[Ville] Erhedun

Au centre de cette paisible vallée trône un étang à l'eau d'un azur aussi pur que le ciel en plein été. On raconte qu'un dragon-fée vient faire une escale. dans ce havre de pays troublé par les jeux incessants des lutins, nymphes, naïades et autres créatures mythiques. Mais cette étendue envoûtante est limitée à l'ouest par les monts brumeux, petit massif nimbé d'une brouillard perpétuel qui abrite, dit-on une source d'eau-de-vie procurant l'immortalité ou damnant son buveur pour l'éternité...
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Taliesin
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Message par Taliesin »

Les nuages, aussi magnanimes que menaçants, s'étaient pour l'heure abstenus d'ouvrir leurs vannes et d'inonder Erhedun sous de nouvelles trombes d'eau. L'activité des rues s'en ressentait : il y avait un peu plus de monde à les arpenter. Mais un monde pressé, jetant de fréquents regards en direction du ciel, espérant sans doute avoir pu vaquer à ses occupations avant que la trêve ne soit rompue.
Il était encore tôt : l'après-midi n'en était qu'à ses débuts, et Albérich avait donc bien du temps à occuper avant de gagner le sanctuaire de Séluné.
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Galathée
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Message par Galathée »

La tentation était grande d’aller faire un tour par les temples, errer devant leurs façades spectaculaires, traquer les hymnes à l’un ou à l’autre, inviter les réminiscences. Une fois, ils s’étaient introduits dans le sanctuaire de Milil sans y avoir été invités, curieux de découvrir ce qu’il était advenu de Reynald, deux fois absent à leurs rendez-vous. Albérich n’était pas certain de se souvenir parfaitement du fin mot de l’histoire… Le clerc barde était-il malade ? Ou bien vexé d’une critique peu amène de l’un de ses compères de virée ? Puni pour avoir procrastiné plus qu’admissible ? Impossible de se rappeler. Ce jour-là , mené par Thibault l’audacieux et Euryale la rusée, ils n’avaient pas été pris. Mais ils n’avaient pas non plus trouvé Reynald. Y songer suffit à provoquer une petite montée d’adrénaline et Albérich sourit en essuyant ses mains subitement moites sur la toile de son pantalon.
Bien sûr, les temples étaient partout. Il avait déjà dépassé celui de Waukyne, opulent sur les quais, sa façade dorée rutilant malgré le ciel couvert. En descendant du Silure, il avait aussi croisé au moins deux chapelles gnomes et un petit sanctuaire halfelin, mais sans réellement se soucier des divinités auxquelles ils étaient dédiés. En fermant les yeux, il pouvait sans problèmes replacer les bâtiments les plus importants. Le temple de Tyr, massif, se situait vers le nord est, à quelques rues seulement de celui de Helm. Il y avait un sanctuaire d’Oghma à l’extrême ouest de la cité, jouxtant un plus petit édifice pour le culte de Gond. Le temple de Chauntéa formait une excroissance dans la muraille nord et s’ouvrait directement sur la campagne. La butte céleste était visible de partout, il fallait baisser les yeux pour ne pas être ébloui par le dôme lathandrite et les courbes sélunites, ainsi que les formes aériennes des temples elfes voisins. On entendait les trilles qui s’échappaient du sanctuaire de Milil presque partout dans la ville, si on savait y prêter l’oreille. Il faisait face au temple de Llira, non loin de l’élégant havre des Sunites. Thibault prétendait, évidemment, que c’était le plus beau bâtiment de la cité. Euryale lui rétorquait que Sunie avait beau représenter la beauté, elle ne s’y connaissait peut-être pas beaucoup en architecture. Ils palabraient des heures sur les mérites respectifs de leur foyer d’adoption. Albérich n’en pensait rien. Pour lui, aucune construction humaine ne rivalisait avec la beauté d’un ciel à l’aube, quand des couleurs fantasmagoriques se déversaient sur le monde, pour en bouleverser l’apparence, pour suggérer aux hommes mille possibles, mille promesses. C’était sa période mystique, évidemment. Son amertume subite fut tempérée par le souvenir des moqueries dont il faisait l’objet à l’époque. Thibault était pragmatique, pour un futur clerc, Euryale très critique. Artémise trouvait tout éminemment drôle. Reynald aimait s’écouter parler. Des adolescents, rien d’autre. Ils avaient fatalement tous changé.
Il porta ses pas vers le marché au poisson, désert à cette heure tardive. L’esplanade était bien évidemment sous eau, mais les étals surnageaient, vides de marchandises et couverts de mouettes. Les oiseaux marins semblaient s’y être installés et l’ancien clerc se demanda comment les pêcheurs parvenaient à mener leurs affaires au milieu d’une assemblée aussi bruyante et à n’en pas douter, d’humeur gourmande. Les vestiges de la criée avaient depuis longtemps rejoint les estomacs : pas la moindre trace d’une arête, de viscères, d’une carapace d’écrevisse ou d’une coquille d’escargot. Les animaux observèrent Albérich avec intérêt, anticipant peut-être un nouvel arrivage de trésors, puis se détournèrent. C’était une chance : vu leur nombre, un effort concerté de leur part aurait réduit le plus belliqueux des guerriers en charpie. Des rumeurs de ce genre couraient d’ailleurs dans certains villages côtiers, mais le Luménien n’avait jamais entendu ce style d’histoires à Erhedun. Par contre, quelques gros silures croisaient en amont de la Sereine et gobaient de temps en temps un enfant attardé. Ce n’était pas une légende. Il ne se laissa pas impressionner et déambula sur la place. Plusieurs canaux arrivaient tout autour, débordant pour l’heure, et des petits bateaux étaient amarrés ça et là, dodelinant dans le courant personnel de la cité. De temps en temps, l’un d’entre eux heurtait la pierre avec un fracas humide, puis retournait danser sur son morceau d’eau vive. Plusieurs équipes retourneraient sur la rivière en fin de journée. Albérich se souvenait que novice, il avait été plus d’une fois préposé à l’acquisition de poisson. C’était une corvée qu’on accomplissait généralement avec ambivalence, car si tout habitant d’Erhedun finissait par vouer un culte aux produits de la rivière, l’odeur attenant restait difficilement supportable et nécessitait parfois plusieurs bains avant de capituler. Le Luménien se promit de manger des Anguilles à l’Erhedine au moins une fois avant de retourner à Combeloup.
Songer au village enneigé sous ses montagnes lui serra un instant le cœur. Il musela son émotion sous un froncement de sourcils, reprit sa marche. Il se demanda ce que faisaient Elisa, César, Hodor ou Umberto, à cette seconde, il s’inquiéta d’Ada qu’il aurait aimé savoir de retour. Ce petit sentiment de vide le surprit et le rendit brusquement heureux, en une vague délicate, comme il prenait conscience des attachements sincères qu’il avait formés à Combeloup. Néanmoins, il se rembrunit rapidement. Il n’imaginait toujours pas rester au village. Pas maintenant. C’était une retraite, et malgré le poids de ce qui s’était produit ces derniers mois, une partie de lui-même refusait de s’enterrer, déjà, à son âge. C’était bien sûr paradoxal, compte tenu des discours qu’il avait servis à Elisa, plus d’une fois. Mais il était citadin dans l’âme, il avait toujours vécu dans l’effervescence des grands rassemblements humains, là où le meilleur côtoyait le pire, le superbe jouxtait l’affreux. Et quelque chose en lui continuait à se persuader que s’il avait jamais encore un rôle à jouer, ce serait dans un lieu bouillonnant, actif, difficile, pas dans un coin perdu, aussi apaisant soit-il. Avec l’apaisement viendrait la mort. C’était comme inéluctable. Chaque fois qu’il y songeait, il se sentait glacé. S’il devait vivre, il fallait que cela en vaille la peine. Hiberner avait été possible un temps. Mais à force d’hiberner, on se fossilise. La perspective était terrifiante.
Il s’enfonça ensuite doucement dans les quartiers commerçants, tâchant de distraire son humeur en détaillant les devantures. Certaines enseignes étaient nouvelles, d’autres beaucoup plus anciennes, et il s’amusa à se remémorer le visage des marchands d’autrefois, le cordonnier, le vieux rémouleur, la vendeuse de chandelles, le menuisier aux longues moustaches, l’oiselier ventru. Artémise dépensait toute sa maigre fortune pour lui acheter des passereaux qu’elle relâchait ensuite dans les bruyères du Parc aux Roseaux. Il s’arrêta à l’entrée d’un petit square arboré, presqu’au sec, et revint aux après-midis languides qu’ils passaient sur un banc ou un autre, à se raconter des anecdotes sans importance, à imaginer le futur. Plus loin, une avenue tortueuse conduisait à la bibliothèque générale d’Erhedun, où ils avaient tous usé le fond de leurs aubes. En la dépassant, Albérich ressentit une petite envie d’y entrer, qu’il fit taire en pressant le pas. S’il le désirait vraiment, il aurait l’opportunité d’y retourner dans les jours à venir. A présent, il était temps de diriger ses pas vers le temple de Séluné. Ce faisant, il sentit comme un poids s’installer sur ses épaules, ainsi qu’un léger picotement dans son omoplate droite. Ses yeux s’embuèrent en une seconde, sans qu’il puisse rien y faire, mais c’est résolu qu’il prit la route de la Butte Céleste.
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Revenu sur cette éminence qu'il connaissait par cœur pour l'avoir arpentée des années durant, Albérich, sans presque en avoir conscience, trouva parmi les saints édifices rivalisant de beauté un itinéraire qui lui permit d'atteindre le sanctuaire de Séluné sans longer celui, immédiatement voisin, de Lathandre. Il se retrouva ainsi devant les hautes portes d'argent qui, à l'instar de celles donnant accès au temple d'Eauprofonde, figuraient le triomphe de la vierge lunaire sur Shar, sa rivale de toujours.
Rond, entouré de colonnades et d'arches graciles, surmonté de terrasses servant d'observatoire et d'un dôme quasiment translucide, le sanctuaire, tout entier bâti dans un marbre gris veiné d'argent, était imprégné d'une beauté tranquille, presque endormie. L'ancien aubemestre savait néanmoins qu'il en allait tout autrement à la nuit tombée : pour peu que brillent les étoiles et, surtout, la lune, le temple s'embrasait, miroitait de mille feux argentés, opalescents. Il en allait de même à l'intérieur : à la paisible pénombre diurne succédaient les illuminations nocturnes, l'édifice semblant concentrer, en son sein, les rayons de l'astre qu'on y vénérait. Lesquels diapraient alors chaque salle, chaque recoin, emplissaient si bien la vaste rotonde centrale, sous le dôme, qu'on avait l'impression de baigner dans une bienheureuse et luminescente mer de ce feu de lune dont la déesse gratifiait parfois ses fidèles.
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Galathée
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Message par Galathée »

