[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich lui sourit amicalement en se dirigeant vers son lit. Tout semblait normal, d’apparence.
« Bonjour. Vous êtes Blanche. Je suis Albérich. Enchanté. Je pense que nous nous sommes déjà rencontrés, mais je n’étais pas tout à fait dans mon assiette… Enfin soit. Merci beaucoup de vous occuper de Bastien, cela soulage beaucoup César. J’espère que tout se passe bien ? »
Il prit le paquet de pansements qu’il avait soi-disant oublié, les découvrant avec un « ah » de pseudo-soulagement, puis revint vers la jeune femme.

[Taliesin]

-Je me souviens très bien, oui : c'était après votre affrontement avec les loups... dit la jeune femme. Je suis heureuse de vous voir en meilleure forme. Pour Bastien... C'est un plaisir de s'occuper de lui,, tout se passe pour le mieux. J'espère qu'il continuera à en aller ainsi et que vous n'aurez jamais à vous plaindre de mes services...

[Galathée]

« Je n’en vois aucune raison. » fit-il avec douceur. « Bon, je vais y retourner. J’essaierai de venir jeter un œil de temps en temps, au cas où vous auriez besoin d’un coup de main… J’ai plusieurs personnes à voir dans ce couloir, donc… N’hésitez pas à m’appeler si vous aviez un souci… avec… peu importe. »
Il sourit à nouveau, la salua, et sortit.

Plus tard dans la journée, alors que le ciel était déjà sombre, et que les reliefs de leur repas traînaient sur la table basse, César et Albérich se retrouvèrent à nouveau en tête à tête, ou presque, au coin du feu. Rien de spécial ne s’était produit, Blanche avait veillé sur Bastien sans qu’Albérich ne détecte quoi que ce soit d’étrange lors de ses quelques passages, César avait entraîné les recrues et la plupart des Combelupins étaient en excellente santé en dépit de l’hiver. Ils avaient rouvert la fenêtre pour que l’enfant puisse éventuellement communiquer avec les forces de la nature et sirotaient leur petite infusion habituelle. Ils avaient échangé sur la situation, les patrouilles, les maladies, les mauvais archers débutants et un silence tranquille s’était petit à petit installé sur la pièce, comme ils dérivaient doucement vers le sommeil.
« Vous n’avez… » commença Albérich. « Vous n’avez jamais eu envie d’aller le voir, cet enfant ? Juste constater de vos yeux ce qu’il était devenu… Ne répondez pas si vous n’avez pas envie d’en parler. Mais je suis curieux, simplement… »

[Taliesin]

César, arraché à ses pensées somnolentes, mit quelques instants avant de répondre.
-Oh, ce n'est pas un sujet douloureux, et je n'ai aucun problème pour en parler... dit-i doucement. Si, bien sûr, j'ai parfois eu envie d'aller le voir... Mais je ne l'ai jamais fait, ni même envisagé très sérieusement. Il ne sait pas que j'existe, pense probablement être le fils légitime de l'homme qui l'a élevé... De quel droit viendrais-je tout remettre en cause ? Et si le but était juste de l'entrevoir, sans rien lui dire... Je crois que l'envie d'aller lui parler finirait par être la plus forte...
Il secoua la tête.
-Il ne vaut mieux pas que je courre ce risque. Pour lui, surtout. Vous imaginez le bouleversement, dans son existence, si d'aventure...
Il sourit.
-Non, ce ne serait vraiment pas une bonne idée. Je sais de lui ce que j'ai besoin de savoir : il est devenu clerc, se dévoue pour les autres... Il y a de quoi être fier, même si je n'y suis pour rien. Cela me suffit.

[Galathée]

Albérich sourit doucement. Il y avait quelque chose d'agréable à entendre parler positivement des clercs, pour changer.
« Je comprends. C’était sans doute le plus sage en effet… Ce qui n’est pas toujours le plus simple. »
Il s’étira, faillit songer à sa propre famille, ce qu’il en restait, mais chassa ces pensées.
« Que faisiez-vous, à Combeloup ? Vous étiez éleveur de moutons, vous aussi ? » demanda-t-il, pour attirer la conversation dans des zones moins dangereuses.

