[Histoire] Scribouillon policier 2

[Althéa]

Journal d'Alix

Sommes nous toutes devenues des étrangères ? Le vide est passé tant de fois devant nos yeux qu'ils sont devenus aveugles. Le froid a tant de fois étreint nos coeurs qu'ils sont devenus glacés. Une seule flamme persiste, mystérieuse et fragile. Celle qui nous réchauffe et nous tient debout. Nous voyons encore le ciel. J'aimerais le peindre avec ses étoiles. Patience. Passent doucement nos tourments, notre peine. Nous valons plus que tout cela. Peut-être un éloignement passager est-il nécessaire. Nous en reviendrons.

[Althéa]

Journal de Coraline

Un dîner. Alix a proposé un dîner. C'est ridicule. Sous la tonnelle et entre soeurs, pour ne rien arranger. Comme si j'avais du temps à perdre avec ces frivolités. Mais bien sûr, nous l'avons toutes suivie dans sa lubie. On ne refuse rien à Alix. Même nos rancœurs les plus tenaces fondent comme neige au soleil. J'irai. Même si je me méfie. Comme j'aurais dû me méfier pour Maxime et Jérémie.

Je ne l'ai pas vu ou plutôt, je ne voulais pas le voir. Trop fatiguée au début, trop occupée ensuite, puis trop choquée. Ce n'est qu'à l'occasion de ce jour de congé que je m'en suis rendue compte. En les voyant côte à côte, immobiles devant moi. Et pourtant ...

Les mêmes différences qu'il existait entre Louison et moi. Les mêmes cheveux même si ceux, de Maxime, beaucoup plus longs cachent ses oreilles. Les mêmes yeux. Les mêmes gestes. Le même sourire. Des jumeaux. Comment ais-je pu être aussi aveugle. Mais il était trop tard quand je m'en suis rendue compte. Et je n'allais pas expliquer à maître Ambroise que je démissionnais parce que ses deux disciples étaient jumeaux. Il n'aurait pas compris.

Durant toute la journée, je n'ai pu m'empêcher de les observer. Je retrouvais cette complicité que je partageais avec ma sœur. Mêmes phrases qu'ils finissaient l'un, l'autre, sans s'en apercevoir. Ils semblaient se suffire à eux-mêmes. J'ai résisté tant que j'ai pu. Mais je n'ai plus supporté. Comme la migraine qui m'a permis de retourner à l'officine m'a parue agréable à ce moment là.

Je les déteste tous les deux. Je les déteste tous. Les jumeaux sont des êtres contre nature. La mort de l'un devrait immanquablement entraîner la mort de l'autre. Qu'ils me laissent donc tranquille. Eux qui ne savent pas ce que signifie perdre la moitié de soi-même !

[Althéa]

Journal de Garance

Un dîner. C'était une riche idée comme seule Alix peut en avoir. Elle a parlé à chacune et finalement, les langues se sont déliées. Nous avons parlé, beaucoup parlé. Nous en avions besoin. A la longue, nous avions peur du silence.

Le silence. Comme celui qui a accompagné l'enterrement de la petite Johanne. Un silence pesant et communicatif. Nous étions trop abasourdies pour pleurer. Un examen plus approfondi du corps avait révélé que notre amie avait été violée avant d'être tuée. Fait étrange et de très mauvaise augure, surtout dans un couvent où n'entrait aucun homme. Certaines commencèrent à penser que le diable en personne hantait les couloirs du couvent. Plus personne ou presque n'osa se rendre seul aux latrines. Pour mes soeurs et moi, le passage aux latrines était l'affaire d'une expédition groupée.

Coraline m'avait proposé de nous aider à trouver un logement en ville où nous serions en sécurité. Je refusai, ce qui eut pour effet de l'exaspérer. Je crois qu'elle avait peur pour nous. Nous passâmes quelques temps sans nous voir. Elle, occupée par ce qui se passa à l'officine et nous, par l'affaire du couvent. Nous finîmes par nous recroiser cependant.

Suite à l'enterrement, la Mère Supérieure et Thérésa avaient décidé de nous occuper l'esprit et le corps en confiant de menus travaux à leurs ouailles. Mes soeurs et moi fûmes naturellement mises à contribution.

Alix ayant la main verte fut affectée au potager. Louann, en vrai femme d'intérieur eut pour tâche de préparer les repas. Quant à Mya et moi, nous étions de corvée de lessive.

Depuis que le «*diable*» se tapissait dans les latrines, le nombre de draps à laver avait curieusement augmenté. Nous prîmes l'événement avec philosophie et une pince à linge. Mais sur un drap, ce n'est pas de l'urine que nous trouvâmes. Mais du sang. Et en quantité trop importante pour provenir de menstrues. Et pourtant, mis à part Johann, personne n'avait été assassiné dans le couvent. Du moins, après vérification …

[Althéa]

Ô Coraline,

ma créature féroce, j'aime quand vous réagissez ainsi. Vous êtes mon petit Vésuve miniature. Chacune de vos irruptions m'emplit de joie. Dans ces moments là, je vous sens vivante. Vous ne ressemblez plus à un livre de médecine monté sur jambes.

Coraline, vous avez l'aplomb de celui qui va combattre un fauve simplement armé d'une petite cuillère. A un satyre qui vous dirait : «*Viens par là, je vais te violer.*», vous répondriez «*Non, merci, j'ai mieux à faire ailleurs. Une autre fois peut-être.*» Tout cela avec le sourire féroce qui vous caractérise. Ce sourire face auquel notre violeur potentiel susnommé aurait craint pour sa propre vertu. Il se serait ensuite fait ermite. Oui, j'aime votre sourire annonciateur de tempêtes et de grandes malédictions.

Ma très chère Coraline, sachez que si j'ai de grandes oreilles décollées, c'est pour entendre le ton glacial qui sort de votre petite bouche si souvent en cul de poule.

J'espère donc que ma lettre aura le plaisir de vous dérider un peu. Au fait, je suis ravi d'apprendre que Mya se porte mieux.

Votre ami dévoué et effrayé.

Jérémie.

[Althéa]

La migraine me quitte. Je peux donc continuer mon exposé.

La journée qui suivit le meurtre de Gustave fut une des plus éprouvantes. Notre moral, déjà assez bas fut mis à rude épreuve. Celui de Coraline de Saint-Bris se dégrada relativement vite. De toute la journée, je la surpris en train de nous observer mon frère et moi, avec un visage de plus en plus horrifié comme si nous nous couvrions tous les deux de pustules. Ce n'est que lorsqu'elle nous demanda si nous étions jumeaux que j'eus un semblant de réponse. Mais la grimace dont elle nous gratifia en entendant l'affirmative me perturba quelque peu. D'ordinaire, les gens s'amusaient ou étaient intrigués par notre gémellité. Mais jamais on ne nous avait regardés avec une horreur mêlée de tristesse au fond des yeux. Puis, à mesure que les heures passaient, elle se montra de plus en plus distante jusqu'à prétexter une migraine pour nous fausser compagnie. Jérémie et moi nous nous retrouvâmes donc seuls.

Lui et moi nous lançâmes donc dans notre promenade habituelle le long du canal. Le temps relativement clément et la lumière jouant sur les eaux chassèrent quelque peu nos idées noires. C'est alors que nous tombâmes sur un attroupement. On venait de repêcher quelqu'un. Et bien sûr, lorsqu'on nous reconnut, nous fûmes sollicités pour l'opération. Je compris en voyant le petit pied dépasser qu'il ne s'agirait pas d'un sauvetage ordinaire. D'autant plus que l'enfant était mort depuis plusieurs heures. Gonflé par les eaux, j'eus du mal à l'identifier. Mais sa taille me laissa à penser qu'il avait à peu près l'âge de Gustave. Alors, je me souvins des paroles de l'enfant. Et son «*je l'ai tué*» m'apparut dans toute son horreur. Mais je repoussai cette idée pour privilégier la thèse la plus probable, celle de l'accident. Thèse que je dus rapidement oublier après l'examen du corps. On avait poignardé le gamin avant de le jeter à l'eau.

C'est moi qui fis part à Coraline de notre macabre découverte quand elle consentit à sortir de ma chambre. Elle accueillit la nouvelle avec son calme coutumier et demanda à examiner le corps à son tour. Je revois encore ses gestes précis et rapides avec lequel elle manipula le petit corps, comme s'il n'avait s'agit que d'un vulgaire morceau de viande. Sans manifester aucune émotion, elle nous expliqua qu'à la vue de la blessure, le coup avait été porté par une personne de petite taille. Puis, sans ciller d'avantage, elle nous demanda où se trouvait l'école. Une petite observation in situ lui semblait nécessaire. Et nous dûmes malheureusement admettre qu'elle avait raison.