Même si la butte avait été son repaire pendant des années, Albérich n'avait pratiquement jamais mis les pieds au Temple de Séluné. Il l'avait contemplé mille fois, depuis les fenêtres du sanctuaire lathandrite ou la rue. Mais il pouvait compter sur les doigts d'une main le nombre de fois où il était réellement entré dans ce dédale arrondi de marbre clair. Une fois en tant que novice, pour l'une de leurs classes oecuméniques. Une fois en tant que clerc confirmé, pour une réunion ou une autre. Peut-être deux fois. Une dernière fois plus récemment, lors de sa dernière visite à Erhedun. Il avait fallu discuter de la possible implantation d'un culte sélunite à Luménis. Il se souvenait que les discussions avaient été orageuses avec l'aubemestre d'alors. Il n'avait pas ouvert la bouche.
Pourtant, le sanctuaire de la lune n'était pas fermé, simplement, Séluné ne se tournait pas spontanément vers les jeunes hommes, qui le lui rendaient bien. La Dame d'Argent était surtout féminine, ses clercs étaient majoritairement des prêtresses, et adolescent, cette multitude l'avait immanquablement mis un peu mal à l'aise. Autant il s'était trouvé des attraits pour Ilmater, un certain goût de la justice presque Tyrite parfois, ou un attrait du savoir que n'aurait pas renié Oghma, autant il avait toujours considéré que Séluné, aussi respectable, noble et sage soit-elle, n'avait rien à lui offrir, spirituellement parlant. En bon Lathandrite, il avait aimé l'aube, pas tellement la nuit, même lorsqu'elle se parait de bijoux scintillants. Il savait que Séluné était bonne et tolérante, c'était une divinité dont la philosophie était plus proche de la sienne que les éclats de Sunie ou de Lliira. Pourtant, il ressentait son étrangeté très profondément. Trop de mystères et d'ombres. Il avait sans doute eu un peu peur de ces femmes puissantes et pâles qui les empêchaient souvent de dormir par leurs chants.
Ces pensées lui revinrent alors qu'il gravissait les marches menant aux portes. Il prit une profonde inspiration. Il n'avait pas l'intention de se défiler, à présent qu'il était là. Aucune intention non plus de cacher son identité ni de mentir sur les causes de sa présence. D'entre tous, les Sélunités n'ignoraient probablement rien de ce qui s'était produit dans l'hiver luménien. Ils avaient perdu l'une des leurs à leurs pires ennemis et ceux-ci l'avaient assassinée d'une manière particulièrement inhumaine. Albérich n'avait aucune idée de comment il serait reçu. Il devinait que certains des clercs devaient vivre un deuil poignant, Euryale avait été leur amie, leur collègue, peut-être le guide de certains d'entre eux. Il ne savait pas ce qu'on penserait de lui. Il n'en avait cure.
Il se dirigea donc vers les portes, ignorant s'il serait arrêté en chemin ou si on lui permettrait de pénétrer seul dans les replis du temple.
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Si Albérich put franchir les portes sans qu'on s'enquiert des raisons de sa visite, il en alla autrement lorsqu'il se retrouva dans le grand hall. Celui-ci n'était pas désert : quelques fidèles, des femmes surtout, mais aussi des marins, s'en allaient ou revenaient de leurs dévotions. L'on voyait des prêtresses, aussi, dont l'une s'approcha presque aussitôt d'Albérich. Encore très jeune, son aube marron rehaussée d'une broche en pierre de lune témoignait néanmoins de son statut de clerc.
-Bienvenu au sanctuaire de Notre Dame d'Argent, lui dit-elle, souriante. Puis-je vous être d'une quelconque utilité ?
Il y avait fort à parier que voir se présenter un homme n'appartenant manifestement pas à la marine était chose relativement rare, en ces lieux.
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Message par Galathée »

