[Lieu] Combeloup

[Galathée]

Albérich ne comprenait pas ce qu'attendait Thibault, pourquoi il tergiversait encore et encore, alors qu'il aurait suffit d'intervenir, simplement. Ils étaient deux, ils avaient l'avantage de la surprise, le gosse aurait pu courir se mettre à l'abri quelque part. Cette approche pas à pas lui semblait ridicule, décalée, comme s'ils jouaient le jeu qui se déroulait devant eux. Mais Thibault semblait savoir ce qu'il faisait. Et lui ne savait plus où il en était. Il obéit donc sans réfléchir, absent, ailleurs. C'était nécessaire. Sinon il aurait perdu la tête depuis longtemps.

[Taliesin]

Ils purent s'avancer, s'abriter à nouveau sans qu'Aubin ne remarque quoi que ce soit. Il était bien trop afféré à ligoter Bastien, à l'entretenir des épreuves qu'il avait traversées, de la trahison de la dame...
Quand il en eut terminé, le barde se frotta les mains, puis retourna à pas tranquilles vers le feu, pour y quérir ses instruments. Il se mit même à siffloter un air joyeux, terriblement incongru au cœur du drame qui se jouait.
Albérich sentit Thibault se tendre, prêt à passer à l'action.

[Galathée]

Albérich attendit le signal de Thibault pour passer à l'action à son tour. Il avait l'intention d'aller droit sur le gamin et de faire écran de son corps le temps nécessaire pour que le Sunite neutralise le barde. Son ami n'était pas très épais mais Aubin ne l'était pas davantage, et il n'était pas impossible que Thibault puisse quand même user du pouvoir de Sunie. Mais il avait la conviction profonde, en dépit du reste, que c'était trop tard pour Bastien. Le gosse avait beau être résilient, il y avait des limites. Il se promit de l'emmener jusqu'à la Dame s'il survivait. Et de la convaincre de le garder auprès d'elle. Même s'il devenait papillon ou bouleau, ce serait toujours mieux que ce que la vie pouvait lui offrir. Il le savait, il était passé par là.

[Taliesin]

Thibault ne donna aucun signal : il bondit.
Albérich l'imita donc, se précipita auprès de son neveu qui se tordit désespérément le cou pour voir ce qui se passait.
Il y eut un bruit de lutte.
Un cri. De Thibault.
Comme l'ancien aubemestre se retournait, il vit le barde se redresser, chancelant, la pommette ouverte. il tenait à la main un minuscule couteau à la lame dérisoire,
Le Sunite se redressait, aussi. Son justaucorps était déchiré, à l'épaule. Un peu de sang coulait.
-J'aurais dû te tuer... siffla le Sharite à son intention. Puis, se tournant vers son frère : Et toi, j'aurais dû les supplier de te tuer... Mais il n'est peut-être pas trop tard pour remédier à mes erreurs...

[Galathée]

Albérich ne prêta qu'une attention distraite aux propos du dément qui leur faisait face et laissa Thibault lui régler son compte. Il se tourna plutôt vers l'enfant et entreprit de le détacher. Une fois libre, Bastien pourrait filer au bas de la colline, et le Luménien aurait alors tout le loisir de se pencher sur le cas de son demi-frère.

[Taliesin]

Il parvint à lui libérer un poignet. Commença à détacher le second. Derrière lui, la lutte avait repris. Aubin poussa un grognement de douleur. Thibault n'avait beau pas être expert au bâton, c'était une arme bien plus efficace qu'un couteau...
Mais une voix résonna tout à coup. Basse. Puissante. Une voix que l'ancien aubemestre connaissait bien...
-Plus un geste. Ou vous êtes morts. Tous.

