[Erhedun] La demeure Des Rosières

[Taliesin]

La vieille dame le dévisagea, hésitante, avant de finalement acquiescer.
-Vous et Thibault êtes amis d'enfance. Et je vous ai dit à quel point vous comptiez pour lui, autrefois. Alors, vous êtes loin d'être un étranger. Tout ce que je crains, c'est... votre réaction, si...
Elle secoua la tête.
-Enfin, vous êtes adultes, je n'ai pas à décider pour vous... Je vais donc chercher deux chevaux. Attendez-moi à l'intérieur : vous êtes déjà bien assez trempé comme ça.
Elle se détourna, alla récupérer son manteau suspendu à une patère, dans le vestibule, puis s'engagea sous la pluie, à grands pas décidés.

[Galathée]

Albérich était trop sonné pour songer à parlementer, il demeura donc dans le petit hall, hagard, à contempler la pluie battante par l'embrasure de la porte. Il commença à avoir froid, malgré l'épaisseur confortable de son manteau, et se mit à frissonner. Mais ce n'était pas le moment de flancher, il le savait. La mère de Thibault avait besoin d'un compagnon stoïque, pas d'une épave. Mais l'angoisse le ravageait, et les regrets, son incapacité à se contrôler qui avait provoqué cette catastrophe. Dans son état, il faisait du mal aux gens, il en prenait conscience. Incapable de les aimer comme ils le méritaient. Mais moins on les aimait, moins on souffrait, n'est-ce pas ?
Il songea qu'il aurait dû aller chercher Douce à l'auberge, mais il était trop tard. Il espérait que l'aubergiste prendrait soin de ses affaires en son absence. Ils devaient filer sur les traces du Sunite au plus vite, même s'il avait déjà toute cette avance, qu'ils ne combleraient jamais.
Il laissa s'échapper une plainte en glissant accroupi sur le sol, contre un mur. Il était trop tard. Ils ne retrouveraient rien, s'il avait offert son corps au grand large. Et s'ils ne retrouvaient rien, il n'y aurait rien à tenter.
Tout ça à cause de ce maudit barde. Albérich avait à moitié envie de filer à Combeloup ventre à terre pour aller lui arranger le portrait de ses propres mains. Mais Thibault avait eu le dessus sur son trouble, jusqu'à ce que le Luménien vienne le bouleverser avec son dilemme. Il avait tué Euryale, à présent, il avait tué Thibault. Combien en faudrait-il encore, avant qu'il n'en tire des conclusions ?

[Taliesin]

Le pas pressé de la vieille dame ne tarda guère à résonner à nouveau sur le pavé de la rue. Elle franchit la porte, s'immobilisa un instant sur le seuil, pour toiser Albérich, puis se dirigea vers l'étage.
-Les chevaux arrivent dans quelques minutes... lança-t-elle par dessus son épaule, avant de disparaître.
Elle redescendit peu après, un sac sur l'épaule, fit un crochet par la cuisine où l'ancien aubemestre l'entendit ouvrir divers placards.
Non loin, à demi couvert par le vacarme de la pluie, un cheval s'ébroua.

[Galathée]

Albérich se releva promptement, embarrassé, et rabattit le capuchon de son manteau. Il ferait un détour par le Silure en quittant la ville. Ses affaires étaient prêtes, cela ne lui prendrait qu'un instant. Il laisserait Douce aux bons soins de l'aubergiste, lui confierait une partie de ses fontes, repasserait par Erhedun... Sans doute. Il n'arrivait pas vraiment à se projeter dans le futur.
Il s'arracha à son inertie en entendant les chevaux s'approcher et sortit sous la pluie pour les réceptionner.

[Taliesin]

C'est un palefrenier un peu perplexe face à la situation, un peu mécontent de devoir affronter la pluie - mais pas au point de se montrer impoli -, qui donna les rênes à Albérich. Il avait mené jusqu'au porche deux étalons racés, élancés, l'un noir comme la nuit, l'autre gris comme un crépuscule finissant.
La mère de Thibault reparut sur ces entrefaites, referma la porte de sa maison, puis, sans hésitation, se dirigea vers le plus sombre des deux étalons et se hissa en selle sans trop de difficultés.
-Merci, Gontrand, dit-elle au palefrenier. Je vous les ramène le plus vite possible.
Puis elle attendit qu'Albérich fût, lui aussi, prêt à partir.

[Galathée]

Le Luménien demeura pétrifié une seconde devant le monstre qu'il devait chevaucher. Il n'était pas du tout certain de parvenir à se maintenir en selle et avait l'impression qu'il se romprait le cou avant même d'avoir réussi à quitter Erhedun. Mais il n'était plus temps de faire la fine bouche et il se saisit des rênes puis entreprit d'enfourcher l'animal, priant pour que celui-ci ne le jette pas à bas à la première occasion.