Albérich demeura muet une seconde, et sa mémoire se mit en branle pour essayer d'identifier la jeune femme. Avait-elle fait partie des Sélunites venus visiter Luménis pour la Fête de la Lune ? Impossible de le dire. Ses souvenirs des jours précédant les sinistres événements de l'hiver étaient devenus des plus flous, comme si tout c'était déroulé dans un rêve, avant le brutal réveil aux mains des Sharites. Lui-même n'avait plus grand chose de l'aubemestre luménien. Autre vie, autres règles. Il reprit ses esprits.
" Pardonnez-moi, je..." commença-t-il. " Je voulais... savoir s'il était possible d'aller me recueillir sur la tombe de Dame Euryale."
C'était dit. Il avait l'impression de ne plus avoir prononcé ce nom depuis des lustres et c'était vrai. La dernière fois, c'était au cours de cet étrange songe qu'avait provoqué Ada, alors qu'il venait d'arriver à Combeloup. Mais Euryale n'avait alors été qu'un concept au milieu du délire. La jeune prêtresse l'avait assurément connue. Peut-être même mieux que lui, qui n'en avait vu qu'une facette lumineuse, pendant quelques jours. Il frissonna malgré lui.
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Message par Taliesin »

-Vous voulez...
La jeune prêtresse, qui ne s'attendait manifestement pas à une telle requête, faut prise de court et, un moment, ne sut que répondre. Elle finit cependant par retrouver son aplomb.
-Les cryptes ne sont d'ordinaire pas ouvertes aux laïcs. Mais... Puis-je savoir si vous êtes de ses parents ? De ses amis ? Je n'ai pas souvenir de vous avoir vu venir lui rendre visite ici, au Sanctuaire...
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Message par Galathée »

Albérich pinça les lèvres. Il n'avait pas pensé un instant qu'il parviendrait jusqu'à sa tombe sans avoir à se dévoiler.
" Je suis Albérich Megrall, j'étais l'aubemestre de Luménis. Dame Euryale et moi-même nous connaissions depuis près de trente ans." dit-il simplement, en essayant d'annoncer les choses avec le plus de calme possible.
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Message par Taliesin »

Si la jeune femme avait été embarrassée par la demande d'Albérich, se fut sans commune mesure avec ce qu'elle éprouva lorsqu'il lui révéla son identité. Complètement déstabilisée, elle demeura pantoise, la bouche entrouverte, tandis que son visage perdait toute couleur avant de s'empourprer brutalement.
-Je... Monseigneur...
Elle déglutit péniblement, se racla la gorge.
-Il faut que j'en réfère à notre haute initiée, dame Ysandre, vous devez la connaître... Si vous voulez bien me suivre, je vais vous mener à l'antichambre où vous pourrez attendre bien plus confortablement qu'ici...
Dame Ysandre; Oui, Albérich la connaissait : de vue, un peu. De réputation, surtout. Connue pour sa bienveillance, la vieille femme était malgré tout d'humeur changeante, à l'image de sa déesse, et savait se montrer inflexible pour défendre les intérêts de celle-ci.
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Message par Galathée »

Sensible au trouble de la jeune fille, et désolé de lui causer de telles émotions, Albérich tenta de lui sourire avec amabilité, malgré sa propre nervosité qui allait croissant. Il sentait déjà de la sueur lui baigner les tempes, malgré le froid piquant du crépuscule, et son coeur battait la chamade.
" Bien sûr." fit-il. " Je comprends. Je vous suis."
Et il emboîta le pas de la prêtresse, espérant qu'Ysandre serait dans un bon jour.
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Message par Taliesin »

A la suite de la prêtresse, Albérich quitta le hall par un couloir latéral, puis gravit plusieurs volées de marches, avant d'arriver à ce qui devait être le dernier étage, juste en-dessous des terrasses d'observation. Un ultime corridor, une ultime porte, et il se retrouvait dans l'antichambre, petit salon meublé avec goût, toujours dans les tons gris et argentés.
Durant son trajet, il n'avait croisé personne, et se retrouva à nouveau seul lorsque la jeune femme s'éclipsa dans le bureau attenant. Son absence fut brève, cependant : moins d'une minute plus tard, elle reparaissait, s'inclinait
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-Dame Ysandre vous attend, monseigneur.