[Taliesin]

-Il a bien fallu que je m'y mette : c'est un peu l'activité de tout un chacun, ici... fit César, amusé. Au début, comme je ne pensais pas m'attarder, et même si l'on ne me demandait rien, j'ai payé mon hébergement chez Ada en rendant quelques services, en donnant un coup de main ici ou là. Et puis, quand j'ai épousé Elayne... j'ai épousé le métier de son père. Je ne m'y suis pas fait tout de suite, ça n'avait aucun rapport avec les occupations que j'avais pu avoir hors de Combeloup... Mais j'ai fini par prendre le coup...

[Galathée]

L’ancien clerc eut un léger sourire en imaginant César parmi ses brebis. Puis il se rembrunit imperceptiblement. Voilà un homme qui avait perdu sa femme, sa fille, peut-être d’autres enfants, et avait dû abandonner son fils pour en protéger la mère. A nouveau, face aux douleurs des autres, Albérich prenait la mesure d’une certaine banalité dans ce qu’il traversait. Bien sûr, il avait été confronté à la haine, et les morts violentes, cruelles, de ceux qu’il avait aimés n’étaient pas vraiment comparables à la fatalité et le temps. Bien que dans un cas comme dans l’autre, les dieux, quelque part, présidaient à toutes leurs destinées.
« Je pense que quand tout ceci sera terminé, quand nous serons retournés au village, vous devriez penser à retrouver votre fils. L’histoire est ancienne, ce n’est plus un enfant. Ses parents sont peut-être morts, peut-être sait-il même que vous existez sans avoir la moindre piste pour vous retrouver. De même, vous… vous ne pourriez plus blesser grand monde, ici, à Combeloup. Et vous y gagneriez peut-être une nouvelle famille, pour vous, pour Bastien… »
Il s’interrompit brusquement, embarrassé.
« Mais ça ne me regarde pas, je suis désolé. Il est vrai que la solidarité et la bienveillance des villageois peut probablement remplacer n’importe quelle famille de sang. »

[Taliesin]

-Je n'irai pas jusque là... dit César. Oui, les gens de Combeloup sont bienveillants, solidaires, prêts à s'entraider ; ils essaient de ne pas vous juger, de vous prendre tel que vous êtes, et je doute qu'il y ait beaucoup de lieux où l'on accueille d'une semblable manière les étrangers, où on les fait se sentir chez eux, où on les adopte si facilement. Cela tient chaud, indéniablement ; cela aide à se sentir bien. Mais... cela ne remplace pas totalement une famille, qu'elle soit de sang où de cœur. Ce n'est pas exactement la même chose.
Il se tourna brièvement vers Bastien, ne put réprimer un soupir.
-S'il devait mourir, je ne suis pas certain que je resterai à Combeloup. J'aime mes voisins ; je suis très proche de certains d'entre eux. Mais... Sans le petit, je me sentirai vraiment seul, aussi entouré puis-je être à ce moment là. Alors... Il n'est pas impossible que je tente de retrouver mon fils.
Il sourit, brusquement amusé.
-L'histoire est ancienne, certes, mais si elle venait à être connue, cela ne manquerait pas de causer un certain chambard. Sa mère était mariée à un homme influent, évoluant dans la bonne société de Luménis... Oui, cela risquerait de faire du bruit, tout de même.

