[Bâtiment] Le Palais des Murmures

[Lothringen]

A cette dernière remarque, Lothringen grimaça un sourire. Il ne méritait vraiment pas ce compliment ; du retour du vampire vindicatif à la mort du dieu tutélaire, sans oublier l'amnésie de son compagnon ressuscité, il n'avait pas vu venir grand chose. Au contraire, même, il n'avait cessé d'échafauder des projets à chaque fois balayés par la tournure des événements - c'était à vous décourager d'être devin.

"En investissant cette maison, je cherchais surtout un endroit tranquille où loger un homme inconscient en qui trop de monde pourrait reconnaître le chancelier de Melandis... Tu es resté dans le coma plusieurs jours avant de t'éveiller. Et comme tu mangeais à peine... J'en étais à me demander si je devrais pas consulter un prêtre quand tu as finalement repris conscience. Physiquement, du moins, tu parais t'être remis rapidement", conclut-il avec une certaine satisfaction. Il ne pouvait s'empêcher d'admirer la promptitude avec laquelle Mornagest s'était repris en main, trouvant tout seul à quoi s'occuper alors qu'il se trouvait dans une cité étrangère, au milieu d'étrangers, encore traumatisé par son récent séjour dans le monde des morts. Lothringen éprouva encore le besoin de se justifier de l'avoir interrogé sur son installation.

"En passant tant de temps à m'occuper de cette crise, j'ai un peu l'impression de t'abandonner au sort que je t'ai fait. D'où ces questions, hum... peut-être trop insistantes."

Trop insistantes ? Je t'ai passé le bassin, j'ai habité ton corps. A quoi jouons-nous...

[Mornagest]

Insistantes ? Ce n'était pas l'impression qu'elles lui avaient laissées. Prévenantes, plutôt. Il sourit pour rassurer Lothringen.

"Ne t'en fais pas, je comprends parfaitement. Et puis, tu as d'autres choses à penser qu'à mon confort... l'inverse n'est pas vrai, cependant. Tu peux compter sur moi si tu as besoin de quoi que ce soit."

Il revint sur sa phase de guérison progressive.

"Je ne ressens aucune douleur, aucune gêne. C'est au niveau des souvenirs que tout cela est encore très confus... je n'ai pas vraiment eu l'occasion de me pencher là-dessus aujourd'hui, mais j'ai l'impression que des passages très brefs refont surface à des moments très... aléatoires. Quant à savoir pourquoi... aucune idée pour l'instant."

Il parut réfléchir quelques secondes sur ce point, puis termina :

"J'ai eu l'occasion de parler un peu avec un prêtre, je lui ai exposé brièvement ma situation. Selon lui, aucun soin ne peut m'aider, seule la patience pourra me permettre de recouvrer tous mes souvenirs..."

Il y avait une note d'espoir dans sa voix, mais son visage reflétait aussi une vague déception, comme s'il avait toujours cru que la magie divine pouvait venir à bout de tout...

[Lothringen]

"Cette réponse ne me surprend pas. La magie divine n'a jamais pu grand chose contre les altérations mentales dont l'origine est naturelle... Elle ne guérit ni les dépressifs, ni les fous, alors pourquoi guérirait-elle les amnésiques ?"

Il soupira légèrement. Il aurait lui aussi préféré que tout puisse se résoudre en quelques sortilèges, d'autant que la situation commençait à lui peser.

"Je ne suis pas certain, en revanche, que ce ne soit qu'une question de temps. Enfin... tant que tu te découvres de nouveaux souvenirs, on peut s'en tenir au bénéfice du doute, et faire semblant d'être patients... La patience n'est pas vraiment mon fort", expliqua-t-il en souriant.

Mornagest n'eut pas l'occasion de répondre tout de suite, car c'est à ce moment-là que l'on vint servir le dîner. Le semi-drow n'avait pas menti sur la qualité des cuisines ; le repas du soir faisait honneur au visiteur, quel qu'il fût. Et il commençait par une soupe dont on pouvait en vain chercher quels aromates lui donnaient ce fumet si subtil...

[Mornagest]

C'était sans doute une des choses qu'il avait le mieux conservé : son appétit. Il n'avait pas eu l'occasion de manger grand-chose au long de la journée, et il sentit aussitôt qu'il avait un creux insondable lorsqu'il huma les fragrances subtiles du potage qui venait de leur être apporté. Accompagnée d'une miche de pain frais, c'était un véritable régal, à en juger par les trois assiettes que Mornagest avala sans pratiquement lever le nez de son repas.

Malgré cela, il repensait à tout cela. Ses souvenirs, le temps que cela prenait... et l'impatience de Lothringen ; parviendrait-il à revenir à leur situation originelle avant que le semi-drow ne cesse de garder espoir ? Qu'adviendrait-il de leur amitié, dans le cas contraire ? Pensivement, il déchira un dernier morceau de pain pour récolter les derniers restes de soupe, avant d'oser demander, timidement :

"Et quel est ton avis sur la question ? Penses-tu que j'y arriverai ?"

[Lothringen]

La question prenait le semi-drow au dépourvu. A vrai dire, il n'avait pas les idées extrêmement claires sur la question, et une certaine confusion se répandit sur ses traits tandis qu'il répondait :

« Hé bien, je... je n'en sais rien, et je suis sans doute très mal placé pour évaluer la situation. En quelle mesure cela dépend-il de ta volonté, je ne sais... Je ne suis même pas certain de le souhaiter, ni que ce soit souhaitable pour toi, je veux dire... Je veux retrouver notre relation, bien sûr, et je sais que tu désires combler les lacunes de ton identité, mais es-tu prêt pour autant à rendosser un tel passé ? ça n'ira pas sans mal. Est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? Mon point de vue est sans doute terriblement égoïste... »

Il marqua un temps. Pour autant que c'était affaire de volonté, il savait quel était le choix qu'il aurait fait lui-même, à la place de Mornagest, et il savait que ce choix s'accordait avec son éthique. Mais sa perception du bien et du mal n'avait plus de sens quand il s'agissait de voir souffrir son compagnon. Il ne l'avait pas ramené pour cela !

