[MP] Histoire : Ailyn

[Smidge]

"Oh, comme c'est intéressant !, roucoula-t-elle d'une voix fausse et empruntée. Moi je suis Villeneuvoise de naissance, et mon père possèdait une importante société de construction. J'ai eu beaucoup de chance d’être choisie par mon mari (elle désigna l'homme en costume bleu à ses côtés). Gaston est banquier voyez-vous, et..."

Mais elle n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Une voix forte et chaleureuse couvrit tout à coup leurs conversations sans intérêt.

"Amis du soir, bonsoir !"

Du haut des marches descendait un troupeau désorganisé, mené par un grand homme trop mince pour sa taille aux cheveux gris et courts.

"Ah, Nils, vous voilà !, lui répondit Lucien en levant les bras vers lui. Mes amis, je vous présente la troupe de théâtre "La crois bleue", qui nous donnera une petite représentation inédite après le repas !"

Les invités applaudirent en choeur à l'annonce, approuvant vraisemblablement l'initiative. Malgré sa colère et son dégoût, Sofia ne put que reconnaître la qualité de cette soirée, à laquelle elle n'était à l'origine pas conviée...

Les nouveaux invités s'attablèrent à leur tour. Ils étaient quatre. Le plus âgé, Nils, lui rappelait un oncle qu'elle avait connue étant enfant. Grand, presque trop, à la manière d'un clown monté sur des échasses. Un second plus jeune, son âge environ, avait un peu plus d'embonpoint, et son visage rond et ses cheveux roux lui donnait un air de bonhomme de neige. Une jeune fille aux longues tresses châtain étaient avec eux aussi - elle devait avoir la vingtaine - et elle s'assit finalement aux côtés d'un garçon aux cheveux bruns et courts, sans doute plus jeune encore qu'elle. Même s'ils ne se ressemblaient pas, ils semblaient liés comme les membres d'une même famille.

La cuisinière et son assistante surgirent toutes deux des fourneaux, bientôt rejointes par la jeune fille blonde, et toutes trois s'affairèrent autour des assiettes et autres bols, maniant louches et cuillères d'une dextérité redoutable. En moins de temps qu'il n'en fallu pour le dire, une soupe colorée et aux arômes alléchants avait pris place devant eux.

"Et maintenant mes amis, à table !", conclut Lucien en saluant l'assemblée.

[Ailyn]

Sofia commençait à avoir la nausée. Manque de chance, on était en train de servir le repas... Elle pourrait toujours essayer de donner le change en picorant, et puis... la soupe, ça n'était pas bien méchant.

Elle regarda les nouveaux venus, les membres de la troupe "La croix bleue", du coin de l'oeil. Ils lui paraissaient étranges, comme si il leur manquait quelque chose d'humain... Elle tâcha de rester discrète, mais éprouvait néanmoins une énorme curiosité à leur égard. Etait-ce une troupe renommée ? Dans ce cas, pourquoi avaient-ils accepté l'invitation du vieux Comte de Rochebois ? Ce n'était pas tellement ici qu'ils allaient acquérir une notoriété... Elle en savait quelque chose.

La jeune femme se décida à poser des questions, vaguement distraite par cette entrée qui diminuait son envie de gifler Lucien.

"Bon appétit à vous tous, leur lança-t-elle aux quatre nouveaux venus, avec une grande politesse, cette fois-ci, non feinte. J'aurai aimé savoir quel genre de spectacle vous proposez ?"

[Smidge]

Un choeur de "merci" lui fut rendu en guise de réponse, puis les couverts se mirent à tinter sur la porcelaine. Malgré sa boule au ventre, elle ne pouvait que reconnaître une excellente soupe quand elle en goûtait une.

La Croix Bleue était une troupe de théâtre itinérante qui jouait principalement des pièces contemporaines. Nils, le plus âgé et le dirigeant de la troupe, relata leurs expériences dans différents lieux publics des villes avoisinantes, et même jusqu'à la capitale. Lui et Roland, son second - et cousin éloigné - s'occupaient de choisir ou écrire les oeuvres, puis tentaient, parfois à l'improviste, d'animer quelques soirées ou places publiques. Mylène, la jeune femme, et le petit dernier, Armand, les avaient rejoints sur le tas, puis étaient restés, le métier ne payant que peu mais apportant son lot de surprises agréables. Nils avoua que cette saison n'étaient pas leur meilleure période de l'année, et qu'ils acceptaient presque toutes les offres sans discuter (et pour un prix très raisonnable, qu'il ne révéla cependant pas de façon plus précise).

Malgré leurs réactions parfois étranges - elle ne savait dire si c'était leur métier, ou simplement leurs personnes - Sofia apprécia grandement la présence de la troupe, lui permettant d'échapper à des conversations mortellement ennuyeuses sur le monde de la finance ou les voitures de luxe... Les autres convives se prénommaient donc Louis et Georgette, notaire et sa femme, et Gaston (l'homme au costume bleu) et Alice, lui étant banquier. Ce dernier draguait d'ailleurs plus ou moins ouvertement la jeune Mylène, ce qui ne semblait ni plaire à son épouse - même si elle n'en montrait rien - ni à la jeune femme.

Et Lucien... Pour le moment, il n'était pas vraiment pensable d'engager un conversation sérieuse avec lui. Ni avec personne d'autre d'ailleurs, l'alcool ne les aidant pas vraiment à conserver leur sérieux. Nils et Roland entamèrent soudainement quelques notes d'une chanson patriotique qu'elle ne connaissait pas, provoquant l'hilarité générale.

