[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich obéit donc sagement à son paternel et regagna la salle à manger. Aubin était toujours agenouillé devant l'âtre et Bastien s'était assis à sa place habituelle, muet et sombre. L'ancien clerc se glissa à table et poussa un bref soupir. Il fallait qu'il se souvienne de ne pas trop boire. Même de la bonne bière d'Haradhar.

[Taliesin]

Le barde se releva enfin, se frotta les mains pour les débarrasser des brindilles qui avaient pu s'y accrocher, gratifia son neveu d'une tape légère sur l'épaule puis, à son tour, alla s'installer à table.
-Alors, la caserne n'était pas trop glaciale ? s'enquit-il après avoir observé un moment, avec une lueur gourmande dans le regard, le tonnelet de bière. En tout cas, tu as du mérite de t'être installé là-bas. La vue et jolie, et on y a de la place, mais... Je crains que ce soit trop isolé, trop silencieux pour moi.

[Galathée]

" On ne m'a pas tellement laissé le choix." fit Albérich avec le sourire. " Mais je m'y suis habitué. C'est vrai que c'est très silencieux... Ce qui a parfois ses avantages... Parfois ses inconvénients. C'était surtout difficile au début, quand je ne connaissais aucune piste et que j'étais obligé de rester cloîtré près du feu en attendant que quelqu'un veuille bien franchir brumes et neiges pour venir me rendre visite. Après, ma foi... A mon âge, il n'est pas si mauvais de devoir se bouger."

[Taliesin]

-A ton âge ? s'esclaffa son frère. Allons, tu as quoi ? Même pas quarante ans ? C'est encore jeune ! Ceci dit, si on veut préserver sa vigueur - et sa ligne -, habiter l'ancienne garnison, ou plus généralement Combeloup, c'est un bon plan. Tu auras remarqué la vigueur des personnes âgées, ici. Et les cas d'obésité sont pour le moins... absents.
Il recommença à observer le tonnelet de bière. Mais César mit bientôt un terme à son attente en reparaissant, chargé, comme il l'avait promis, du premier pas. Dès qu'il se fut installé, et que Bastien les eut rejoints, il remplit les assiettes puis les verres, celui de Bastien y compris, quoi qu'à moitié. Après tout, ce n'était plus exactement un bambin...
-Et bien, à votre présence ici, et à votre avenir ! dit le vieil homme en soulevant son propre verre. J'espère qu'il sera, pour vous trois, moins âpre que les derniers mois.
-Et aux futures réunions de famille ! l'imita Aubain, de son habituel ton enthousiaste.

[Galathée]

Albérich ne trouva rien à ajouter et se contenta de trinquer avec eux avant de goûter à la fameuse bière d'Haradhar. Il n'était pas très amateur de ce genre de breuvage, trouvant généralement davantage de plaisir dans la robe sombre d'un bon vin, mais il dut reconnaître que celle-ci avait une saveur particulière. Il n'était pas certain de la trouver vraiment bonne, mais il pouvait imaginer qu'il en soit ainsi. Il se tourna vers César.
" Alors ? Cela correspond-il à tes souvenirs ?"

[Taliesin]

-Jusqu'à la moindre nuance... murmura le vieillard, un peu rêveur.
Il garda les yeux rivés sur sa bière, puis sourit doucement et le vida.
-Ma foi, je n'arrive pas à me souvenir exactement de la dernière occasion où j'en ai bu... C'était avant mon départ pour Luménis, c'est certain, mais..
Il haussa les épaules.
-Enfin, ça finira par me revenir. De toute façon, ça n'a pas grande importance.
Il sourit à nouveau, puis s'attaqua au contenu de son assiette, non sans s'être resservi du breuvage, à l'instar d'Aubin qui paraissait l'avoir trouvé à son goût. Quant à Bastien, s'il avait aussi vidé son verre, ç'avait été sans manifester la moindre réaction. Il commença à manger a son tour, sans qu'on ait besoin de l'y contraindre, mais il le fit comme il faisait toute chose, tel un automate, sans sembler éprouver le moindre plaisir.
Pourtant, le repas était bon. Et copieux. Quoi qu'il n'était pas certain qu'après son séjour au Silure, Albérich pûtt encore trouver quoi que ce soit de copieux...

