[Lieu] Combeloup

[Galathée]

La demande de César prit Albérich au dépourvu. Il ne s’était pas attendu à devenir gardien attitré de l’enfant. Mais ce n’était pas vraiment une surprise, vu qu’il s’était immiscé dans leur intimité, il leur devait bien ça.
« Avec tout le respect que je vous dois… Pensez-vous vraiment que l’on va vous envoyer loin de lui ? Eudes doit savoir que Bastien a besoin d’assistance et… j’imagine que je serai plus volontiers réquisitionné que vous… Mais bien sûr, sinon, je peux… Je ne sais pas ce que vous imaginiez… Peut-être faudrait-il demander à Ada si elle peut également nous aider ? »

[Taliesin]

-Je crains qu'Ada ne soit très occupée : le conseil a été maintenu, elle sera souvent sollicitée... commença le vieillard en débottant son petit-fils. Quant à ce qu'on me demandera de faire... Il ne faut présumer de rien, dans une situation où on mettra une épée dans la main de gamins de douze ans. Alors imaginez, quelqu'un qui a encore bon pied bon œil... et qui n'est pas dénué de certaines expériences...
Il se redressa, se retourna face à Albérich.
-Et il n'est pas impossible que l'on tente volontaire de m'éloigner de lui, sous des dehors tout à fait justifiés, sous des motifs auxquels je ne pourrais me soustraire.

[Galathée]

« Je peux faire mon possible pour rester auprès de lui mais… ne croyez vous pas que je risque d’être écarté de la même manière ? Je n’imagine pas avoir de meilleure excuse que vous pour refuser d’être envoyé à gauche ou à droite… Vous avez une justification toute trouvée… »
César n’avait pas été spécifique, mais Albérich ne voyait pas l’intérêt de tourner autour du pot. Le vieil homme craignait manifestement des hommes du baron.
« Nous pourrions vous improviser une mauvaise foulure, qui vous clouerait à votre fauteuil, si vous voulez être certain de ne pas quitter cette pièce et le garçon. »

[Taliesin]

César se frotta la barbe, hésitant.
-Je n'aime pas ce genre de manœuvres... soupira-t-il. Je n'aime pas l'idée de mentir. Peut-être faisons-nous erreur, peut-être la situation est-elle ce qu'elle paraît. Auquel cas, chacun se doit de prêter son concours sans retenue à la défense du village. Pourtant, je persiste à trouver tout ça louche, d'autant que...
Il s'interrompit, soupira de nouveau.
-Attendons demain. Nous verrons bien comment les choses évoluent, ce qu'on nous demande de faire... Il sera toujours temps d'aviser.

[Galathée]

La réponse de César mit Albérich un peu mal à l’aise, comme il réalisait que le vieil homme avait conservé une décence, et une honnêteté, dont il ne pouvait plus se parer. Il opina cependant du chef et termina son repas. Ils décidèrent de rapporter la vaisselle le lendemain, se sentant trop las l’un et l’autre, puis après les salutations d’usage, Albérich alla se calfeutrer sur sa couche.