« Je suis désolé. Ce n'est pas ce que tu souhaitais entendre... Je suis là, quoi qu'il en soit, et quel que soit le rôle que tu veuilles me voir jouer. Si tu veux te souvenir, je t'aiderai. »

[Mornagest]

Le guerrier fut soudain mal à l'aise. Il se souvenait de ce que lui avait déjà évoqué Lothringen : chancelier de Melandis. Mais il semblait cette fois insister sur le caractère pénible de son passé, des actes horribles qu'il aurait commis, ou fait commettre ? Il s'imaginait mal faisant cela. Et également, comment le semi-drow pouvait s'intéresser à un personnage de ce genre...

Restant silencieux un moment, il contemplait sans le regarder le visage de son vis-à-vis, ne sachant trop ce qu'il devait penser de tout ceci. Rester dans l'inconnu ? Ou tenter de retrouver ses souvenirs, même douloureux, avec l'aide de Lothringen ?

"Écoute", finit-il par prononcer, "je pense que... que j'ai besoin d'y réfléchir encore un peu. Visiblement, ce n'est pas une partie de plaisir, et... j'ai peur de ce que je pourrais trouver, à vrai dire."

[Lothringen]

Lothringen hocha légèrement la tête. Il comprenait.

« Tu trouverais la folie et le meurtre, ajouta-t-il sans ménagements. Mais tu trouverais aussi la mémoire de leurs origines : comprendre ce qui t'a mené là t'aiderait sans doute à l'accepter. Tu trouverais en outre le souvenir de notre histoire. » Il ferma les yeux, fugitivement. Leur histoire... Si un génie lui avait accordé un vœu, il n'aurait rien voulu en oublier. Rien.

« Tu penses peut-être que j'étais aveugle... Et moi je dis que j'étais visionnaire. Je voyais ce que les autres ne voyaient pas, et ce que tu n'assumais pas toi-même. Je voyais ce que tu pouvais devenir, ou ce que tu aurais pu être, en d'autres circonstances, et que tu ne montrais qu'à moi. Je t'ai vu doux et généreux, sensé et prévenant. Je... »

Il rouvrit les yeux. Son regard brillait.

« Ce que j'essaie de te dire, c'est que ton histoire est complexe, et que le pire y côtoie le meilleur. Tu fais sans doute bien de prendre le temps de peser le pour et le contre. J'ai l'impression que ton séjour chez les morts t'a marqué au point que tu serais tenté de tout rejeter en bloc. Peut-être devrais-tu commencer par prendre en pitié le jeune homme que tu étais avant de te lancer dans la quête de ton passé... Je ne voudrais pas voir ta nouvelle vie plombée par l'ancienne. Je voudrais que tu sois heureux, pour changer. Même si... »

Il n'acheva pas.

[Mornagest]

Resté silencieux pendant le récit de Lothringen, il affichait une mine triste et bouleversée. Le semi-drow paraissait réellement envier un retour vers ce passé, sinistre et cruel, avec cependant des moments de tendresse qui visiblement lui manquaient. Et tant de brutalité... qui faisaient certes partie intégrante de lui-même, mais comment pourrait-il se pardonner cela ? Il ne comprenait pas comment un tel changement avait pu se produire durant ce passage dans le Plan de Fugue.

Il ne savait que penser. Il ne pouvait émettre aucun jugement, ni sur lui-même, ni sur son ami, tant qu'il n'aurait pas recouvert ses souvenirs, qu'il ne saurait pas. Le chemin serait ardu...

"Même si... je peux l'être sans mon passé ?"

[Lothringen]

Lothringen se mit à le dévisager.

« Est-ce bien à moi de répondre à cette question ? Je suppose que tu le pourrais, si l'ignorance des détails ne te tourmente pas. Rares sont les choses qui te rattachent encore à ces événements, somme toute.»

On frappa à la porte, et le plat principal fut servi. Des tranches de rôti de porc baignant dans une sauce chasseur, et accompagnées de champignons frais. Prévoyant que le formidable appétit de Mornagest ne serait pas calmé, le conseiller demanda de laisser le plat.

Pendant ce temps, le semi-drow se repassait en mémoire ce qu'il savait de la vie de Mornagest. Orphelin de naissance, une enfance à la dure, dans le grand nord, élevé par un tuteur sévère... Puis il s'était retrouvé seul, très tôt, dans une région où il fallait s'endurcir pour survivre. Il avait alors choisi la vengeance, la bagarre, la rapine, le meurtre... Et la haine. Le guerrier lui avait aussi parlé d'une femme qu'il avait aimée, et qui avait été violée et mise à mort sous ses yeux... Il y avait eu ensuite son passage à la chancellerie, les intrigues, les assassinats... Difficile de penser que de tels souvenirs puissent être indispensables au bonheur de quiconque, ou même y contribuer. Lothringen devait bien reconnaître que leur amour excepté, la vie de Mornagest n'avait été qu'une succession d'événements sinistres et violents. Il n'avait ni famille, ni foyer qui l'attende. En ces conditions, repartir à zéro était particulièrement facile.