[Althéa]

Journal de Louann

Etrange mais agréable soirée que nous venons de passer. Soirée de retrouvailles. Même si nous avons au bout du compte peu parlé. Mais notre cohésion, je le crois est revenue. Et Alix a été l'instigatrice de ce rapprochement. Tant de fois elle nous a permis de tenir et de rester unies. Un jour sera levé le voile et nous nous apercevrons qu'elle est magicienne, venue d'un ancien peuple. Ou peut-être un ange, l'ange de l'apocalypse, texte qu'elle chérit tant.

Je crois qu'au couvent, ce rôle était tenu par la petite Johanne. Je l'ai senti lors de son enterrement. Tant de visages graves et fermés. Les soeurs se tenaient éloignées les unes des autres, incapables de se parler, de se regarder. Garance avait regardé, les poings serrés le cercueil recouvert de terre. Son visage était celui de la peine personnifié. Mais je ne la vis pas verser une larme.

Coraline l'observait, un peu à l'écart, aux cotés de Jérémie. Les poings serrés dans une expression de colère rentrée que j'avais du mal à comprendre. Lui en voulait-elle d'éprouver de la peine ? Où la comparait-elle à ce qu'elle avait éprouvé pour Louison ? Ou peut-être cette mort avait éveillé en elle un écho d'une mort trop récente ? Je penchai pour la troisième hypothèse quand je la vis brusquement tourner les talons et s'enfuir, bousculant Jérémie qui eut du mal à la rattraper malgré ses grandes jambes. Plus tard, j'appris que je m'étais trompée quelque peu. En effet, elle avait demandé à Garance de quitter le couvent avec nous. Elle craignait pour notre sécurité. Et bien sûr, Garance n'a rien voulu entendre. Je pense aussi qu'elle pensait à Louison, à sa mort et à son agonie. Comme nous toutes à ce moment.

Dès le lendemain, on nous attribua des tâches domestiques. Puisqu'il fallait bien continuer à vivre, selon Thérésa. Nous les exécutâmes sans passion. Les jours se succédèrent sans incident notoire, jusqu'à ce que Garance trouve un drap détrempé de sang dans la pile de linge sale. Quant à moi, je remarquai qu'un couteau de cuisine manquait. Et bien sûr, cela ne nous rassura pas du tout.

[Althéa]

Journal de Jérémie

Hier, j'ai vu le visage de Coraline apparaître dans une feuille de salade. Avant hier, j'ai cru la voir dans ma bière. Je trouve qu'elle manque un peu de correction. Mais je le sais, elle me harcèle. Je n'en peux plus. Et demain ? J'ai peur, je n'en peux plus. Est-ce pour me punir de ma pensée impie au sujet de l'orteil de Garance ? Va-t-elle me poursuivre encore un long moment, se cachant derrière moi et me hululant à la l'oreille comme un fantôme. En criant houhouhou ? J'en frémis d'avance.

Je devrais écrire à l'orteil de sa soeur pour lui demander pardon.

Cher orteil de Garance,
cette forme de mysticisme de bas étage dont vous me poursuivez ne convient à aucun de nous deux. Faire apparaître des Coraline doit être éprouvant. Il faut vous ménager. Veuillez alors cesser et vous ménager.
Amicalement,
Jérémie

Enfin, je ne sais pas si le amicalement convient. Peut-on avoir des relations amicales avec un orteil. Cela implique l'emmener en promenade le dimanche, lui offrir des douceurs, lui faire la conversation. Je pourrais peut-être l'emmener se baigner, remarque. J'espère qu'il sait nager. Mais que dira Coraline ? J'ai un peu peur de sa réaction. Est-elle d'un naturel jaloux ? Et Garance, me laissera-t-elle emmener son orteil dans de folles aventures ? Remarque, elle en a bien neuf autres. Et celui-là aura bien des histoires à raconter à ses congénères le soir.

Je m'interroge tout de même. Coraline produit-elle sur moi un effet de manque ? Ce qui m'emmène à la question : quelle posologie pour Coraline ? Je préconiserais une dose de Coraline toute les trois heures. Surtout quand elle est de mauvaise humeur.

Mais je crois qu'elle me manque ...

[Althéa]

Tôt le matin, nous nous sommes donc levés pour prendre le chemin des écoliers. L'établissement, situé à coté de l'église accueillait des enfants d'une dizaine d'années environ et surtout des garçons. Les familles estimant que la plupart des filles avaient bien d'autres devoirs que celui d'étudier.

Ils marchaient devant nous se pressant ou derrière nous, traînant des pieds. Mais ils nous regardaient tous, de ce petit air curieux et un tantinet agressif qu'on affiche en présence d'intrus. Était-ce une impression ou commencèrent-ils peu à peu à se rassembler autour de nous ? Je le crois car Coraline, qui nous semblait nous fuir depuis la veille se rapprocha de moi. Certains nous frôlèrent simplement, d'autres nous bousculèrent en riant. C'est alors que je sentis sa présence, tout près de moi. D'abord le froid, un froid intense et contre nature. Je sentis la glace sur mes bras. Et j'entendis des voix. Des milliers de voix chuchottantes et malsaines qui se riaient de moi. En baissant le regard, je le vis, durant une fraction de seconde. Un enfant, un petit garçon aux boucles blondes et angéliques. Mais son regard était hanté et fou. Mauvais. Il me sourit et j'entrevis sa langue, effilée comme celle d'un serpent. L'ais-je rêvé ? Le temps d'un battement de cil il avait disparu.

Les enfants passèrent le portail, saluant au passage leur maître, le Père Jehan, homme d'Eglise calme et placide qui nous enseignait déjà à Jérémie et moi dans notre jeune temps. Il nous dit bonjour avec son habituel sourire. Mais je remarquai ses traits tirés et ses yeux inquiets. Mais peut-être n'étaient-ils que le résultat d'une mauvaise nuit. Le brave homme souffrait de rhumatismes. Il ne sonna pas la cloche tout de suite, préférant discuter avec nous. Du moins, il me parla, Coraline s'étant de nouveau éloignée et Jérémie regardant le sol à ses pieds comme à son habitude. Non loin de nous, les enfants s'étaient rassemblés et nous regardaient. Immobiles et muets. Mais l'ombre dans leur yeux était une menace. Nuls jeux, nuls rires. Ils ressemblaient à des pantins dont on venait d'ôter les ficelles.

Les épaules du Père Jehan s'étaient raidies sous la tension palpable. Près de moi, Coraline et Jérémie levèrent la tête. Soudain, ils s'avancèrent et vinrent se coller contre le portail. Nous reculâmes instinctivement. L'homme d'Eglise, visiblement gêné par la situation alla sonner la cloche mais aucun ne sembla l'entendre. Ils continuaient à nous fixer des yeux. Et Jérémie commença à marcher vers eux. Mais Coraline réagit vite. Prenant soudain mon frère par le bras, elle le tira en arrière en me faisant signe de la suivre. Nous marchâmes lentement, à reculons, assaillis par leurs yeux. Nous voyant refluer en désordre, ils se mirent à sourire. Des sourires non plus d'enfants, mais de loups. Nous attendîmes d'être au bout de la rue pour nous retourner. Par contre, nous sentîmes leurs regards rivés sur nous bien après que nous ayons fermé la porte de l'officine à double tour.

[Althéa]

Journal de Garance.

Pas sommeil. J'arpente la maison. Pas un bruit. L'ennui. Les souvenirs. Mais je n'aime pas me rappeler. Alors, j'écris.

Nous avons arpenté les couloirs à la recherche du couteau. Nos recherches ne donnèrent rien, de même que les discussions avec la mère supérieure. Pour elle, tout était normal. Mais nos nuits étaient celles de tous les cauchemars. Et les toilettes étaient le siège de l'enfer. Nous y allions en groupe durant la nuit.

Puis, durant la prière, Violette qui se tortillait sur son siège s'éclipsa discrètement, évitant le regard désapprobateur de la mère supérieure. Je la vis revenir, non pas soulagée, mais les yeux exorbités de terreur. Durant tout l'office, elle fit mine de prier, repliée sur elle-même. Mais je voyais ses mains tremblantes. Certaines lui posaient des questions, auxquelles elle refusait de répondre. En prière comme elle ne l'avait jamais été. Ses yeux fixaient obstinément la croix du christ au dessus d'elle, dans l'espoir d'un réconfort infime. Elle se cramponnait à cette vision comme un naufragé s'agrippe à la planche de la dernière chance dans la tempête.