Alors que la nuit l’engloutissait peu à peu, que la respiration de César se faisait plus profonde, Albérich se sentit frappé par une lame de désespoir aigu. La prise de conscience de son extrême solitude lui mena les larmes aux yeux, l’absence d’amour dans sa vie, le fait que personne ne se souciait réellement de lui, au delà de quelques conventions sociales amicales, de l’utilité qu’il pouvait avoir, d’une bienveillance réelle mais superficielle. Il n’avait ni parents, ni enfants, ni conjoint, pas d’amis, personne. Son existence lui apparaissait comme un vaste océan d’indifférence, peuplé d’individus étrangers. Il réalisa que s’il disparaissait, personne ne s’en chagrinerait réellement. Il était au milieu de nulle part et ses plus proches collègues n’espéraient pas qu’il revienne jamais. De toute façon, s’il devait être honnête, il ne pouvait pas considérer que l’un d’entre eux ait jamais vraiment été un ami. Il ne leur avait jamais confié le fond de son âme, n’avait jamais pris le risque de se dévoiler devant eux. Il avait cru que Lathandre et quelques feuilles de papier suffiraient à remplir son besoin de contacts. Car paradoxalement, il avait toujours aimé les autres. Mais de loin. Par credo. En y réfléchissant, il ne pensait pourtant pas être volontairement resté à l’écart… Les choses s’étaient simplement déroulées de la sorte. Naturellement. Et il était désormais naturellement seul, au bord de son gouffre, comme le lendemain de sa libération, à ne pas savoir pourquoi continuer. Sans doute certains trouvaient-ils le sens en eux-mêmes, un sens suffisant. Il se sentait aculé, rien d’autre. L’angoisse lui broyait les tripes, une angoisse sans réel visage, et il réprima un hoquet. Tout ça parce qu’il s’était accroché avec une adolescente. C’était pathétique. Mais c’était le reflet de ses failles. Bien sûr, elle avait insinué des choses terribles, il s’était senti trahi alors même qu’une heure plus tôt, il était sincèrement inquiet pour la survie de la jeune fille. Alors qu’il la craignait coupable du pire. Mais peut-être la vraie raison de son brusque trouble, et des affres dans lesquels il s’enfonçait depuis, était-elle que la jeune fille avait, dans son discours virulent, mis le doigt sur certaines vérités difficiles qu’il se refusait à contempler. Et qui se révélaient désormais dans ce puissant sentiment d’abandon.

Le sommeil ne vint pas. Malgré son épuisement, il demeura éveillé, les yeux grands ouverts, fixant le plafond invisible alors que la flambée s’amenuisait. Il dériva dans une léthargie agitée, sans pour autant vraiment s’endormir. Il avait l’impression d’entendre des loups hurler dans le couloir, leur souffle sur son visage, puis des voix qui chuchotaient, une litanie funèbre, peut-être un chant de deuil, le froid de la neige qui s’immisçait partout, les chocs sourds des pas de mille villageois confinés, un bébé qui pleure, ou peut-être la plainte d’un hibou. Quelqu’un lui parlait et il avait mal aux tempes, à moins que sous ses doigts, qu’était-ce ? L’étoffe d’une couverture ou la fourrure d’un loup, la peau duveteuse d’une femme, peut-être, ou rien, le froid de la pierre, de la terre gelée, alors qu’on y enfouit le corps mutilé de ceux que les bêtes ont déchiquetés. Ensevelis. Dans le ventre noir de la montagne. Sous les moellons taillés du donjon. Les portes se sont refermées, ils ont protégés, prisonniers, ils étouffent, tambourinent, leurs supplications résonnent, le cri d’un oiseau encore, ou le grognement de la nature entière qui entend leur faire peur. Les braises crépitent, il ne dort toujours pas, la dérive s’amplifie, le soleil se lèvera et il ne sera qu’une épave, une fois de plus. Quelqu’un court dans le couloir. Ou danse. La dernière fois qu’il a dansé, il ne s’en souvient pas. Quelque chose respire près de lui. Si la sève du monde veut le prendre, elle peut se faire chat et lui lacérer le visage. Petit fauve embusqué, il ne peut s’empêcher de se retourner, de se protéger, face contre le mur, à l’abri des griffes qui fouaillent ses chairs et lui arrachent les yeux. Il reprend son souffle. La sueur le baigne des chevilles au front. Son dos l’élance, il a l’impression qu’une vague chaleur émane de la marque de Shar, mais quand il la frôle, elle est aussi glacée que le reste de son corps. Son estomac est noué, comme s’il voulait se replier et disparaître, il sent un liquide acide sur sa langue, il tremble à présent comme s’il était glacé. Il songe, à moitié, à ces plantes qu’il n’a pas emportées. Un peu de valériane, un peu de millepertuis. Il aurait pu sombrer et là, il surnage sans raison. Chaque vague lui fait boire une tasse douloureuse. Ses poumons le brûlent, ses yeux piquent, il entend son cœur qui bat, de plus en plus vite, comme un papillon captif qui essaient de regagner le grand air. Galop. Cogne, cogne encore, il va exploser. Toute cette lumière. Toutes ces ténèbres.