« Qu'en penses-tu ? »

[Mornagest]

Comment décider d'une chose pareille ? Il retrouverait peut-être partie ou entièreté de ses souvenirs au fil du temps, sans le vouloir ou sans s'en rendre compte immédiatement. Et si c'était le cas, comment le prendrait-il ? Devait-il craindre son passé ? Il se sentit mal à l'aise, face à l'inconnu.

Il avait cependant au moins quelques certitudes : Lothringen voulait l'aider, quel que soit son choix. Pour l'heure, cela lui paraissait bien mince, mais inconsciemment, cela le réconfortait.

"Je ne sais pas trop... même en imaginant que je fasse des efforts pour me souvenir... ou si je décide d'enterrer définitivement tout ça, est-ce que cela changera quoi que ce soit ? Je ne serai jamais à l'abri d'un retour de mémoire, ou au contraire d'une amnésie irrémédiable."

Il avait l'air désemparé. Sa courte "existence" ne lui avait pas permis de se préparer à ce genre de dilemmes qui n'en étaient pas vraiment. Il devrait plus que probablement s'en référer au destin, mais il ne le croyait guère en sa faveur, à vrai dire.

[Lothringen]

« En effet... Tu sembles avoir des souvenirs très parcellaires qui te reviennent au compte-goutte, pour l'instant. Mais ils ne composent ni scènes complètes, ni récit, rien de bien décisif, n'est-ce pas ? Cela te laisse le temps de réfléchir. Car il ne dépend que de toi de t'en remettre au temps ou de chercher à en savoir davantage le plus tôt possible, que ce soit en recherchant des récits, des personnes ou des lieux. On peut essayer de stimuler les souvenirs. Sans l'avoir fait, comment dire si cela fonctionne ou non ? Je crois que l'on peut aussi obtenir des résultats sous hypnose. Cela vaut peut-être mieux que de se laisser surprendre par les réminiscences, ou de mal les interpréter. »

Vraiment, il était si facile d'argumenter dans l'un ou l'autre sens. Lothringen était du genre à penser que la vérité vaut toujours mieux que l'aveuglement, et que si le savoir a un prix, il se révèle toujours utile. Après tout, son propre passé n'était pas rose non plus. Mais il lui avait beaucoup appris, il l'avait fait tel qu'il était, il lui avait construit un parcours... Le semi-drow avait néanmoins conscience que son passé était malgré tout plus facile à assumer que celui de Mornagest.

« Tu as plus de marge de manœuvre que tu ne crois. », conclut-il. Et c'était bien ce qui semblait troubler le guerrier, d'ailleurs... Lothringen ne venait-il pas de reconnaître une petite pointe de fatalisme typique de Mornagest dans les dernières paroles de celui-ci ?

« Encore une fois, tu as le temps d'y réfléchir. Je voulais juste... être sûr que tu avais toutes les cartes en main. »

Sentant qu'il était temps de laisser cette conversation grave pour revenir à des sujets plus légers, il entama son assiette d'un bon appétit. Depuis combien de temps n'avait-il pas fait un vrai repas ? Il enchaînait plateaux et en-cas depuis des jours, les grignotant à peine entre deux rendez-vous...

[Mornagest]

Imitant Lothringen, Mornagest se servit généreusement en viande, cherchant à combler une faim dont il ne parvenait pas à localiser précisément l'origine : spirituelle ou physique ? Cette interruption était bienvenue, et il chassa tant bien que mal les affres de l'incertitude qui le taraudaient pratiquement depuis son "réveil".

"Je n'arrive pas à croire que tu te refuses à manger des plats aussi délicieux... est-ce le manque de temps qui t'impose pareille privation ? En tout cas, tu pourras complimenter le cuisinier de ma part."

Visiblement, ses habitudes physiques avaient subsisté. Son appétit, sa résistance apparente... seul l'esprit avait été affecté, et, bien sûr, son apparence, grâce - ou à cause ? - au sortilège de Lothringen. Peut-être cela lui empêchait-il de sonder sa mémoire ? Se regarder dans un miroir, au propre comme au figuré, l'aiderait-il à trouver ce qu'il cherchait... ou non ?

Et voilà qu'il repartait déjà sur ce chemin bancal et semé d'embûches...

[Lothringen]

« Le plus souvent, c'est par manque de temps, en effet... En tout cas, je suis certain que le chef apprécierait la façon dont toi, tu traites la nourriture », ajouta le semi-drow d'un ton taquin. Ayant fini sa part, lui-même prenait beaucoup de plaisir à regarder le guerrier manger. Cela lui rappelait leurs aventures de jadis, ponctuées par les repas, les moments plus intimes, les combats et les séparations – combien de fois s'était-il déjà extasié sur l'extraordinaire appétit de son compagnon, en l'admirant comme il aurait admiré une force de la nature, un taureau vigoureux, une ramure centenaire, un bel orage ?

« Est-ce parce que tu es encore convalescent ? Ma parole, tu manges comme si ton estomac n'avait pas rétréci de moitié ! » remarqua-t-il d'un ton enjoué. Il avait retrouvé le sourire, comme si le bon appétit de son compagnon lui apportait la preuve qui lui manquait encore pour établir son identité avec certitude. Il observait le nouveau visage du guerrier, ses expressions, ses gestes, et il se rendit compte que sous peu, dès qu'il se serait habitué à cette apparence et qu'il l'aurait vu évoluer dans suffisamment de situations différentes, la métamorphose physique de Mornagest n'aurait plus la moindre importance à ses yeux. Il aurait aimé ne pas en donner davantage à son amnésie, mais ce n'était pas possible. Bien sûr, ils pouvaient encore se parler, dîner ensemble, échanger, mais ce n'était pas comme avant, et leur complicité perdue - leurs sentiments - lui manquaient trop.