[Galathée]

Une onde de choc secoua le Luménien comme il reconnaissait la voix impérieuse qui s'adressait à eux. Il eut la sensation qu'on le vidait en une fois de toute sa substance, de tout ce qui avait résisté jusque là, un peu d'espoir, de courage, d'énergie. Sa conscience vacilla, mais quelque chose en lui refusa d'avoir pitié, et il demeura figé sur ses jambes. Lesquelles lui ordonnaient de fuir au plus vite, le plus loin possible, sans se retourner. Mais il eut un sursaut de volonté.
Mourir ? Mais c'était exactement ce qu'il désirait, mourir. C'était le destin le plus enviable, compte tenu des circonstances. Et c'était certainement le mieux qu'il pouvait leur arriver, à lui, à Thibault et à Bastien. Il s'était promis de ne jamais retomber entre leurs mains, jamais. Que Noir Dessein les tue donc, tous. Au moins la souffrance serait de courte durée.
" Je suis désolé." souffla-t-il au petit garçon, avant de continuer à desserrer le lien de son poignet.
S'il avait eu de quoi, il l'aurait tué lui-même.

[Taliesin]

Thibault avait poussé une exclamation incrédule.
A laquelle Aubin avait répondu par un gloussement ravi.
-Ah oui, excusez-moi, j'ai oublié de vous dire que nous n'étions pas seuls... Le maître est avec nous. Lorsque le bourreau l'a privé de son corps, il lui a bien fallu en trouver un autre... J'ai accepté de lui faire une petite place. C'était la moindre des choses compte tenu des services qu'il m'avait rendus, non ?

[Galathée]

Albérich se retourna brusquement, frappé de stupeur.
" Détache-toi et file." souffla-t-il à Bastien.
Thibault regardait Aubin, interdit, mais le barde était immobile. Or Noir Dessein, s'il était vraiment à l'intérieur de sa tête, avait probablement toujours besoin de mains pour esquisser ses sortilèges.
" Fracasse-lui le crâne, bon sang !" cria le Luménien à l'attention de son ami, cherchant lui-même un caillou adéquat sur le sol.

[Taliesin]

Thibault parut émerger de sa torpeur. Il avança, abattit son bâton. Aubin tenta d'esquiver, ne le put complètement... Recula, chancelant.
-Tu l'auras voulu... murmura-t-il.
Il se mit en devoir de lancer un sort. Thibault le frappa une fois, deux fois. Sans parvenir à briser sa concentration.
Tout à coup, le barde lui fonça droit dessus. Lui appliqua les mains sur la poitrine.
Thibault hurla, comme le sang, déjà, détrempait son justaucorps. Le barde sourit, le poussa d'un revers de main, l'envoyant s'affaler dans l'herbe.
Puis il se tourna vers Albérich, lequel serrait désormais une grosse pierre dans sa main.
-Lâche cela, Megrall. Un caillou ne te sauvera pas.

[Galathée]

Albérich lâcha la pierre dans l'herbe.
" Je n'ai pas l'intention d'être sauvé." dit-il simplement.
Par sa faute, Bastien avait souffert, souffrirait encore, Thibault était mort, Shar était venue jusqu'à Combeloup pour détruire ceux qu'il aimait. Il avait pensé que devenir quantité négligeable suffirait à la détourner de lui, mais il s'était lourdement trompé. Elle ne renoncerait jamais et ses sbires semblaient immortels, comme la mauvaise herbe l'emporte immanquablement sur le grain fragile. Mourir était la seule manière pour que ces choses ne puissent jamais se reproduire. Mourir était ce qu'il désirait le plus au monde. Le silence. La paix. La fin de la culpabilité, de l'angoisse.
En regardant Aubin avancer, il se sentit très calme. Apaisé, même. Il avait attendu cela depuis l'hiver, depuis cette Fête de la Lune maudite où ils avaient tué ce qu'il était. Son corps avait résisté. Mais à quoi bon, en définitive ? Le corps n'est rien sans l'esprit. Peut-être allait-il pouvoir enfin redevenir complet, retrouver son âme, plus loin, ailleurs. Dans le cas contraire, le néant lui convenait parfaitement.