Puis le matin vint.

Il avait dû s’endormir, mais il n’en avait aucun souvenir. Juste la sensation d’avoir tous les os brisés. Mauvaise augure. Il se redressa sur un coude, passa une main dans ses cheveux que la transpiration a rendus hirsutes, se frotta les yeux d’une main maladroite pour en chasser la brume. César et Bastien étaient toujours allongés, leurs poitrines se soulevant à un rythme tranquille, régulier. Un fin rayon d’aube grise baignait la pièce, et on entendait déjà le bourdonnement d’activités qui régnait dans la petite place forte. Albérich se leva, silencieux, pour aller ranimer le feu.

[Taliesin]

Les bruits infimes qu'il produisit ce faisant suffirent à tirer César de son sommeil. A moins qu'il ne soit tout simplement matinal, évidemment. Dans tous les cas, le vieil homme se redressa sur sa couche, se leva, puis réprima une légère grimace en découvrant la mine affreuse d'Albérich.
-Je vais aller nous chercher à déjeuner, dit-il simplement, après l'avoir salué.
Il se pencha sur Bastien, l'examina quelques instants, avant d'aller prendre le plateau couvert de leur vaisselle sale et de se diriger vers le couloir.

[Galathée]

Albérich se rassit sur son lit, vaguement désolé d’avoir une fois de plus envoyé le vieillard en éclaireur. Celui-ci avait sûrement espéré se trouver un acolyte pour veiller sur Bastien, et se retrouvait avec un second bras cassé. Il devait être ravi. Ne fût-ce que pour alléger le fardeau de César, il était grand temps qu’il se reprenne. Dès que le vieil homme fut parti, il se mit donc en mouvement. Il alla jusqu’au lit de l’enfant et se pencha sur lui en souriant. Il était éveillé.
« Je vais te porter jusqu’au fauteuil, d’accord ? Ton grand-père va revenir avec le petit déjeuner. »
Sans attendre de réponse, bien évidemment, il joignit le geste à la parole et souleva le petit garçon, léger comme un fétu de paille. Il le transporta jusqu’au siège qui jouxtait l’âtre, l’assit, l’emmitoufla dans une couverture, puis se rassit près de lui. Sans doute aurait-il pu continuer à faire conversation, mais il ne fallait pas trop lui en demander.

[Taliesin]

César mit à peine moins de temps pour revenir, cette fois. Il déposa sur la table son fardeau - gruau d'avoine, pain, bol de lait pour l'enfant - et vint s'installer près de l'âtre, étirant un instant sa vieille et longe carcasse.
-Les bêtes se rassemblent toujours, mais elles n'ont pas franchi la frontière... dit-il. C'est un bon point. Ce qui n'empêchera pas la distribution d'armes, ce matin. Tôt où tard, il faudra que nous nous rendions dans la cour.
Il se tourna vers le petit garçon, repoussa une mèche de cheveux tombée sur son front.
-Au moins, il n'aura pas à tenir une épée... fit-il d'un ton neutre.

[Galathée]

Albérich se sustenta du bout des lèvres, il avait l’estomac retourné.
« Avez-vous réfléchi à ce que vous voudriez faire pour ne pas qu’il reste seul ? » demanda finalement Albérich. « Je continue à penser que personne ne vous reprocherait de manquer à l’appel, mais vous êtes le seul à pouvoir décider… »
Il repoussa son assiette.
« Une autre possibilité serait de trouver la sécurité dans le nombre. J’imagine que les enfants seront regroupés en journée, avec quelques personnes pour les surveiller. »

[Taliesin]

Le vieil homme secoua la tête.
-Les enfants vont courir dans la cour, pas rester cloitrés dans une pièce... fit-il. De plus...
Il se tourna vers Bastien, l'observant un instant.
-De plus, et même si ses mouvements sont rares, je n'aimerais pas que quelqu'un les surprenne. J'ai tendance à penser qu'il sera en relative sécurité tant que personne ne sera qu'il... donne des signes de vie.
Il repoussa son bol désormais vide.
-Nous verrons bien ce qu'on nous demandera de faire...
Il eut un sourire en coin.
-Ce qu'on me demandera de faire. Vous, on vous donnera une masse puis on vous renverra au lit.