[Mornagest]

Il lui sourit, un peu gêné, avant d'avouer :

"J'aime bien manger, à vrai dire. Je trouve que c'est un moment privilégié... on prend le temps de se reposer, de se changer les idées, le cas échéant, de converser. Un repas seul, ce n'est pas tellement ma tasse de thé, en revanche."

Certains traits de son comportement n'avaient pas changé. Probablement parce que ses besoins physiques étaient les mêmes, malgré son apparence différente. Cette dualité était particulière, et il n'en comprenait pas vraiment l'origine. Pourquoi tout cela lui échappait-il ?

Brusquement, tandis que le semi-drow allait lui répondre, il eut un éclair, un fragment de mémoire qui lui revenait ; d'autres repas passés en compagnie de Lothringen, dans d'autres endroits. Une forêt, du gibier sur le feu, des baies en guise de dessert les attendant à côté, dans du tissu. Et une sensation de bien-être presque palpable.

Malheureusement, le souvenir ne dura qu'une fraction de seconde, et lorsqu'il cligna des yeux, tout avait disparu, sauf l'impression causée dans sa mémoire, telle une gravure dans un ouvrage. Il secoua la tête.

[Lothringen]

Lothringen était sur le point de répondre à Mornagest qu'il savait bien, qu'ils en avaient du reste déjà parlé, quand il vit soudain le guerrier se figer, le regard fixe, à la façon des prophètes en train de recevoir une vision mystique. Cela ne dura que quelques instants, puis Mornagest cligna des paupières et hocha la tête comme pour évacuer le trouble induit par cette perte de contrôle. Le semi-drow laissa passer un moment, afin de laisser à son invité le temps de se remettre les idées en place, puis il demanda doucement :

"Tu viens d'avoir une réminiscence, n'est-ce pas ?"

Il ne voulait pas mettre davantage de pression sur son compagnon, mais la curiosité avait été la plus forte. Il espéra seulement que sa voix ne trahissait pas plus d'espoir que nécessaire.

[Mornagest]

À nouveau, il hocha la tête, puis, essayant d'expliquer au mieux ce qu'il avait "vu", formula mentalement sa réponse.

"C'était...", commença-t-il, "j'ai eu l'impression de transposer ce qui arrive maintenant, ce repas, dans un autre endroit... un lieu que j'ai déjà vu, dans lequel nous sommes sûrement allés tous les deux. Une forêt, j'ignore laquelle. Nous mangions et discutions tranquillement, comme ici."

Il prit un air désolé avant de continuer : "J'ignore ce qui a pu déclencher cela. Le parallèle entre ces deux situations ? Le fait d'évoquer mes souvenirs disparus ?"

Il était d'autant plus triste qu'il avait la nette impression que tout cela était proche, suffisamment proche pour être saisi à pleines mains. Mais il lui manquait... quelque chose pour y arriver. Quoi ? Une impulsion, une situation, ou un événement bien plus marquant ?

[Lothringen]

« Le parallèle entre les deux situations, j'imagine. Combien de fois ai-je songé malgré moi à un événement passé, pour la seule raison que les circonstances étaient comparables... Quant au souvenir concerné, cela peut évoquer beaucoup de choses. Nous avons partagé un certain nombre de repas en forêt », remarqua-t-il avec un pâle sourire. « Peut-être était-ce lors de nos aventures dans le Bosquet des Pierres, ou bien durant notre séjour dans le sud d'Helonna ?... J'aimais tant ces moments », ajouta-t-il rêveusement. C'étaient à peu près les seuls moments où ils pouvaient se comporter comme deux aventuriers et non comme les dirigeants de leurs cités respectives, et ce n'était que là, loin de tout et de tout le monde, qu'ils connaissaient enfin pleinement la liberté d'être eux-mêmes et de parler à cœur ouvert.

Il reporta bientôt son attention sur Mornagest, qui paraissait plus accablé qu'encouragé par ces brefs éclairs de lucidité. La mémoire était décidément un phénomène complexe et Lothringen ne pouvait répondre aux questions que le guerrier se posait. Que lui arrivait-il ? Un blocage, sans doute ? Et comment se romprait-il, s'il le faisait jamais ? Progressivement, de fragment en fragment ? Ou bien, sans crier gare, à la faveur d'on ne savait quel nouveau traumatisme ?

« Est-ce que... Tu peux préciser ce souvenir ? Y a-t-il des détails qui te reviennent ? »

En attendant mieux, peut-être pourraient-ils recoudre ensemble quelques lambeaux, et se constituer de la sorte une mémoire qui, même incomplète, même réduite à quelques images, vaudrait toujours mieux que l'inconnu ?

[Mornagest]

Comme le voulait l'adage, plus on essayait de se remémorer quelque chose, plus il nous échappait... Mornagest ne parvenait guère à se représenter autre chose que ce petit feu, cette viande qu'ils mangeaient, cette forêt qui les entourait. Aucune parole ne lui revenait à l'esprit. Il savait simplement que cela avait eu lieu, et que c'était bien Lothringen ; à moins qu'il ne confondît les traits de la personne avec qui il se tenait, avec ceux du semi-drow qu'il avait maintenant en face de lui ? Non, c'était bien lui.

Il lui fit part de ses maigres souvenirs, quelque peu gêné.