[Taliesin]

Venant d'ici.


Enfin, ils atteignirent la maison de la mère de Thibault. Ils mirent pied à terre et, quand le clerc eut déverrouillé la porte, ils amenèrent Aubin à l'intérieur, le déposant sur l'un des confortables fauteuils du salon.[/I]
-Tu sais où es l'écurie...
-Oui.
Les deux cousins se sourirent, puis Clovis s'éclipsa. Thibault poussa un soupir.
-Nous voici rendus. Et les choses sérieuses commencent...

[Galathée]

" Nous devrions nous en débarrasser tout de suite, Thibault." fit le Lathandrite, contemplant avec inquiétude la silhouette avachie de leur prisonnier. " Allons le livrer au Conseil. Déclarons ce que nous avons à déclarer. Honnêtement... Nous aurions dû révéler sa présence dès les portes... Nous ne gagnons rien à le garder avec nous. Nous risquons au contraire d'avoir à répondre à des questions suspicieuses. De plus, il n'est pas bon pour l'organisme d'Aubin de rester sous l'influence de cette drogue. Et j'aimerais autant que nous soyons moins isolés quand il reprendra conscience."
Il ne put pas garder plus longtemps le regard posé sur son demi-frère. Un frisson lui ébranla les épaules et il marcha jusqu'à la fenêtre.

[Taliesin]

-Je suis d'accord sur un point : il faut nous en débarrasser immédiatement. Mais pour le reste...
Il eut une grimace explicite.
-Je ne crois pas que le livrer au Conseil soit une excellente idée. Je ne sais pas pourquoi - peut-être une expérience récente ? -, mais je me méfie de leur sens de la justice et de leurs moyens d'obtenir la vérité. Ils auraient leur coupable : ils pourraient vouloir en faire un exemple pour redorer leur blason, montrer à la population qu'ils agissent promptement, efficacement... Or, le but, c'est quand même de punir Noir Dessein sans sacrifier Aubin, non ?
Il jeta un coup d'œil au barde.
-Non, pas le conseil. Je crois que nous devrions plutôt le remettre au temple de Lathandre.

[Galathée]

" Au temple de Lathandre ?" fit Albérich, étonné. " Je pensais que Molwen était totalement infréquentable... "
Il secoua la tête.
" Ne penses-tu pas que le Conseil le prendrait comme une sorte de désaveu ? Je sais que tu ne les tiens pas dans ton coeur, mais j'imaginais que... Ne ferions-nous pas mieux de montrer patte blanche, d'accepter leurs règles ? Je crains qu'en nous rendant au Temple de Lathandre, nous n'attisions des tensions... entre eux, contre nous... Je ne suis pas certain que ce soit une bonne idée. Sans compter qu'il s'agit là d'un terrible cadeau empoisonné... On pourrait penser que j'essaie par là de protéger mon frère ou de dissimuler l'échec du temple luménien... Je ne sais pas. Je ne sais pas si éviter le Conseil ne va pas nous desservir à moyen terme."

[Taliesin]

-De mon côté, je crains que recourir au Conseil nous desserve à court, moyen et long terme, répondit Thibault avec aplomb. Comme je le disais, ils auront davantage le souci de restaurer leur image que de préserver Aubin. Et il y a tant d'enjeux, là-bas... Les Tyrites voudront achever ce qu'ils ont commencé, et de la même manière, sans doute. De plus, vu leur conception rigide de la justice, ils risquent de considérer ton frère coupable, malgré... malgré sa possession. Quant aux Sunites, ces imbéciles heureux pourraient croire que se montrer inflexible, me "venger", en quelque sorte, me ferait plaisir, me pousserait à revenir vers eux. Et tous les autres voudront y mettre leur grain de sel, les Sélunites au premier chef, vu l'implication de Noir Dessein...
Il se passa une man sur le visage, jeta un regard par la fenêtre.
-Bien sûr, nous ne pourrons échapper à ça : le Conseil sera forcément informé. Il ne pourrait en être autrement. Néanmoins... j'ai l'impression que les choses seraient mieux engagées si Aubin était entre les mains de gens bienveillants par nature, croyant en la rédemption, les secondes chances...