[Galathée]

L’ancien clerc passa une main furtive sur son visage.
« C’est à ce point-là ? » fit-il, mais ce n’était pas réellement une question.
Il poussa un bref soupir.
« Dans ce cas, je ferais peut-être mieux de descendre le premier. Ils me renverront peut-être avant que vous ne descendiez. Mais s’ils décident de me garder… Nous nous retrouverons en mauvaise posture. »
Il commença à rassembler les reliefs de leur repas sur le plateau. Son esprit était encore ralenti, il avait terriblement envie de retourner se coucher.
« César… Qui pourrait avoir fait une chose pareille à Bastien ? » demanda-t-il finalement.

[Taliesin]

Il écarta les mains en signe d'impuissance.
-Je n'ai aucune certitude. Des soupçons, j'en ai, oui. Comme vous, j'imagine. Mais pas la moindre preuve. Or, si je venais à accuser sans preuves, on me traiterait au mieux de fou, au pire de traître...
Il alla se poster près de la fenêtre. Au dehors, le ciel crachotait de légers flocons.
-Une chose est sûre : on ne l'a pas attaqué par hasard. Il est le fils du baron, et le symbole du pacte. Comme le dit Ada, la mort de Belle aurait très bien pu être interprétée par la nature comme une agression, une provocation, une rupture aussi brutale que définitive de nos relations...
Il refit face à l'ancien clerc.
-Si les agresseurs avaient été des loups... Pourquoi n'auraient-ils pas attrapé mon petit-fils dans sa grotte ? Qu'est-ce qui aurait pu les en empêcher, après la mort de sa chienne ?

[Galathée]

« La nature serait en colère à cause du chien ? » s’exclama alors Albérich, surpris.
Il se demanda pourquoi Ada ne lui avait pas fait part de ce soupçon, le laissant chercher une éventuelle insulte dans les ténèbres. Plus le temps passait, plus il avait l’impression qu’on se servait de lui sans lui fournir les instruments nécessaires. Pourquoi ne lui en avait-elle pas parlé ? Ils s’étaient vus tous les jours, depuis le drame.
« Et vous pensez… qu’ils ont volontairement épargné Bastien ? »

[Taliesin]

César haussa les épaules.
-Ils ont pu l'épargner, ils ont pu en être éloignés par Belle et perdre sa trace, ils ont pu penser qu'il mourrait à cause du froid, ou de la disparition de son familier.... Comment pourrais-je savoir ?
Il se tourna à nouveau vers l'extérieur.
-La nature peut même être responsable de tout cela... Après tout, qui, à Combeloup, serait assez monstrueux pour vouloir s'en prendre à un enfant, même fils de seigneur, même symbole d'un pacte qui ne lui plaît pas ? M'auriez-vous posé cette question avant l'attaque que j'aurais répondu "personne" sans la moindre hésitation. Aujourd'hui encore, cela me parait incroyable. Et pourtant, le doute est là...

[Galathée]

« Je comprends. » murmura l’ancien clerc.
Il aurait aimé ajouter qu’ils finiraient par coincer le coupable, mais il n’en était pas certain. Il avait découvert la centaine de Combelupins la veille, à la réunion du village, et cela pouvait être n’importe lequel d’entre eux. Jusqu’ici, il s’était concentré sur deux ou trois individus, ceux qu’il connaissait le mieux, finalement, ceux qui s’étaient montrés accueillants, prévenants, même, Hugues qui lui avait sauvé la vie, Elisa qui avait sauvé celle de Bastien. Que savait-il des éleveurs de moutons ? Du personnel du donjon ? De tous ceux qui avaient voté pour le baron, contre le pacte ? Rien. Il ne les avait même pas rencontrés.
Il se leva et prit le plateau.
« Je vais aller voir si on me réforme. Je repasserai de toute façon par ici, et nous aviserons. »

[Taliesin]