"Cela m'avait paru très net, pendant quelques courts instants, et j'ai l'impression que... cela m'échappe, maintenant. C'est très frustrant. Je n'arrive pas à savoir dans quel endroit nous nous trouvions... une forêt comme une autre, je crois. Ah..."

Son visage exprimait la tristesse qui l'avait envahi depuis quelques minutes.

[Lothringen]

Lothringen s'efforça de cacher sa propre déception. Il n'y avait pas grand chose à tirer de souvenirs aussi vagues ; lui-même, qui les avait vécus, aurait été incapable de dire avec certitude à quel moment cette scène pouvait avoir eu lieu. Sur Helonna, sans doute... De tels flashs n'apprendraient rien à Mornagest - sinon, peut-être, qu'on ne lui mentait pas. Ce qui était plus inquiétant, c'était de songer quelles images terribles pourraient l'assaillir s'il revivait un combat, une blessure...

"Je crois que c'était sur Helonna", compléta-t-il enfin. "Nous avions chassé un chevreuil, puis cueilli des baies pour le repas de midi... C'était peu de temps après ton accession au conseil, qui n'avait pas été de tout repos : nous avions décidé de passer quelques jours loin de tout cela."

Il sentit qu'il simplifiait à outrance, passant volontairement sous silence leurs démêlés avec les elfes. Ces souvenirs qui dataient de plus d'un an lui semblaient étonnamment proches - presque contemporains. Il lui était par conséquent particulièrement douloureux de constater à quel point ils étaient devenus étrangers à son compagnon. C'étaient comme si le guerrier et lui avaient cessé d'évoluer dans le même espace-temps...

Il choisit une pomme mûre dans la corbeille de fruits.

"Nous devrions laisser cela... Avec qui es-tu entré en contact, chez les tormites ? Anaxerxés n'aurait sans doute pas accordé sa confiance à un homme qu'il a vu avec moi chez le Haut Prélat ..."

En réalité, la réponse ne l'intéressait pas tant que cela ; il cherchait seulement à détourner la conversation - et les idées noires de Mornagest. La situation devenait, une fois de plus, tendue, presque pénible, pour l'un comme pour l'autre, et il en vint à souhaiter que ce dîner s'achève...

[Mornagest]

Encore penaud de ne pas être arrivé à mieux faire, le guerrier fouilla sa mémoire pour retrouver le nom du paladin qui lui avait confié sa mission.

"Melchior du Plessis. Je ne pense pas l'avoir déjà vu auparavant, son visage m'était totalement inconnu. J'ai eu la vague impression que les tormites savouraient leur supériorité soudaine... mais c'est peut-être parce que je suis au fait de la situation. N'empêche... cela les arrange bien."

Il essayait de se focaliser sur la crise actuelle, mais son esprit s'évadait sans cesse vers ce fragment de souvenir, comme s'il s'accrochait à un filin qui le maintiendrait suspendu au-dessus du vide. Cela pouvait passer pour pathétique, mais vers quoi d'autre pouvait-il se tourner ?

[Lothringen]

Lothringen fit un signe d'ignorance en entendant le nom de du Plessis ; il ne connaissait pas cet homme, qui ne faisait pas partie des principales personnalités du culte. Mais le conseiller opina du chef aux derniers propos de Mornagest.

"Torm n'est pas seulement une divinité alliée de Helm ; il est, de la Triade, le dieu dont la doctrine est la plus proche de celle des helmites. Sans doute espèrent-ils recueillir bon nombre de conversions quand la nouvelle de la mort de Helm sera connue. Et il n'est pas impossible que cela aille plus loin. En effet, les Tymorans m'ont avoué être plus ou moins avertis de ce qui allait se passer depuis déjà plusieurs mois. Après tout, rien ne nous dit qu'Anaxerxès a bien eu sa vision il y a deux jours, ou qu'il ne se doutait de rien auparavant...? Ils auront pu se préparer."

Quant à Helm, s'il avait eu la moindre prescience du péril qu'il courait, il n'avait apparemment guère pris la peine d'avertir ses fidèles...

Tu es injuste, et tu sembles oublier que son grand-prêtre court toujours.

Le semi-drow soupira, et secoua la tête en esquissant un sourire d'excuse.

"J'avais dit que je ne parlerais plus de cela."

[Mornagest]

L'idée du complot organisé paraissait folle, mais les éléments dont disposait Lothringen étaient troublants. Comment, cependant, imaginer que les tormites osassent prendre ce risque inconsidéré, celui de plonger la cité Bénie dans un chaos indescriptible ? Tout cela à de seules fins de pouvoir ? L'hypothèse tenait du fantasque.

"Ne t'excuse pas... c'est normal que cela occupe ton esprit. À moins que tu ne te moques entièrement de Manost, tu ne peux pas rester indifférent au sort de ta cité", répondit-il avec un sourire chaleureux.

Afin d'orienter la discussion sur autre chose, il demanda :

"Tu penses dormir un peu, maintenant ?"

À vrai dire, il n'aurait pas été contre une bonne nuit de sommeil ; la journée du lendemain pouvait être longue, selon ce que du Plessis lui confierait comme tâche.

[Lothringen]

A cette question, Lothringen se redressa brusquement, comme un petit garçon qui vient de se faire reprendre sur son peu de tenue. Mal à l'aise. Mornagest en avait-il assez ? Le semi-drow aurait eu, pourtant, tant de choses à lui dire, et n'en avait rien dit. Avec le sentiment confus d'avoir eu avec lui une discussion surréaliste qui se concluait sur un échec complet de communication, il balbutia :

"Je crois que je vais tout juste réussir à me traîner lamentablement jusque de l'autre côté de ce couloir avant de m'étaler comme une flaque en travers des draps... Pour le reste, la digestion est un bon moment pour tenter un aller simple vers le pays des songes, je pense." Il sourit."Je suis content de t'avoir vu. Cela compense un peu mes très mauvaises fréquentations du moment..."