Finalement, si elle n'avait été simplement qu'invitée, elle aurait passé une soirée plus qu'honorable.

Les plats s'enchaînèrent, même si le maigre appétit de Sofia ne lui permettait guère de terminer ces assiettes gargantuesques qu'on leur servait.

Après la soupe, et un met succulent à base de légumes qui devait certainement faire office d'entrée, le plat principal arriva.

Et les portes s'ouvrirent.

"Mesdames, messieurs... Le Docteur Dupré.", lança le majordome en s'inclinant.

A ses côtés, un homme d'une quarantaine d'années fit son apparition aux côtés de celui qui se prénommait Émile. Il devait à grand peine lui arriver à l'épaule, et ce détail fit sourire Sofia.

"Ah ! Aimé !, s'exclama aussitôt Lucien. Mes chers amis, je vous présente le docteur le plus... gai de tout Villeneuve !"

Le médecin les salua puis s'installa à table avec eux, tandis que le majordome s'éclipsait aux cuisines. La réflexion de Lucien lui parut des plus curieuses... Cela cachait-il quelque chose ?

"Mais où donc se trouve Marjorie ?", s'impatienta-t-il en fouillant la pièce du regard. Yvette, allez me chercher cette garce tout de suite !"

La jeune fille blonde manquait effectivement à l'appel...


[HRP : pendant ce temps, les conversations vont et viennent entre un peu tous les convives. Tu peux engager la conversation sur un thème avec l'un d'eux plus en particulier, écouter simplement ce qui se dit autour de toi,... ou tout autre action que tu juges bonne de tenter ]

[Ailyn]

Sofia aimait de moins en moins la manière de parler de Lucien. D'ailleurs, à bien y regarder, à l'écouter, à l'observer se mouvoir, sourire... elle se demandait bien ce qu'elle avait pu tant aimer chez cet homme. Ingrat. Pédant. Insultant même. Bref, où était passé son cerveau pendant tout ce temps ?
La jeune femme fut effrayé tout à coup à l'idée qu'un jour Ivan connaisse son père. Il valait presque mieux éviter. Eviter cette bourgeoisie outrancière qui ne savait ni ce qu'était le travail ou l'effort. Qui ne savait que glousser.

Elle camoufla un haut le coeur et poussa un juron en hongrois. Heureusement que personne n'y comprenait rien, au hongrois... surtout dans cette assemblée.

Sofia salua chaleureusement le médecin à son arrivée. C'est par lui qu'elle avait eu vent de cette soirée et qu'elle était venue ici. M'enfin, c'était vraiment à se demander ce qu'elle était venue chercher, à force...

La jeune hongroise fut scandalisée par la remarque de Lucien, supposant, peut être à tort, que Marjorie était la jeune fille blonde qu'il s'était allègrement permis de tripoter. Et quand bien même ce n'était pas elle, il n'était pas obligé, devant une assemblée "mondaine" d'insulter ainsi son prochain... Non mais, pour qui se prenait-il ? Il était tant de lui rappeler qu'elle avait du caractère...

"Dites, très cher, répliqua-t-elle avec un sourire narquois, vous y allez un peu fort avec cette pauvre Marjorie ! Laissez lui un peu de temps, tout de même !"

[Smidge]

Lucien la fixa du regard, lui rendant un sourire tout aussi évocateur.

"Ne vous en faites pas, très chère, elle est payée pour son travail...", répondit-il en dévoilant des crocs prédateurs.

Une poignée de secondes plus tard, la jeune fille blonde rejoignait les autres domestiques au service.

"Ah, vous êtes ici !, l'interpella Lucien, tandis qu'elle tentait de disparaître dans la pièce adjacente. Je vous ai gardé une place à mes côtés, jeune fille. Venez, venez enfin !"

Elle avait deviné juste, la jeune fille se prénommait bien Marjorie, et elle put lire aisément sur son regard une peur panique certaine. Tandis que les deux autres retournaient en cuisine avec la vaisselle sale, elle en avait été épargnée... pour endosser une toute autre fonction.

Les conversations reprirent peu après... à l'exception de cette jeune fille, aux côtés de Lucien, crispée au point d'être incapable du moindre mouvement. Sofia retira ses lunettes pour en frotter les verres d'un pan de son chemisier. Non, elle ne rêvait pas... Masqué par l'épaisse nappe tombante, son ancien amant... posait une main sur la cuisse de sa servante ?? Elle refusa un instant d'y croire, incriminant tour à tour l'éclairage et sa vue médiocre. Mais elle ne rêvait pas. Et à en juger par l'état de crispation de la jeune fille, il n'avait certainement pas dû s'arrêter à la cuisse...

Quelque chose changea alors en elle. Elle était venue ici dans le but avoué de négocier quelque chose. Et dans celui inavoué de retrouver l'homme galant et attentionné qu'elle avait connu jadis. Mais il fallait se rendre à l'évidence... cet homme là n'avait jamais existé, et n'avait été qu'une illusion entretenue pour convaincre une jeune femme naïve et amoureuse de partager sa couche pour quelques nuits... Son but était à présent tout autre. Simple. Brutal. Elle ne pouvait laisser un tel monstre commettre d'autres méfaits à son prochain en toute impunité. Il ne s'agissait plus de cette jeune fille, ou d'elle-même. De combien de personnes Lucien avait-il détruit la vie ? Elle n'en savait rien, mais elle n'éprouvait nul besoin de preuve, sa conviction ne laissant la place au doute. Sa richesse incommensurable le prévenait sans doute des affres de la justice du commun des mortels... Mais rien n'était plus dangereux qu'une femme humiliée et meurtrie dans sa chair.