[Galathée]

Mais Albérich avait appris à ne plus se formaliser de l'indifférence de Bastien. Il l'avait vue évoluer lentement, au fil des jours, et finalement, il trouvait que mine de rien, vaille que vaille, il y avait du progrès. Il y en aurait encore. Il espérait que César serait encore là pour le constater. Il n'y avait pas de raison. Malgré ses cheveux blancs, le vieil homme avait encore du tonus. Et comme l'avait dit Aubin, les Combelupins étaient vigoureux. Qu'ils y soient nés ou pas.
Et pour autant qu'on ne leur inflige pas de drames en cascade.
Il but sa bière lentement, pour ne pas priver les véritables amateurs. Sa journée de chevauchée l'avait fatigué et il sentait qu'il ne lui en faudrait pas beaucoup pour piquer du nez ou commencer à raconter n'importe quoi.
En les regardant ensemble, attablés, il avait l'impression de plus en plus nette qu'il avait fait une erreur en revenant et qu'il ne dirait rien. Mais il ne pourrait pas non plus participer à leur joie d'être ensemble. Il se sentait l'intrus au coeur d'une félicité familiale qui lui serait à jamais interdite.
" Je suis heureux d'avoir pu te faire plaisir, en tout cas. Et je te donnerai l'adresse, à Erhedun, si tu veux te ravitailler."

[Taliesin]

-Volontiers... répondit César. Et s'ils ne font pas les livraisons... Et bien, Umberto est pour l'heure amené à sillonner la région, afin de satisfaire les demandes des nouveaux résidents du château. Alors, il n'est pas impossible qu'il doive, une fois où l'autre, pousser jusqu'à Erhedun...
Une fois les assiettes vides, le vieillard se leva pour aller quérir le plat suivant. Qu'il ramena accompagné d'une bouteille de vin, plus adapté que la bière, en la circonstance. Comme Albérich avait fini par terminer son verre , il eut sa part du liquide à la robe sombre, profonde... Un bon cru, indéniablement.
Le repas reprit son cours. Bastien était muet. Albérich guère plus bavard, même s'il s'efforçait de ne pas garder le silence trop longtemps. L'essentiel de la conversation était donc assuré par César et Aubin. Force fut cependant de constater que la volubilité du barde, lorsque la chère était bonne, en prenait un sacré coup.

[Galathée]

La conversation avait pris un caractère relativement anodin et Albérich y assista sans trop intervenir. Il connaissait les personnes dont il était question, César et Aubin discutaient d'une voisine, de son cheptel, de la santé d'un vieux ou un autre, mais il n'avait rien de bien intéressant à ajouter, d'autant qu'il ne s'était rien passé depuis son départ, hormis l'arrivée des chevaliers d'Elisa. Il se demanda ce que faisait la jeune fille à cet instant et espéra qu'il aurait l'occasion d'aller la voir avant que tout s'écroule. Avant qu'il ne parte. Car c'était la seule chose à faire.
Il but une gorgée de vin. Il fallait qu'il reste concentré sur ce qui s'échangeait, qu'il s'empêche de dériver. Il songea à Thibault et eut un léger sourire en l'imaginant dans le giron de son encombrante mais chaleureuse famille. C'était un maigre réconfort, mais un réconfort quand même.

[Taliesin]

Vint le moment du fromage - du brebis, pour l'essentiel - puis celui du dessert - César avait eu le temps de préparer une tarte aux pommes. La conversation se poursuivait, tandis que les verres se vidaient, puis se remplissaient. Mais l'alcool ne la rendit pas moins anodine : des nouvelles ordinaires d'une communauté désormais sans histoires. Aubin ne semblait pas s'intéresser plus particulièrement à certaines personnes, soit que ses fréquentes absences aient dénoué les liens jadis noués, soit qu'il se soit enquis dès son arrivée de ses proches.
Les deux hommes faisaient effort pour ne pas exclure Albérich de leurs discussions, mais ils ne lui posèrent pas de nouvelles questions sur son séjour à Erhedun, respectant les réponses évasives et succinctes qu'il leur avait déjà fournies. Bastien, pour sa part, n'avait ouvert la bouche que pour remercier son grand-père lorsque celui-ci lui servait ses portions. En revanche, il ne manifestait aucun signe de fatigue, malgré l'heure qui s'avançait.