[Galathée]

Albérich soupira.
" Très bien. Tu connais mieux les dynamiques erhedines que moi. Si tu penses que c'est la meilleure solution..."
Il haussa les épaules.
" Ne tardons pas, dans ce cas. Nous n'avons aucune raison de le garder davantage."
Il était persuadé que c'était une erreur, mais n'avait pas les arguments pour contrer Thibault. C'était un sentiment, voilà tout. Le Conseil représentait l'autorité à Erhedun, et c'était à lui qu'ils auraient dû s'en référer. Les Lathandrites n'auraient pas d'autre choix qu'en faire de même, sinon ils s'aliéneraient leurs pairs, ce qu'ils ne pouvaient pas se permettre. On les accuserait rapidement de vouloir se substituer au pouvoir en place, l'influence de l'église luménienne serait suspectée, les relations entre les cultes se tendraient. C'était, politiquement, une erreur. Mais Albérich voulait juste se débarrasser d'Aubin. Et vite. Discuter avec le Sunite ne ferait que retarder ce moment.

[Taliesin]

Thibault se laissa tomber sur un fauteuil.
-Tu sais, au fond, je n'ai aucune certitude. Et je suis sans doute de mauvais conseil : n'ayant le choix qu'entre deux attitudes, j'ai pris le parti d'en privilégier une, mais est-elle réellement censée ?
Il soupira.
-Bref, je serai tenté de dire... Fais comme tu le juges bon. Après tout, tu es plus directement concerné que moi, et ton expérience du pouvoir te rend plus apte à ménager les divers clans... Moi, je suis trop entier, trop intransigeant. Dans tous les cas, je pense que nous trimballer dans la rue avec lui n'est pas une bonne idée. Il vaut mieux aller prévenir ceux à qui on le remettra, et qu'ils viennent le chercher.

[Galathée]

" Dans ce cas, coupons la poire en deux." proposa Albérich. " Je peux monter jusqu'au Temple de Lathandre et leur exposer la situation. S'ils sont prêts à en assumer la responsabilité, ils viendront chercher Aubin. S'ils estiment que nous devrions directement le mener au Conseil, Molwen me le dira. Il est le mieux placé pour décider ce qui est le plus raisonnable dans la situation présente. Et quoi qu'on en dise, c'est un Lathandrite."

[Taliesin]

Le clerc leva les yeux au ciel.
-Ouais. Du moins, il en a l'aube... et la position. Mais, franchement, ça ne m'étonnerait pas qu'il soit en réalité possédé par un esprit servant la divinité de la mauvaise humeur, le dieu de la prétention ou l'esprit du balai dans le...
Il se releva.
-Enfin, excuse-moi. Fais ça, c'est sans doute le plus sage. Quoi qu'il décide, nous serons bientôt débarrassés de notre silencieux compagnon, et je pourrai passer à autre chose.
Il fit la moue.
-J'essaierai, du moins. C'est pas gagné.

[Galathée]

" Ecoute..." fit le Luménien en s'asseyant quelques instants. " Je pense que tu devrais... éviter de te projeter trop loin dans l'avenir. Essayons de gérer les choses au jour le jour, pour l'instant. Nous verrons bien où nous en sommes ensuite. Il n'est pas impossible qu'Aubin... ait besoin de ton aide. Il n'est pas impossible que Noir Dessein l'ait forcé à te trahir alors qu'il n'en avait aucune envie. Imagine ce qui l'habite, si c'est le cas. Donne-toi l'espace de te poser... Nous verrons de quoi est faite la suite. Ça ne sert à rien de se mettre une pression insoutenable maintenant..."

[Taliesin]

Thibault parut embarrassé
-Excuse-moi : j'ai tendance à penser à voix haute, alors que je ferais mieux de tenir ma langue. En l'occurrence, je suis mille fois moins à plaindre que toi, mille fois moins sous pression que toi. J'ai morflé, d'une certaine manière, mais mes... souciis sont somme toute égocentriques, ne renvoient qu'à moi-même. Toi... Il y a ce que tu as vécu personnellement. Et cette affaire implique toute ta famille : ton frère, ton père, ton neveu... Ce n'est pas à toi de te montrer attentif ou réconfortant à mon égard : ce serait une bien cruelle inversion des rôles...
Il eut un pâle sourire.
-Bref, ne t'inquiète pas pour moi. Et sache que je ferai mon possible pour que cette histoire se conclue dans les meilleures conditions pour toi et les tiens. Quitte à ce que je joue de ce sentiment de culpabilité qu'éprouvent mes pairs et mes supérieurs...

[Galathée]

Jusque là, Albérich s'était senti relativement détaché de ce qui leur arrivait, mais les paroles de Thibault le replongèrent droit dans le magma de leur situation. Il fit cependant bonne figure et sourit au Sunite.
" Merci." dit-il finalement. " J'espère que nous ne devrons pas en arriver là, mais... Nous avons sans doute intérêt à examiner toutes nos options."
Il soupira.
" Je reviens dès que possible... Ne..."
Il s'interrompit. Thibault n'était pas un enfant qui a besoin qu'on le mette en garde contre le loup qui rôde.
" A tout à l'heure." conclut-il finalement, avant de quitter la pièce et de se mettre en route pour le temple.