Elle l'attendait, en effet, assise derrière un grand bureau couvert des habituels monceaux de parchemins inhérents à la fonction qu'elle occupait. Pâle, les cheveux très longs, d'un blanc immaculé, elle avait un beau visage dont les ans n'étaient pas parvenus à atténuer la grande beauté.
Un instant, elle dévisagea Albérich de son regard gris, puis se fendit d'un sourire dont il était difficile de savoir s'il était sincère ou de circonstance.

-Bonsoir, messire Megrall. Je vous en prie, asseyez-vous... dit-elle d'une voix douce, en lui désignant un fauteuil.
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Message par Galathée »

" Mes hommages, Dame Ysandre." répondit l'ancien clerc en s'exécutant.
S'il avait un instant espéré entrer et sortir, il en était pour ses frais. En même temps, rien ne lui faisait vraiment peur. Il avait su en venant jusque là qu'il y avait des risques. Son trouble l'avait décalé du monde. Il sentait le froid, devinait les parfums, les sons du temple, mais de manière un peu distante, comme s'il avait été sous l'influence d'une drogue quelconque. Présent sans l'être. La tension, sans doute, simplement.

" Je n'avais pas l'intention de troubler la quiétude du temple." ajouta-t-il finalement.
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Message par Taliesin »

La haute initiée acquiesça.
-Je le sais : vous n'avez pas la réputation d'aimer jouer les fauteurs de troubles. Et je comprends votre démarche, bien sûr. Malheureusement, elle ne pourra que faire parler, ici : les tristes événements de Luménis sont trop récents pour que les cœurs soient apaisés.
Elle le dévisagea, à nouveau.
-Le sanctuaire tout entier est en deuil, et le demeurera longtemps : Euryale comptait beaucoup, pour chacun d'entre nous. Beaucoup, dont moi-même, pouvons donc très bien imaginer ce que vous éprouver, et accepter avec bienveillance, compassion, votre venue en ces murs.
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Message par Galathée »

Il aurait dû se douter qu'il en serait ainsi. Même si Ysandre parlait de compassion, il devinait que sa présence était un rappel douloureux des causes de la chute d'Euryale. Il avait désormais la poitrine oppressée et un chagrin réprimé depuis trop longtemps lui tambourinait le crâne en ondes douloureuses. Il sentit les larmes lui monter aux paupières mais il les contint. Il avait l'impression que sa tristesse était indécente, malvenue, en ces lieux qui avaient révéré et protégé Euryale, parmi d'autres qui l'avaient aimée, beaucoup plus que lui, plus longtemps, plus réellement, pas comme un adolescent stupide qui fait fi des convenances pour s'embarquer dans une histoire puérile et sans avenir. Il savait qu'il venait en partie pour se dépouiller de sa culpabilité et il avait honte de cette motivation égoïste. Car Euryale, elle, était morte. Les Sharites avaient fait en sorte qu'aucun retour ne soit possible. Et ils l'avaient torturée sans arrière pensée. Albérich ne savait pas exactement ce qui lui était arrivé. Noir Dessein le lui avait raconté, mais il avait décidé de considérer que le récit du bourreau était une exagération destinée à le faire craquer. C'était nécessaire. Il ne voulait rien en savoir, jamais. Parce qu'il l'avait aimée vivante et c'est ainsi qu'il voulait la conserver.
" Je n'ai pas de mots pour vous exprimer mes regrets..." murmura-t-il finalement. " Je suis conscient... de raviver des plaies... et je devine que certains... ne verront pas ma présence d'un bon oeil... Je voudrais juste... Je ne veux pas bouleverser vos usages. J'aurais aimé... juste honorer sa mémoire."
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Message par Taliesin »

Ysandre hocha la tête, à nouveau.
-Oui, il y aura des nôtres pour mal ressentir votre venue en nos murs, je ne vous le cache pas. Mais ce seront en général ceux qui connaissaient le moins Euryale et qui, de ce fait, sont plus sensibles à certaines rumeurs, où à certaines fausses idées. Ceux qui étaient amis d'Euryale, qui l'aimaient, savent qu'elle n'était pas du genre à se laisser mener par le bout du nez, ni même influencer. Ils savent qu'elle aura pris ses décisions, fait les choix qui ont été les siens, de son plein gré.

Elle se fendit d'un imperceptible sourire qu'Albérich, une fois encore, ne sut déchiffrer.
-Ceux-là comprendront votre démarche, et la respecteront. Les autres... Que vous importe ? Cela me concerne, vous ne devez pas vous en inquiéter.
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Message par Galathée »

Il acquiesça, les lèvres pincées. Ysandre devait percevoir le vide qu'il avait en lui, la puissance divine se faisait rarement discrète, à moins que l'on ait la volonté de la dissimuler. Il sentait la douleur pulser en lui comme une maladie profondément ancrée, comme un animal sauvage qui essaie de s'échappe au dehors. Il ne savait pas combien de temps encore il serait capable de rester de marbre. Une petite voix cruelle pérorait en lui, l'accusant d'avoir failli.
Bien sûr, les Sharites haïssaient les Sélunites, mais ils n'avaient tué Euryale que parce qu'elle s'était glissée dans son intimité. Et il devinait qu'une partie du mal qu'ils lui avaient fait n'était en fait d'un moyen de pression contre lui, comme ce qu'ils avaient fait subir à Erwan plus tard. Mais ils n'avaient pas complètement gagné. Même en massacrant ses amis proches, ils ne l'avaient pas converti à la nuit. C'était une maigre satisfaction, mais c'était la seule. Tout le reste était ténèbres.