Sofia secoua brièvement la tête, se tirant de ses pensées si délicieusement morbides de vengeance.

Et comme pour corroborer ses sombres desseins, une déflagration assourdissante fit soudainement vibrer la table et les murs de la pièce, couvrant tout autre son.

Que se passait-il ?

Elle n'en avait pas la moindre idée. Mais tout aussi soudainement, les ténèbres envahirent son champ de vision, les plongeant tous dans l'obscurité.

[Ailyn]

La colère de Sofia fit place à une panique incommensurable. L'obscurité. Une peur qui ne se dit pas, mais qui se sent dans le moindre muscle du corps. L'horreur absolue pour quelqu'un y voit déjà mal : éteindre tout son monde.

La jeune femme poussa à nouveau une volée de jurons en hongrois, plus fort qu'elle ne l'aurait voulu, et attrapa sa chaise à pleines mains. Dans cette univers qu'elle sentait hostile à sa présence, cette nouvelle trahison était la goutte d'eau qui faisait déborder le vase. Qu'était-elle venue chercher ? Qu'allait-elle trouver en fin de compte ? Qu'allait-elle devenir au milieu de cette malheureuse aventure ?

En quelques secondes, le temps de quelques battements de coeur, elle tâcha de se calmer. Sofia ne voyait rien d'ordinaire. Ses yeux ne pouvaient pas lui faire défaut puisqu'ils lui faisaient déjà défaut d'habitude. Il fallait se concentrer sur tous les autres indices à sa disposition : le son, son toucher et les odeurs. Et il ne fallait pas laisser Lucien se mettre hors de portée, ça non. D'ailleurs, si elle avait l'occasion de lui faire un croche-pied ou bien d'asséner un coup à l'aveuglette si il passait à sa portée, rien ne lui ferait plus plaisir. Sous prétexte de maladresse évidemment.

Sofia sourit dans le noir, et personne ne la vit.

"On peut savoir ce qu'il se passe ?" dit-elle à l'opacité qui l'entourait avec toute la sérénité dont elle était capable.

[Smidge]

Sa panique éphémère passa quelque peu inaperçue au milieu du soudain brouhaha qui s'élevait de l'assemblée. Sa question, toutefois très pertinente, trouva rapidement un écho.

"Tout le monde va bien ?", lança Lucien. Plusieurs "oui" désordonnés répondirent à sa question.

"Marjorie, Yvette, Marie-Madeleine, poursuivit-il d'une voix assurée en haussant le ton, allez installer des bougies dans les chandeliers. Émile ? Allez vérifier si les plombs n'ont pas sauté. Et, si c'était poss..."

Mais il ne termina pas sa phrase.

Un courant d'air glacial balaya la table, tandis qu'une lumière chancelante fit danser des ombres improbables sur les murs.

"Tout a grillé !, s'exclama une voix forte, que Sofia ne connaissait pas. C'est la foudre, je l'ai vue tomber sur un arbre, toutes les lignes ont été arrachées. On ne va pas avoir de courant avant un moment !"

Qui était-ce ? En contre-jour, elle aurait été bien incapable de distinguer quoique ce soit. Sa voix était celle d'un homme, mais elle n'avait pas le moindre indice supplémentaire.

"Et j'ai une autre mauvaise nouvelle..., poursuivit la même personne. La rivière est sortie de son lit, et la route est coupée. Impossible de sortir de la propriété..."

Une panique bien plus concrète commença à saisir la jeune femme. Puis elle relativisa rapidement. Après tout, ce n'était pas non plus la fin du monde...

"Bien..., conclut finalement Lucien, après un instant de réflexion. Émile, occupez-vous finalement des bougies. Les autres, préparez toutes les chambres de l'Aile Nord. Mes amis, étant donné les circonstances, vous êtes tous invités à passer la nuit au château !"

Invités ? Elle n'en croyait pas ses oreilles. Elle s'attendit à ce que Lucien ajoute une précision la concernant... mais rien ne vint. Elle allait donc passer la nuit en ces lieux. A la réflexion, la situation pouvait offrir de multiples opportunités...

[Ailyn]

Sofia était ébranlée. Elle se sentait prise au piège, elle voulait voir son fils, son unique fils, son Ivan... Heureusement, là où il était, il n'y avait aucun risque avec la rivière, et elle espérait de tout son coeur qu'il était au chaud, dans un lit douillet... Elle voulait rentrer, mais ce serait impossible. Elle l'avait bien compris.
La jeune femme tâcha de reprendre ses esprits. Du calme, il fallait qu'elle soit calme. Elle fit le vide, tranquillement. Comme elle le faisait avant de démarrer une sculpture. Il fallait avoir l'esprit frais pour aller au plus simple et maîtriser une situation.

Pourtant, elle n'avait pas envie d'aller au plus simple. L'idée de frapper Lucien était de plus en plus omniprésente dans les brumes de son esprit.

A la volée, au milieu du brouhaha, elle lança une remarque acerbe :

"Et la question de l'endroit où va dormir Marjorie est déjà résolue, n'en doutons point !"

Devant la levée de boucliers qu'elle risquait de déclencher, Sofia embraya sur un autre sujet :

"A qui appartient cette nouvelle voix ? Serait-ce celle du jardinier ?"

[Smidge]

"Effectivement...", répondit Lucien en pesant ses mots. Il savait qu'elle avait remarqué son petit jeu. Et il en jouait, elle en était sûre.

Le majordome disparut en direction du fond de la pièce à l'injonction de son maître, puis revint les bras chargés de bougies. La table reprit vie à mesure qu'il allumait les mèches de lin, ainsi que les conversations.