[Galathée]

« Luménis ? Je pensais que vous étiez d’Haradhar… » lâcha simplement Albérich.
Il se sentit soudain légèrement mal à l’aise, comme si quelque chose lui pendait sous le nez et qu’il était incapable de le saisir. C’était ridicule, bien sûr. Juste le désir d’échapper à un passé moins rose qu’espéré. César était plus grand et plus mince que lui, et même s’il avait les yeux noirs, il était difficile de deviner de quelle couleur avaient été ses cheveux avant qu’ils ne blanchissent. C’était un fantasme. S’il avait été un enfant illégitime, son père le lui aurait craché au visage depuis bien longtemps, sans nul doute. Et César aurait reconnu le patronyme de sa mère, s’il avait été son amant. Eloi l’aurait reconnu, puisqu’il était allé le voir pour rassurer le vieil homme.
Il s’est renseigné, rien de plus. Il ne l’a pas forcément vu.
Il secoua la tête, perdit son regard dans les flammes.
Il y avait quelque chose de pathétique dans ce refus d’accepter la vérité toute simple, que son père ne l’avait pas aimé, malgré les liens de sang qu’ils partageaient. C’était pourtant une histoire qui arrivait chaque jour, un peu partout dans le pays, dans tous les milieux, sous de multiples formes. Et il n’y avait pas toujours une histoire d’adultère pour justifier les insultes et le mépris. Non seulement il n’était pas illégitime, mais de surcroît, quand bien même l’aurait-il été, les chances qu’il se trouve, par hasard, en présence de son père, alors qu’il était venu jusqu’à Combeloup sans rien y chercher, étaient nulles. A moins que les dieux… Mais c’était alors encore plus inquiétant. Albérich ne pouvait que se défier de leurs initiatives. Non. Son imagination romantique avait inutilement rebondi sur le récit de César. On ne pouvait pas dire du vieux Megrall qu’il était une personnalité en vue de Luménis. Pas vraiment, en tout cas. Et sa mère lui aurait dit quelque chose. Immanquablement. Ou pas.
Il frissonna, se leva pour réalimenter le feu.

[Taliesin]

César était demeuré un moment silencieux, observant Albérich, sans doute conscient du trouble qui le traversait. Cependant, discret comme à l'ordinaire, il ne posa pas de questions et se contenta de répondre d'une voix tranquille.
-Oh, je suis né et j'ai grandi à Haradhar. Mais quand on est jeune, ambitieux, désireux de se faire une place au soleil, son horizon devient vite trop restreint... Lorsque l'on a une semblable tournure d'esprit, tous les chemins ou presque mènent à Luménis : la capitale offre tant d'opportunités, tant de débouchés, tant d'espoir...
Il se fendit d'un sourire.
-J'ai trouvé ce que j'y cherchai. En partie, du moins. Car le pendant de tant d'activité, d'une telle multitude de gens, de lieux, c'est que l'on peut très vite se sentir douloureusement seul, isolé, perdu. Dans ce contexte, les solitudes se rencontrent parfois, et certaines choses imprévues se produisent...
Il soupira.
-Car la solitude ne pèse pas que sur les nouveaux venus. A Luménis comme ailleurs, on peut se sentir seul alors même que l'on semble très bien entouré. La dame dont j'ai compromis l'honneur était mariée, mère de déjà cinq enfants. N'était pas heureuse pour autant. C'est sans doute ce qui explique le tour qu'ont pris les événements, bien que ni elle ni moi n'ayons, d'emblée pu le prévoir. Il n'empêche : ce fut intense, sincère. Lumineux, aussi. Même si je crains fort que la situation ait été pire pour elle, après cela... C'est mon seul regret. Regret de taille, toutefois, vous pouvez me croire.

[Galathée]