[Taliesin]

Mais Aubin - ou l'esprit retors qui l'animait - ne semblait pas décider à le tuer dans l'instant.
-Pourquoi renoncer alors que tu es si près du but ? murmura-t-il. Tue-le. Tue ce frère qui n'en est pas un. Après tout... Il est la cause de tous tes maux.
Il sourit.
-Nous l'avons trouvé alors qu'il était au fond du gouffre, en but à de nouveaux échecs, à ces "noirs desseins" que, d'après lui, le monde entier nourrissait à l'égard de sa famille.. Nous lui avons proposé de l'aide... Nous lui avons demandé un nom. Le nom d'un être dont il voulait se venger. C'est le tien qu'il a prononcé.
Il chercha le regard de l'ancien clerc. Le chercha avec des yeux qui n'étaient plus ceux d'Aubin.
-Oui, le tien... Celui de ce frère qu'il n'avait jamais connu mais que son père regrettait tant. Celui dont l'existence l'avait empêché de venir étudier à Lumnis... Celui dont la vie était une réussite flamboyante, contrairement à la sienne. Lui essayait sans cesse... et sans succès. Toi, tu étais devenu un clerc épanoui. Tu étais devenu aubemestre. Puis Conseiller de la capitale. Toi... Tu avais tout. Alors il a cité ton nom. Sans savoir ce que nous te ferions... Je crois que le résultat ne lui a pas déplu.
. Un sourire, à nouveau.
-Tu peux te venger de lui. Venger Euryale. Venger ta foi perdue. Me faire disparaître comme tu le fera disparaître...

[Galathée]

La révélation que son demi-frère, cet être qu'il n'avait jamais rencontré auparavant, dont il ignorait jusqu'à l'existence quelques mois plus tôt, puisse être la cause de tout ce qui lui était arrivé le laissa muet de stupeur. Mais il ne se sentit aucune haine envers Aubin, juste une incompréhension absolue, comme si les paroles de Noir Dessein étaient absurdes. Et elles l'étaient sans doute. Les Sharites mentaient pour attiser le désir de vengeance, et il ne se laisserait pas prendre. Pas maintenant, après tout ce temps. Pourtant, son interlocuteur avait raison : il devait les tuer. Pas pour assouvir quoi que ce soit. Pas pour Euryale, lui-même ou les paladins de l'Aster. Mais simplement parce que s'il mourait sans les arrêter, ils seraient libres de continuer à répandre leur malveillance sur l'île.
Si j'étais un paladin, songea-t-il, je t'aurais déjà tué dix fois. Et aucun dieu ne m'en aurait voulu. Et mon âme serait restée pure. Je ne suis pas paladin, mais je ne suis plus clerc. Je peux être ce que je veux. Je peux te tuer sans que tu m'atteignes. Je ne te hais pas. Mais je ne peux pas te laisser vivre. Parce que tu en blesseras d'autres et d'autres encore.
Il regretta que Thibault ne soit plus là pour surveiller qu'il ne basculait pas. Mais il se sentait à mille lieues de Shar. A mille lieues de ce qu'on cherchait à lui inspirer. Il était juste convaincu de devoir agir pour le bien de l'île, comme il en avait eu le désir autrefois, lorsqu'il avait été Conseiller de Luménis. Il avait perdu le pouvoir politique d'influencer le cours des choses mais il était encore temps de se sacrifier pour que la Lumière brille un peu plus fort, un peu plus longtemps.
Mais il ne fallait pas que Noir Dessein réalise que son acte n'était pas motivé par la vengeance. Aussi se composa-t-il une expression vaguement scandalisée avant de se ruer sur le barde, pour l'étrangler.

[Taliesin]

Mais, au dernier moment, Noir Dessein l'esquiva. Albérich le frôla, pensa pouvoir le retenir... en vain.
Déjà, l'autre s'était éloigné, à nouveau hors de portée.
-Bien, bien... Laisse la haine t'emplir, apporter à ton bras la force qui lui a toujours fait déf...
Il s'interrompit.
Ses yeux s'étaient écarquillés, s'étaient mis à rouler dans leurs orbites. Il posa une main sur son cœur, comme son corps tout entier était parcouru d'un violent tremblement.
Il recula d'un pas. Chancela.
Tomba à genoux.