"Vous savez, intervint Lucien en s'adressant tout à coup à l'assemblée. Ce château a un passé plus... sulfureux que ce que laissent penser les apparences..."

Les regards se tournèrent rapidement vers lui.

"L'Aile Est du château est connue pour être... hantée."
"Hantée ?", répéta le docteur Dupré d'une voix trop aigue.
"Oui, hantée. La construction du château remonte à environ dix siècles, et son histoire a été plus que sanglante. Au moins trois ou quatre architectes ont oeuvré à sa construction, et tous sont morts dans d'improbables conséquences. Ainsi que leurs ouvriers. Tous égorgés vivants, puis découpés et fondus... avant d'être mêlés au ciment qui scelle les pierres de ce lieu."

Lucien marqua une pause, interrompue uniquement par le grondement du tonnerre au loin. A quoi jouait-il ? Etait-ce une nouvelle provocation de sa part ?

"Ce château est l'oeuvre d'un fou, à n'en point douter, poursuivit-il. D'un fou, et d'un génie. La légende raconte aussi que sa folie l'aurait poussé dans les plus sombres retranchements de notre existence... Et c'est en réalité, la raison pour laquelle je vous ai tous invités ce soir. Alchimie, sculpture, nécromancie... Tous ces domaines passionnaient aussi cet architecte d'exception. Ses recherches l'auraient hélas amené trop loin sur la route qui mène à la connaissance absolue. On raconte qu'un matin, il aurait été retrouvé crucifié au sol, d'étranges symboles gravés à même sa peau au fer rouge."

Il laissa volontairement un silence, que personne n'osa briser.

"Ses études et ses découvertes disparurent avec lui, peut-être scellées par un quelconque pacte démoniaque... Mais, après plusieurs années de recherches acharnées, je pense avoir découvert quelque chose qui pourrait conférer un pouvoir... extraordinaire."

Un courant d'air s'engouffra dans les cheminées, menaçant du même coup les mèches vacillantes des bougies. Une panique sourde s'empara de Sofia, qui déglutit douloureusement. Elle n'avait qu'un souhait, celui de retourner chez elle, auprès de son fils. Cette maison l'avait impressionnée dès son arrivée, et pas simplement par son étalage de richesse. Il y avait autre chose... qu'elle ne parvenait pas à définir. Comme si quelqu'un, ou "quelque chose", l'observait à chaque recoin de couloir

"Lucien ? Vous êtes... sérieux ?", osa finalement interroger l'un des invités prénommé Louis.

Silence.

"Ah ah ah !, s'exclama-t-il soudainement. J'ai romancé une partie, je vous l'avoue ! Mais je tiens tout de même à fêter quelques découvertes majeures d'alchimie, dont je compte bien publier les résultats dans quelques années !"

Plusieurs rires emboitèrent le sien, même si Sofia demeura de marbre.

"Émile, reprit-il plus sérieusement, montez à l'étage, et installez-y aussi des bougies, nous prendrons notre dessert au spectacle !"

Il se tourna en direction des acteurs de la Croix Bleue.

"Nils ? Si vous êtes prêts..."
"Dès que vous le souhaiterez, monsieur le Comte !", répondit-il en s'inclinant.

Lucien invita ses hôtes à le suivre en direction des marches, décochant à Sofia un sourire lourd de sous-entendus. Etait-ce une vengeance pour la pique qu'elle venait de lui lancer ? La guerre était donc ouverte...

[Ailyn]

Sofia resta totalement étanche à l'humour de Lucien, et définitivement. Son histoire ne lui fit pas bouger un sourcil. Il racontait n'importe quoi, il faisait tout pour leur rendre leur environnement hostile, les encourager vivement sans en avoir l'air à se poser des questions. Elle ne supportait de toutes façons plus cette maison, qu'elle ait abrité bûcherons qui ne savent pas trop où planter leur haches, alchimistes complètement à la masse, sectes de petits bourgeois en mal de sensations qui se sacrifient... Bref, elle voulait rentrer chez elle. Elle voulait son Ivan. Elle voulait quitter cette campagne. La jeune femme avait eu son compte de notables français pour toute sa vie.

Sofia emboîta le pas de toute cette populace qui lui apparaissait à présent comme des moutons bêlants. Si il y avait eu un berger, ç'aurait probablement été Lucien. Elle se sentait d'humeur loup, pour sa part, près à mordre dans les fesses des moutons ou du berger pour s'assurer la part du lion... et surtout nourrir ses petits.

Après avoir grimacé à la face de Lucien qui lui souriait comme une espèce de dégénéré mental, elle se racla la gorge et revint à la charge :

"Mais où est la personne qui nous a averti que nous ne pouvions plus quitter la propriété ? J'aimerai lui parler quelques instants, après le... spectacle."

[Smidge]

"Je dirais que Fernand a fort à faire dehors, très chère, lui rétorqua Lucien en aparté. A moins que vous ne souhaitiez vous retrouver dehors, dans le froid et la nuit, bien sûr... ? Dans le cas contraire, je vous... suggère de suivre aimablement le mouvement..."

Son ton était sans équivoque, et la jeune femme blêmit sous la menace à peine voilée. Mais elle n'allait pas se laisser faire. Pas aussi facilement. Elle ne pourrait avoir une discussion sérieuse avec lui tant qu'il serait entouré de sa... cours. Mais elle obtiendrait ce pour quoi elle était venue. Du moins n'abandonnerait-elle pas sur une simple menace. Peut-être que pendant le spectacle ?...