Autour d'elle, l'inquiétude s'installait, se propageait, enflait, gagnait les rangs. Si bien que durant un instant, la soeur chargée de la lecture de l'Evangile s'interrompit. Un murmure d'effroi parcourut l'assistance. Mya attrapa ma main et la serra si fort qu'elle me fit mal. Alix se rapprocha de moi. Et je vis dans les yeux de Louann la terreur à l'état pur.

A la fin du service religieux, je voulus la rejoindre mais crus la perdre dans la cohue. Mais c'est elle qui me rejoignit. Je l'entendis à peine me glisser à l'oreille : «*Avant midi dans le potager. Viens seule*». Quand je me retournai elle avait déjà disparu.

Je parlai avec mes soeurs. Elles ne voulaient pas me laisser aller sans personne. Le temps que je parlemente, midi avait déjà sonné. Elles se rendirent à contrecœur au réfectoire pour ne pas éveiller les soupçons. Je ne m'attardais pas, consciente de l'état d'extrême anxiété dans lequel était plongée mon amie. Je courrais presque. Peu avant d'arriver, j'entendis un cri étouffé suivi d'une course effrénée sur les graviers. J'allai rejoindre Violette et la trouvai agonisante dans une mare de sang. Elle désignait quelque chose sur le mur en face d'elle. Quelque chose qu'elle était seule à voir. Elle mourut dans mes bras. Devant elle partait une série d'empreintes menant tout droit vers le mur. Une porte ? Un passage secret ? Je ne trouvai rien.

[Althéa]

Journal de Coraline

Il m'exaspère. Et pourtant, il m'a fait rire. Jérémie. Qu'il vienne pourrait-être une bonne idée après tout.

Et après quoi ? Pour qu'il vienne ? Que nous nous installions ensemble pour vivre cette imitation de bonheur ? Jusqu'à quand ? Jusqu'à ce qu'il meure ? Et ensuite ? Non, je ne supporterai plus cette solitude. Il n'y aura pas d'ensuite. Je verrouillerai mon coeur et mes possibles. Enfin, je me donnerai le choix.

Et cette fois, je ne reculerai pas. Je ne me battrai plus pour survivre. Et j'éteindrai toute étincelle de vouloir-vivre.

Oh, pitié. Pourvu qu'on ne me l'enlève pas trop tôt.

[Althéa]

Nous nous sommes barricadés dans l'officine. Effrayés sans le montrer, persuadés que les autres n'avaient pas vécu la même expérience que nous et se montreraient incrédules si nous venions à en parler. Nous nous sommes regardés un long moment sans parler. Puis, au moment où Jérémie allait ouvrir la bouche, Coraline étouffant un baillement factice nous planta là et monta à l'étage. Jérémie se laissa tomber sur la première chaise venue.

A ce moment, on frappa à la porte. Nous sursautâmes d'un seul et même bond. A l'étage, j'entendis Coraline se déplacer. Sur sa chaise, Jérémie tenta de se faire le plus discret possible. Un peu plus et il aurait pu se fondre dans le bois. Je fus donc tout naturellement désigné pour aller ouvrir.

Comme je m'y attendais, un enfant se trouvait devant moi. Il me dévisagea, un long moment, un rictus menaçant sur les lèvres. Mais il n'était pas venu seul. Sa mère l'accompagnait. Et elle était inquiète. Je le vis dans ses mains tremblantes, dans les larmes dans ses yeux.

«*Il faut que vous examiniez mon petit Yann, dit-elle sans préambule, il n'a pas l'air en forme.*»

Coraline descendit. Ses yeux s'arrêtèrent sur l'enfant. Elle n'eut qu'un haussement de sourcils et se tourna vers la mère. Le dialogue qui suivit est véridique, je m'en souviens comme si c'était hier.

Coraline : «*Alors, vous venez nous faire examiner votre fils. Et vous voulez qu'il reste avec nous.*»
Dame : «*Ma foi, oui. Il me semble étrange. J'ai peur qu'il ne couve quelque chose. J'espérais que vous le gardiez pour l'examiner.*»
Coraline : «*Pour montrer qu'il est un enfant exceptionnel ? Mais je le sais madame. Mais je dois vous le dire, nous n'en achetons plus.*»
Dame, fronçant les sourcils : «*Je vous demande pardon ?*»
Coraline : «*Hé bien, vous ne saviez pas ? Ici, nous achetions les enfants. Maintenant, nous ne faisons que les revendre.*»
Dame : «*Mais vous êtes folle*»
Coraline : «*Je crois que oui madame. C'est pour cela qu'il vaudrait mieux que votre fils ne reste pas … Oh, vous êtes déjà partie*»

La femme partit, tenant fermement son fils par le bras de peur qu'on le lui vole. Est-ce mon imagination ou ais-je entendu l'enfant pousser un feulement de déception ? Dans tous les cas, Coraline venait de nous rendre un fier service. Elle nous sourit et retourna s'enfermer dans sa chambre sans plus attendre.

[Althéa]

Journal de Louann

Je me suis promenée le long du Rhône avec Alix. Nous avons marché sous la lumière dorée du petit matin. A coté de nous, le soleil pailletait les vaguelettes. Elle cheminait devant moi. Etait-ce une illusion d'optique ou tout simplement mon imagination ? Mais il me sembla que ses sandales ne touchaient pas terre. Elle marchait en silence, ramassant ça et là une fleur, une plume, un caillou. Sereine et contemplative. S'il arrive à dieu d'envoyer des anges, je pense qu'Alix et de ceux-là. Grâce à elle, peines et soucis furent mis de coté. J'oubliai, pour un temps.

J'oubliai les meurtres perpétrés au sein même du couvent. Le sang. Les nuits d'angoisses où nous n'osions même plus fermer l'oeil. Une nuit, alors que nous avions toutes succombé au sommeil par je ne sais quel miracle, un bruit infime fit se réveiller Mya. Elle nous raconta plus tard qu'elle avait vu une grande ombre, penchée au dessus de soeur Eulalie. Une grande ombre armée d'un couteau. Elle hurla, nous réveillant en sursaut et nous plongeant dans la panique la plus totale.

Nous allumâmes les chandelles. Et Mya, tremblante se tenait devant moi, incapable de bouger. En pleurant, elle nous annonça qu'Eulalie était morte. Je vis le visage de Garance blanchir d'un coup. Mais un rire discret derrière elle démentit ses propos. Eulalie se tenait devant nous, un léger sourire aux lèvres. «*Elle a fait un cauchemar, cette petite.*», dit-elle doucement. Mya se jeta dans ses bras.

[Althéa]

Journal de Jérémie.

J'ai beau essayer dans tous les sens, mais ça ne marche pas. Peut-être que je ne le prends pas du bon coté après tout. Il y a peut-être d'autres phrases que «*Coraline m'aime peut-être*» dans ce jeu de la marguerite. Tant de pétales gaspillées. Et dire que j'aurais pu me faire une couronne de fleur. J'aurais eu fière allure avec. D'autant plus que les patients commencent à revenir. Bon, ils me regardent toujours aussi bizarrement, surtout depuis que j'ai essayé la robe. On m'a dit que je l'avais mise à l'envers. Pourtant, mon torse sortant du dos nu était plutôt saillant, non ? Bien sûr, je n'ai pas les beaux muscles de statue grecque de Maxime. Il s'entretient, lui, à ce qu'il me dit.

Mais peut-être que mes muscles pourraient faire revenir Coraline. Je pourrais la porter de Vienne à Annecy. Et lui demander son avis ensuite, bien sûr. Elle me tuerait ensuite, mais au moins, j'aurais sa réponse.

Quand je regarde la lune, je la vois aussi. Partout où je regarde. Peut-être devrais-je porter des lunettes. Des lunettes anti Coraline. Il vaudrait peut-être mieux.

[Althéa]

Journal de Coraline

Je n'ose pas l'avouer. Mais j'ai peur. Chaque fois que s'éteignent les lampes, je ne peux m'empêcher de guetter les ombres. Les souvenirs affluent du fond de mon angoisse. Peut-être les apprivoiserais-je en les couchant par écrit ?

Durant mes temps libres, j'avais pris l'habitude de me promener seule. La compagnie de mes deux collègues me pesait. Et cela pour une raison que je n'arrivais pas encore à admettre mais qui était pourtant si simple : leur gémellité.

Cette idée que leur couple de jumeaux soit entier me torturait et faisait saigner des blessures qui étaient loin d'être refermées. Les voir me faisait penser à Louison. Ma chère Louison. Ils ne se rendaient pas compte de leur chance. Alors, je passais le plus clair de mon temps à les éviter.