[Galathée]

Albérich demeura immobile, incrédule, tandis que son adversaire chancelait, les mains pressées sur la poitrine. Un regard rapide vers Thibault lui indiquait que le Sunite n'avait pas bougé. Etait-il possible que Bastien ait quand même réussi à empoisonner le barde ? Il n'était pas temps d'y réfléchir, il fallait en profiter.
Il se rua sur Aubin, le renversant dans la poussière. Mais cette fois, plutôt que de chercher à lui enserrer le cou, il s'assit sur lui, pesant de tout son poids, et lui tira les bras en arrière, sans ménagement. Le barde poussa un gémissement piteux, murmura quelque chose que le Luménien ne comprit pas, mais Albérich était concentré sur ce qu'il avait à faire. De toute façon, son adversaire ne se défendait pas vraiment, la poitrine oppressée par les toxines qui circulaient dans son sang. L'ancien clerc se servit de sa ceinture pour lui attacher les poignets dans le dos, vérifia son noeud, puis le redressa. Il fallait minimiser le choc où son coeur lâcherait. Le soutenant d'un bras, il lui attrapa la mâchoire et le força à ouvrir la bouche. Puis il hésita. Il avait dans la poche une seconde dose du poison qui secouait son ennemi, le Sharite, Noir Dessein et Aubin entremêlés, et s'il la lui donnait, il mourrait à coup sûr. Il avait aussi l'antidote qu'il avait prévu de lui administrer une fois maîtrisé. Ses doigts tâtonnèrent. Il regarda Aubin droit dans les yeux, et à travers lui, derrière son visage torturé par la douleur, le monstre qui s'y terrait.
" Je ne serai jamais à Shar. Jamais." souffla-t-il.
Il jeta le poison dans le feu mourant puis lui enfourna l'antidote dans la bouche. Il lui bloqua ensuite le menton pour le forcer à déglutir. Enfin il le relâcha et le laissa au sol.

[Taliesin]

Il entendit alors des pas légers dans l'herbe. Bastien - qui s'était libéré mais n'avait pas fui - s'approchait timidement, la mine inquiète.
-Si... Si vous l'avez pas tué... Si vous voulez ça pour encore l'attacher... souffla-t-il en présentant ses propres liens.
Au même moment, Thibault poussa un gémissement.

[Galathée]

Albérich était encore sous le choc des derniers événements lorsque Bastien et Thibault se manifestèrent conjointement. Il demeura une seconde désemparé, ne sachant vers qui se tourner. Il finit par baisser les yeux sur le petit garçon et lui toucha la joue.
" Penses-tu que tu pourrais... lui lier les chevilles ? Et le bâillonner ? Il faut que j'aille voir Thibault..."
Il avait peur de la lueur dans ces yeux d'enfant. Il était heureux de le voir debout, vivant, stoïque. Mais il n'avait pas de mots pour exprimer combien il regrettait ce qu'il s'était produit. Pas à ce moment-là.

[Taliesin]

-Oui, je peux... répondit Bastien d'une voix à peine audible.
Et il s'affaira aussitôt, se penchant sur les chevilles du bardes terrassé pour les entraver. Ses mains tremblaient légèrement, il dût s'y reprendre à plusieurs fois... Mais il sembla bientôt en devoir d'y parvenir.
Lorsque, de son côté, Albérich s'agenouilla près de son ami, celui-ci papillonnait déjà des yeux. Il le dévisagea un instant de son regard vague, trouble... puis sourit.
-Ouah. J'avais oublié comme le sort de blessure pouvait être... douloureux, souffla-t-il.

[Galathée]

Le soulagement que ressentit Albérich en arrivant au chevet de son ami faillit saper ses dernières forces. Mais il devait tenir encore un peu, ils n'étaient pas tirés d'affaire. Il serait temps de décompresser ensuite.
" Et tu vas bientôt réaliser combien le sort de soin était utile..." murmura-t-il. "Maintenant tais-toi, et laisse-moi regarder."
Il souleva ensuite les pans détrempés de sang de la chemise de Thibault, espérant que ses blessures n'étaient pas trop graves et qu'il pourrait se déplacer.