[Galathée]

Albérich ne pouvait pas vraiment décider si l'absence de questions par rapport à ce qu'il avait fait à Erhedun était de la pudeur ou une relative indifférence. Il savait les Combelupins discrets, mais cette propension à n'interroger personne avait quelque chose d'anormal. Seuls les gens qui imposaient leur vécu dans la conversation finissaient par se faire connaître. Albérich était bien trop modeste, et soucieux de ne pas monopoliser le temps des autres avec ce qu'il estimait accessoire, pour jamais se laisser à aller à ce genre de choses. Il resterait donc en retrait, éternellement. En l'occurrence, vu les circonstances, c'était une aubaine. Mais il ne pouvait s'empêcher de trouver cela étrange. Aubin et César discutaient toujours, Bastien demeurait muet. Il finit par se tourner vers le petit garçon et s'adressa à lui à mi-voix.
" Je sais que tu ne voulais rien, mais je t'ai quand même rapporté quelque chose." fit-il avec le sourire. " Attends voir."
Il quitta la table pour aller chercher le petit paquet dans la poche de son manteau et le rapporta. Il déplia les pans du tissu qui entouraient son présent. C'était une petite boîte en bois, dans laquelle se trouvait un jeu de 64 cartes finement illustrées. Il se divisait en quatre séries de treize cartes, et une cinquième de douze. Il y avait la famille des loups, celle des ours, celle des cerfs et celle des sangliers. La dernière série reprenait chaque fois une créature différente, petits habitants plus menus des bois.
" Bon, il y a divers jeux possibles... Je peux t'en apprendre certains. Ton grand-père et ton oncle en connaissent sûrement d'autres. Et puis on peut toujours en inventer."
Albérich ne s'attendait évidemment pas à une réaction de la part de son neveu, mais il lui aurait semblé malvenu de l'ignorer purement et simplement.

[Taliesin]

-Merci, mon oncle, répondit Bastien, par automatisme.
Il n'aurait sans doute pas accordé aux cartes plus d'une seconde d'attention, serait probablement retombé dans son immobilité et son mutisme indifférents si son regard n'avait été accroché par l'image réaliste et détaillé d'un loup. Ses sourcils se haussèrent imperceptiblement, un léger tremblement anima ses membres... Puis il demeura les yeux rivés à la créature.
Aubin et César s'étaient tus, observant la scène avec attention. Ils ne firent aucun commentaire, mais le vieil homme finit par se lever, par rassembler les assiettes.
-Je vais débarrasser... expliqua-t-il. Ensuite, tu pourras nous montrer les règles que tu connais, Albérich. Je ne serai pas contre une petite partie...
-Idem ! fit le barde, souriant. Mais il me semble que certaines variantes se jouent à quatre, ce qui tombe bien...

[Galathée]

La réaction de Bastien laissa Albérich un peu embarrassé. Il espérait ne pas avoir commis d'impair en mettant la représentation d'un fauve sous les yeux de son neveu. D'après ce qu'il avait reconstitué, c'était à Hugues que l'on devait la disparition de la chienne, les attaques de loups résultant de cette agression, mais il n'avait jamais posé de questions précises à Ada sur la question. Interroger Bastien aurait été faire preuve de manque de tact. A moins que... Il se demanda s'il n'avait pas fait preuve d'une délicatesse mal inspirée en n'abordant jamais le sujet avec l'enfant. Après tout, lorsque des fidèles venaient au temple, ils cherchaient souvent à exorciser leurs démons en confiant au clerc présent les aspects les plus difficiles de ce qu'ils vivaient. Evidemment, ils le faisaient volontairement, mais la plupart du temps, ils commençaient par relater une histoire quelconque, superficielle, et c'était le rôle du prêtre de les amener en douceur à la catharsis bienfaisante que procurait l'aveu. Peut-être devrait-il envisager, à l'occasion, de parler à Bastien plus directement de son trouble... S'il restait à Combeloup. Or, pour l'heure, il n'était sûr de rien. Il lui semblait qu'il ne pourrait jamais cohabiter avec Aubin, car la vérité lui dévorait les entrailles et le silence lui meurtrissait l'esprit. Et le barde était chez lui. Dans son havre. Il ne pouvait pas l'en priver.
"Je ne suis pas vraiment expert... et je crains que les variantes que je connais soient bien sages pour des personnes aux habitudes... aussi aventureuses que les vôtres."
Il répugnait, de plus, à retirer les cartes à l'enfant.