Souvent, quand le temps était clément, je m'offrais une promenade autour du lac. Limpide et majestueux. Il reflétait si bien le bleu du ciel et l'ombre des nuages. Je les admirais, mouvants et lointains. Le soir, j'essayais de les peindre. Je m'étais pour cela offert quelques pigments et quelques pinceaux de mauvaise qualité. Ainsi, je pensais me distraire. Mais la précision et la sensibilité artistique avaient déserté mes mains. Depuis la mort de Louison, j'étais improductive.

Je crois que Jérémie comprenait mon isolement. Ou du moins, il ne s'en formalisait pas. Il me regardait durant de longs moments, sans rien dire. Un jour, il me surprit en train de peindre. Ou aperçut-il un de mes dessins en train de sécher. Comme tous les autres, j'allais le détruire. Gratter la peinture afin qu'il ne reste plus aucune trace. Je le vis s'arrêter, contemplant mon tableau, plongé dans son silence coutumier. Mais son sourire quant à lui était inhabituel. Presque rayonnant, il le transfigurait. Je lui proposai de lui offrir la toile. Il hocha la tête en silence. Mais ses yeux me dirent merci. Quelques jours plus tard, il revint avec un chevalet. Il le posa devant moi et s'en fut sans attendre ma réaction.

Dès lors, je n'eus plus besoin de prétextes pour m'isoler. Je m'en allais, le chevalet sur le dos – Jérémie y avait adjoint une sangle pour que je puisse le transporter – et je m'installais là où bon me semblait. Et là, durant des heures fragiles, le temps suspendu à mon pinceau, j'oubliais tout. L'inquiétude pour mes soeurs s'accrochant obstinément à leur enquête dans ce fichu couvent. Deux meurtres ne suffisaient donc pas à Garance ? N'en avait-elle pas déjà assez soupé que de voir ses amies mortes ? Et bientôt, laquelle d'entre nous ? J'effaçai mes pensées d'un revers rageur de pinceau. J'oubliai tout. Y compris ce qui se passait autour de moi.

Je me souviens du rire qui me fit lever la tête de ma toile. Un rire réjoui et dément. Je tournai la tête. Il se trouvait à coté, de moi. Il m'observait. Un homme rougeaud en beau costume et à la fraise étincelante de blancheur. Je regardai autour de moi, essayant de trouver la cible de son hilarité. J'étais seule. Le plus calmement possible, je rangeai mes pinceaux, roulai ma toile et repliai mon chevalet. Je commençais à partir quand il se mit à me suivre. Il fallait que je rentre, et vite. Il pressa le pas.

J'avais une alternative pour rentrer chez nous. M'en aller par une rue passante, ce qui me retarderait quelque peu mais m'aurait permis d'être visible par tous en cas d'agression ou prendre le raccourcis qui longeait le canal. Mais c'était risquer de me retrouver seule. J'optai donc pour la première solution. Hélas, une averse soudaine vida la rue de toute présence alors que je m'y engageai. L'homme me suivait toujours. Prise de panique, je tentai de courir. Mais un traître pavé me fit trébucher et je m'étalai tout du long au milieu de la rue.

Rapide comme dans un cauchemar, l'homme me cueillit par le col et m'emmena dans une ruelle étroite. Je le vis avec horreur se rapprocher du Tyou. Je tentai de me débattre mais sa grosse poigne se resserra autour de moi, m'étranglant presque. Je crus alors qu'il allait me noyer. Je tentai de hurler mais il me gifla, m'obligeant à garder au silence. Puis, me tenant toujours, il me suspendit à bout de bras au dessus du parapet. Et il me dit calmement : «*Message pour toi et les deux autres. Mêlez vous de vos oignons. Il n'aime pas qu'on mette le nez dans ses affaires. Alors, évitez de traîner près de l'école, compris ?*». Comme je hochai la tête, il me laissa tomber et me laissa là. J'eus toutes les peines du monde à reprendre mon souffle. Je restai de longues heures sous la pluie battante jusqu'à ce que maître Ambroise, rendant visite chez un patient, passe de ce coté-ci de la ville, me reconnaisse et me ramène chez nous.

[Althéa]

Journal de Louann

Nous sommes épuisées. En réalité, je crois que nous ne sommes pas remises des événements d'Annecy. Même si Mya seulement a été sérieusement blessée, nous avons tremblé les unes pour les autres. Encore maintenant, il nous arrive de ne pas fermer l'oeil de la nuit. Nous guettons l'obscurité. On dit qu'à Annecy, il règne toujours un climat de tension. Certains voient des ombres glisser le long des murs, à la nuit tombée. La peur s'est installée, de même que le brouillard en ce début d'automne. Alors que pour nous, il n'y a pas eu d'été. Nous avons toujours vécu sous un ciel d'orage.

Nous avions pourtant entrevu des accalmies. Ou peut-être les avions nous rêvées. Nous avons cru que tout allait changer. Que ce soleil timide pourrait enfin réapparaître au dessus de notre fratrie. Mais nous l'avons tout simplement rêvé.

Comme cet après-midi au bord du lac. Mes soeurs, les amies de Garance et moi avions fui la pesanteur du couvent pendant que Thérésa et la Mère Supérieure s'en étaient allées parler au prévôt. Elles en auraient jusqu'à la fin de la journée. Nous étions donc tranquilles. Et les berges du lac baignées par la lumière nous parurent sensiblement attirantes. Eulalie avait dérobé en cuisine quelques victuailles, de quoi rendre la journée délicieuse.

Eve connaissait un endroit parmi les roseaux, à l'écart du monde et de la route où nous serions tranquilles. Nous fûmes donc surprises d'y découvrir Coraline en grande conversation avec deux hommes. Je reconnus les deux médecins venus examiner le corps de Violette. Ils discutaient avec animation. Ils ne nous avaient pas entendus arriver et sursautèrent à notre approche, comme si nous avions été le diable en personne. Et, si les deux hommes finirent par sourire, Coraline ne desserra pas les dents. Visiblement, nous les dérangions.

Garance leur parla des derniers événements du couvent. Jérémie nous raconta ce qu'ils avaient vécu avec les enfants. Un frisson d'effroi nous parcourut toutes. Je vis Mya se recroqueviller et saisir la main de Garance. Seule Alix ne montra pas un signe d'effroi. Lointaine, comme elle l'était toujours. Elle semblait perdue dans ses pensées. Ailleurs. Mais elle tenta, chaque fois qu'elle le pouvait d'éloigner notre angoisse.

Nous parlâmes un long moment. Et peu à peu, l'angoisse partagée sembla se faire irréelle, s'éloigner pour presque disparaître. Se faire discrète. Et nous passâmes finalement une bonne journée. Alix avait emmené son cerf-volant. Elle le fit voler au dessus de l'eau, jouant avec les reflets. Les lumières et les couleurs se multiplièrent, se fondirent en une douce sarabande qui nous emmena loin d'Annecy, vers des cieux plus cléments.

Et je vis après quelques heures qu'Alix avait ensorcelé Maxime ...

[Althéa]

Journal de Maxime

Il me semble que parfois, lorsque mon attention se dérobe et prend le chemin de la rêverie, que je me laisse aller à croire au surnaturel. Il me guette souvent, tapi entre le sommeil et le réveil. Depuis l'accident qui avait coûté la vie à mes parents, je ne rêvais plus. Du moins, c'étaient des rêves furtifs dont je ne conservais aucun souvenir une fois en éveil. Je les fuyais, craignant chaque fois qu'ils ne me ramènent en arrière. A vrai dire, c'est grâce à Alix que je retrouvai le chemin des songes.

Je crois qu'elle m'a ensorcelée. Pourtant, elle a à peine prononcé quelques mots. Ses regards, je pense, ont été la cause de tout. Appartient-elle au genre humain ? A un moment, nous nous sommes retrouvés seuls. Comment ? Je suis incapable de m'en souvenir. Peut-être avait-elle joué de sa magie ? Peut-être m'avait elle entraîné loin du temps et des autres ?

Elle ne m'a pas parlé d'elle, mais de sa soeur, Coraline. Elle m'a raconté leur histoire, et celle de Louison, la jumelle défunte. Peu à peu, je commençais à comprendre Coraline, sa froideur, son isolement. Cette répulsion qu'elle affichait pour nous. Elle me fit promettre de protéger sa soeur, quoi qu'il arrive. Et je promis. Que pouvais-je faire d'autre ? Je promis aussi de lui parler, de l'aider. Elle me sourit et retourna auprès des autres.