[Taliesin]

Pour aussi douloureuse - et sanglantes - qu'elles soient, les blessures du Sunite n'étaient pas dangereuse. Au fond, ce n'était guère étonnant : un clerc expérimenté pouvait résister à la domination mais également à bien des plaies magiques... Tout était question de volonté.
Thibault ne sera pas très fringant sur le chemin du retour. Mais il pourrait se déplacer. Et sa vie n'était pas menacée.

[Galathée]

Rassuré sur l'état du Sunite, Albérich se remit debout. Il retira sa veste et la tendit à Thibault, puis retourna au chevet de Bastien. Le petit garçon avait terminé, vaille que vaille, de lier les chevilles du prisonnier, et Albérich l'aida à le redresser pour le bâillonner. Il doutait qu'Aubin ou son hôte soient capables de quoi que ce soit privés de leurs mouvements, mais il n'avait pas envie de les entendre pour autant. D'autant que les paroles de Noir Dessein résonnaient encore dans son esprit. Etait-il vraiment possible qu'Aubin soit l'instigateur de tout ce qui lui était arrivé ? Avant même d'avoir succombé à Shar ? Non. C'était un mensonge pour le troubler. Il ne devait plus y penser.

[Taliesin]

Le gamin ne pouvait détacher les yeux du barde désormais inoffensif. L'enfant paraissait ébranlé - on l'aurait été pour moins -, mais il faisait face, malgré tout. Comme toujours.
-Il y a quelqu'un d'autre dans sa tête ? finit-il par murmurer. Celui qui parlait... avec une autre voix ?
Il se tourna vers Albérich.
-C'est à cause de lui qu'il faisait tout ça ?

[Galathée]

Albérich n'en était pas parfaitement sûr, mais peut-être était-il mieux que ce soit la version officielle.
" Oui. Il partage son corps avec un clerc sharite très puissant." fit-il. " Il ira mieux quand nous aurons réussi à l'en extraire. Mais pour cela, nous allons devoir nous rendre à Erhedun."
Il jeta un oeil à l'homme affalé sur le sol.
" Nous allons retourner à Combeloup tous les deux, et j'irai parler à ton grand-père."
Il revint à Bastien.
" Comment te sens-tu ?"

[Taliesin]

-Ça va...
Il jeta un regard à Thibault, au sang qui maculait son justaucorps, et fut parcouru d'un frisson.
-Je vous demande pardon... souffla-t-il. Hier soir, il... Il m'a posé des questions. J'ai essayé de lui mentir, mais il a insisté, il... Il a même jeté un sort. Alors j'ai été obligé de répondre... De lui dire que vous aviez vu les...
Il ferma les yeux.
-J'ai juste pu cacher le poison. Mais simplement parce qu'il m'a pas posé de questions sur ça... Il voulait juste savoir si vous aviez vu, si je vous avais raconté pour aujourd'hui, si vous alliez nous suivre... Je suis désolé.

[Galathée]

" C'est moi qui suis désolé. J'aurais dû anticiper sa méfiance... Nous avions passé toute une journée ensemble, nous nous étions lavés... La chance que j'ai vu tes marques était très élevée. J'ai été stupide de ne pas prévoir qu'il allait suspecter quelque chose. Et ça a failli..."
En pensant à ce que le gosse avait risqué, qu'ils avaient interrompu in extremis, il fut pris d'un frisson interminable. Qu'avait espéré Aubin ? Avaient-ils tenté d'ouvrir Bastien à Shar pour que Noir Dessein dispose d'un nouveau corps ? Il finit par replier les bras autour de lui-même pour s'empêcher de trembler et son regard courut autour d'eux, sur cet endroit superbe, son cercle de pierres ancien, ses arbres jumeaux, que les Sharites avaient essayé de souiller.
" Ne traînons pas. Nous n'avons plus rien à faire ici."

