accueillit Albérich, lorsqu'il fit son apparition. Il s'avança vers lui et lui adressa un sourire un peu las.
-Je crains ne pas pouvoir vous donner à nouveau la chambre que vous avez déjà occupée... s'excusa-t-il. Nous avons de la place, mais beaucoup de monde à installer, et il nous faut, autant que faire se peut, rationnaliser, en ne séparant pas les familles... Il y a très peu d'hommes seuls, à Combeloup, pas de quoi faire un dortoir pour eux... Ainsi, le mieux, sans doute, est que vous vous mettiez avec les personnes que vous connaissez le mieux.