Je crois que nous passâmes un bon après-midi. Jusqu'à ce que je les voie. Etaient-ils là depuis longtemps ? Nous espionnaient-ils en silence ? Quoi qu'il en soit, je vis le visage de deux d'entre eux à travers les roseaux. Un reflet tout au plus. Ils nous regardaient, de leurs yeux mauvais. Deux enfants. Du moins, des parodies d'enfants. Ils n'en étaient déjà plus car la noirceur les avait à jamais envahis.

J'allais réagir quand une des nonnes se mit à crier qu'elle avait vu un serpent non loin de nous. Toute magie déserta les lieux. Les religieuses et nous rassemblâmes bien vite nos bagages. Hélas, nous remarquâmes bien vite que Soeur Eve manquait.

[Althéa]

Journal de Jérémie

Elle disparaît,, elle apparaît, elle transparaît, elle paraît. Si elle avait été un homme, cela aurait été différent et aurait laissé libre court aux rumeurs. Il paraît que Jérémie s'est encore déguisé avec une robe. Ah bon ? Mais il n'est pas très sérieux ce garçon là.

Mais si madame, parce qu'aujourd'hui, Jérémie s'est mis à coudre. Ah bon ? Oui, après tout, je sais manier l'aiguille. Hé bien, tu es un bon garçon Jérémie. Et que couds-tu ? Des chapeaux. Un beau chapeau pour Coraline et ses soeurs. Parce que leur peau est claire et qu'elles craignent le soleil. Alors, Jéramie, tu es vraiment un gentil garçon. Arrêtez madame vous allez me faire rougir.

Je me demande si je dois ou non mettre le canard entier sur le chapeau de Garance. Peut-être ne garder que le bec. Mais si elle nage avec, peut-être pourra-t-elle donner l'illusion d'être un véritable canard. Ha, ha.

Pour le chapeau de Coraline, j'ai pensé à un verre à pied. Elle aimera, je pense. Quand ils seront prêts, je leur enverrai. Je vois déjà leurs yeux ravis. Elles ne me remercieront jamais assez, j'en suis sûr.

[Althéa]

Le vent furieux hulule dans les rues d'Annecy. Il crit sa complainte, se frottant aux portes fermées à double tour et aux volets des fenêtres. Et pourtant, les jours sont encore longs. Mais à Annecy, les gens ont peur et ne sortent que lorsque la nécessité se fait sentir. On épie ses voisins à la dérobée, et l'on sursaute au moindre bruit. Une vague d'angoisse s'est abattue sur la ville. Les hommes de la prévôté ont entreprit des rondes diurnes mais ne parviennent pas en enrayer l'angoisse de la population. Ils le voient dans les ombres derrière les rideaux, vite refermés quand ils lèvent les yeux. Certains commerçants ont même préféré fermer boutique. D'autres ont même fui la ville, emportant avec eux femmes et enfants.

Car on dit que la mort rôde dans la ville. Elle se tapit dans les lieux sombres, dans les ruelles étroites, et sur les bords du canal. Parfois, elle vous surprend assise sur une tombe, aiguisant doucement sa faux. Parfois, il lui arrive de faire signe dans la direction des badauds. Ils se recroquevillent, sentant sur leur nuque un frisson glacé. Ils pensent au couvent, à l'incendie. A toutes ces religieuses qui ont péri. Et aux enfants. Ils pensent à leurs fils et à leurs filles et se disent que la vie est parfois bien fragile. Ils ne se trompent pas. Puis, ils jettent un regard suppliant vers les Eglises, espérant que Dieu leur vienne en aide. Mais le tout puissant n'a-t-il pas déjà déserté la ville ?

[Althéa]

Journal d'Alix

Encore une nuit mystérieuse où la lune est morte. Elle reviendra, comme une promesse achevée. Encore plus solide qu'un pacte inviolable. Lumière dans nos ténèbres, amoureuse trahie de l'astre solaire. Cette nuit, elle n'est plus.

Que serions-nous sans la lumière ? Des cadavres erratiques dans un monde de ténèbres, sans espoir de lendemain. Incapables de savourer la caresse du jour et la magie de la nuit. Étranges maillons rompus condamnés à s'éteindre. Une promesse d'avenir avortée. Car la lumière signifie aussi ce que nous avons de plus précieux : l'espoir. Ou peut-être est-ce notre espoir qui ranime chaque jour la lumière.

[Althéa]

Journal de Garance

Nuit noire. Et je ne dors plus. J'ai peur. Peur de l'obscurité.

Nous avons cherché Eve jusqu'à la nuit noire. Nous n'avons pas trouvé son corps dans le lac. Mais elle avait très bien pu s'être noyée et sa dépouille couler dans les bas fonds. Et un mauvais pressentiment nous soufflait qu'elle était la suivante … Nous avons cherché jusqu'à la nuit tombée. Puis nous sommes rentrés. Coraline, Jérémie et Maxime nous ont raccompagnés jusqu'à la porte du couvent. Coraline et moi avons parlé. Pour elle, nous devions quitter le couvent. Mais je voulais rester, trouver qui tuait mes amies les unes après les autres. Et lui faire payer. J'étais déterminée. Trop.

Coraline est repartie sans un mot pour moi. Nous avons poussé la porte, pensant que la Mère Supérieure et Thérésa nous attendaient. Mais il n'y avait personne dans la cour. Nous les retrouvâmes avec les autres dans les latrines.

Une main maniaque avait parsemé la pièce de lumignons allumés. Les latrines étaient illuminées, comme une chapelle sordide. Et, au milieu des lumières, on avait déposé Eve, les bras en croix, dans une parodie de crucifixion. Je ne doutai pas instant qu'elle était morte.
Je m'avançai, poussant les autres pour parvenir jusqu'à elle. Au vu de son cadavre on l'avait noyée.

Des murmures s'élevèrent derrière moi. Thérésa commença à parler de punition des pêchers et de repentir. Je me retournai pour la voir. Et là, je vis la flamme brillante du fanatisme dans ses yeux. J'entendis plusieurs murmures d'approbation dont celui d'Eulalie. D'autres aussi acquiesçaient avec une ferveur plus ou moins muette. Et je sentis un froid glacial envahir mon échine. La main d'Alix prit la mienne et la serra fort.

[Althéa]

Journal de Coraline

J'ignore encore si Mya s'en sortira. Je n'ose pas me prononcer. J'évite autant que possible leurs regards chargés d'un espoir muet qui me dégoûte et me donne envie de hurler. Le sort de Mya n'est pas entre mes mains. C'est à elle, et à elle seule de gagner ce combat, je ne peux que l'aider. Et l'on peut dire que cette année, nous avons lutté.

Je me souviens du pire, dans cette obscure officine. Jérémie et Maxime étaient partis dépenser leur maigre salaire dans une taverne à proximité. Ils m'avaient proposé de les accompagner. Mais leur proximité était devenue oppressante et j'avais refusé. Je me suis retrouvée seule avec maître Ambroise.

L'homme, un silencieux autant que moi me laissa pour aller broyer quelques simples. Quant à moi, je montai dans ma chambre étudier un peu. La tête dans mon livre, j'entendis à peine la porte s'ouvrir et se refermer doucement. Pensant qu'il s'agissait du retour des jumeaux, je restai assise à continuer ma lecture. Un faible gémissement me fit lever les yeux. Je remarquai alors que l'obscurité avait gagné l'officine et qu'à part la lumière de ma chandelle posée sur mon bureau, il faisait entièrement noir.

Je me tournai alors vers elle pendant que la panique s'insinuait en moi. Je me raccrochai des yeux à minuscule flamme, consciente que ma survie dépendait d'elle. Et je la vis s'éteindre tout doucement, comme si on l'avait soufflée. J'entendis un rire non loin de moi. Et le plancher craqua sous le poids d'un pas léger et précipité. Je me retournai et ne vis personne. Je me tournai encore et encore sans que mes yeux me renvoient l'image de qui que ce soit.

A un moment, quelqu'un surgit dans mon champ de vision. Je fis volte face. Mon reflet incrédule me contemplait dans le miroir. Tâche sombre sur laquelle je distinguai à peine mes cheveux roux, et mon regard … Je me souviendrai à jamais de son expression. Un regard hanté. Je m'en rapprochai malgré moi, comme mue par une volonté supérieure à la mienne, fascinée.

Au moment où je me tenais tout près, mon reflet bougea, avec un temps d'avance sur moi et me heurta violemment la tempe. Ma tête heurta la glace. Je sentis du sang couler sur mon visage. J'entendis quelqu'un monter en courant les escaliers. Puis des hurlements emplirent la pièce. Je mis du temps à comprendre qu'il s'agissait des miens ...