Elle suivit la troupe de théâtre ainsi que les invités à l'étage, ne s'éloignant guère du majordome, porteur de la seule lumière salvatrice alentours.

La pièce à l'étage était aussi spectaculaire que le rez-de-chaussée. Sofia devinait à grand peine les poutres majestueuses qui soutenaient la charpente, plusieurs mètres au-dessus d'eux. Tout au fond, cela ressemblait effectivement à une scène de théâtre, et le majordome les invita à l'asseoir sur plusieurs fauteuils confortables faisant office de tribune privée, avant de s'éclipser rapidement pour allumer de nouvelles bougies.

La troupe fila en direction des coulisses, tandis que la pièce prenait vie à ses yeux. Elle n'était guère familière avec cet art, n'ayant pour sa part assisté qu'à quelques spectacles populaires durant son enfance...

"Hé bien, Émile, s'impatienta Lucien. Vous pensez sans doute que le plateau avec les desserts va monter l'étage tout seul, peut-être ? Il faut vraiment que je vous dise tout, mon pauvre ami..."

Impassible, le majordome termina l'installation des dernières chandelles, puis disparut par les escaliers.

Nils apparut soudainement devant les rideaux, et déclara d'une voix forte :

"Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs... J'ai l'honneur ce soir de vous présenter une oeuvre originale, écrite par... le Comte de Rochebois en personne !"

Plusieurs "oh" mêlés d'applaudissements s'élevèrent des sièges devant elle.

"Quel artiste !", saisit-elle d'une voix d'un des invités.

Une fois un silence relatif revenu, les rideaux s'écartèrent, dévoilant les deux plus jeunes acteurs de la troupe, Mylène et Armand, grimés en écoliers...

Où était Lucien ? Il régnait toujours une pénombre handicapante dans cette pièce gigantesque, mais elle ne le distinguait plus. Il était toujours possible de rester écouter la pièce... A moins qu'elle ne tente de partir à sa recherche, le plus discrètement possible...

[Ailyn]

Sofia n'en revenait pas de l'absurdité de la situation. Qu'il ne soit pas particulièrement utile de paniquer à grand renfort de cris et de considérations métaphysiques dans la situation dans laquelle ils se trouvaient, elle l'admettait volontiers. Mais de là à s'installer confortablement devant une pièce de théâtre conçue par le Comte de Rochebois en personne... Quand même, il y avait un peu d'abus !

L'égo de Lucien était surdimensionné. Ah, il n'avait jamais été mince, il fallait bien l'admettre, mais là, ça commençait à faire beaucoup. Qu'est ce que cette mascarde absurde pouvait bien cacher ? Et où ce vieux filou était-il passé ? Etait-il dans la salle parmi les autres invités ? Elle n'en savait rien, elle n'y voyait rien. Elle était déchirée entre l'idée de lui courir après et l'envie de suivre cette pièce de théâtre. En effet, poussée par une curiosité malsaine, elle voulait savoir ce qu'elle pouvait contenir...

Sofia ne bougea pas. Sa recherche de Lucien pouvait bien attendre quelques minutes de plus, le temps de savoir un peu de quoi il était question dans le fameux spectacle.

[Smidge]

La pièce - plus proche du Vaudeville que d'autre chose - était loin de briller par son génie, même si quelques scènes lui écorchèrent un sourire. Elle relatait différentes tranches de vie d'un jeune enfant de famille aisée, Émilien Bartineau, la plupart du temps tournées en ridicule par le peu de clairvoyance du personnage principal. Émilien était dépeint comme naïf, envieux, assisté, et reproduisant sur son entourage les maltraitances morales qu'il avait pu recevoir étant lui même enfant. Interprété successivement par le jeune Armand, puis par Roland, sa soeur aînée, Manoëlle, était incarnée par la jeune Mylène, les variations d'âge étant suggérées par son degré de maquillage.

Vaguement amusant, mais loin d'être exceptionnel. Il s'était écoulé aisément une demi-heure depuis le début du spectacle, et la scène - prévisible - qui se jouait en cet instant mettait en scène Nils, alias Monsieur Bartineau père, faisant la leçon à son incapable de fils, toujours dépendant de ses parents à trente printemps passés...

Le reste de la salle, cependant, était hilare. Le majordome remonta du rez-de-chaussée, deux larges plateaux scintillants sur les mains, vraisemblablement garnis de pâtisseries diverses et variées.

Sofia avait abandonné de chercher Lucien, ses yeux ne perçant définitivement pas la pénombre. Ses oreilles en revanche, fonctionnaient tout à fait normalement. Et ce qu'elle venait de surprendre non loin derrière elle était un cri étouffé, suivi de bruits de pas plus que suspects.

[Ailyn]

Le "spectacle" était absolument pitoyable. Le véritable mot qu'aurait voulu employer Sofia (ou du moins, sa traduction en hongrois) était "grotesque". Tout ceci ne menait nulle part et elle s'en voulait d'avoir attendu pour voir... cette... chose qu'on pouvait difficilement qualifier de pièce de théâtre. Ou bien c'eut été faire offense à Molière, De Musset voire même Feydeau... Rien à faire, Lucien n'avait aucun sens ni du scénario, ni même des formulations intéressantes. Son écriture était plate et stupide : toute cette mascarade ne servait qu'à galvaniser un égo déjà bien surdimensionné...

Surprenant des bruits suspects au milieu des rires de la bande de courtisans du grand seigneur des lieux, Sofia se glissa hors de son fauteuil pour se diriger vers la source du bruit, malgré la pénombre et la lumière vacillante des bougies.