[Taliesin]

-Oh, je pense que des règles sages et simples feraient parfaitement l'affaire... dit César avant de s'esquiver, bientôt suivi par Aubin qui portait le reste des couverts.
La table fut vite débarrassée, nettoyée, et les deux hommes s'installèrent à nouveau, non sans que le vieillard ait apporté, en manière de digestif, un cordial sucré, fabriqué au village, qu'Albérich avait déjà eu l'occasion de goûter.
-Bastien ? demanda-t-il doucement. Veux-tu que nous jouions ?
L'enfant n'avait pas détourné le regard de l'illustration depuis qu'il l'avait découverte. Il releva cependant la tête à l'appel de son grand-père. Il ne répondit rien, ses traits demeurèrent figés, mais il reposa sa carte sur le tas.
Le geste était éloquent, quoi qu'il fût impossible de dire s'il avait été motivé par l'envie, la docilité ou la totale indifférence qui semblait désormais son lot.

[Galathée]

Albérich devinait qu'Aubin et César, dont la jeunesse dissolue appartenait certainement à la mythologie familiale, étaient experts à ce type de jeux. Mais il entendait bien leur montrer que, contrairement aux idées toutes faites qui gravitaient probablement dans leur esprit, un clerc pouvait se montrer redoutable quant il s'agissait d'élaborer des stratégies, de compter des cartes tombées ou de percer à jour les intentions de l'adversaire. Non, on ne passait pas toutes ses soirées à prier, chanter ou lire des pavés assommants au temple. Certainement pas chez les Lathandrites, en tout cas.
"Alors jouons à la Frivole. Je présume que tout le monde connaît. J'écarte le lièvre, la fouine et le hibou, je sais que ça dépend des variantes, mais comme ça vous le savez."
Il prit le paquet de cartes, évacua les trois animaux qu'il avait cités, puis les battit rapidement, rare geste épargné par sa maladresse proverbiale. Il distribua sept cartes à chacun, fit deux tas plus ou moins identiques avec les restantes, puis en retourna une. C'était le 6 de sanglier, qui représentait une laie ventrue et cinq marcassins, se vautrant dans l'humus d'un sous-bois.
" Le plus jeune commence."

[Taliesin]

Bastien, toujours silencieux, déposa sa carte, 1 de sanglier, représentant un marcassin tout jeune, tout frêle. La plus faible de la famille... Puis Aubin, souriant, montra un 10 dont l'illustration mettait en scène un puissant mâle accompagné d'une harde de neuf individus vigoureux. Il serait difficile à battre, à moins qu'Albérich, dont s'était le tour, ou César, qui le suivraient, n'aient dans leur main un 11 ou un 12.
Ou un 13, évidemment, lequel changerait le jeu du tout au tout...

[Galathée]

Albérich avait le 13 de sanglier, ce qui lui permit de ramasser la mise, de relancer de l'écureuil, de donner une de ses cartes (un vilain 2 de cerf) à Aubin et de piocher deux cartes dans le tas à sa droite. C'était le tour de César, dont les options étaient relativement étroites car l'écureuil ne permettait que l'ours ou éventuellement un 1 ou un 2 de loup. Le Luménien était un peu gris, mais en parfaite possession de ses moyens, du moins en était-il persuadé.

[Taliesin]

L'attitude d'Aubin reflétait une certaine assurance, une certaine confiance, signe que son jeu était bon... ou bluff éhonté. Il tira en tout cas de la pioche de droite un 2 d'ours, ce qui permettrait à chacun d'enchérir d'autant plus facilement que toutes les familles étaient autorisées. Mais Bastien paraissait jouer de malchance : il ne posa qu'un 1 d'ours, dont l'image, un ourson tout juste né, apparemment, était presque poignante. Aubin, son tour venu, présenta un 5 de loup.

[Galathée]

Albérich monta avec un 8 de cerf, espérant forcer César à se déforcer d'une grosse carte. S'il parvenait à l'emporter avec un sanglier, il aurait le bonus d'avoir pris une carte de chaque série, mais cela pouvait en valoir la peine à long terme. Difficile de savoir. Et crucial de garder le compte des cartes tombées. Il ne pouvait pas croire qu'Aubin ait un excellent jeu. A moins qu'il ne triche. La pensée lui arracha un sourire. Les bardes avaient la réputation de le faire. Compte tenu de ce qu'il savait sur le personnage, cela ne serait pas surprenant. Le Luménien espérait juste qu'il aurait la décence de laisser gagner son neveu au moins une fois ou l'autre.