[Althéa]

Journal de Garance

Je ne dors plus. Plus aucun moyen de fermer l'oeil. Alors j'écris.

Après la mort d'Eve, je me suis mis en tête de retrouver le meurtrier coûte que coûte et de lui faire payer pour ses crimes. J'ai cherché en vain les failles et les indices, jusqu'à l'épuisement. Il y avait un rapport avec les latrines, mais après ? Je n'avais trouvé aucune porte dérobée, aucun passage secret, et encore moins ce qui pouvait y ressembler de près ou de loin.

Quant au tueur, quel qu'il soit, il devait connaître parfaitement les lieux. Une des religieuses ? Je n'osais pas l'imaginer. Et ne voyais surtout pas le mobile. Du moins pour le moment. Pour moi, il s'agissait donc d'une personne de l'extérieur, ayant eu à faire avec le couvent. Une Soeur éconduite ? Ou une que l'âpreté de la vie aurait forcé à renier ses voeux ? Un amant éconduit ? Je me perdais en conjectures. Il fallait que j'y voie plus clair, sans quoi – j'en étais persuadée – d'autres meurtres allaient survenir.

Alors une nuit, sans en parler à quiconque je me dissimulai dans un renfoncement et attendis. Plusieurs religieuses défilèrent sans me voir. Rien qui n'éveillât mes soupçons. Le temps passa. Deux heures du matin sonnèrent. Je commençai à me dire que mes recherches ne donneraient rien et me préparai à partir quand on m'interpella.

«*Garance, je sais que tu es là.*»

L'ombre d'Eulalie glissa sur le mur. Je me montrai, quelque peu surprise.

«*Que fais-tu là ?, avais-je demandé.
- Je te cherchais*», avait-elle répondu.

Elle voulait me parler. Bien sûr, je ne protestai pas. Eulalie était une personne de confiance, avec laquelle je discutais bien volontiers. Je fus donc désagréablement surprise quand elle m'expliqua qu'elle voulait m'entretenir sur mon manque de foi. C'était selon elle, à cause de personnes comme moi que le couvent était devenu le théâtre d'horreurs. Je m'étais enfuie, j'avais renié mes voeux, je les avais trahies, j'avais trahi Dieu. Je devais me repentir et revenir dans le droit chemin.

Je la regardai, interdite. Elle me regarda droit dans les yeux. Et dans les siens, je vis de la haine. Mais aussi de la peur. Je me levai, et sans lui laisser prononcer un mot de plus regagnai le dortoir.

[Althéa]

Journal de Coraline

J'ai toujours été intriguée par le silence des églises. Intriguée, ou exaspérée. Par ces statues de pierre au regard indifférent. Tout comme les anges sur les tombes. Je n'aurais jamais permis qu'on en mette un sur la tombe de Louison.

Et pourtant, c'est là bas, que je m'étais réfugiée pour retrouver ma solitude. La présence des deux autres me pesait trop. Depuis ce que nous appelions «*le cauchemar de l'autre nuit.*», ils refusaient de me laisser seule. Je les semais dès que j'en avais la possibilité. L'Eglise de Saint-François me parut le refuge le plus adéquat. D'autant que je savais qu'on n'irait pas me chercher là-bas. Je marchais un peu, me laissant gagner par le calme des pierres. A cette heure, j'étais quasiment seule. Bercée par la lumière apaisante descendant des vitraux, je ne tardais pas à m'asseoir dans une chapelle à l'écart de la nef sous le regard placide et indifférent de la Vierge-Marie. La lumière tremblotante des cierges me rappela que je n'en avais jamais allumé un seul pour Louison. Est-ce par humeur chagrine ou par nostalgie, ou tout simplement parce que Louison méritait cette lumière paisible ? J'en allumai un pour elle. Vacillante et fragile, elle m'éclairait, à son image. Je la savourai, l'observai. Mais au moment où j'allais poser la bougie sur son socle je vis la flamme vaciller.

Je me retournais par réflexe. Quelqu'un était entré dans l'Eglise. Une silhouette encapuchonnée d'assez grande taille. Je la vis se diriger vers la chapelle où je m'étais installée. A sa démarche, je la reconnus sans mal. Je restais immobile. Garance marqua un temps d'arrêt en me voyant. Sa grimace horrifiée me rappela les ecchymoses et surtout les deux points de suture posés par Maxime. J'avais fini par ne plus les sentir. Je secouai la tête.

Elle s'assit posément à coté de moi, les épaules voûtées par l'angoisse et la fatigue. Elle me parla d'Eulalie, du fanatisme naissant, ce qui ne m'étonna pas outre mesure. L'obscurantisme était un monstre qui se nourrissait de peur. Je gardais le silence. Il lui suffisait de quitter le couvent pour que cela cesse. Et elle s'obstinait encore et encore. Mon absence de réaction lui fit mal, je crois. Mais au moment où elle voulut m'en faire part, la porte de l'Eglise s'ouvrit de nouveau.

Des petits pas remontèrent la travée centrale. Une petite silhouette se dirigeait de notre coté. Un enfant. Décidément, j'avais bien mal choisi mon refuge. Elle obliqua, gagnant les chapelles les unes après les autres. Là, elle prit le temps de souffler les bougies une à une. Une fête morbide, un rituel ? Instinctivement, je me levai et repris la bougie de Louison entre mes mains. L'obscurité s'était progressivement rapprochée de nous sous les traits de l'enfant. Un enfant … Nous vîmes très vite qu'il n'en était plus un. Dans son regard, je vis briller des flammes. Du moins, c'est ce qu'il me sembla. Garance le remarqua à son tour. Elle se leva aussi. Je la vis se rapprocher instinctivement de moi. L'enfant ou plutôt l'entité s'arrêta devant nous, un léger sourire aux lèvres. Il semblait sentir notre peur et s'en abreuver. Moi et ma bougie dérisoire, Garance et ses yeux écarquillés. Un simple «*Bouh*» nous aurait fait fuir. Mais il se contenta de nous faire signe de nous rasseoir. Nous obéîmes sans vraiment résister. Il alla s'agenouiller sur le prie Dieu, nous tournant le dos. Garance demanda doucement : «*Qu'êtes- vous ?*»

Il ne prit pas la peine de se retourner, ce qui le rendit plus terrible encore. La main de Garance attrapa mon bras et le serra jusqu'à me faire mal. L'entité répondit : «*Nous n'avons pas vraiment de nom. Et nous n'existons pas vraiment. Nous sommes peut-être juste un rêve, un concept. Et peut-être sommes-nous juste là pour vous mettre en garde.*» Il se releva lentement et se tourna vers nous. Ses yeux étaient illuminés de larmes. Je vis ses lèvres prononcer «*Prenez garde*». Et il s'abattit tout à coup sur les dalles froides du lieu Saint. Un filet de sang lui sourdait de l'oreille. Mais il respirait doucement.

[Althéa]

Coraline,

aujourd'hui, j'ai décidé de vous envoyer mes chaussettes ainsi que toute ma considération. Certaines, vous le verrez sont à repriser, mais vous n'êtes bien sûr pas obligée. J'ai remarqué qu'elles protégeaient efficacement les oreilles lors des longues soirées d'hiver. Vous pouvez bien sûr en distribuer si votre coeur vous en dit. Je ne suis pas jaloux. Peut-être avec un peu de chance entendrez vous mes pieds parler. Que diraient-ils ? Des secrets. Le nom des pavés. Tayin, taya. Oh, je devins lyrique. Il se dégage de ma lettre un érotisme profond, vous ne trouvez pas ? J'en ai des bouffées de chaleur pour ma part.

A très bientôt ma très chère Coraline, je jonche de chaussettes (propres si possibles), le chemin qui me mène à vous.

Chaussettement,

Jérémie

[Althéa]

Journal de Louann

J'attends. Et comme à mon habitude, je me sens dépossédée de tout. Tout est entre les mains de Garance ou celles de Coraline. Et moi, il ne me reste qu'à attendre, sourire, rassurer, panser les plaies. Une nouvelle fois prendre sur moi. Oui, c'est ce qu'on attend de moi. Du courage, de la patience, de la mesure. Et pourtant, parfois, j'ai envie de hurler, de mordre et tout jeter à terre. Mais si je me laisse aller sur cette pente, elles me suivront toutes.

J'ai haï ces journées au couvent. Ces journées à l'ambiance malsaine qui succédaient aux nuits d'effroi. Des clans se formaient autour de nous. D'un coté, les Soeurs pensant que les meurtres étaient le fruit d'une intervention humaine. De l'autre coté celles qui pensaient que le diable lui-même hantait les couloirs et ne serait repoussé qu'avec une Foi absolue. Pilar, traumatisée par les dérives de la foi dans son pays d'origine était la tête de file du premier mouvement. Quant à Eulalie, nouvellement convaincue par les prêches de Thérésa et de la mère supérieure, elle représentait le second camp.