[Smidge]

Se déplaçant lestement, Sofia quitta sa place incognito, et disparut dans les escaliers que son ouïe avait repérée. Les rires couvraient aisément l'hésitation de ses pas. Si la lueur des bougies en contrebas dans la salle à manger n'éclairait guère suffisamment à ses yeux, elle se guidait, telle une aveugle, à son sens de l'équilibre.

Sofia ferma les yeux. Oui, il y avait du mouvement, quelque part, en bas. Mais pas dans cette pièce... Cela ne venait pas de très loin cependant, mais hors de sa vision, elle en était sûre.

Les sons de l'étage se firent plus diffus à mesure qu'elle descendait, et une pression presque palpable l'étouffait pas après pas.

Des chuchotements, de nouveau. Impossible de dire d'où pour le moment.

Elle atteint enfin le sol. Son coeur s'accéléra. Sur la table, les couverts pas encore débarrassés de leurs repas scintillaient doucement à la lueur des chandelles.

Elle plissa les yeux, balayant son environnement du regard. Sur sa gauche, les portes menaient en direction du hall par lequel elle était entrée. Sur sa droite, deux portes, d'où étaient sorties les domestiques. Derrière elle, le couloir étroit par lequel elle avait fait son entrée. Et devant, si on intuition était juste, les cuisines.

[Ailyn]

Qu'est ce que c'était encore que ce bazar ? Pourquoi y avait-il autant d'évènements bizarres dans cette maison ? Que pouvait bien trafiquer Lucien ? Pestant contre elle-même, Sofia continua son exploration des lieux. Elle répugnait à se séparer des autres dans cette si grande demeure, mais la curiosité était plus forte que tout. En particulier dans ce contexte étrange...

Faisant appel à son sens commun, elle se dirigea plutôt vers les cuisines, pensant que si il y avait du mouvement, il était plus logique qu'il se fasse de la cuisine vers l'étage ou bien de l'étage vers la cuisine.

[Smidge]

A pas de loup, Sofia s'approcha de la porte de la cuisine. Oui, les bruits venaient de là, elle en était sûre à présent. Des froissements, quelques gémissements, comme des plaintes étouffées... Elle avait peur. Vraiment peur. Cela venait de la de l'arrière cuisine. Un coup, bref, et des pleurs étouffés. Elle jeta un rapide coup autour d'elle. Ce n'étaient pas les ustensiles divers et... tranchants, qui manquaient.

Sa vie était peut-être en danger... Elle eut une pensée pour son fils. Allait-elle faire demi-tour ?

[Ailyn]

Sa vie était peut être en danger, mais apparemment, ça n'était pas la seule !

N'écoutant que son courage (et peut être un peu sa stupidité, mais mieux valait ignorer cette partie du tableau), Sofia s'empara de l'un des grands hachoirs qui avait dû servir à découper des oignons sur le plan de travail et se dirigea, toujours à pas de loup, vers l'origine du bruit.

[Smidge]

"... petite garce !", saisit-elle à l'instant où elle ouvrit la porte.

Sofia n'eut à peine le temps de comprendre ce qui arrivait qu'elle entraperçut une silhouette qui disparut dans l'obscurité à l'autre bout de la pièce.

L'homme, de dos, se retourna au même instant dans sa direction. De son visage baigné dans l'obscurité, elle ne vit que ses yeux, malfaisants, fous. De toute façon, elle n'avait nul besoin de le voir. Le Comte Lucien de Rochebois se tenait devant elle. Un prédateur. Certainement prêt à tuer.

Celui qu'elle nommait jusque là Lucien leva un bras puissant dans sa direction...

[Ailyn]

Sofia recula, prise d'une envie de vomir. Le repas paraissait peser une tonne dans son estomac, et elle avait envie d'hurler, mais sa gorge était si nouée, qu'elle ne parvint qu'à coasser benoîtement :

"Mais qu'est ce que tu fais ?!!!!! Tu es devenu fou ?!!!!"

Elle leva le hâchoir, prête à se défendre si jamais il tentait quoi que ce soit qui engage son intégrité physique.

[Smidge]

Lucien frappa de toutes ses forces.

Elle n'y voyait pas assez pour se fier à ses yeux, de toute façon. Sofia réagit à l'instinct. Elle sentit le souffle de sa main soulever la mèche de ses cheveux.

Elle réitéra son avertissement... en vain. Il n'écoutait pas. Il n'écoutait plus.

Lucien s'avança plus près encore, grognant de colère. Sofia recula d'un pas, et son dos heurta le plan de travail. Il faisait aisément une tête de plus qu'elle.

Elle cessa de penser, et ferma les yeux.

Un son qu'elle n'identifia pas tout de suite retentit à ses oreilles, suivi de celui d'un choc mou sur le sol.

Elle respira de nouveau, ce qu'elle avait cessé de faire depuis de longues secondes.

Le corps gisait à ses pieds, dans une flaque grandissante de sang.

[Ailyn]

Lucien était étendu, là par terre. Dans son propre sang manifestement.

Le premier sentiment de Sofia fut le soulagement. Un soulagement sauvage. Il ne pouvait plus faire de mal à personne à présent qu'il était étendu sur le sol, comme une loque. La loque qu'il était. Qu'il avait toujours été. Elle faillit se mettre à siffloter de contentement...

... Mais la panique l'envahit rapidement. Qu'avait-elle fait ? Elle ne savait pas. Elle ne savait plus. Elle ne savait pas si elle voulait savoir. Mais c'était fait. Non ce n'était pas elle, ça ne pouvait pas être elle. Impossible. Elle ne commettrait jamais un acte d'une telle barbarie... Jamais. Jamais. Jamais.