" Me donnerez-vous l'autorisation de me rendre sur sa tombe ?" demanda-t-il enfin.
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Taliesin
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Message par Taliesin »

-Bien sûr, dit-elle. Je vais demander à Fiona de vous y conduire.
Elle se leva, gagna l'antichambre, refermant la porte derrière elle. Avant peu, elle fut de retour.
-Elle vous attend. Vous pouvez rester dans les cryptes aussi longtemps que vous le désirerez. Et n'hésitez pas à demander, si vous avez besoin de quoi que ce soit.
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Message par Galathée »

" Je ne vous encombrerai pas longtemps." murmura-t-il. " Pardonnez-moi pour les soucis que je vous causerai, s'il en vient."
Il s'inclina ensuite devient la vieille femme.
" Merci à vous, Dame Ysandre. Puisse votre déesse veiller sur vous."
Puis il sortit pour rejoindre la dénommée Fiona.
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Message par Taliesin »

La jeune femme qui lui avait déjà servi de guide l'attendait dans l'antichambre. Elle s'inclina puis, sans un mot, l'invita à la suivre. Elle lui fit parcourir, en sens inverse, le même trajet qu'à l'aller, bifurquant cependant avant le hall pour l'entraîner dans un autre corridor, puis un long escalier en colimaçon.
-Les cryptes se situent sous la rotonde, expliqua-t-elle.
Si la place n'avait pas manqué sur la Butte Céleste, sans doute les Sélunites auraient-ils créé leur cimetière en plein air, afin que les tombes puissent, chaque nuit, être baignée par la clarté lunaire. Mais il avait fallu faire avec la configuration des lieux, et Albérich nota que cette zone souterraine n'était pas aussi obscure qu'on aurait pu le croire : des ouvertures savamment pratiquées dans les murs et le plafond laissaient filtrer la lueur du jour finissant. Sans doute les rayons de l'astre nocturne pouvaient-ils, de même, se faufiler jusqu'ici...
Fiona s'immobilisa enfin, devant une lourde double porte dont elle repoussa l'un des battants : de l'autre côté, les cryptes, ou plutôt la crypte, immense salle ronde presque aussi lumineuse que la Rotonde qui la surmontait. Les sépultures, marbre incrusté de pierre de lune, se déployaient en cercles concentriques. Si les plus étroits, ceux situés au centre de la pièce, étaient complets, les autres n'étaient souvent qu'esquissés, marqués de nombreux espaces attendant encore des occupants.

-Vous... Vous reconnaitrez sans mal la tombe... murmura-t-elle. C'est la plus fleurie... Je vous attends en haut de l'escalier. Appelez s'il vous faut quelque chose...
Et de tourner les talons avec empressement.
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Message par Galathée »

Albérich attendit que la lourde porte se soit refermée. Il demeura immobile dans la nécropole noire et argentée, contraint sa respiration jusqu'à ce qu'elle reprenne un rythme acceptable. Son souffle blanchissait dans la pénombre, volutes denses, aériennes, qui disparaissaient dans les hauteurs. Il fit un premier pas.
Catharsis et expiation. Il fallait qu'il trouve l'un et l'autre. C'était illusoire, bien sûr. De la pierre, le silence, la mort. Il avait eu envie de dire à Ysandre qu'il aurait mille fois donné sa vie pour qu'Euryale soit encore là. Que s'il en avait eu la possibilité, il aurait supplié les Sharites de le tuer lui. Il l'avait peut-être fait, il ne se souvenait pas. Tout ce qu'il avait tenté d'obtenir de leur part n'avait abouti à rien ou à pire. Ils s'étaient délectés de ce qui le tourmentait.
Et à présent il était là. Vivant. Physiquement remis, à l'exception de la marque noire qui ne partirait jamais. Les larmes coulèrent sur ses joues, se perdirent dans sa barbe, il ne retint rien de ce qui l'étreignait. Il sanglota en silence avant même d'avoir atteint la tombe où s'ouvraient les corolles délicates des fleurs de lune, pétales d'argent innombrables, symboles de vie dans l'obscurité, du pouvoir de la lumière lunaire, de la magie de Séluné.
Cette pierre lourde sur son corps si souple, si chaud. Tout ce froid. Il tenta de s'agenouiller mais finit par s'asseoir lourdement sur les dalles glacées du cimetière englouti. Il tenta de lever les yeux pour déchiffrer l'inscription qui marquait la stèle, mais son regard brouillé ne lui renvoya qu'un magma humide de traits discontinus. Euryale.
Il se souvint d'elle à douze ans, vive et sauvage, de son rire et de son nez retroussé quand elle leur faisait part de sa dernière idée malicieuse, du jour où elle les avait convaincus d'infiltrer le temple de Helm, celui où elle les avait entraînés en radeau de fortune sur les flots de la Sereine, la fois où Thibault s'était battu avec un jeune marchand qui lui avait fait une remarque déplaisante et la manière dont elle avait rossé l'impudent après que le Sunite ait été envoyé au tapis, il revoyait les épis désordonnés dans sa chevelure brune, l'intensité fougueuse ou tranquille de son regard, la manière dont elle s'emportait dans la conversation quand celle-ci touchait à des choses qui lui étaient chères, son côté bucheuse quand ils devaient travailler à la bibliothèque, son goût pour les cerises et la pêche aux écrevisses, la courbe de sa hanche s'arrondissant au fil des ans, son émoi personnel de gamin qui devient homme et ne sait que faire des élans qui l'étreignent brusquement, puis les liens qui se distendent peu à peu, alors que le devoir, la foi, la vocation, viennent reprendre leur dû, écartent les enfants, les privent de leurs jeux, de leurs amitiés, de leurs désirs... ou délires.
Reconstruisait-il ? Peut-être. Il n'avait pas vraiment été amoureux d'Euryale, adolescent. C'était une période confuse de sa vie, trouble, avec ses extrêmes, sa perte de repères, son besoin de sens. Ce qu'il avait ressenti alors avait été intense dans bien des domaines et n'avait plus grand rapport avec ses émotions d'aujourd'hui.
Mais elle était revenue dans sa vie. Toujours lumineuse, chargée de toute cette énergie, cette brillance. Il avait été ébloui, simplement. Qu'une femme de sa qualité puisse s'intéresser à lui, cela avait semblé si improbable. Inespéré. Il revint à cette petite soirée passée sous la neige, sur le toit du Temple, à regarder Luménis endormie en buvant un bon vin un peu corsé. Il en sentait presque la saveur sur sa langue. Salée comme des larmes. Elle s'était appuyée contre son épaule, il l'avait enserrée de ses bras. Tout était futile, bien sûr. Elle n'avait pas eu l'intention de rester, il n'y avait rien de durable entre eux, aucune promesse, aucune tentative de se mentir. Mais cela avait semblé si pur, dans l'instant. Si authentique. Y réfléchir, intellectualiser les événements, tout cela ne pouvait qu'en ternir l'éclat.
Ils s'étaient aimés dans la pénombre de sa chambre. Il avait redécouvert des rouages qu'il pensait grippés à jamais. Cela lui donna mal au ventre, juste d'y penser.
Il avait envie de lui parler, même si elle était morte, qu'il ne restait rien qu'une dépouille enfouie, sans tête, même, car celle-ci avait été brûlée sous ses yeux, une vision qu'il avait refoulée, qui revint brutalement, lui glissant un goût de bile sur la langue tandis qu'il contrôlait à grand peine les spasmes qui voulaient avoir raison de sa contenance. Mais quelle importance...
Si seulement ils avaient été autres. Car ils n'avaient été coupables que d'être haïssables pour ce qu'ils étaient.
Si seulement ils s'en étaient tenus à leurs prérogatives officielles.
S'ils avaient eu le sérieux, la sagesse, la décence, de s'abstenir de tout caprice puéril.
S'ils avaient évité de sortir à la nuit, sans escorte, comme Hector le leur avait conseillé.
S'ils avaient été sobres, armés, prêts.
Si Euryale n'avait pas eu cette capacité d'empathie naturelle, juste au moment où il avait besoin d'un peu de compagnie.
S'il n'avait pas été si stupide...
Il se frappa la poitrine du poing pour mettre fin à la spirale des regrets. Ce qui s'était produit, s'était produit. Il l'avait perdue. Elle était partie. Pour tout le monde. C'était peut-être injuste, mais c'était un fait.
Les Dieux étaient restés indifférents. On pouvait tout leur donner, une vie entière, chaque minute, chaque battement de coeur, chaque pensée, et pourtant, ils demeuraient sourds.
Albérich sentit une vague de colère bouillonner en lui, mais elle s'effaça en une seconde, remplacée par une mélancolie assassine.
Il demeura assis et s'imprégna du vide qu'il y avait dans sa vie. La mort d'Euryale n'était qu'un fragment de ce vide. La Sélunite, même si elle lui avait apporté quelque chose d'imprévu, n'en avait jamais vraiment fait partie. Mais elle participait du bouleversement de sa vision du monde. Un monde hostile, dangereux, brutal. Un monde où les choses bonnes n'ont aucune certitude de perdurer ou de survivre. Tout cet optimisme béat, toutes ces années... Il était temps de déchirer le voile. C'était salvateur peut-être, cette prise de conscience.
Mais pour sauver quoi ?
" Je suis désolé, Euryale." murmura-t-il finalement, d'une voix rauque. " Je ne savais pas que les choses tourneraient ainsi. Si j'avais jamais pensé... que j'avais de tels ennemis... Je ne t'aurais jamais exposée..."
Pourquoi s'était-elle rapprochée de lui ? Il ne pouvait pas croire qu'elle était venue d'Erhedun avec cet objectif, elle ne lui avait jamais fait d'ouverture quand ils étaient adolescents.
Mais c'était une autre vie.
Une partie de lui-même était persuadée qu'elle l'avait fait par pitié plus qu'autre chose. Ça ne lui coûtait rien de prendre soin d'un homme solitaire pendant quelques jours, le temps d'un voyage. Et elle l'avait payé de sa vie.
Il se laissa pleurer. Il ne savait pas exactement sur quoi. Sur elle, bien sûr. Sur lui-même. Sur le passé révolu et les brumes de l'avenir. Sur tout ce gâchis.
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Message par Taliesin »