[Taliesin]

-Si... fit une voix, à son oreille.
La chaude brise qui l'avait conduit jusqu'à cette éminence s'était à nouveau levée. Les baignait à présent tous deux, aimante, apaisante.
-Vous devez recevoir un don en compensation de vos bienfaits...
Bastien entendait, lui aussi. Il suffisait de voir ses yeux écarquillés pour s'en convaincre.
-En ce lieu, en cette parcelle de mon domaine, on a tenté d'exercer la volonté d'une déesse étrangère. Et vous l'avez combattue, vaincue... Cette intrusion ne peut rester impunie ; vos actes ne peuvent rester sans récompense. Je me dois d'intervenir pour rétablir l'équilibre...
Albérich se senti gagné par une onde bienfaisante qui, montant de la terre, traversa son corps tout entier, de la plante des pieds à la pointe des cheveux.
-Vous serez plus beaux ainsi...
La voix s'éloignait, déjà, comme la brise se dissipait, les frôlant d'une dernière caresse.
-Et, un jour... Revenez-moi.
Ne resta bientôt plus que le parfum des fleurs, flottant, léger, dans l'air désormais immobile.

[Galathée]

L'ancien clerc posa une main un peu maladroite sur l'épaule de son neveu, pour reprendre pied dans la réalité. La disparition de la présence le fit grimacer, comme si une flèche légère le traversait de part en part puis se perdait dans l'oubli. Elle était douce mais cruelle, de venir les frôler alors qu'ils venaient de contempler la face la plus sombre de l'humanité à laquelle ils appartenaient, à laquelle ils étaient probablement condamnés. Albérich savait qu'il lui restait des choses à faire avant de pouvoir disposer de lui-même librement. Mais Bastien était plus fragile, et plus susceptible de désirer retourner à elle au plus tôt.
" Rentrons à Combeloup." répéta le Luménien, d'une voix un peu altérée.
Il ne savait pas exactement ce que la Dame avait voulu dire, ce qu'il s'était produit. Mais il se sentait déjà récompensé d'avoir été effleuré de la sorte.

[Taliesin]

Derrière eux, Thibault s'était redressé, se passait une main un peu tremblante sur le visage.
-Ben ça... murmura-t-il. Je sais pas ce qui c'est passé, si j'ai la berlue ou si je suis plus secoué que je ne l'aurais cru mais... Je n'ai plus mal nulle part.
De son côté, Bastien avait acquiescé. Et lorsqu'il se détourna pour aller quérir ses vêtements, Albérich nota que sa peau illuminée par le soleil de midi était vierge de toute marque.
Plus de cicatrices.
Plus de symbole.

[Galathée]

Cette vision, conjuguée aux paroles de Thibault, fit soudain battre son coeur plus vite. Il sentit comme un fourmillement au bout de ses doigts lorsqu'il les approcha de sa propre épaule, il les immobilisa juste avant de la toucher, craignant d'être déçu, et il se prépara mentalement avant de poursuivre son geste. Au travers de l'étoffe de sa chemise, d'abord. Il lui sembla que sa peau était lisse et sa respiration se bloqua. Avec une maladresse due à la nervosité, il délaça le dessus de sa chemise, puis la retira d'un coup sec et la jeta sur le sol. Il serra le poing, prit une profonde inspiration, et toucha son omoplate.
La marque était partie.
Il sentit son regard se brouiller et se mit à trembler.
Sa peau était souple, tiède, intacte.
Shar avait été repoussée, son symbole renvoyé au néant.
Il se laissa tomber à genoux et noya son visage entre ses mains, parcouru par un frisson impérieux. Puis il la remercia. Sans utiliser de mots mais simplement en laissant sa reconnaissance irradier autour de lui. Il ne savait pas bien ce qui l'attendait au détour du chemin, s'il parviendrait à retrouver un élan digne de celui qui l'avait étreint autrefois, mais il se sentait un peu moins mort, un peu moins prisonnier de ce qui s'était produit dans la Tour. Il s'assit sur ses talons et demeura immobile de longues minutes, à regarder le panorama somptueux qui s'étendait autour d'eux.

[Taliesin]

-Oncle Albérich, vous allez bien ?
Bastien devait s'être rapproché depuis un moment sans oser intervenir car ol avait encore ses vêtements à la main. Il le dévisageait, la mine inquiète.
-Vous êtes blessé ? souffla-t-il.
Derrière lui, il entendit Thibault se lever.