Albérich demeura muet, debout devant l’âtre, refusant de faire face à son interlocuteur. Il ne voulait pas en entendre davantage. Il porta une main à son front, espérant à demi le trouver brûlant. Peut-être se jouait-on de lui… Il frémit. Et même si c’était vrai… Si… Comment était-ce possible ? Il se sentait mal, avait conscience du fracas de son cœur dans sa poitrine. Il essaya vainement de rassembler ses idées. Cette histoire pouvait correspondre au destin de mille Luméniens de son âge. Clerc ? Dont la mère avait cinq enfants ? Qui n’avait aucun trait en commun avec son père ? Mais César n’avait pas cherché à revoir ce fils, ni la femme qu’il avait séduite, il n’en avait pas le désir aujourd’hui. Si Bastien venait à mourir, avait-il dit. Rien d’autre. Le Luménien aurait aimé dire quelque chose pour clore la discussion sans paraître bouleversé, mais il l’était. Tout ça n’était qu’un mauvais rêve. Il fallait qu’il se couche et qu’il dorme. Faire le point. Comment en étaient-ils arrivés à échanger de telles confidences ?
Alaric avait dû le savoir. C’était la seule explication. Et il l’avait sciemment envoyé à Combeloup pour le mettre face à son géniteur.
Albérich prit une profonde inspiration. Il était trop fatigué. Il fallait qu’il trouve une porte de sortie, qu’il prenne le temps de réfléchir. Des émotions contradictoires se bousculaient dans son esprit.
Pose-toi, songea-t-il.
Il se recomposa une mine tranquille, à grand peine, puis fit volte-face.
« Au moins, vous lui avez offert un peu de lumière. » murmura-t-il.
Avant de l’abandonner, avec son môme, aux griffes d’un homme haïssable.
Il s’immobilisa, effrayé par la virulence de ses propres sentiments.
« Je suis fatigué. » fit-il avec une ombre de sourire. « Crapahuter dans les escaliers du donjon est plus épuisant qu’on ne le croit. »

[Taliesin]

-Oh ça, je vous comprends parfaitement... fit le vieil homme, souriant. Mais vous allez avoir droit à une bonne nuit de repos. Moi aussi, j'espère.
Il se leva, vérifia que la fenêtre était bien fermée, puis revint vers l'âtre.
-Voilà... Nous ne devrions pas avoir de mauvaises surprises. Si Bastien bouge pendant la nuit, vous n'êtes pas obligé de vous en occuper : je devrais m'éveiller plus facilement, maintenant que je suis prévenu de ce qui peut arriver.
Sur ces mots, il entreprit de mettre son petit-fils au lit.

[Galathée]

Albérich n’ajouta rien. Tendu, troublé, il se changea rapidement, espérant qu’il parviendrait à contenir ce qui bouillait en lui. Il ne voulait plus penser à rien. C’était certainement un cauchemar ou un mensonge. On le trompait pour mieux l’exploiter. Il se retourna dans son lit, vit César qui s’allongeait à son tour, après avoir bordé Bastien. C’était ridicule. Pour quelle raison l’aurait-on piégé ? Il n’était plus personne. César était honnête.
L’ancien clerc réalisa, alors que l’ombre prenait ses quartiers dans la chambre, qu’il ne parvenait pas à prendre la mesure de ce qui venait de se produire. Il avait l’impression d’avoir reçu un coup, comme s’il était assommé… Si cet homme, cet inconnu, était son père, que cela signifiait-il exactement ? Qu’il n’était pas un Megrall. Qu’il avait eu une sœur qu’il n’avait jamais connue, qu’il avait désormais un neveu. Que sa mère avait aimé, qu’elle avait souffert ensuite. César était parti. Albérich fut pris d’un vertige et il ferma les yeux. Mais le sommeil le fuit. La tension le rongeait. Si cet homme était son père… Il n’y avait pas de réelle place pour l’incertitude… Mais aucun nom n’avait été prononcé, peut-être se leurrait-il… Trop d’indices, pourtant. Pourquoi se voiler la face ? Il avait déjà perdu tant de repères, voilà qu’il n’était même pas celui qu’il croyait être. C’était terrifiant. De manière instinctive, viscérale, il se raccrochait à une identité qui était en train de lui filer entre les doigts. Sa mère était morte vingt ans plus tôt. Vestige, poussière, qu’en restait-il ? La boule d’angoisse grossit dans son ventre, lui oppressant bientôt la poitrine, et son souffle devint plus court. Piégé à Combeloup. Il avait cru n’y venir que pour quelques mois, instant de répit avant Eredhùn et sa marée de souvenirs, et voilà qu’il y était doublement retenu. Par les murs de pierre du donjon. Par une famille qui n’existait pas la veille. Pourquoi ? Pourquoi maintenant ? D’autant qu’ils risquaient tous de mourir dans un hameau en sursis, contre lequel des forces ténébreuses menaçaient de se déchaîner. Il avait de plus en plus de peine à réprimer la fébrilité de son corps, symptôme douloureux de sa tension morale. Il fallait qu’il se lève et qu’il sorte, respirer l’air frais, trouver un exutoire, un endroit où crier. Il réalisa qu’il avait les yeux noyés. Toujours ces vertiges. Pourtant il fallait qu’il sorte, cela devenait vital.
Il se redressa lentement, en silence, tâtonna contre le mur pour gagner la porte. Aucune idée du temps qui s’était écoulé depuis qu’ils s’étaient couchés. Sans doute plusieurs heures. Peut-être moins. Frissonnant, il se glissa dans le couloir. Il y faisait glacial et il replia les bras autour de sa carcasse tremblante, tituba dans le premier escalier, cherchant une destination sans réellement le savoir, remonta un couloir, un second. Chemin de ronde, liberté, de l’air, juste de l’air. Mais ses pas le menèrent dans une autre direction. Il ne fut pas surpris lorsqu’il réalisa où il se trouvait. Il frappa à l’huis, désolé déjà, de réveiller la vieille halfeline qui occupait les lieux.