Comme le soir cédait peu à peu la place à la nuit, la pénombre s'était installée dans la crypte, enveloppant dans ses replis presque tangibles Albérich et les douloureux sentiments qui l'ébranlaient. Mais elle ne dura pas.
Il fallait croire que les nuages avaient enfin relâché leur étreinte sur Eredhun, car, à nouveau, la lumière se fit : d'abord imperceptible, vagues reflets sur les tombes, puis de plus en plus forte, présente, tandis que sur la voûte de pierre, des étoiles d'argent apparaissaient, une à une, tandis que les inscriptions, les pierres de lune enchâssées sur les monuments funèbres se mettaient à luire d'un éclat qu'on aurait cru animer d'une vie propre. Enfin, ce fut l'astre nocturne qui s'esquissa au dessus de la tête de l'ancien clerc. L'infime croissant des premières minutes alla s'épaississant, s'arrondissant, jusqu'à représenter la Lune telle qu'elle devait briller au-dessus de la cité, pas encore tout à fait pleine, mais peu s'en fallait
.
Si la place n'avait pas manqué sur la Butte Céleste, sans doute les Sélunites auraient-ils créé leur cimetière en plein air. Mais il avait fallu s'adapter à la configuration des lieux, et ils l'avaient fait de telle sorte que les dépouilles de leurs disparus soient, chaque nuit, nimbées par les rayons de la déesse qu'ils avaient vénérée, servie, qu'ils avaient rejointe, à présent. Pour que ceux qui demeuraient en arrière puissent, aussi, honorer leur mémoire dans la quiétude paisible, onirique, de cette salle souterraine plus lumineuse que ne pourrait jamais l'être, peut-être, les terrasses aériennes qui la dominaient, loin, la haut.
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Galathée
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Message par Galathée »