Sofia aurait voulu crier, s'effondrer sur le sol, sans force, sans rien... Mais elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas laisser son fils. Qui allait s'en occuper, qui allait l'élever ? Qui l'écouterait raconter les belles histoires qu'il inventait déjà à l'école ? Qui ? QUI ? QUI ?

Il fallait faire quelque chose. Tout de suite. Remonter. Faire comme si de rien n'était. Vite. Vite. VITE.

Sofia tâcha de se concentrer. Vite. Attraper un torchon. Emballer le hâchoir à l'intérieur. Le balancer... où ? Dans l'évier ? Avec un peu de chance, il y aurait encore de l'eau ?

Elle voulait quitter la pièce, éteindre, remonter à pas de loup, comme elle était descendue, applaudir la pièce, faire comme si c'était la plus belle qu'elle n'ait jamais vu et sourire. Sourire.
Ca elle pouvait le faire. Lucien était mort. Il ne lui ferait plus de mal maintenant.

Non, le hâchoir pas dans l'évier. Sous le plan de travail, oui, loin, tout prêt du mur. C'est là qu'elle le plaça. Personne n'irait regarder là dessous, encore moins un torchon roulé en boule.

Sofia se redressa. Tâcha de calmer les battements de son coeur. Elle prit sa respiration. C'était le moment.

Elle poussa un cri de détresse. Un long cri, strident, pire que dans les films qu'on payait une fortune pour voir au cinéma. Ou comment se laver de tout soupçon. Hurler à s'en fendre l'âme, et pleurer, sangloter. C'était tout ce qui restait. Même si elle n'arrivait pas à effacer ce petit sourire intérieur qui lui disait que ce n'était que justice qu'il se soit éteint...

[Smidge]

Un temps incroyablement long s'écoula. Quelques secondes seulement, sans doute. Ou peut-être une minute ou deux. Dans tous les cas, Lucien gisait toujours devant elle, et la flaque de sang sous son torse s'élargissait à chaque instant.

Mais personne ne vint.

Étaient-ils tous devenus sourds ? Une détermination froide et nouvelle qu'elle ne se soupçonnait pas affuta son esprit. Il fallait réfléchir, et vite. Le torchon souillé contenant l'arme du crime avait disparu tout au fond de l'un des nombreux placards, de cela, elle se satisfit. Mais elle n'allait pas pouvoir attendre ici sans rien faire bien plus longtemps, au risque de perdre définitivement toute once de crédibilité.

Sofia tendit l'oreille de nouveau. Non, son imagination ne l'avait pas dupée : si quelqu'un avait entendu son appel, il n'avait pas réagi.

[Ailyn]

Comment était ce possible ? Etaient-ils tous devenus sourds d'un seul coup ?

Sofia était dépitée. On pouvait tuer un homme dans sa propre demeure sans que personne ne s'en inquiète. Il y avait quand même largement de quoi rire. Il allait donc en falloir un peu plus. Beaucoup plus.

Toute décoiffée, toute meurtrie par l'acte odieux qu'elle venait de commettre, elle avait l'allure qui correspondait. Elle était dans un état émotionnel déplorable, et des larmes roulaient sur ses joues malgré elle. Il suffirait d'un peu de comédie supplémentaire. D'un tout petit mensonge. Oui, car après tout, ce n'était pas de sa faute. C'était de la légitime défense... Mais qui la croirait ?

Sofia repartit à pas précipités dans l'autre sens, retraversa le hall en s'époumonant de toutes ses forces, laissant ses larmes glisser le long de son visage. Elle remonta l'escalier qui menait vers la salle de spectacle, retrouver au moins une présence humaine, quelqu'un de bienveillant dans son univers qui était devenu violent et absurde.

"Au secours !!!! Aidez moi !!!!" Suppliait-elle, inlassablement, entre deux sanglots à moitié feints seulement.

[Smidge]

Du bruit. Enfin ! Quelqu'un venait à son secours... Sofia regagna l'arrière-cuisine, près du corps qu'elle "venait" de découvrir.

"Mademoiselle ! Mademoiselle !", s'écria une voix qu'elle identifia aussitôt comme celle de la jeune servante blonde, Marjorie. Les bruits de pas se rapprochèrent, et Sofia peaufina une dernière fois son sens du dramatique. D'une respiration haletante, elle ouvrit plusieurs fois la bouche sans pour autant produire de son intelligible. La jeune fille s'avança précautionneusement, posant une main amicale sur son bras, et tentant de la réconforter. Elle tenait quelque chose dans son autre main, mais il faisait trop sombre pour qu'elle puisse dire quoi plus précisément.

Puis la jeune fille comprit. Elle n'avait pas eu besoin de la voir pour cela. Entendre sa respiration s'arrêter en avait dit plus long que des mots.

Avant qu'elles n'aient eu le temps d'échanger davantage, une autre voix, masculine cette fois, s'éleva de la salle à manger.

"Mademoiselle Stoän !"

C'était Émile. Le majordome surgit dans la cuisine en une fraction de seconde, puis s'immobilisa. Il chercha tout d'abord son regard, que Sofia n'avait pas manqué de river sur le corps devant elle dans une expression de stupeur magistrale, puis découvrit le cadavre encore frais. Sans un autre mot, enfin, il se tourna en direction de Marjorie.

Le temps semblait suspendu, et Sofia aurait volontiers donné cher pour qu'il en demeure ainsi le plus longtemps possible.

Les dés étaient lancés. Et il allait falloir sortir le grand jeu.