[Taliesin]

Ada ne dormait pas, cependant.
Certes, le rais de lumière qui filtrait sous la porte était infime, mais le bruit léger des pas de la vieille halfeline sur les dalles de pierre fut presque immédiat, et la porte s'ouvrit au bout d'une poignée de secondes.
-Entrez, dit-elle simplement, en s'écartant pour lui céder le passage.
L'instant d'après, elle gagnait la fenêtre qu'elle referma, rejetant au dehors la nuit sans lune et les frimas de l'hiver. Dans la cheminée, les braises étaient mourantes.

[Galathée]

Le fait qu’Ada ne dorme pas n’était pas réellement surprenant : elle avait déjà indiqué au Luménien que le sommeil était son dernier souci par ces temps troublés. De toute façon, Albérich était trop fébrile pour prêter réellement attention à ce genre de choses plus d’une seconde. De la même manière, il ne s’interrogea pas sur la fenêtre ouverte. Il se coula dans la petite chambre qu’occupait la vieille femme, ne sut pas où se poser, et se mit à trembler. Les mots qu’il cherchait à exprimer ne vinrent pas. A la place, il balbutia des excuses à peine audibles, hésitant, soudain, sur les motifs de sa visite. Il était manifestement sous le choc.

[Taliesin]

La vieille femme se contenta de lui répondre d'un sourire, l'entraîna près de l'unique fauteuil installé au coin de l'âtre et l'y faisant assoir d'autorité. Puis elle ranima le feu, soufflant sur les braise, ajoutant une bûche, avant de s'emparer d'une théière qu'elle suspendit au dessus des flammes renouvelées.
-Les lieux changent, mais pas les traditions... dit-elle d'une voix douce en attirant à elle la chaise qui jouxtait son bureau.

[Galathée]

Il demeura prostré quelques minutes, le visage dans les mains, tandis que la bouilloire sifflait, de plus en plus sonore. Il ne l’entendait pas réellement, pas plus qu’il ne prit conscience des gestes que posait la halfeline. Il avait la bouche sèche, ne comprenait pas vraiment pourquoi il était dans un tel état. Le manque de sommeil, sans doute en partie. La manière dont tout avait été brusquement retourné.
« Ada… Je… »
C’était ridicule. Ça ne pouvait pas être possible. Pourtant…
« Ada… Je crois que… »
Comme si elle n’avait que ça à faire alors que Combeloup était menacé, que les loups hurlaient au dehors, qu’Eudes avait rompu le pacte et jouait la survie de son nom.
Il releva les yeux, croisa le regard de la vieille.
« Vous qui vivez à Combeloup depuis si longtemps… Vous avez dû connaître César quand il était jeune… Trouvez-vous… trouvez-vous que nous nous ressemblons ? »

[Taliesin]

Ada l'observa un moment, sans rien dire, sans rien laisser paraître de ce qu'elle pensait, éprouvait. Ses yeux où dansait le reflet des flammes étaient rivés sur lui, perçants sans être agressifs, attentifs mais pas inquisiteurs.
Toujours silencieuse, elle retira la bouilloire du feu, remplit deux tasses, déposa l'une d'entre elle sur le fauteuil qu'occupait Albérich.
-Oui, dit-elle enfin, simplement.