Albérich trouva sans mal le chemin des cuisines : il s'y était déjà rendu en une occasion, lorsqu'il avait partagé avec Elisa un repas improvisé, après l'un de leurs entraînements. Lorsqu'il y pénétra, l'endroit grouillait d'activité. L'ancien clerc nota aussitôt qu'en plus des habituels serviteurs, plusieurs villageois, des femmes, surtout, s'y activaient. Sans doute avaient-ils déjà reçu leur affectation... La personne à qui il remit la vaisselle l'informa en tout cas qu'il devait se rendre à la forge où il recevrait ses armes, puis qu'il lui faudrait rejoindre le baron, lequel lui donnerait probablement une tâche à accomplir.
La forge était installée dans l'une des dépendances du donjon, accolée au mur d'enceinte. Un homme portant une épée en sortait mais, à l'intérieur, il n'y avait qu'Hodor qui s'affairait sur une imposante armure. En l'apercevant, le colosse abandonna aussitôt son ouvrage pour venir lui serrer la main.
-Les dieux m'en soient témoins, vous avez une mine affreuse... commenta-t-il, l'air désolé. Vous auriez dû rester au lit.

[Galathée]

Albérich esquissa un sourire embarrassé.
« Je suivrais volontiers votre conseil, mais j’imagine ne pas être le seul à avoir passé une nuit épouvantable… »
Il laissa son regard courir autour de lui.
« Vous devez avoir peu dormi, vous aussi, pour être prêt dès l’aube… »
A l’abri chaleureux de la forge, il songea à l’épée qu’il avait apportée et qu’il avait oubliée jusque là. Même s’il ne s’en servirait jamais, il répugnait à s’en défaire. C’était un peu ridicule, compte tenu de l’espérance de vie qu’il se projetait. Mais peut-être pourrait-elle servir à défendre Bastien contre un agresseur de passage… Il sourit pour lui-même : l’image était des plus risibles.

[Taliesin]

-Bah, je doute que j'aurais réussi à dormir plus même si on m'avait laissé jusqu'à midi pour ouvrir boutique... fit-il avec une grimace explicite. Mais bon, on va pas commencer à se plaindre, hein, sinon, on a pas fini...
Il s'éloigna de quelques pas, examina un râtelier, puis en tira une masse qu'il rapporta à Albérich.
-C'est celle dont vous vous êtes déjà servi... expliqua-t-il. Vous l'aviez bien en main. Pour l'armure... Vous êtes plutôt cuir, mailles ou plates ?
Il soupira.
-Croyez bien que ça m'ennuie de vous parler de ça, de vous armer et tout, alors que vous tenez à peine debout... Mais ce sont les consignes, et je crains que nous ne pouvions nous y soustraire.

[Galathée]

« Ne vous en faites pas. » dit Albérich. « Je tiens encore debout, je m’en sortirai. »
Il soupesa lentement la masse, frissonna en se remémorant l’impression étrange qu’il avait eue en s’en servant quelques jours plus tôt. Le fracas. Choc du métal contre la vie, les os, les chairs.
« Pour l’armure, ça n’a pas grande importance. Je n’en ai plus porté depuis des lustres. »

[Taliesin]

-Et bien, ça a d'autant plus d'importance, alors, qu'on vous trouve un truc dans lequel vous serez à peu près à l'aise...
Le forgeron, pensif, s'essuya machinalement les mains sur son tablier.
-Dans une armure de plates, vous seriez à l'abri des morsures, pour sur. Mais si vous ne pouvez pas bouger, pas vous relever si vous tombez... hum, vous pouvez imaginer le tableau. Le cuir, c'est léger, pas encombrant, mais ça reste... superficiel, comme protection. La cotte de mailles est un bon compromis, même s'il faut avoir un peu l'habitude, sans quoi on se sent engoncé...
Il jaugea Albérich du regard.
-Vous n'avez pas la moindre préférence ? Vous portiez quoi,; à l'époque ?