[Ailyn]

Sofia, tremblant de tous ses membres et secouée par des sanglots incontrôlables, se remit à hurler de plus belle :

"Il est là, là, je l'ai trouvé là... comme ça ! Emile, oh Emile, faites quelque chose, je vous en prie, faites quelque chose !!!!!"

La jeune femme n'avait pas besoin de jouer énormément la comédie, mais en rajouter valait certainement le coup. Les envolées lyriques étaient certainement de mises dans ce genre de situation, non ?
Cependant, elle était perturbée par l'arrivée de Marjorie qui l'avait surprise au plus haut point. Elle voulait voir, savoir ce qu'elle avait dans la main. Il fallait qu'elle sache.

Sofia se recourba, laissant les larmes couler sur sa robe, tâchant d'apercevoir discrètement ce qui se trouvait dans sa main...

[Smidge]

Sofia écarquilla les yeux autant que possible, fixant désespérément les mains de la servante. Elle tenait quelque chose, elle en était sûre. D'ailleurs, elle n'était pas la seule, car elle sentit le regard du majordome appuyé comme le sien.

Tout à coup, un grondement vint de l'étage. Ce n'était pas un coup de tonnerre, cette fois-ci, seulement des pas. De très nombreux pas.

Finalement, elle avait dû crier suffisamment fort...

La jeune Marjorie esquissa un mouvement en avant, dévoilant enfin dans un reflet l'arme qu'elle tenait entre ses mains. Car il s'agissait bien d'une arme, à n'en pas douter. La lame qui dépassait de ses poings était celle d'un couteau.

"Que se passe-t-il ?, s'écria une petite voix en tête du troupeau qui s'était formé en bas des marches. Quelqu'un est blessé ? Laissez-moi passer, enfin !"

Sofia crut reconnaître la voix fluette du docteur Dupré. De sa hauteur, elle ne le distinguait pas dans la masse, mais elle entraperçut une mallette qui se balançait à tout rompre entre de trop nombreuses paires de jambes.

[Ailyn]

Sofia était très mal à l'aise, et l'arrivée de Marjorie ne facilitait absolument pas les choses. Il fallait qu'elle pose ce couteau, il le fallait... Sur la table, personne ne verrait rien... Pourquoi avait-elle un couteau à la main ? Pourquoi faire ?
Elle continua son crique de plus belle, un peu moins fort cette fois, instillant un peu de soulagement dans sa voix :

"Docteur !!!! Docteur !!!! Venez vite, venez vite !!!! Mais c'est terrible, terrible... Qu'a-t-il pu se passer ? Aidez le, aidez le Docteur !!!"

La tension était forte, trop. Sofia se remit à trembler, sanglotant plus fort encore qu'elle ne le faisait auparavant. Peut être était-ce parce qu'elle était en train de réaliser ce qu'elle avait fait. Elle se sentait paralysée par la peur... Elle ne savait même pas si elle serait capable de se remettre à parler de façon intelligible un jour...

Elle était devenue une meurtrière. Et elle avait l'impression que c'était écrit sur son front.

[Smidge]

Le majordome l'avait accompagnée dans sa supplique, et le docteur Dupré se faufila auprès du corps inanimé.

De longues minutes s'écoulèrent, à peine perturbées par un léger brouhaha dans la salle à manger. L'un des acteurs de la troupe, Nils, avait approché un chandelier afin d'apporter quelque lumière. Sofia eut l'impression qu'il ne finirait jamais. Elle fixait un point éloigné près du plafond, suivant avec une attention toute particulière les ombres mouvantes dessinées par les flammes, persuadée que tous la dévisageaient.

"Il est... mort, conclut finalement le docteur. L'artère carotide a été sectionnée... il est mort sur le coup."

"Qui..., bégaya l'une des invitée, Alice. Qui a pu faire ça ?"

Sofia lui aurait volontiers répondu qu'avec tout le mal qu'il avait causé dans sa vie, la terre entière aurait pu être un coupable parfaitement légitime.

Louis, le notaire, s'avança à son tour.

"Il faut appeler la police, il n'y a pas le choix. Le décès ne peut être effectivement constaté qu'en présence des forces de l'Ordre."

Sofia aurait volontiers ressorti le hachoir pour faire taire cet homme à son tour. La police... Tout était perdu. Elle était étrangère, et elle ferait un coupable idéal, en dépit même de sa réelle culpabilité...

[Ailyn]

Sofia sentait monter en elle une énorme dose d"hystérie... Elle ne savait pas quoi faire, mais il fallait gagner du temps. Et du temps, en réalité, elle en avait...

Laissant aller un déferlement d'émotions, elle se rua sur le notaire, laissant pour de bons les larmes couler sur son visage. Décidément, elle n'avait jamais dû pleurer autant de sa vie. Elle risquait de ne plus avoir grand chose le jour où on lui arracherait son fils pour l'envoyer en prison... La panique avait le dessus, autant s'en servir intelligemment. En disant quelque chose de vrai.

"La police ? Mais comment ? Personne ne viendraaaa nous aider !!! Non personne !!! N'avez vous pas entendu tout à l'heure ? Nous ne pouvons plus traverser à cause de ce maudit temps !!!!"

Elle tâcha de prendre une grande inspiration pour se contrôler et s'effondra dos au plan de travail.

"C'est horrible, horrible, horrible... Comment cela a-t-il pu arriver ici ?"

"Pour que la tragédie soit complète, pensa-t-elle soudainement, il aurait fallu que quelqu'un me propose un mouchoir. Dommage que ce ne soit pas le cas, ce serait un tableau parfait..."