Au départ, les deux camps se contentèrent de s'ignorer simplement. Les tables du réfectoire qui d'ordinaire se remplissaient sans distinction constituèrent désormais le point de rencontre de chaque clan. Les religieuses qui il y a quelques jours de cela étaient pour la plupart amies s'épiaient et se défiaient en silence. Pour le moment, elle s'en tenaient à des regards haineux. Mais je sentais que tôt ou tard, la situation allait s'envenimer jusqu'à déraper complétement.

Garance, même si – je le savais – ses pensées soutenaient Pilar nous interdit de prendre partie. Si nous voulions que l'enquête fonctionne, nous devions rester proches des deux. Nous mangions donc seules, entre soeurs. Garance souffrait, elle aussi, de toutes ces divisions. Mais, fidèle à elle-même, elle n'en disait pas un mot.

Une fois, seulement, elle se disputa avec Eulalie. Celle-ci lui reprochait son manque de réaction, et surtout son manque de foi. Et, pour ne rien arranger, elle déplora notre présence. Pour elle, c'est nous qui avions entraîné le Malin sur nos pas. Sa tablée, soudain agressive appuya ses paroles. Ne voulant pas laisser la situation s'envenimer, Garance se leva et sortit, sans ajouter un mot. Alix, Mya et moi nous retrouvâmes seules au milieu des regards hostiles. Nous voulûmes nous lever pour suivre Garance, mais Pilar nous fit signe de rester assises. Une exclamation de colère parcourut l'autre table. Autour de nous, les religieuses se levèrent.

Je ne me souviens plus quels furent les mots échangés qui firent que les Soeurs en vinrent aux mains. Trop de tensions, trop de nuits sans dormir. Et ce fut le chaos. Quoi qu'il en soit, quelqu'un dans la cohue fracassa une bouteille sur la tête de Pilar. Celle-ci, après un petit cri tomba en avant, et roula sous une table. Eulalie, oubliant pour le moment son animosité s'accroupit d'un bond à ses cotés. Pilar, par chance vivait encore et avait peu été touchée par les éclats de verre. Elle avait néanmoins besoin d'être soignée par un médecin. Eulalie, la prenant par l'épaule pour la soutenir l'entraîna dehors, jusqu'à l'officine où exerçait notre soeur. Nous les accompagnâmes sans vraiment réfléchir. Coraline était pour le moment absente. Maxime et Jérémie semblaient inquiets.

Eulalie leur exposa la raison de notre venue et à l'angoisse succéda la surprise. Je revois encore Maxime fronçant les sourcils et murmurer : «*Quoi ? Une bagarre ? Chez vous ?* Non, ce n'est pas possible». Puis se tourner vers Alix et lui sourire. Pour ma part, je jetai un regard en coin à Eulalie et Pilar. Elles se regardaient sans échanger un mot. Mais c'est de l'animosité à l'état pur que je vis dans leurs yeux.

[Althéa]

Journal de Maxime

Je n'aime plus Annecy. Tout me paraît hostile désormais. Jérémie non plus ne se sent pas en sécurité. Il attend que je me décide à donner le signal. Nul besoin de savoir où nous irons. La route est déjà tracée. Mais Jérémie a toujours fui les décisions importantes. C'est donc à moi et à moi seul de donner l'impulsion. Aujourd'hui, je manque de courage, mais peut-être demain. Cette nuit, il m'a semblé voir passer une ombre noire sous ma fenêtre. Quelque chose se prépare. Ou est-ce moi qui deviens fou ?

Je me souviens, de cette folie qui avait envahi le couvent puis notre officine. La blessure de Soeur Pilar tout d'abord. Rien de très grave. Mais provoquée par une de ses semblables et dans l'intention de lui faire mal ! Je n'en revenais pas. Je tentais d'en savoir un peu plus auprès de la fratrie qui les accompagnaient. Je notais au passage l'absence de Garance.


Pensant qu'il y avait un lien avec celle de Coraline, je demandais de ses nouvelles. Louann me répondit d'un simple geste de dénégation. Elles ne savaient pas non plus. Quand elle demanda des nouvelles de Coraline, je répondis de même. Elles supposèrent tout comme moi qu'elles étaient ensembles. Cela – je pense – nous rassura un peu, même si nous savions que cette probabilité était infime.

Je me tournais vers les deux Religieuses. Elles faisaient partie de celles que je connaissais le mieux. Souvent, je les voyais descendre en ville, l'une avec l'autre. Mais aujourd'hui, une étincelle de haine brillait dans leurs yeux. Voulant limiter les dégâts, je demandais à Eulalie de sortir. C'est ce qu'elle fit, non sans avoir soutenu mon regard durant quelques secondes. Elle s'en fut sans se retourner, claquant la porte derrière elle. Pilar souffla de soulagement.

Garance et Coraline arrivèrent pendant que je finissais de panser Soeur Pilar. Garance portait tant bien que mal un petit garçon dans ses bras. Il devait avoir dans les cinq ans environ. Je fus surpris par la pâleur de son visage, et ses traits tirés par la fatigue. Il semblait effrayé, presque sur le point de mourir de peur. Il se cramponnait à Garance de toute la force de ses petits bras. Coraline, comme à son habitude semblait indifférente. Elle me demanda simplement si je voulais bien examiner l'enfant. Ce que je fis.

Mis à part une extrême fatigue, il me sembla aller bien. Mais lorsque je lui demandai son nom, il ne se souvint que de son prénom. Je le transportai en haut à l'écart du monde, pour qu'il puisse se reposer. Je posai sur un lit et allais le laisser dormir quand il me demanda de rester avec lui. Je me rendis compte qu'il tremblait. De froid et de peur. Je n'ai jamais été très fort pour analyser le comportement des enfants. Mais comme celui là était terrifié. Je ne me rappelais que trop bien de ce petit garçon mort dans ce même lit, à peine quelques jours plus tôt. Et je lui demandais ce qui l'effrayait. Il me répondit simplement : «*De lui. Il nous dit qu'il cherche la source. Il dit que c'est sa force.*» Je voulus en savoir plus mais il secoua la tête et ne voulut rien ajouter de plus.

[Althéa]

Journal de Garance

Aujourd'hui, nous avons emmené Mya à l'ombre de la glycine. Elle a lu et s'est endormie. Elle ne parle pas. Coraline dit qu'elle guérit vite.

Les jours raccourcissent. Nous allumons des chandelles de plus en plus tôt. L'obscurité nous inquiète. Nous nous souvenons. Je me souviens du conflit qui opposa Eulalie et Pilar, de l'officine. J'avais regardé Eulalie s'en aller, en claquant la porte derrière elle.

J'aurais dû la suivre. Elle était ma meilleure amie. J'aurais pu encore la retenir, l'empêcher de basculer. Mais ne me voyant pas sortir à sa suite, elle dut se sentir trahie. Pour elle, j'avais choisi mon camp. D'amie, je passais à ennemie. Et celles avec qui elle partageait ses idées devinrent ses alliées les plus fidèles.

Je restai un long moment dans l'officine en compagnie de mes soeurs, des deux frères et de Pilar. Nous ne parlâmes pas beaucoup. Mais nous nous sentions protégés. Maxime alla chercher une bouteille de hale brune, cadeau qu'un patient fortuné lui avait laissé en échange de soins. Nous avons bu un peu. Les langues se sont déliés. Maxime nous a raconté ce qui s'était passé à l'officine. Coraline me regardait sans parler, guettant ma réaction. Je ne savais pas vraiment quoi dire. Le danger nous cernait. J'aurais dû décider de quitter Annecy. Mais je n'ai rien dit. Nous sommes rentrées avant le repas du soir. Eulalie, assise à coté des autres me fixait. Je sentis peser sur moi sa colère.

La nuit, je me réveillais à cause d'un cauchemar, et d'une forte envie d'uriner. Autour de moi, le silence, seulement troublé par la respiration des dormeuses. Je me levai sans faire de bruit. Sans lumière, le chemin vers les latrines fut un véritable parcours d'obstacle. Arrivée à mon but, je tombais, les deux mains en avant. Je heurtais le mur et crus m'y retenir mais tombai en avant. Un trou. Il y avait donc bien un trou dans le mur. Je me levais, heureuse de ma trouvaille. Sans appeler quiconque, j'avançai dans le noir.