[Mornagest]

Il lui sourit en retour, satisfait que le semi-drow souhaitât se reposer, mais quelque peu triste de savoir que ce moment privilégié s'achevait maintenant. Curieuse sensation, il était tiraillé entre la frustration et le soulagement, comme s'il craignait que leur conversation ne réveille trop rapidement des choses en lui, sciemment ou non.

"J'espère que nous pourrons nous revoir demain..." Il rougit soudain. Il avait prononcé cette phrase spontanément, sans y réfléchir. Oui, la compagnie de Lothringen lui était agréable ; pourquoi non ? S'ils avaient - et il n'en doutait pas - été amants, amis, c'était très probablement parce qu'il l'appréciait énormément, dans son... ancienne vie. Lothringen n'avait sans doute pas changé, sauf quelques aspects de son comportement vis-à-vis de lui.

Il prit soudain conscience de la douleur que cela devait représenter pour le semi-drow. Jusqu'à présent, il avait égoïstement pensé au vide qui l'entourait, à la sensation de perte immuable... mais il n'avait réellement envisagé les choses sous un autre angle, celui de son compagnon. Comment aurait-il pris la chose, lui ? Mal, sans doute.

Son sourire avait disparu, maintenant.

"Je vais essayer de dormir également. Même si... je ne suis pas certain d'y arriver, à vrai dire."

Et pourtant, ses rêves semblaient être les moments les plus opportuns pour faire ressurgir d'anciennes choses de sa mémoire enfouie. Était-ce ce qu'il craignait ? Non, c'était plutôt le sentiment de culpabilité qui le tenaillait maintenant, qui l'empêcherait de trouver rapidement le sommeil.

[Lothringen]

Lothringen crut que le guerrier se laissait lui aussi tourmenter par la tension politique. Tout en se levant pour reconduire Mornagest à la porte, il répondit doucement :

"Tu devrais insister. Peut-être as-tu encore besoin de reprendre des forces, malgré tout. Je suis sûr que Corwin aura laissé à ta disposition un ou deux livres de prières helmites dotés d'un effet soporifique éprouvé... "

Un silence. Ils se tenaient si près l'un de l'autre devant la porte entrouverte. Le semi-drow détourna les yeux, rattrapé par une vague de désir absurde qu'il entreprit aussitôt de nier, furieux contre lui-même. Cet homme n'avait même pas son visage.

"Reviens quand tu veux. Je... Il y a des conversations que j'aimerais avoir avec toi, quand la situation sera calmée ou que nous en saurons davantage sur ce que nous réserve ta mémoire. Mais j'ai envie de te voir, même pour parler du mauvais temps. J'en ai besoin", corrigea-t-il.

Il avait dit "nous", sans même y réfléchir. Car à ses yeux, c'était une évidence : Mornagest n'était pas le seul à avoir perdu une partie de lui-même, depuis son amnésie.

[Mornagest]

Le silence était quelque peu pesant. Mornagest ne savait qu'ajouter de plus, s'étant contenté d'acquiescer aux propos de Lothringen. Il ressentait une gêne, et percevait celle du semi-drow, qui ne devait guère être habitués aux adieux de ce type, aussi abrupts. Qu'y pouvait-il ? Il finit par conclure :

"J'aimerais beaucoup. J'espère que nous aurons rapidement ce temps, dans tous les sens du terme."

Cela aurait aussi signifié que la crise religieuse serait calmée. Les rêves ne coûtaient rien, après tout...

"Repose-toi bien, tu en as besoin. Je... repasserai quand tu le souhaites."

Après un court silence, il s'en fut, le cœur lourd de mélancolie et de tristesse, mêlées à des sentiments d'injustice, de rage et de désespoir. Pourquoi lui ? Pourquoi tant de souffrance ?

En route vers

[Lothringen]

Lothringen avait regardé le guerrier descendre les marches, avant de rejoindre ses appartements de l'autre côté du couloir. Il se prépara à la hâte pour la nuit avant de s'allonger sur son lit sans le défaire. Il savait qu'il ne pourrait s'endormir sans affronter les impressions mêlées que lui avait laissée la soirée qui venait de s'écouler. Dans leurs derniers échanges, Mornagest lui avait paru particulièrement mélancolique et pessimiste - c'était, il le savait bien, un trait récurrent de son caractère, mais comment se faisait-il que son compagnon ait paru plus accablé à ce moment-là que lorsqu'ils parlaient de son amnésie ? Était-ce sa propre tristesse qui déteignait sur lui ? Le semi-drow essayait de faire bonne figure mais il devinait bien que cela devait se voir. Revoir Mornagest, le savoir si proche, et dans le même temps...

Il repoussait d'affronter le problème, se disant qu'il devait d'abord laisser le guerrier s'habituer à sa nouvelle vie et à ses lacunes ; se disant aussi qu'il ne serait pas capable de gérer à la fois deux crises d'une telle ampleur. Mais il y aurait une décision à prendre, sous peu - celle de s'en remettre à la bonne volonté de la mémoire de Mornagest, ou celle d'entreprendre de le séduire à nouveau. Cette fois encore, Lothringen s'en pensait capable, d'autant que le guerrier n'avait clairement pas une attitude de rejet à son égard. Mais contempler son regard si neutre, attendre, et simuler la simple politesse pour ne pas l'effaroucher... C'était un petit jeu cruel.