[Taliesin]

Mais César ne put poser qu'une carte modeste, et si Albérich gagna ce tour, son profit fut mince.
Les autres manches s'enchaînèrent, de plus en plus disputées. Aubin aimait jouer, c'était manifeste, et avoir un adversaire aussi chevronné qu'Albérich paraissait aiguillonner encore davantage son envie de gagner. Il le fit souvent ; Albérich, à peine moins. César ne se débrouillait pas mal, se fendit même de quelques coups fameux, mais il semblait que les cartes qu'on lui avait distribuées ne soient pas très fortes.
C'était sans commune mesure, cependant, avec la malchance de Bastien, qui ne dut ses maigres victoires qu'à la générosité d'Albérich et de César. Et, en une seule occasion, du barde. La meilleure carte qu'il posa jamais sur la table fut un sept.
Vint le dernier tour. Aubin, qui avait remporté le précédent, révéla un huit de loup. De quoi pimenter encore la fin de partie : une manche en loup avait ceci de particulier que le vainqueur empochait les gains - tous les gains - du joueur le mieux doté. Ou du deuxième, si d'aventure l'heureux gagnant était déjà le mieux doté.
Le pauvre Bastien déposa un 1 de loup (il semblait avoir écopé de tous les 1). Aubin, jubilant, montra un... 13. Un 13 de loup. Qui signifiait non seulement qu'il avait toutes les chances de l'emporter mais, de surcroît, qu'il pillerait toutes les cartes acquises par ses adversaires. Jusqu'à la dernière.
Il avait bien préparé son coup. Et paraissait béni par Tymora.
Albérich n'avait rien à lui opposer.
Ni César.
Il avait donc gagné et, sourire jusqu'aux oreilles, il avança la main pour récupérer son dû.
C'est alors que son neveu, sans un mot, sans une mimique, posa sur la table une figure de la cinquième maison.
Aubin en demeura pétrifié.
-Le mulot ! s'exclama César. La plus petite carte l'emporte !
La plus petite carte, c'était Bastien qui l'avait posée.
Il remportait donc la manche, les prises de ses adversaires...
Et la partie.

[Galathée]

Albérich ne put s'empêcher de rire. La mine d'Aubin valait son pesant d'or. Le gosse, derrière son expression vide, avait très habilement manoeuvré. Le Luménien ne pouvait pas penser qu'il s'agissait d'un hasard. Et si le barde avait compté les cartes, il n'aurait pas été si surpris de voir surgir le mulot. Même s'il restait six ou sept cartes retournées, les chances de le voir apparaître avaient grandi de minute en minute. Et Bastien, avec son jeu minable, son manque de chance presque surnaturel, les avait tous coiffés sur le poteau. Cela valait bien un sourire. Mais l'ancien clerc préféra penser qu'il le gardait à l'intérieur.

[Taliesin]

Peut-être était-ce le cas. Mais alors, il n'en laissait rien paraître. Absolument rien.
Il se leva d'ailleurs l'instant suivant.
-Je vais me coucher, dit-il.
-Quoi ? s'exclama le barde. Et la revanche ?
-Allons, Aubin, il y aura bien d'autres occasions ! dit César, que le coup de Bastien ravissait. Mais là, il est tard...
De fait, le repas, puis la partie s'étaient prolongés sans qu'ils y prennent garde, et minuit n'était sans doute pas très loin.
Le gamin embrassa son grand-père, puis ses oncles, leur souhaita une dernière fois bonne nuit - le tout plus par habitude qu'autre chose, vu son apparence, presque, d'automate -, et se dirigea vers l'escalier.

[Galathée]

Albérich le regarda s'éloigner, songeur, puis se leva à son tour.
" Je vais remonter, moi aussi. Sinon je risque de ne plus retrouver le chemin... D'autant que je ne suis pas certain qu'il y ait beaucoup de lune, ce soir..."
Il sourit à son père, à son demi-frère.
" Merci pour la soirée, c'était très plaisant, et le repas était délicieux. Je vous souhaite une bonne nuit."

[Taliesin]

Les deux autres se levèrent.
-Tu es sûr que tu ne veux pas dormir ici ? demanda César. Il y a un lit de libre dans la chambre d'Aubin, un autre dans celle de Bastien...
-On pourrait aussi faire une autre partie... avança le barde. Il n'y aura pas moins de lumière dans une heure ou deux...
La défaite - et le rire d'Albérich - avaient provoqué une brève mais indéniable crispation de ses traits. L'instant suivant, et depuis lors, il n'avait cependant cessé d'arborer sa bonhomie coutumière.