Je tombai sur un couloir. Une porte se découpait au bout. M'attendant à la trouver fermée, je jouai sans conviction sur la poignet. Elle s'ouvrit, manquant me faire trébucher. J'entrai. J'étais dans un bureau. Un bureau que je connaissais. Celui de la mère supérieure. Sobre. Un bureau et quelques étagères, une chaise quelconque. Je remarquai des notes sur la table. Je m'approchai sans trop y réfléchir. Une demande de béatification pour la petite Johanne. Une réponse. J'allais la lire quand je reçus un grand coup sur la tête. Je m'écroulai. Avant de perdre connaissance, j'entendis quelqu'un me demander pardon.

Je me réveillai dans les latrines, la figure baignant dans l'eau sale.

[Althéa]

Journal de Maxime

L'être humain peut déployer des talents extraordinaires, surtout quand il s'agit de sauver sa propre vie. J'en ai été témoin.
Nous nous trouvions dans l'officine, la nuit de la dispute entre Soeur Pilare et Soeur Eulalie. Nous avions installé la religieuse dans la chambre de Coraline de façon à l'avoir sur place en cas d'éventuelles complications. Coraline, quant à elle était restée au chevet de l'enfant. Incapable de dormir, il hurlait dès qu'il était seul. Jérémie et moi étions restés en bas.

Mon frère – je le sentais – avait à me parler. J'étais presque sûr du sujet qu'il voulait aborder mais attendais patiemment qu'il se décide. A vrai dire, je n'avais jamais vu mon frère amoureux mais voyais chez-lui les symptômes. Faisant semblant de rien, je faisais mine d'être absorbé par l'incandescence de la chandelle posée à coté de nous. Une fraction de seconde, je vis la flamme devenir bleue et menacer de s'éteindre. Sans trop savoir pourquoi, je me levai et grimpai quatre à quatre les escaliers, Jérémie à ma suite.

Il était là, dans le couloir, dans la chambre où dormait notre petit malade. Il tenait dans sa main un couteau aiguisé. Il ressemblait à un enfant, mais je pense qu'il n'en était plus un. Qu'il n'en avait jamais été un. Coraline se tenait à quelques pas de lui, dans l'encadrement de la porte, un livre à la main. Elle lui bloquait le passage. Je l'entendis parler distinctement, d'une voix ferme et posée.

«*Non, celui-là, vous ne l'aurez pas. Quoi que vous soyez.*»

L'être tenta de s'approcher, elle ne bougea pas, serrant dans ses phalanges blanchies le recueil dont je ne voyais pas le titre. J'entendis la créature répondre.

«*Je n'ai que faire de votre religion. Cela fait longtemps qu'elle ne me repousse plus. Plus personne n'y croit depuis longtemps.
- Mais ce n'est pas un livre de religion. Mais un livre concret. Un livre de science. Quoi de plus rationnel. Vous n'êtes qu'une peur, qu'une croyance. Approchez de ce livre et il vous détruira. A votre place, je n'essayerais pas.*»

Aussi étrange que cela puisse paraître, la créature recula de quelques pas et se tourna vers nous. J'eus un mouvement de recul involontaire. Un visage en état de décomposition avancée me faisait face. La peau jaunâtre tombait par lambeaux, et l'un de ses yeux avait éclaté. Je reconnus toutefois notre petit patient, assassiné chez nous. Il me sourit. Je crus qu'il allait avancer sur moi et venger sa mort prématurée d'un coup de poignard mais il resta immobile. Puis, peu à peu ses contours se fondirent et il disparut.

«*Je crois qu'il n'a pas dit son dernier mot*», murmura Coraline.

Jérémie s'approcha d'elle. Elle lui tendit le livre avec un petit sourire. Je lus alors le titre de l'ouvrage. Des lettres d'or indiquaient qu'il s'agissait d'un «*art d'aimer*», venu d'Asie. J'entendis murmurer Coraline.

«*Heureusement, il ne savait pas lire.* C'est le seul que j'avais sous la main»

Elle se mit à rire. Un rire haché, semblable à des sanglots. Des larmes roulaient sur ses joues. Jérémie la prit dans ses bras. Alors, sans prévenir, elle le serra contre elle, lui embrassa convulsivement les joues puis la bouche. Puis, s'écartant brusquement de lui, comme si elle réalisait soudain ce qui s'était passé, elle s'en fut s'enfermer dans sa chambre sans se retourner.

[Althéa]

Jérémie,

chacune de vos chaussettes sonne pour moi comme une déclaration de guerre et chaque pouces de surface qu'elles prennent une annexion de mon territoire. Je ne vous les renverrai pas. Je ne vous ferai pas ce plaisir. Venez simplement les reprendre si vous l'osez. Je vous attendrai de pied ferme. Nous parlerons de votre invasion plantaire plus en détail.

En fait, je l'avoue Jérémie, vous me manquez. Ou plutôt votre bêtise me manque. Restez comme vous êtes et votre entourage gardera le sourire. Tant que je reste dans votre entourage le plus éloigné possible.

Cependant, ma porte vous est et vous restera toujours ouverte, tant que vous n'osez pas la franchir.

Plantairement votre.

Coraline

[Althéa]

Journal de Louann

Je n'ai jamais aimé la nuit, ses facéties et ses cauchemars. Et les derniers événements m'ont appris à détester aussi le matin. La lumière se levant sur les cadavres ou les blessés. Un matin, nous avons découvert Garance, allongée sur le sol des latrines. Un mince filet de sang serpentait en dessous d'elle.

Au premier abord, nous avons cru qu'elle était morte. Mais alors que nous criions autour d'elle sans pouvoir la toucher, elle bougea en gémissant. Alix osa se pencher sur elle pour voir l'état de ses blessures. Elle avait une bosse violacée et avait une plaie juste au dessus. Un séjour à l'officine s'imposait. Moitié la soutenant, moitié la traînant, nous descendîmes.

Nous attendîmes longtemps. Nous entendions derrière l'huis, d'une voix étouffée et paniquée. C'est finalement Jérémie qui nous ouvrit. Coraline et Maxime se tenaient non loin de lui, l'une brandissant un livre, l'autre tenant un couteau effilé. Derrière eux, maître Ambroise, la tête bandée protégeait Soeur Pilar serrant dans ses bras l'enfant apeuré. Ils eurent l'air soulagés de voir qu'il ne s'agissait que de nous.

«*Hé bien, nous lança Coraline, je vois que nous n'avons pas été les seuls à nous amuser cette nuit.*»

Elle tira une chaise et nous fit signe d'y installer Garance. Jérémie, sans rien demander à personne alla chercher des gobelets et une bouteille d'eau de vie de poire puis nous fit signe de nous asseoir. Nous obéïmes sans nous faire prier.

Coraline s'accroupit devant Garance. A coté d'elle, Mya pleurait. Sans la regarder, elle commença son examen.

«*Bon, la plaie n'a pas l'air trop méchante. Quant à la bosse, elle va disparaître. A ce propos, ça fait mal quand j'appuie ?*»

Un cri bref lui signifia que oui. Coraline fit un clin d'oeil à Mya.
«*Alors, laisse-moi deviner cette fois, tu as essayé de défoncer le mur avec ta tête. Toujours à chercher le passage secret, je parie.*»

Garance prit le temps de boire une gorgée d'eau de vie avant de lui répondre.

«*Oui, même que je l'ai trouvé. Je me suis retrouvée dans le bureau de la Mère Supérieure.*»

Nous nous figeâmes en entendant ses mots. Seule Coraline parut imperturbable.

«*Alors, tu as rêvé.*»

Garance secoua la tête. Mais je voyais bien qu'elle hésitait.

«*Honnêtement, je ne crois pas. De toute façon, ce ne peut-être que ça. Tous les meurtres du monastères avaient de près ou de loin un rapport avec les latrines. Toutes celles qui y ont vu quelque chose sont mortes.
- Alors, tu as rêvé*», insista Coraline.

Garance soupira et secoua la tête. C'est alors que maître Ambroise prit la parole à son tour.

«*Il se passe aussi des choses étranges en ville. Du moins, elles pourraient paraître courantes. Ils ont retrouvé un nourrisson devant la porte de l'hospice. C'est moi qui l'ai trouvé. Ce qu'il y a d'étrange, c'est qu'on l'avait enveloppé dans une robe de moniale. Une robe de votre couvent … Oh, bien sûr, il ne s'agit pas de la personne qui s'est introduite chez nous, qui m'a assommé et manqué de tuer mon apprentie. Mais j'ai l'impression que tout est lié. Et cela sent mauvais, croyez-moi.*»

Nous plongeâmes dans un silence maussade.