[Galathée]

Albérich se massa les arcades sourcilières d’une main distraite.
« Oh… J’ai porté des mailles et des plates. Comme je ne suis pas très adroit, favoriser le mouvement n’était pas vraiment crucial. Mais dans l’état où je suis en ce moment, avec mon manque d’exercice et ma petite nuit, j’aime autant ne pas me retrouver engoncé dans un harnois pesant... Donc une cotte de mailles ira très bien. Je me débrouillerai. J’imagine que c’est comme nager… ça me reviendra en temps utiles. »

[Taliesin]

-Donnez-moi une minute... fit Hodor.
Il disparut par une porte latérale - menant sans doute à l'armurerie - et revint presque aussitôt, les bras chargés d'une cotte de mailles en parfait état.
-Veillez à la garder à portée de main et à l'entretenir au mieux ; en cas d'alerte, revêtez là avant de sortir de vos quartiers ; portez-la également si vous êtes de garde sur les murs, énonça-t-il, sentencieux.
Puis il se fendit d'un large sourire.
-Voilà pour les consignes officielles. Mais, de vous à moi, vous pouvez l'abandonner dans un coin de votre chambre. On va pas vous faire charger l'ennemi, hein,; et il y a peu de chances que les loups se faufilent à l'intérieur...

[Galathée]

« Espérons-le, en tout cas. » fit l’ancien clerc en déchargeant le forgeron.
Puisqu’il n’y avait pas d’urgence, il n’était pas pressé de revêtir l’armure. Il avait toujours mille courbatures et son manque de repos n’arrangeait pas les choses. La souplesse de la protection lui permettrait de la transporter sans trop de difficultés.
« Je vais aller retrouver le baron. Merci pour votre aide, et courage ce matin… »

[Taliesin]

-Le pire, vous savez, c'est d'armer les mômes... souffla le forgeron. Je ne m'y ferais jamais : ça me montre trop à quel point ce qui se passe est dément...
Il soupira, salua l'ancien clerc, puis retourna à son labeur. Albérich, quant à lui, regagna la cour, qu'il trouva encore plus animée que lors de son premier passage : des jeunes gens, fraîchement équipés, s'entraînaient, supervisés par un soldat. Plus loin, des gamins se livraient à une bataille de boules de neige acharnée. Dans un coin, deux vieillards observaient la scène, mi amusés, mi sceptiques...
Sir Eudes se tenait dans le hall du donjon. On y avait déplacé des tables et quelques chaises, afin d'éviter aux habitants en attente d'affectaion de devoir grimper dans les étages jusqu'à son bureau.
Pour l'heure, le baron était seul, plongé dans la lecture d'une pile de parchemin. IL releva les yeux à l'entrée d'Albérich, et le gratifia d'un sourire las.
-Bonjour, messire Ferwyn... dit-il, sans faire de commentaire sur sa mine affreuse. Je vous en prie, asseyez-vous.

[Galathée]

Albérich avait l’impression d’être dans un rêve. Son corps entier picotait, il avait fort à faire pour chasser le sommeil qui lui embuait les yeux. Le spectacle qui l’attendait dans la cour semblait se dérouler dans un monde qui lui était inconnu, étranger, et pourtant, en y réfléchissant, ce n’était pas tellement différent de ce qui s’était produit à Luménis, dans les derniers jours de la résistance. Ils s’étaient armés, ils s’étaient préparés. Des adolescents à peine pubères avaient rejoints leurs aïeux pour se porter à l’assaut du dictateur. On s’était battu, on avait saigné. Certes, il ne s’agissait pas d’un siège. Le sentiment de fatalité n’était pas si fort, au contraire, puisqu’ils avaient été les agresseurs, les révoltés. Ils avaient eu la certitude de pouvoir changer le futur. Ils avaient des ailes. La possibilité d’échouer n’était pas permise. Tout dépendait d’eux. En fait, la situation était complètement différente. Attaquer ou défendre. Préserver ou bouleverser. Les Luméniens avaient été les loups, trépignant d’enthousiasme, persuadés d’être dans leur droit, de remplir leur devoir. Les Combelupins étaient résignés, trahis, cloîtrés. Ça n’avait rien à voir. Même si la mort était omniprésente hier et aujourd’hui.
Il s’assit face au baron et attendit que ce dernier en ait terminé avec sa lecture, en silence.