[Galathée]

« Oh, Lathandre… » souffla-t-il, et il nicha à nouveau son visage dans ses mains.
Il demeura silencieux quelques secondes, tentant de contrôler son souffle, conscient de la chaleur des braises, alors qu’il était transi. Il voulut ajouter quelque chose, mais rien ne vint. Il n’avait pas réellement eu besoin de la confirmation de la halfeline, mais elle rendait la chose inévitable, beaucoup plus tangible que quelques minutes plus tôt. En la livrant à Ada, il s’était forcé à l’intégrer à sa vie, qu’il le veuille ou non. Impossible de faire marche arrière, de nier ce qu’il savait.
« Que vais-je faire… » murmura-t-il simplement.

[Taliesin]

-Vous pourriez dormir... dit la vieille halfeline, d'une voix encourageante. Puis repenser à cela le jour venu, à tête reposée. Je peux vous préparer quelque chose, si vous voulez...
Elle se leva, fit un pas dans sa direction, s'immobilisa.
-Ce n'était pas le moment idéal pour que vous découvriez cela... Mais, malheureusement, les choses n'arrivent que rarement au moment idéal. Dans tous les cas, au moins pour cette nuit... Ou même pour demain... Il est possible d'apaiser votre âme, de vous aider à recouvrer des forces.

[Galathée]

Il la regarda, un peu hagard, se demandant si elle avait toujours su quels liens l’unissaient à César, ou si elle venait d’en prendre conscience au moment où il avait attiré son attention sur une possibilité. Dormir. C’était tentant, évidemment. Mais n’était-ce pas une fuite supplémentaire ? Il n’oublierait pas ce qu’il savait. Comment pourrait-il agir le lendemain ? En quoi la nuit lui apporterait-elle le moindre réconfort ? Les ténèbres appartenaient à Shar. Il ne pouvait pas leur faire confiance. Sa fébrilité l’attirait vers le délire. Ada avait raison, il devait se reposer, sinon il craquerait. Il se contenta de hocher la tête, incapable de dire quoi que ce soit.

[Taliesin]

En retour, elle opina du chef, s'en alla farfouiller dans une sacoche déposée sur son bureau, puis revint, quelques feuilles racornies dans sa paume. Elle les effrita au-dessus de la tasse d'Albérich, puis la lui mettant dans la main, elle l'aida à boire.
-Vous verrez... murmura-t-elle tandis que, déjà, sa vue s'assombrissait. A la lumière du jour, après un sommeil réparateur, vous y verrez plus clair...
Puis ce fut le néant.

[Galathée]

Lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil était déjà haut dans le ciel. Emmitouflé dans une couverture, il se redressa, désorienté, ne reconnaissant pas l’endroit où il se trouvait. Il lui fallut quelques secondes pour replacer de l’ordre dans les derniers événements, et réaliser qu’il avait dormi devant l’âtre de Ada. Celle-ci se trouvait d’ailleurs dans la pièce, assise à seulement quelques mètres de lui. Il était tard, il le devina tout de suite. Son estomac protesta. Il frémit des pieds à la tête, puis adressa une légère grimace à la halfeline, embarrassé.

[Taliesin]

Elle lui sourit, désigna un plateau posé sur un tabouret, à côté de lui. La théière vue la veille, du pain, du beurre. Un peu de miel, aussi.
-Je me suis dit que vous auriez un petit creux... expliqua-t-elle. Vous avez sauté le peti-déjeuner et le déjeuner, après tout... J'aurais pu vous remonter le repas du jour, mais le ragoût de mouton, au réveil, on peut faire plus digeste.