Laisse-lui le temps, lui disait la plus sage partie de lui-même.
C'est justement maintenant que j'aurais besoin de lui. Après tout, c'est pour lui que je suis resté à mon poste... pour payer le sortilège...
Je croyais que tu te souciais du destin de Manost ?
J'avais pris la décision de démissionner pour partir avec lui. J'avais choisi... Je ne peux effacer ce choix de ma mémoire comme de la sienne.
Les circonstances étaient différentes. La ville était en paix, son pouvoir bien établi.
Je sais. Mais il n'est pas dit que je puisse quoi que ce soit pour elle... J'ignore d'ailleurs comment elle réagira quand je lui ferai l'annonce, demain. Je ferai de mon mieux, mais je ne suis ni leur Grand Émissaire, ni leur grand-prêtre ; ce n'est pas moi qu'ils veulent entendre.
Peu importe. Fais ce que tu as à faire, et advienne que pourra.

Il se tourna sur le côté et, repliant les jambes à demi, enfouit son visage dans l'oreiller. Durant quelques temps encore, il brassa des idées moroses et des perspectives sinistres, jusqu'à ce qu'il sente la taie légèrement humide, sous sa joue. Et bientôt la fatigue nerveuse lui donna l'impression d'être plus lourd qu'un cheval mort, et il s'enfonça d'épuisement dans le sommeil.

[Lothringen]

C'était l'aube. Les premiers rayons de lumière se frayaient un chemin à travers les grands arbres du parc, puis sa fenêtre dont il avait oublié de clore les volets la veille. A moitié ébloui, le semi-drow cligna plusieurs fois des paupières, en grognant. Il se souvenait nettement du rêve interrompu : un rêve érotique dont lui et Mornagest étaient les héros, dans la catégorie des irracontables. Il avait un peu honte. Même une confrontation avec Dorson, en un moment comme celui-ci, aurait eu plus de choses à lui apprendre. Il se leva avec effort, dans l'espoir de chasser rapidement l'impression d'écrasement sous son crâne, se mit à sa toilette, puis s'habilla machinalement.

Il avait donc dormi toute la nuit, et personne ne l'avait réveillé pour telle ou telle urgence. On n'aurait donc probablement aucune information nouvelle à lui donner sur la disparition du grand Émissaire, ni sur les enquêtes en cours... La journée ne s'annonçait pas très bonne, comme prévu. Lothringen avisa son reflet indistinct dans la vasque où il se rafraîchissait le visage. Il avait l'air reposé, c'était déjà une bonne chose. Dubitatif, il fit la moue, défiant son image, avant de hausser les épaules avec indifférence. Il était indéniablement un elfe noir, il émergeait à peine d'un rêve qui fleurait bon l'obscénité, mais d'où Manost était singulièrement absente. Il était l'homme de la situation.

Vers

[Lothringen]

De retour de La place du temple.

C'était fini. Il avait déballé ses mauvaises nouvelles et révélé à tous ce qu'il en était de cette guerre et de la mort de leur divinité tutélaire. Les réactions avaient été à la hauteur du choc : stupeur, panique. Lothringen aurait dû se sentir soulagé, comme s'il avait transféré une partie de son fardeau à l'ensemble des manostiens, ou communié dans la détresse de leur communauté, mais ce n'était pas le cas. Il savait certaines choses qu'il n'avait pas répétées - le fait que l'Eglise Helmite n'avait plus de chef en mesure de la diriger, par exemple, ou que le Grand Emissaire était porté disparu au moment critique, peut-être enlevé, peut-être en fuite. Il savait que certains avançaient déjà leurs pions, bien décidés à prendre le pouvoir qui s'offrait, et que d'autres ne ménageraient pas leurs efforts pour enfoncer la cité avant l'arrivée des mélandiens.

Et puis, fondamentalement, il se rendait compte qu'il ne se sentait plus manostien. Ce n'était pas son destin qui se jouait, ni son dieu qui mourait, ni sa maison qui risquait de brûler. Dans le pire des cas, il s'en tirerait avec une téléportation et une métamorphose, et reprendrait la route. Se livrerait à l'aventure, recommencerait... ailleurs. Il en avait tellement l'habitude qu'il en venait à se demander si là n'était pas sa vraie place, depuis toujours. Et sa déesse lui sourirait.

Puis il songea à Leodacya, à Mornagest, et il eut le cœur gros. Il avait beau les aimer, il se sentait totalement impuissant. Pourquoi ne pouvait-il simplement les protéger, les faire rire, les emmener avec lui ? Sa vie était si compliquée - et il en avait sa part de responsabilité. Tout était si enchevêtré, si faux. Si lent surtout...

[Lothringen]

De retour de Lumenis

Lothringen se rematérialisa dans le cercle de téléportation du Palais des Murmures, au beau milieu de son bureau. Gerdold, son secrétaire particulier, rangeait des dossiers sur la table, à la faible lueur d’une chandelle ; habitué à ces apparitions surprise, il ne broncha pas. Le semi-drow s’affala dans un fauteuil, le temps de se remettre de son voyage magique.

“Vous revenez de Lumenis… si tôt ?” demanda le vieil homme d’un air circonspect.
"En fait j’ai à peine eu le temps de leur présenter la situation qu’ils se sont débarrassés de moi pour en débattre entre eux. ”
Sans même chercher à en savoir davantage, ni vouloir réfléchir avec lui à ce qui serait le plus utile... Un commis leur avait apporté une liste de courses.
“Voilà qui n'annonce pas une coopération fructueuse", commenta flegmatiquement le secrétaire. "Et la réponse de principe ?”
“Reportée. J'y retourne demain.”