[Taliesin]

Sire Eudes finit par repousser de côté les documents et par relever les yeux. Il avait l'air fatigué, mais moins, peut-être, que les jours précédents. On le sentait décidé, sûr de lui, presque : le fait que les choses se soient mises en marche lui avait fait du bien. Sans doute en coupant court à ses tergiversations...
-Votre installation s'est-elle bien passée ? s'enquit-il finalement, en manière de préambule.

[Galathée]

« Très bien, merci. » répondit simplement le Luménien.
Eudes était peut-être la seule personne, avec César et Ada, qu’Albérich ne pouvait pas soupçonner du pire. En le voyant, assis là, assumant les responsabilités et le pouvoir qui lui échoyaient désormais, l’ancien clerc eut un instant pitié de lui. Même si le seigneur avait les compétences pour gérer cette situation, nul doute qu’il aurait préféré que les circonstances fussent différentes. Nul doute, également, que ceux qui cherchaient à le piéger n’avaient pas dit leur dernier mot, et finiraient par le jeter à bas, peu importe le nombre de villageois en cote de mailles perchés sur les remparts.

[Taliesin]

-En premier lieu, je tenais à vous remercier... reprit Eudes. Depuis votre arrivée à Combeloup,, vous avez eu à cœur d'aider, de vous impliquer : la battue, les divers soins que vous avez pu prodiguer, les visites à ma fille, dont je vous suis personnellement redevable... Et enfin, aujourd'hui,, votre présence ici... Rien ne vous obligeait à agir comme vous l'avez fait, ni même à vous enfermer avec nous. En ces temps troublés, les bonnes volontés prennent toutes leur valeur, et la vôtre n'est pas passée inaperçue.

[Galathée]

La déclaration d’Eudes plongea Albérich dans l’embarras. Il n’avait jamais imaginé faire quelque chose de particulier. Il avait cherché à s’intégrer, simplement.
« Je… heu… me suis efforcé d’agir comme l’aurait fait n’importe quel Combelupin, rien de plus. Dans la mesure de mes compétences. »
Mais les paroles du baron lui rappelaient aussi qu’il était toujours considéré comme un étranger, ce qui, vu le peu de temps écoulé depuis son arrivée, n’était pas non plus une surprise. Pas obligé de s’enfermer avec eux… Mais où donc aurait-il pu aller ?

[Taliesin]

Sire Eudes acquiesça.
-Un natif de Combeloup n'aurait pas agi différemment ; un étranger, en revanche, aurait probablement tourné les talons au premier signe de trouble. Quant à vos compétences, elles se sont avérées utiles, et je gage qu'elles le seront encore plus dans les jours à venir.
Il observa son interlocuteur, comme s'il essayait de jauger son état d'épuisement.
-Vous avez déjà démontré vos qualités de combattant,reprit-il. Cependant, j'espère que nous n'aurons pas à livrer de bataille rangée ; tout au plus ferons nous quelques sorties à cheval, le cas échéant. Or, j'ai cru comprendre que vous n'étiez pas très à l'aise, sur une monture...
Il se fendit d'un sourire amical - et certainement pas moqueur.
-Je ne vous demanderai donc pas de rejoindre activement la milice, de participer aux guets, aux patrouilles, aux escarmouches éventuelles. Vous pourriez y être utile, et soyez conscient que si les choses tournent mal, je ferai appel à vous, comme je ferai appel à tous les autres... Mais, en attendant, je pense que vous seriez plus à l'aise dans un autre rôle, et pourriez davantage aider en demeurant au château. Vos talents de guérisseur, eux aussi, sont évidents. Or, Ada risque de ne pas pouvoir assurer tous les soins à elle seule, surtout avec ses activités au conseil... Il s'agirait de veiller à la santé de chacun, de surveiller l'apparition d'éventuelles maladies contagieuses. Plus tard, peut-être, faudra-t-il panser les plaies liées aux combats... Un tel service vous conviendrait-il ?