L’arrivée de la lune, nimbant les lieux sinistres de sa pâle lumière, réorienta les pensées confuses de l’ancien clerc. Comme l’astre colorait la pierre tombale de son ancienne initiée, Albérich se complut dans les routines d’un discours tout fait, qu’il marmonna sans réellement y réfléchir. Il présenta ses hommages à la déesse, lui recommanda l’âme de la disparue, loua sa mansuétude, émit des voeux convenus, puis retomba dans le mutisme. Une fois encore, il fut à deux doigts d’invectiver et de maudire, de reprocher l’ingratitude, le dédain criminel, cette négligence qui avait permis aux hommes de s’entretuer sans entraves. Mais rien ne sortit. Peut-être davantage parce qu’il était conscient de l’inutilité d’un blasphème que parce qu’il craignait l’ire des dieux. Ils n’entendaient ni les louanges, ni les injures.
Puis il se sentit de plus en plus calme. Effet secondaire de la fatigue et de la faim, peut-être. A moins qu’il ne s’agisse d’épuisement. Même immobile, il était fébrile, et les flots qu’il avait pleurés l’avaient affaibli. Vide. Sec. Glacé. Ses sens s’écartaient à nouveau du réel, il glissait vers une forme de transe, comme s’il entrait en méditation, détaché. Mais il n’était pas serein, il était ballotté par l’indicible, son incapacité à savoir quoi faire, comment le faire.
Dire au revoir. Il était là pour ça. Euryale n’avait pas la clef de sa guérison, mais il devait lui dire au revoir. Garder sa lumière, bannir cette souffrance. Cesser de ne voir que du sang et des cris dans son nom. Elle était morte. Elle était apaisée. Il fallait qu’il la laisse aller, reposer, à nouveau souveraine et pour l’éternité. Elle ne pouvait pas l’aider. Il ne pouvait pas exiger cela d’elle. Il ne l’avait pas tuée. Elle était morte parce qu’il était quelqu’un d’important qu’on avait voulu atteindre. Aujourd’hui, il n’était plus personne, protection absolue. Ses proches ne risquaient plus rien. L’anonymat était garantie de tranquillité, de survie, de silence.
Mais pourquoi vivre, alors ? Si toute initiative devait être marquée du danger ? Si chaque mot prononcé, chaque mouvement, pouvait entraîner un désastre ?
Tu pourrais peut-être apprendre à te défendre, plutôt que de jouer les impotents fragiles.
Il releva les yeux.
Me défendre ?
Et pourquoi pas ? Tu n’es pas obligé d’être le lièvre, tu peux être le tigre.
Il la chercha des yeux mais il n’y avait que la nuit, la lune, et son imagination.
Tu as peur de ton ombre. Mais ils pourraient avoir peur de toi, tous, si tu faisais un effort.
C’est trop tard.
Bien évidemment.
C’est vraiment trop tard.
Il eut l’impression qu’il pouvait la deviner haussant les épaules et levant les yeux au ciel. Ensuite, la nécropole parut plus froide, plus grise, plus déserte encore. Peut-être un nuage était-il passé devant la lune, simplement, il n’y prêta pas attention.
Euryale ?
Il n’y avait évidemment personne.
Il serra les lèvres, passa une main engourdie devant ses yeux rougis, douloureux, les massa lentement. Des larmes revinrent, rares, il les cueillit, s’attendant presque à ce qu’elles lui gèlent sur le bout des doigts.
Euryale, je vais partir. Je ne vais pas attendre l’aube, je ne veux pas attendre l’aube. Elle ne te mérite pas. Tu es une âme de la nuit, je t’approche dans les ténèbres illuminées de ta dame, ensuite je m’en retourne.
Il eut un triste sourire.
Je ne te dis rien, je n’ai pas de mots, je déteste les déclarations futiles, tu sais ce que je ressentais. Tu le sais sans doute mieux que moi, même.
Il referma les yeux.
Je suis désolé. Je sais que c’est trop tard pour l’être, ça ne te ramènera pas. Je suis désolé quand même. J’espère qu’un peu de ce qu’on prétend est vrai et que tu es encore quelque part, que tu peux faire profiter quelqu’un, quelque chose, de ce que tu étais.
Il prit appui sur le sol pour se relever, un peu vacillant, le visage cuisant. Il faisait à nouveau sombre, trop sombre.
Je te garde dans mes souvenirs, c’est la seule chose qu’il me reste. Tu es éternelle pour ceux qui t’ont connue.
Prenant une profonde inspiration, il lut les quelques mots qu’on avait gravés dans le marbre, un salut digne mais douloureux à la prêtresse qui n’était plus.
Merci d’avoir apporté ta lumière dans ma vie.
A nouveau, il se sentit révolté. Quel dieu cruel avait eu l’idée de lui offrir tant pour le reprendre si violemment, si vite ? Si seulement Euryale avait été un peu moins idéale...
Mais je n’étais pas idéale, Albérich. Tu as transformé les choses pour cristalliser ta douleur autour d’elles. Mais je ne suis parfaite que dans ton souvenir. Tu as inventé tout cela.
Tais-toi.
C’est vrai, pourtant. Tu le sais.
Il demeura figé, le souffle court, sa vision se brouilla tandis qu’il absorbait les paroles qu’il s’adressait à lui-même.
J’étais juste venu te dire au revoir.
Au revoir.
Il frissonna. Le silence devenait presque épais, comme un voile opaque, un poids qui menaçait de le terrasser, de l’ensevelir. Venir à Erhedun pour mettre un terme à quelque chose. A son deuil ? Non. A sa chute ? Peut-être. A sa vie ? Pourquoi pas.
Va t’en, maintenant. La compagnie des morts ne te réussit pas.
Je voudrais…
Au revoir, Albérich.
Au revoir, Euryale.
Debout, il fit un pas en arrière, prenant déjà congé.
Je ne t’oublierai pas.
J’espère bien !
Il se mit brusquement à pleuvoir et le chant cristallin de la pluie sonnait comme un rire enchanté. Albérich ne put s’empêcher de sourire. Il hésita. L’averse s’intensifia au-dessus de sa tête, pourtant le cimetière paraissait plus habité encore, comme s’il avait manqué le son à la lumière. Il recula. Il s’inclina. Puis il partit.
Il regagna les portes, muselant l’émotion qui revenait, plus douce mais toujours assassine. Il s’immobilisa, se retourna.
Je voulais te dire que je t’aime.
Je sais, va.
Vraiment.
Si tu m’aimes, va t’en.
Il acquiesça aux paroles du néant et poussa les lourdes portes de la nécropole, avant de s’engager dans l’escalier obscur, vers le monde des vivants. Des survivants.
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Message par Taliesin »

Lorsqu'il parvint au sommet des marches, dans la pénombre argentée qui permettait d'y voir relativement clair malgré la couverture nuageuse qui masquait désormais la lune et les étoiles, Albérich retrouva Fiona. La jeune femme, fidèle au poste, le dévisagea une brève seconde avant de baisser les yeux, comme pour respecter les difficiles émotions que devait toujours refléter sur son visage.
-Avez-vous encore besoin de mes services ? demanda-t-elle, timide.
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Message par Galathée »

" Non, merci..." fit le Luménien en réalisant que la jeune prêtresse l'avait attendu tout ce temps, plusieurs heures, à ne rien faire. " Je suis désolé d'avoir gâché votre nuit."
Malgré la pluie, le temple était nimbé d'une lumière étrange, qui donnait aux visages une couleur vaguement métallique, mettant les traits en relief de manière beaucoup plus tranchée que les rayons vibrants du soleil.
" Si vous pouviez juste m'indiquer la sortie... Je ne vais pas m'attarder entre vos murs plus longtemps."
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Message par Taliesin »