Deux tiers de stratégie dilatoire, un tiers de marchandage. Et je vous passe les paris sur l’espérance de vie de ce gouvernement. Gageons qu'ils vont passer la nuit à tenter de déterminer quel est l'exact minimum au-delà duquel il vaudrait mieux pour eux que Manost ne s’en relève pas...
Comme tous les manostiens, Lothringen avait un souvenir très net du jour du départ du Grand Émissaire, et de son appel vibrant à volontaires, la fleur au fourreau. C’était il y avait à peine plus d'un an... et le premier dirigeant de la théocratie était resté de longs mois absents de sa propre cité pour aller verser son sang dans la leur. S’il avait fait les choses à la luménienne, il aurait certainement commencé par faire signer une reconnaissance de dette et un traité de vassalisation aux réfugiés, songeait le conseiller avec dépit.

« Je vous vois trier les dépêches... Les nouvelles des deux derniers jours, s'il vous plait. »
« Alors... Le Haut Prélat du Coeur Radieux s'est converti à Torm, et a sommé les paladins de l'Ordre d'en faire autant. Les helmites ont quelques jours pour se décider. »

La main de Lothringen se crispa sur le bras du fauteuil. Ça commençait mal. Guiguemar d'Aulfray était une personnalité influente...

« Envoyez un messager au Cœur Radieux pour rappeler aux paladins helmites qu'ils ont leur place dans l'armée s'ils ne souhaitent pas se convertir. D'autres conversions au sein du gouvernement ? »
« Pas pour l'instant. Le capitaine Bacramad dit qu'il veut prendre le temps de réfléchir. » Il déglutit. « Hum, cette dépêche-ci ne va pas vous plaire. La progression de l'armée mélandienne est toujours aussi rapide. Ils vont atteindre les premiers villages d'ici peu. Vous trouverez leur itinéraire sur la carte d'état major. »
« Je regarderai ça à tête reposée. S'ils passent la cordillère, nous décréterons la loi martiale... Je vois que vous n'êtes pas à court de bonnes nouvelles, ne me faites pas languir. »
« Le contre-espionnage signale la formation d'une cellule helmite radicale, nommée Les Fidèles, qui entend faire régner la terreur parmi ceux qui seraient tentés par la conversion. Ils ont assassiné un nouvel Ilmate et écrit « traître » avec son sang. Les Ilmates réclament justice. »
« Manquerait plus que les Ilmates s'y mettent aussi. Cette cellule doit être arrêtée au plus tôt. Que cette affaire devienne la priorité numéro deux du contre espionnage. Enfin, derrière la recherche des espions mélandiens... On en trouve trop peu. Avec Cyric aux commandes, ils doivent pulluler. »
« De nouvelles désertions dans la garde. Le capitaine Bacramad signale que les déserteurs sont couverts par leurs camarades, qu'il ne parvient à rien. »
« Il doit les remettre au pas. Dès demain. Qu'il s'adresse à tous, et qu'il leur rappelle un peu à qui va leur allégeance, et qui a besoin d'eux. Je l'autorise à évoquer la progression de l'armée mélandienne, si ça peut les responsabiliser. »
“Les tyrites ont rassemblé un synode à Cojum ; ils réclament leur réintégration.”
“Sont-ils donc si pressés de se faire lyncher ? Je leur écrirai... un peu plus tard.”
« Sinon, hum. Il y a eu quelques amorces de barricades hier, dans les quartiers populaires des Arcades. Les soldats les ont démantelées sans recourir à l'arme blanche, selon les ordres, mais il ya eu des dérapages... »
« Des victimes ? »
« Deux morts et un blessé grave. Le blessé est un manifestant. »
« Où se trouve-t-il ? »
« Au fort. La garde l'a arrêté... »
« Préparez une entrevue pour demain matin, et prévenez la famille. S'il coopère un tout petit peu, nous le libérerons. Je ne suis pas doué pour ce genre d'exercices, mais si cela peut apaiser quelques tensions... »
“A ce sujet, conseiller… ne croyez-vous pas qu’il vaudrait mieux prendre les devants ? Je veux dire… convoquer les responsables de la guilde des marchands, les membres du gouvernement et les chefs des différents cultes, et mettre en place un gouvernement provisoire laïque ?”
La suggestion ne surprit pas Lothringen. Il se l'était déjà soumise lui-même – avant de la rejeter.
“Et disposer, en somme, de ce qui ne m’appartient pas ? Il y a des mots pour ce que vous me suggérez de faire, Gerdold.”
“Ce ne sont que des mots...”
“Il y a des hommes derrière. S'il a été enlevé, quelqu'un finira par s'en vanter. S'il est parti en opération, il finira par se manifester. Tant que j’aurai un espoir de le voir revenir vivant, je ne trahirai pas Ravestha.”
“Même si cela doit contribuer à la dégradation de la situation en ville ? Vous savez bien que vous ne pouvez incarner le leader qui les rassemblerait. Et si une révolte éclate, ou pire... on ne peut pas combattre sur deux fronts…”

Le regard du semi-drow se durcit.

“On va quand même essayer. En dépit des absents, des ambitieux, des lâches, des pusillanimes, des menteurs, des ingrats et des traîtres, des cyriciens, du Zhentarim, des crétins et des morts, on va essayer.”

Gerdold haussa presque imperceptiblement les épaules.

“Pourquoi vous êtes-vous converti ? Vous voilà aussi buté qu’un helmite…”