[Galathée]

Albérich hésita une seconde. Il n'avait pas manqué l'instant où le masque léger du barde s'était lézardé, révélant soudain le visage d'un homme qui n'avait pas l'habitude de perdre. Ou en tout cas, pas le goût. Le Luménien devait être honnête, ça n'avait rien de bien rare ou de bien scandaleux. Il avait connu plus d'un Lathandrite incapable de s'incliner, vitupérant et se trouvant des excuses lamentables au moindre revers de fortune, tout en demeurant parfaitement fréquentable dans tous les autres aspects de la vie. Il sourit aux deux hommes.
" Je suis trop fatigué pour rejouer... et je tiens à retourner dans mon antre. J'ai des ténèbres à apprivoiser. Merci pour l'invitation, mais... je vais la décliner."
Il s'inclina poliment.
" Nous jouerons la revanche quand Bastien sera à nouveau d'attaque."

[Taliesin]

Si Aubin et César, à des titres différents, furent déçus par la réponse, ni l'un ni l'autre n'en montrèrent rien, et, souriants, ils le raccompagnèrent jusqu'à la porte. Le barde lui serra la main, chaleureux, tandis que son père, suivant l'ancien clerc à l'extérieur, lui pressait le bras.
-Merci d'être venu... dit-il. Et merci pour Bastien. Je crois que ton cadeau lui a fait quelque chose. Depuis son agression, je ne l'avais plus vu observer quelque chose avec autant d'attention...

[Galathée]

" J'espère que je n'ai pas fait pire que bien..." soupira Albérich avec un sourire un peu amer. " Enfin... Peut-être le chagrin est-il un premier pas sur la voie du bonheur, qui sait..."
Il dévisagea son père, l'étreignit brièvement, mais ne trouva rien à lui dire. Il avait l'impression que tout serait creux, mensonger, qu'il ne parviendrait pas à exprimer librement ce qu'il ressentait. Il ne voulait pas que le vieil homme soit déchiré. Pourtant, le prix en serait un éloignement obligatoire. A moins de revenir lorsqu'Aubin serait loin. Mais quand repartirait-il ? Il avait mentionné l'été comme s'il le passerait au village. C'était ridicule.
" Merci pour tout. Je reviendrai." souffla l'ancien clerc.

[Taliesin]

-Allons, il n'y a pas de quoi me remercier... fit le vieil homme, grave.
Puis il sourit.
Et j'espère bien que tu reviendras ! ajouta-t-il, plus léger.
Il demeura sur le seuil de sa maison comme Albérich s'éloignait. Il y était encore lorsque son fils eut disparu, avalé par les ténèbres profondes de la nuit, à peine troublées par la clarté diffuse des étoiles.

[Galathée]

Albérich gravit la colline lentement mais sans problèmes particuliers. L'alcool le protégeait du froid mais pas des réflexions difficiles. Pourtant, rien de neuf n'était venu s'ajouter à ce qu'il savait déjà et à sa résolution grandissante de repartir sans avoir révélé la vraie raison de son retour. Il observa la nuit tout en cheminant, quelques lumières éparses piquetant la vallée et dessinant, à peine, la silhouette du donjon. Les étoiles étaient peu nombreuses mais au fur et à mesure de sa progression, il s'habitua aux ténèbres. Il réalisa aussi que son pied connaissait la piste presque par coeur.
Une fois rendu, il vérifia que Douce allait bien, elle s'était réfugiée dans l'appentis de la remise, près des restes de bois empilé, puis rentra dans la garnison et ranima un semblant de feu. Il se bricola une infusion apaisante et dépurative, puis se glissa entre ses couvertures. Curieusement, il fut soulagé de retrouver la courbure de son matelas, l'odeur particulière de la petite pièce, la pénombre habituelle de la nuit combelupine. C'est ce sentiment de familiarité tranquille qui lui permit de glisser sans difficultés dans le sommeil.

[Taliesin]

Il dormit jusque tard le lendemain. En tout cas, plus tard que d'ordinaire, même si peut-être pas assez pour se remettre tout à fait de la fatigue du voyage et de celle, supplémentaire, accumulée la soirée précédente.
Au dehors, le soleil brillait, radieux, dans un ciel d'azur sans tâches. La journée promettait d'être magnifique... Et au regard des réserves de vivres, toujours présentes comme il avait pu le constater en se préparant son infusion, il pourrait la commencer avec un copieux petit-déjeuner.