-Mais, monseigneur, vous n'avez en rien gâché.... protesta la jeune femme, avant de s'interrompre et de secouer la tête. Je vais vous conduire. Si vous voulez bien me suivre... Ce n'est pas très loin...
Se détournant, elle précéda Albérich dans les couloirs et, ainsi qu'elle l'avait annoncé, ils ne tardèrent pas à regagner le hall. Comme lorsque l'ancien clerc y était arrivé, celui-ci n'était pas désert : fidèles et servants de Séluné y déambulaient, y discutaient... Il eut l'impression, cependant, que certaines des prêtresses le regardaient du coin de l'œil.
-Voilà, nous y sommes..
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Fiona parut sur le point d'ajouter quelque chose, mais, visiblement toujours aussi embarrassée, elle préféra s'abstenir et se contenter de s'incliner, déférente.
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Message par Galathée »

" Merci à vous." dit-il en s'inclinant légèrement pour la saluer. " Je vous en prie, présentez mes hommages à Dame Ysandre et remerciez-la de m'avoir accueilli en vos murs."
Il esquissa une légère grimace, ne sachant pas quoi ajouter, puis se dirigea vers la sortie du temple. Il songea soudain à l'heure tardive et réalisa qu'il n'avait aucune idée de si le Silure gardait ses portes ouvertes en pleine nuit.
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Message par Taliesin »

Au dehors, la pluie tombait sans discontinuer, formant des ruisseaux qui dévalaient les pentes de la Butte Céleste. Les rues étaient totalement désertes, ce qui n'était guère étonnant, compte tenu de l'heure tardive et du temps exécrable; Malgré les torches relativement nombreuses dans le quartier, il faisait sombre, et les choses empirent encore lorsqu'Albérich gagna les parages de son auberge. Mais il connaissait bien la ville, ne courrait que peu de risques de s'égarer...
En revanche, ses craintes furent confirmées : alors qu'il se présentait devant le "Silure affamé", il trouva porte close, et aucune lumière ne filtrait au travers des épais volets fermés pour la nuit.
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Message par Galathée »

L'ancien clerc ne chercha pas à réveiller son hôte. Son manteau était de bonne qualité, la nuit était humide mais pas glaciale, et il trouva rapidement un porche sous lequel s'abriter pour attendre le jour. En cette saison, il était possible que le Silure ouvre un peu avant l'aube, mais peut-être pas. Ça n'avait pas grande importance. Les mains dans les poches, le capuchon rabattu, il regarda la buée de sa respiration se perdre dans le fracas de l'averse.
Immanquablement, il repensa à la nuit de tourmente où les Sharites les avaient attaqués et pris. Luménis avait rutilé sous la neige fondante, ils avaient écouté Taliesin dans la chaleur de la Bienveillance.*Ça avait été une belle soirée. Même Hector qui rechignait avait été captivé par la qualité du spectacle, Albérich l'avait deviné sur les traits prématurément vieillis du jeune garde, éternellement accaparé par son devoir, une charge bien lourde pour les épaules d'un seul homme. Le vin était de qualité, comme le repas qu'ils avaient mangé avant le tour de chant. L'elfe n'avait pas failli à sa réputation, Euryale qui s'était montrée sceptique avait dû convenir de sa défaite. Ses souvenirs le firent sourire doucement alors que l'ombre demeurait souveraine. Puis bien sûr, il songea à la suite, leur promenade improvisée, détournée, dans les rues inondées de la capitale. Leur itinéraire avait été bouleversé par les égouts qui refoulaient et plusieurs accidents, charrettes emportées, tonneaux renversés, masures écroulées. Et les Sharites étaient sortis de leurs cachettes...
Son visage se figea, son rythme cardiaque s'accéléra, mais pour la première fois, il demeura maître de lui-même. Plutôt que de sentir la terreur et le désespoir prendre leurs quartiers dans ses chairs, le réduisant à une carcasse tremblante, misérable, il se retrouva au coeur des événements, presque détaché, observa le ballet des corps, sans ignorer ce qui se produirait. Il était tombé le premier. Il n'avait jamais su ce qu'il était advenu d'Euryale. Mille étoiles de douleur quand le sortilège de leur chef l'avait frappé alors qu'un filet de sang continu lui coulait déjà des lèvres depuis plusieurs minutes. Puis le silence. Les ténèbres, leurs murmures, jusqu'à la tour. Il secoua la tête. Euryale était en sécurité, désormais. Il n'avait pas peur de cette nuit, même si elle était bourrasque et tempête, semblable à la nuit fatidique. D'un geste mécanique, il effleura son épaule droite, indolore, inerte et froide. Soupira. Il aurait toujours mal. Mais il s'était dépouillé de quelque chose. D'une partie de la violence. Mais l'avenir seul lui dirait si ce qui avait brûlé en son sein était moteur de vie ou de destruction. Il n'était pas certain de le savoir.
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Message par Taliesin »

Le temps passa sans qu'Albérich, perdu dans ses pensées, puisse savoir si c'était des minutes ou des heures qui s'écoulaient lentement. Rien ne bougeait, dans la rue, et la pluie, intarissable, continuait à marteler les pavés. Elle finit cependant par diminuer, par se réduire en un infime crachin, tandis qu'une brume légère se levait, annonciatrice, peut-être, du matin tout proche. Il y eut un premier passant, marchant à grandes enjambées, ne prêtant pas la moindre attention à l'ancien clerc réfugié sous son porche. Puis en vint un second, tout aussi pressé...
Enfin, du bruit se fit entendre en provenance du "Silure". Quelqu'un déverrouillait la porte en sifflotant.
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Galathée
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Message par Galathée »

Albérich sortit de sa torpeur nocturne. Il était épuisé, relativement transi, affamé. Il n'attendit pas plus de quelques minutes avant d'aller frapper à la porte du Silure, avant de pousser l'huis et de se glisser dans la salle commune qu'il devinait encore endormie. Il avait manqué le plantureux repas du soir et espérait que ce ne serait pas considéré comme un crime de lèse-majesté. A bien y réfléchir, entre son lit et le petit déjeuner, il opterait sans doute pour la réconfortante chaleur de ses couvertures.
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