[Galathée]

Il sourit doucement, encore ensommeillé.
« J’aurais mérité un pied au derrière, vu mes mauvaises manières. » commenta-t-il. « Merci de m’avoir accueilli. »
Il se servit une tasse de thé, noir et odorant, promettant de lui donner un coup de fouet salvateur. Il songea à César et Bastien qu’il avait abandonnés sans explication, et eut brusquement honte de son comportement. Il n’avait pas réagi en adulte, et pas selon les préceptes qu’il avait appliqués toute sa vie. A présent, le gosse était peut-être seul avec Blanche. En même temps… Il se sentait plus calme, certainement reposé, mais pas vraiment plus clair quant à la marche à suivre.

[Taliesin]

-Allons, ne vous préoccupez pas des manières : entre nous, on peut très biens 'en passer, Vous me semblez reposé, c'est tout ce qui m'importe.
Ada entreprit alors de se servir une tasse de thé : reposé, elle ne le paraissait guère, elle. On la sentait fatiguée, fébrile, même, bien qu'elle parvenait, en partie, à donner le change.

[Galathée]

Il hésita une seconde. Il ne se sentait pas encore capable d’aborder les raisons qui l’avaient poussé à fuir en pleine nuit. De toute façon, Ada ne pourrait pas vraiment l’aider. Il devrait décider seul de parler ou de garder le silence. Détourner ses pensées…
« Où en est la situation ? Certaines choses ont-elles évolué ? » demanda-t-il.

[Taliesin]

La vieille halfeline ne put réprimer une grimace.
-Pas vraiment... dit-elle. Les humeurs belliqueuses de certains vont croissant, tandis que les animaux se massent toujours aux frontières. Sans les franchir, cependant, en dehors des oiseaux qui nous surveillent.
Elle soupira.
-C'est l'attente. L'attente des renforts mandés par sire Eudes, l'attente du franchissement des limites du village, du combat que de plus en plus de gens pensent inéluctable. L'attente du moment où ils pourront donner libre cours à la vengeance. Et... Cette attente est très usante. Pèse sur les esprits confinés à l'intérieur du château.

[Galathée]

Il acquiesça, songeur. Il ne pouvait pas s’empêcher de se sentir coupable : il avait été incapable de débrouiller les responsabilités dans ce qui les affligeait. Ada avait espéré que sa méconnaissance de Combeloup le servirait, mais en réalité, il connaissait trop mal le village et ses habitants pour parvenir à appréhender les enjeux en présence. Pourtant, la nature, les hommes, tout le monde campait sur ses positions. Il était peut-être encore temps d’agir… Mais pour faire quoi ?
Pour avoir une certaine expérience des situations d’enfermement, Albérich devinait que la tension à l’intérieur du château finirait par se résorber. Peut-être y aurait-il quelques éclats, mais les gens s’adapteraient, trouveraient des manières de gérer leur angoisse et le poids de l’attente. Il faudrait désamorcer les inévitables conflits, composer avec l’ennui, la colère, le désarroi. Tout ça ne semblait pas insurmontable, même si c’était pesant. Mais l’attente aurait une fin. Albérich était plus inquiet par rapport à ce qui suivrait…
« Je devrais retourner à mes prérogatives. » murmura-t-il. « Ça me permettra de prendre la température. De continuer à observer. »

[Taliesin]

Elle acquiesça.
-Oui, sans doute... Cependant, ne vous sentez pas obligé d'y retourner dans l'instant : j'ai fait mon tour d'inspection, ce matin, et il n'y a pas grand chose à signaler, pas de début d'épidémie, pas de blessure grave... Tout est comme vous l'avez constaté hier. Vous pouvez donc en profiter pour continuer à vous reposer.
Elle sourit doucement.
-Mais je peux très bien comprendre qu'un peu d'action puisse également être salvateur pour vous. Ainsi, faites vraiment à votre idée.